Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Ciel matériel

Éd. Garnier - Tome 18
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CIEL MATÉRIEL[1].

Les lois de l’optique, fondées sur la nature des choses, ont ordonné que de notre petit globe nous verrons toujours le ciel matériel comme si nous en étions le centre, quoique nous soyons bien loin d’être centre ;

Que nous le verrons toujours comme une voûte surbaissée, quoiqu’il n’y ait d’autre voûte que celle de notre atmosphère, laquelle n’est point surbaissée ;

Que nous verrons toujours les astres roulant sur cette voûte, et comme dans un même cercle, quoiqu’il n’y ait que cinq planètes principales, et dix lunes, et un anneau, qui marchent ainsi que nous dans l’espace ;

Que notre soleil et notre lune nous paraîtront toujours d’un tiers plus grands à l’horizon qu’au zénith, quoiqu’ils soient plus près de l’observateur au zénith qu’à l’horizon.

Voici l’effet que font nécessairement les astres sur nos yeux :


«[2] Cette figure représente à peu près en quelle proportion le soleil et la lune doivent être aperçus dans la courbe A B, et comment les astres doivent paraître plus rapprochés les uns des autres dans la même courbe. »

1° Telles sont les lois de l’optique, telle est la nature de vos yeux, que premièrement le ciel matériel, les nuages, la lune, le soleil, qui est si loin de vous, les planètes qui dans leur apogée en sont encore plus loin, tous les astres placés à des distances encore plus immenses, comètes, météores, tout doit vous paraître dans cette voûte surbaissée composée de votre atmosphère.

2° Pour moins compliquer cette vérité, observons seulement ici le soleil, qui semble parcourir le cercle A B.

Il doit vous paraître au zénith plus petit qu’à quinze degrés au-dessous, à trente degrés encore plus gros, et enfin à l’horizon encore davantage ; tellement que ses dimensions dans le ciel inférieur décroissent en raison de ses hauteurs dans la progression suivante :

À l’horizon 
 100
À quinze degrés 
 68
À trente degrés 
 50
À quarante-cinq degrés 
 40

Ses grandeurs apparentes dans la voûte surbaissée sont comme ses hauteurs apparentes ; et il en est de même de la lune et d’une comète[3].

3° Ce n’est point l’habitude, ce n’est point l’interposition des terres, ce n’est point la réfraction de l’atmosphère, qui causent cet effet, Malebranche et Régis ont disputé l’un contre l’autre ; mais Robert Smith a calculé[4].

4° Observez les deux étoiles qui, étant à une prodigieuse distance l’une de l’autre et à des profondeurs très-différentes dans l’immensité de l’espace, sont considérées ici comme placées dans le cercle que le soleil semble parcourir. Vous les voyez distantes l’une de l’autre dans le grand cercle, se rapprochant dans le petit par les mêmes lois.

C’est ainsi que vous voyez le ciel matériel. C’est par ces règles invariables de l’optique que vous voyez les planètes tantôt rétrogrades, tantôt stationnaires ; elles ne sont rien de tout cela. Si vous étiez dans le soleil, vous verriez toutes les planètes et les comètes rouler régulièrement autour de lui dans les ellipses que Dieu leur assigne. Mais vous êtes sur la planète de la terre, dans un coin où vous ne pouvez jouir de tout le spectacle.

N’accusons donc point les erreurs de nos sens avec Malebranche ; des lois constantes de la nature, émanées de la volonté immuable du Tout-Puissant, et proportionnées à la constitution de nos organes, ne peuvent être des erreurs.

Nous ne pouvons voir que les apparences des choses, et non les choses mêmes. Nous ne sommes pas plus trompés quand le soleil, ouvrage de Dieu, cet astre un million de fois aussi gros que notre terre, nous paraît plat et large de deux pieds, que lorsque dans un miroir convexe, ouvrage de nos mains, nous voyons un homme sous la dimension de quelques pouces.

Si les mages chaldéens furent les premiers qui se servirent de l’intelligence que Dieu leur donna pour mesurer et mettre à leur place les globes célestes, d’autres peuples plus grossiers ne les imitèrent pas.

Ces peuples enfants et sauvages imaginèrent la terre plate, soutenue dans l’air, je ne sais comment, par son propre poids ; le soleil, la lune et les étoiles, marchant continuellement sur un cintre solide qu’on appela plaque, firmament ; ce cintre portant des eaux, et ayant des portes d’espace en espace ; les eaux sortant par ces portes pour humecter la terre.

Mais comment le soleil, la lune, et tous les astres, reparaissent-ils après s’être couchés ? on n’en savait rien. Le ciel touchait à la terre plate ; il n’y avait pas moyen que le soleil, la lune et les étoiles tournassent sous la terre, et allassent se lever à l’orient après s’être couchés à l’occident. Il est vrai que ces ignorants avaient raison par hasard, en ne concevant pas que le soleil et les étoiles fixes tournassent autour de la terre. Mais ils étaient bien loin de soupçonner le soleil immobile, et la terre avec son satellite tournant autour de lui dans l’espace avec les autres planètes. Il y avait plus loin de leurs fables au vrai système du monde, que des ténèbres à la lumière.

