Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Morale

Éd. Garnier - Tome 20
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MORALE[1].

Bavards prédicateurs, extravagants controversistes, tâchez de vous souvenir que votre maître n’a jamais annoncé que le sacrement était le signe visible d’une chose invisible ; il n’a jamais admis quatre vertus cardinales et trois théologales ; il n’a jamais examiné si sa mère était venue au monde maculée ou immaculée ; il n’a jamais dit que les petits enfants qui mouraient sans baptême seraient damnés. Cessez de lui faire dire des choses auxquelles il ne pensa point. Il a dit, selon la vérité aussi ancienne que le monde : Aimez Dieu et votre prochain. Tenez-vous-en là, misérables ergoteurs ; prêchez la morale, et rien de plus. Mais observez-la, cette morale : que les tribunaux ne retentissent plus de vos procès ; n’arrachez plus par la griffe d’un procureur un peu de farine à la bouche de la veuve et de l’orphelin ; ne disputez plus un petit bénéfice avec la même fureur qu’on disputa la papauté dans le grand schisme d’Occident. Moines, ne mettez plus (autant qu’il est en vous) l’univers à contribution ; et alors nous pourrons vous croire.

[2]Je viens de lire ces mots dans une déclamation en quatorze volumes, intitulée Histoire du Bas-Empire[3] :

« Les chrétiens avaient une morale ; mais les païens n’en avaient point. »

Ah ! monsieur Le Beau, auteur de ces quatorze volumes, où avez-vous pris cette sottise ? Eh ! qu’est-ce donc que la morale de Socrate, de Zaleucus, de Charondas, de Cicéron, d’Épictète, de Marc-Antonin ?

Il n’y a qu’une morale, monsieur Le Beau, comme il n’y a qu’une géométrie. Mais, me dira-t-on, la plus grande partie des hommes ignore la géométrie. Oui ; mais dès qu’on s’y applique un peu, tout le monde est d’accord. Les agriculteurs, les manœuvres, les artistes, n’ont point fait de cours de morale : ils n’ont lu ni de Finibus de Cicéron, ni les Éthiques d’Aristote ; mais sitôt qu’ils réfléchissent, ils sont sans le savoir les disciples de Cicéron : le teinturier indien, le berger tartare, et le matelot d’Angleterre, connaissent le juste et l’injuste. Confucius n’a point inventé un système de morale, comme on bâtit un système de physique. Il l’a trouvé dans le cœur de tous les hommes.

Cette morale était dans le cœur du préteur Festus quand les Juifs le pressèrent de faire mourir Paul, qui avait amené des étrangers dans leur temple. « Sachez, leur dit-il, que jamais les Romains ne condamnent personne sans l’entendre. » (Actes des apôtres, xxv, 16.)

Si les Juifs manquaient de morale ou manquaient à la morale, les Romains la connaissaient et lui rendaient gloire.

La morale n’est point dans la superstition, elle n’est point dans les cérémonies, elle n’a rien de commun avec les dogmes. On ne peut trop répéter que tous les dogmes sont différents, et que la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière. Nos superstitions ne sont que ténèbres. Lecteur, réfléchissez : étendez cette vérité ; tirez vos conséquences.


  1. Dans le Dictionnaire philosophique, édition de 1766, l’article commençait aux mots : « Je viens de lire. » Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, l’article entier se composait de l’alinéa : « Bavards prédicateurs, etc. » (B.)
  2. Commencement de l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1766. (B.)
  3. Lorsque Voltaire écrivait, il n’avait encore paru que quatorze volumes de l’Histoire du Bas-Empire, par Le Beau. Cet auteur étant mort le 13 mars 1778, pendant l’impression du vingt-deuxième volume, Ameilhon acheva ce volume, et continua l’ouvrage, qui a vingt-sept volumes, dont le dernier, publié en 1811, est en deux parties. On y a joint deux volumes de tables.


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