Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Enterrement

Éd. Garnier - Tome 18
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ENTERREMENT[1].

En lisant, par un assez grand hasard, les canons d’un concile de Brague[2] tenu en 563, je remarque que le quinzième canon défend d’enterrer personne dans les églises. Des gens savants m’assurent que plusieurs autres conciles ont fait la même défense. De là je conclus que, dès ces premiers siècles, quelques bourgeois avaient eu la vanité de changer les temples en charniers pour y pourrir d’une manière distinguée : je peux me tromper, mais je ne connais aucun peuple de l’antiquité qui ait choisi les lieux sacrés, où l’on adorait la Divinité, pour en faire des cloaques de morts.

Si on aimait tendrement chez les Égyptiens son père, sa mère, et ses vieux parents qu’on souffre avec bonté parmi nous, et pour lesquels on a rarement une passion violente, il était fort agréable d’en faire des momies, et fort noble d’avoir une suite d’aïeux en chair et en os dans son cabinet. Il est dit même qu’on mettait

        1. souvent en gage chez l’usurier le corps de son père et de son

grand-père. Il n’y a point à présent de pays au monde où l’on trouvât un écu sur un pareil effet : mais comment se pouvait-il faire qu’on mît en gage la momie paternelle, et qu’on allât la faire enterrer au delà du lac Mœris, en la transportant dans la barque à Caron, après que quarante juges, qui se trouvaient à point nommé sur le rivage, avaient décidé que la momie avait vécu en personne honnête, et qu’elle était digne de passer dans la barque, moyennant un sou qu’elle avait soin de porter dans sa bouche ? Un mort ne peut guère à la fois faire une promenade sur l’eau, et rester dans le cabinet de son héritier, ou chez un usurier. Ce sont là de ces petites contradictions de l’antiquité que le respect empêche d’examiner scrupuleusement.

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’aucun temple du monde ne fut souillé de cadavres ; on n’enterrait pas même dans les villes. Très peu de familles eurent dans Rome le privilége de faire élever des mausolées malgré la loi des douze Tables, qui en faisait une défense expresse.

Aujourd’hui, quelques papes ont leurs mausolées dans Saint-Pierre ; mais ils n’empuantissent pas l’église, parce qu’ils sont très-bien embaumés, enfermés dans de belles caisses de plomb, et recouverts de gros tombeaux de marbre, à travers lesquels un mort ne peut guère transpirer.

Vous ne voyez ni à Rome ni dans le reste de l’Italie aucun de ces abominables cimetières entourer les églises ; l’infection ne s’y trouve pas à côté de la magnificence, et les vivants n’y marchent point sur des morts.

Cette horreur n’est soufferte que dans des pays où l’asservissement aux plus indignes usages laisse subsister un reste de barbarie qui fait honte à l’humanité.

Vous entrez dans la gothique cathédrale de Paris ; vous y marchez sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point au niveau ; on les a levées mille fois pour jeter sous elles des caisses de cadavres.

Passez par le charnier qu’on appelle Saint-Innocent : c’est un vaste enclos consacré à la peste ; les pauvres, qui meurent très souvent de maladies contagieuses, y sont enterrés pêle-mêle ; les chiens y viennent quelquefois ronger les ossements ; une vapeur épaisse, cadavéreuse, infectée, s’en exhale ; elle est pestilentielle dans les chaleurs de l’été après les pluies ; et presque à côté de cette voirie est l’Opéra, le Palais-Royal, le Louvre des rois.

On porte à une lieue de la ville les immondices des privés, et on entasse depuis douze cents ans dans la même ville les corps pourris dont ces immondices étaient produites.

L’arrêt que le parlement de Paris a rendu en 1774, l’édit du roi de 1775 contre ces abus, aussi dangereux qu’infâmes, n’ont pu être exécutés : tant l’habitude et la sottise ont de force contre la raison et contre les lois ! En vain l’exemple de tant de villes de l’Europe fait rougir Paris ; il ne se corrige point. Paris sera encore longtemps un mélange bizarre de la magnificence la plus recherchée, et de la barbarie la plus dégoûtante[3].

Versailles vient de donner un exemple qu’on devrait suivre partout. Un petit cimetière d’une paroisse très-nombreuse infectait l’église et les maisons voisines. Un simple particulier a réclamé contre cette coutume abominable ; il a excité ses concitoyens ; il a bravé les cris de la barbarie ; on a présenté requête au conseil. Enfin le bien public l’a emporté sur l’usage antique et pernicieux : le cimetière a été transféré à un mille de distance.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771 ; sur le refus d’enterrement, voyez l’article Droit canonique, section vii, page 443, et les ouvrages qui y sont indiqués. (B.)
  2. C’est ainsi qu’on lit dans l’édition originale, dans l’édition in-4o, dans l’édition encadrée de 1775, etc. (B.)
  3. Depuis la mort de Voltaire, le cimetière des Innocents a été fermé, mais il en subsiste d’autres au milieu de Paris ; l’avarice des prêtres s’y joue également et des lois de l’État et de la vie des citoyens. (K.) — Il n’en est plus ainsi depuis que les actes civils sont tenus par l’autorité civile. (B.)


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