Ils croyaient que le soleil et les étoiles revenaient par des chemins inconnus, après s’être délassés de leur course dans la mer Méditerranée, on ne sait pas précisément dans quel endroit. Il n’y avait pas d’autre astronomie, du temps même d’Homère, qui est si nouveau : car les Chaldéens tenaient leur science secrète pour se faire plus respecter des peuples. Homère dit plus d’une fois que le soleil se plonge dans l’Océan (et encore cet océan c’est le Nil) ; c’est là qu’il répare par la fraîcheur des eaux, pendant la nuit, l’épuisement du jour ; après quoi il va se rendre au lieu de son lever par des routes inconnues aux mortels. Cette idée ressemble beaucoup à celle du baron de Fœneste, qui dit que si on ne voit pas le soleil quand il revient, « c’est qu’il revient de nuit[5] ».

Comme alors la plupart des peuples de Syrie et les Grecs connaissaient un peu l’Asie et une petite partie de l’Europe, et qu’ils n’avaient aucune notion de tout ce qui est au nord du Pont-Euxin, et au midi du Nil, ils établirent d’abord que la terre était plus longue que large d’un grand tiers ; par conséquent le ciel qui touchait à la terre, et qui l’embrassait, était aussi plus long que large. De là nous vinrent les degrés de longitude et de latitude, dont nous avons toujours conservé les noms, quoique nous ayons réformé la chose.

Le livre de Job, composé par un ancien Arabe qui avait quelque connaissance de l’astronomie, puisqu’il parle des constellations, s’exprime pourtant ainsi[6] : « Où étiez-vous quand je jetais les fondements de la terre ? qui en a pris les dimensions ? sur quoi ses bases portent-elles ? qui a posé sa pierre angulaire ? »

Le moindre écolier lui répondrait aujourd’hui : La terre n’a ni pierre angulaire, ni base, ni fondement ; et à l’égard de ses dimensions, nous les connaissons très-bien, puisque depuis Magellan jusqu’à M. de Bougainville, plus d’un navigateur en a fait le tour.

Le même écolier fermerait la bouche au déclamateur Lactance, et à tous ceux qui ont dit avant et après lui que la terre est fondée sur l’eau, et que le ciel ne peut être au-dessous de la terre ; et que par conséquent il est ridicule et impie de soupçonner qu’il y ait des antipodes.

C’est une chose curieuse de voir avec quel dédain, avec quelle pitié Lactance regarde tous les philosophes qui, depuis quatre cents ans, commençaient à connaître le cours apparent du soleil et des planètes, la rondeur de la terre, la liquidité, la non-résistance des cieux, au travers desquels les planètes couraient dans leurs orbites, etc. Il recherche[7] « par quels degrés les philosophes sont parvenus à cet excès de folie de faire de la terre une boule, et d’entourer cette boule du ciel ».

Ces raisonnements sont dignes de tous ceux qu’il fait sur les sibylles.

Notre écolier dirait à tous ces docteurs : Apprenez qu’il n’y a point de cieux solides placés les uns sur les autres, comme on vous l’a dit ; qu’il n’y a point de cercles réels dans lesquels les astres courent sur une prétendue plaque ; que le soleil est le centre de notre monde planétaire ; que la terre et les planètes roulent autour de lui dans l’espace, non pas en traçant des cercles, mais des ellipses. Apprenez qu’il n’y a ni dessus ni dessous, mais que les planètes, les comètes, tendent toutes vers le soleil leur centre, et que le soleil tend vers elles, par une gravitation éternelle.

Lactance et les autres babillards seraient bien étonnés en voyant le système du monde tel qu’il est.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Le texte de cet alinéa et la figure qui le précède sont conformes aux éditions de 1770, 1771 et 1775. L’édition in-4o de 1774 diffère pour la figure et pour l’explication qui la suit. (B.)
  3. Voyez l’optique de Robert Smith. (Note de Voltaire.)
  4. L’opinion de Smith est au fond la même que celle de Malebranche : puisque les astres au zénith et à l’horizon sont vus sous un angle à peu près égal, la différence apparente de grandeur ne peut venir que de la même cause qui nous fait juger un corps de cent pouces, vu à cent pieds, plus grand qu’un corps d’un pouce, vu à un pied ; et cette cause ne peut être qu’un jugement de l’âme devenu habituel, et dont par cette raison nous avons cessé d’avoir une conscience distincte. (K.)
  5. Aventures du baron de Fœneste, par Th.-Agr. d’Aubigné, livre III, chapitre viii.
  6. Job, XXXVIII, 4-6.
  7. Lactance, livre III, chapitre xxiv. Et le clergé de France, assemblé solennellement en 1770, dans le XVIIIe siècle, citait sérieusement comme un Père de l’Église ce Lactance, dont les élèves de l’école d’Alexandrie se seraient moqués de son temps, s’ils avaient daigné jeter les yeux sur ses rapsodies. (Note de Voltaire.)


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