Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Kalendes

Éd. Garnier - Tome 19
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KALENDES.

La fête de la Circoncision, que l’Église célèbre le premier janvier, a pris la place d’une autre appelée fête des kalendes, des ânes, des fous, des innocents, selon la différence des lieux et des jours où elle se faisait. Le plus souvent c’était aux fêtes de Noël, à la Circoncision, ou à l’Épiphanie.

Dans la cathédrale de Rouen, il y avait, le jour de Noël, une procession où des ecclésiastiques choisis représentaient les prophètes de l’Ancien Testament qui ont prédit la naissance du Messie ; et ce qui peut avoir donné le nom à la fête, c’est que Balaam y paraissait monté sur une ânesse ; mais comme le poëme de Lactance, et le livre des Promesses sous le nom de saint Prosper, disent que Jésus dans la crèche a été reconnu par le bœuf et par l’âne, selon ce passage d’Isaïe[1] : « Le bœuf a reconnu son maître, et l’âne la crèche de son Seigneur » (circonstance que l’Évangile ni les anciens Pères n’ont cependant point remarquée), il est plus vraisemblable que ce fut de cette opinion que la fête de l’âne prit son nom.

En effet le jésuite Théophile Raynaud témoigne que, le jour de Saint-Étienne, on chantait une prose de l’âne[2], qu’on nommait aussi la prose des fous, et que le jour de Saint-Jean on en chantait encore une autre qu’on appelait la prose du bœuf. On conserve dans la bibliothèque du chapitre de Sens un manuscrit en vélin, avec des miniatures où sont représentées les cérémonies de la fête des fous. Le texte en contient la description ; cette prose de l’âne s’y trouve ; on la chantait à deux chœurs qui imitaient, par intervalles et comme par refrain, le braire de cet animal. Voici le précis de la description de cette fête :

On élisait dans les églises cathédrales un évêque ou un archevêque des fous, et son élection était confirmée par toutes sortes de bouffonneries qui servaient de sacre. Cet évêque officiait pontificalement, et donnait la bénédiction au peuple, devant lequel il portait la mitre, la crosse, et même la croix archiépiscopale. Dans les églises qui relevaient immédiatement du saint-siége, on élisait un pape des fous, qui officiait avec tous les ornements de la papauté. Tout le clergé assistait à la messe, les uns en habit de femme, les autres vêtus en bouffons, ou masqués d’une façon grotesque et ridicule. Non contents de chanter dans le chœur des chansons licencieuses, ils mangeaient et jouaient aux dés sur l’autel, à côté du célébrant. Quand la messe était dite, ils couraient, sautaient, et dansaient dans l’église, chantant et proférant des paroles obscènes, et faisant mille postures indécentes jusqu’à se mettre presque nus ; ensuite ils se faisaient traîner par les rues dans des tombereaux pleins d’ordures pour en jeter à la populace qui s’assemblait autour d’eux. Les plus libertins d’entre les séculiers se mêlaient parmi le clergé pour jouer aussi quelque personnage de fou en habit ecclésiastique.

Cette fête se célébrait également dans les monastères de moines et de religieuses, comme le témoigne Naudé[3] dans sa plainte à Gassendi en 1645, où il raconte qu’à Antibes, dans le couvent des franciscains, les religieux prêtres, ni le gardien, n’allaient point au chœur le jour des Innocents. Les frères lais y occupaient leurs places ce jour-là, et faisaient une manière d’office, revêtus d’ornements sacerdotaux déchirés et tournés à l’envers. Ils tenaient des livres à rebours, faisant semblant de lire avec des lunettes qui avaient de l’écorce d’orange pour verres, et marmottaient des mots confus, ou poussaient des cris avec des contorsions extravagantes.

Dans le second registre de l’église d’Autun du secrétaire Rotarii, qui finit en 1416, il est dit, sans spécifier le jour, qu’à la fête des fous on conduisait un âne auquel on mettait une chape sur le dos, et l’on chantait : « Hé, sir âne, hé, hé ! »

Ducange rapporte une sentence de l’officialité de Viviers contre un certain Guillaume, qui, ayant été élu évoque fou en 1406, avait refusé de faire les solennités et les frais accoutumés en pareille occasion.

Enfin les registres de Saint-Étienne de Dijon, en 1521, font foi, sans dire le jour, que les vicaires couraient par les rues avec fifres, tambours et autres instruments, et portaient des lanternes devant le préchantre des fous, à qui l’honneur de la fête appartenait principalement. Mais le parlement de cette ville, par un arrêt du 19 janvier 1552, défendit la célébration de cette fête, déjà condamnée par quelques conciles, et surtout par une lettre circulaire du 12 mars 1444, envoyée à tout le clergé du royaume par l’Université de Paris. Cette lettre, qui se trouve à la suite des ouvrages de Pierre de Blois, porte que cette fête paraissait aux yeux du clergé si bien pensée et si chrétienne que l’on regardait comme excommuniés ceux qui voulaient la supprimer ; et le docteur de Sorbonne Jean Deslyons, dans son Discours contre le paganisme du roi-boit, nous apprend qu’un docteur en théologie soutint publiquement à Auxerre, sur la fin du xve siècle, que « la fête des fous n’était pas moins approuvée de Dieu que la fête de la conception immaculée de la Vierge, outre qu’elle était d’une tout autre ancienneté dans l’Église ».


  1. Chapitre i, v. 3. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez l’article Âne.
  3. M. La Roque nomme l’auteur Mathurin de Neuré. Voyez le Mercure de septembre 1738, pages 1955 et suivantes. (Note de Voltaire.)


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