Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Grand grandeur

Éd. Garnier - Tome 19
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GRAND, GRANDEUR[1].
De ce qu’on entend par ces mots.

Grand est un des mots le plus fréquemment employés dans le sens moral et avec le moins de circonspection. Grand homme, grand génie, grand esprit, grand capitaine, grand philosophe, grand orateur, grand poëte ; on entend par cette expression : « quiconque dans son art passe de loin les bornes ordinaires ». Mais comme il est difficile de poser ces bornes, on donne souvent le nom de grand au médiocre.

On se trompe moins dans les significations de ce terme au physique. On sait ce que c’est qu’un grand orage, un grand malheur, une grande maladie, de grands biens, une grande misère.

Quelquefois le terme gros est mis au physique pour grand, mais jamais au moral. On dit de gros biens, pour grandes richesses ; une grosse pluie, pour grande pluie ; mais non pas gros capitaine, pour grand capitaine ; gros ministre, pour grand ministre. Grand financier signifie un homme très-intelligent dans les finances de l’État ; gros financier ne veut dire qu’un homme enrichi dans la finance.

Le grand homme est plus difficile à définir que le grand artiste. Dans un art, dans une profession, celui qui a passé de loin ses rivaux, ou qui a la réputation de les avoir surpassés, est appelé grand dans son art, et semble n’avoir eu besoin que d’un seul mérite ; mais le grand homme doit réunir des mérites différents. Gonsalve, surnommé le grand capitaine, qui disait : « La toile d’honneur doit être grossièrement tissue, » n’a jamais été appelé grand homme. Il est plus aisé de nommer ceux à qui l’on doit refuser l’épithète de grand homme, que de trouver ceux à qui on doit raccorder. Il semble que cette dénomination suppose quelques grandes vertus. Tout le monde convient que Cromwell était le général le plus intrépide de son temps, le plus profond politique, le plus capable de conduire un parti, un parlement, une armée ; nul écrivain, cependant, ne lui donne le titre de grand homme, parce qu’avec de grandes qualités il n’eut aucune grande vertu.

Il paraît que ce titre n’est le partage que du petit nombre d’hommes dont les vertus, les travaux et les succès ont éclaté. Les succès sont nécessaires, parce qu’on suppose qu’un homme toujours malheureux l’a été par sa faute.

Grand tout court exprime seulement une dignité ; c’est en Espagne un nom appellatif, honorifique, distinctif, que le roi donne aux personnes qu’il veut honorer. Les grands se couvrent devant le roi, ou avant de lui parler, ou après lui avoir parlé, ou seulement en se mettant en leur rang avec les autres.

Charles-Quint confirma à seize principaux seigneurs les priviléges de la grandesse. Cet empereur, roi d’Espagne, accorda les mêmes honneurs à beaucoup d’autres. Ses successeurs en ont toujours augmenté le nombre. Les grands d’Espagne ont longtemps prétendu être traités comme les électeurs et les princes d’Italie. Ils ont à la cour de France les mêmes honneurs que les pairs.

Le titre de grand a toujours été donné en France à plusieurs premiers officiers de la couronne, comme grand-sénéchal, grand-maître, grand-chambellan, grand-écuyer, grand-échanson, grand-panetier, grand-veneur, grand-louvetier, grand-fauconnier. On leur donna ces titres par prééminence, pour les distinguer de ceux qui servaient sous eux. On ne le donna ni au connétable, ni au chancelier, ni aux maréchaux, quoique le connétable fût le premier des grands-officiers, le chancelier le second officier de l’État, et le maréchal le second officier de l’armée. La raison en est qu’ils n’avaient point de vice-gérents, de sous-connétables, de sous-maréchaux, de sous-chanceliers, mais des officiers d’une autre dénomination qui exécutaient leurs ordres ; au lieu qu’il y avait des maîtres-d’hôtel sous le grand-maître, des chambellans sous le grand-chambellan, des écuyers sous le grand-écuyer, etc.

Grand, qui signifie grand seigneur, a une signification plus étendue et plus incertaine. Nous donnons ce titre au sultan des Turcs, qui prend celui de padisha, auquel grand seigneur ne répond point. On dit un grand, en parlant d’un homme d’une naissance distinguée, revêtu de dignités ; mais il n’y a que les petits qui le disent. Un homme de quelque naissance, ou un peu illustré, ne donne ce nom à personne. Comme on appelle communément grand seigneur celui qui a de la naissance, des dignités et des richesses, la pauvreté semble ôter ce titre. On dit un pauvre gentilhomme, et non pas un pauvre grand seigneur.

Grand est autre que puissant : on peut être l’un et l’autre ; mais le puissant désigne une place importante, le grand annonce plus d’extérieur et moins de réalité ; le puissant commande, le grand a des honneurs.

On a de la grandeur dans l’esprit, dans les sentiments, dans les manières, dans la conduite. Cette expression n’est point employée pour les hommes d’un rang médiocre, mais pour ceux qui, par leur état, sont obligés à montrer de l’élévation. Il est bien vrai que l’homme le plus obscur peut avoir plus de grandeur d’âme qu’un monarque ; mais l’usage ne permet pas qu’on dise : « Ce marchand, ce fermier, s’est conduit avec grandeur » ; à moins que dans une circonstance singulière, et par opposition, on ne dise par exemple : « Le fameux négociant qui reçut Charles-Quint dans sa maison, et qui alluma un fagot de cannelle avec une obligation de cinquante mille ducats qu’il avait de ce prince, montra plus de grandeur d’âme que l’empereur. »

On donnait autrefois le titre de grandeur aux hommes constitués en dignité. Les curés, en écrivant aux évêques, les appellent encore Votre Grandeur. Ces titres, que la bassesse prodigue et que la vanité reçoit, ne sont plus guère en usage.

La hauteur est souvent prise pour la grandeur. Qui étale la grandeur montre la vanité. On s’est épuisé à écrire sur la grandeur, selon ce mot de Montaigne[2] : « Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons-nous à en mesdire. »


  1. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  2. Livre III, chapitre vii.
Gracieux

Grand, grandeur

Grave, gravité