Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Cicéron

Éd. Garnier - Tome 18
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CICÉRON[1].

C’est dans le temps de la décadence des beaux-arts en France, c’est dans le siècle des paradoxes et dans l’avilissement de la littérature et de la philosophie persécutée, qu’on veut flétrir Cicéron ; et quel est l’homme qui essaye de déshonorer sa mémoire ? c’est un de ses disciples ; c’est un homme qui prête, comme lui, son ministère à la défense des accusés ; c’est un avocat qui a étudié l’éloquence chez ce grand maître ; c’est un citoyen qui paraît animé comme Cicéron même de l’amour du bien public[2].

Dans un livre intitulé Canaux navigables[3], livre rempli de vues patriotiques et grandes plus que praticables, on est bien étonné de lire cette philippique contre Cicéron, qui n’a jamais fait creuser de canaux :

« Le trait le plus glorieux de l’histoire de Cicéron, c’est la ruine de la conjuration de Catilina ; mais, à le bien prendre, elle ne fit du bruit à Rome qu’autant qu’il affecta d’y mettre de l’importance. Le danger existait dans ses discours bien plus que dans la chose. C’était une entreprise d’hommes ivres qu’il était facile de déconcerter. Ni le chef ni les complices n’avaient pris la moindre mesure pour assurer le succès de leur crime. Il n’y eut d’étonnant dans cette étrange affaire que l’appareil dont le consul chargea toutes ses démarches, et la facilité avec laquelle on lui laissa sacrifier à son amour-propre tant de rejetons des plus illustres familles.

« D’ailleurs, la vie de Cicéron est pleine de traits honteux ; son éloquence était vénale autant que son âme était pusillanime. Si ce n’était pas l’intérêt qui dirigeait sa langue, c’était la frayeur ou l’espérance. Le désir de se faire des appuis le portait à la tribune pour y défendre sans pudeur des hommes plus déshonorés, plus dangereux cent fois que Catilina. Parmi ses clients, on ne voit presque que des scélérats ; et par un trait singulier de la justice divine, il reçut enfin la mort des mains d’un de ces misérables que son art avait dérobés aux rigueurs de la justice humaine. »

À le bien prendre, la conjuration de Catilina fit à Rome plus que du bruit ; elle la plongea dans le plus grand trouble et dans le plus grand danger. Elle ne fut terminée que par une bataille si sanglante qu’il n’est aucun exemple d’un pareil carnage, et peu d’un courage aussi intrépide. Tous les soldats de Catilina, après avoir tué la moitié de l’armée de Petreius, furent tués jusqu’au dernier ; Catilina périt percé de coups sur un monceau de morts, et tous furent trouvés le visage tourné contre l’ennemi. Ce n’était pas là une entreprise si facile à déconcerter ; César la favorisait ; elle apprit à César à conspirer un jour plus heureusement contre sa patrie.

« Cicéron défendait sans pudeur des hommes plus déshonorés, plus dangereux cent fois que Catilina. »

Est-ce quand il défendait dans la tribune la Sicile contre Verrès, et la république romaine contre Antoine ? est-ce quand il réveillait la clémence de César en faveur de Ligarius et du roi Déjotare ? ou lorsqu’il obtenait le droit de cité pour le poète Archias ? ou lorsque, dans sa belle oraison pour la loi Manilia, il emportait tous les suffrages des Romains en faveur du grand Pompée ?

Il plaida pour Milon, meurtrier de Clodius ; mais Clodius avait mérité sa fin tragique par ses fureurs. Clodius avait trempé dans la conjuration de Catilina ; Clodius était son plus mortel ennemi ; il avait soulevé Rome contre lui, et l’avait puni d’avoir sauvé Rome ; Milon était son ami.

Quoi ! c’est de nos jours qu’on ose dire que Dieu punit Cicéron d’avoir plaidé pour un tribun militaire nommé Popilius Lena, et que la vengeance céleste le fit assassiner par ce Popilius Lena même ! Personne ne sait si Popilius Lena était coupable ou non du crime dont Cicéron le justifia quand il le défendit ; mais tous les hommes savent que ce monstre fut coupable de la plus horrible ingratitude, de la plus infâme avarice et de la plus détestable barbarie, en assassinant son bienfaiteur pour gagner l’argent de trois monstres comme lui. Il était réservé à notre siècle de vouloir faire regarder l’assassinat de Cicéron comme un acte de la justice divine. Les triumvirs ne l’auraient pas osé. Tous les siècles jusqu’ici ont détesté et pleuré sa mort.

On reproche à Cicéron de s’être vanté trop souvent d’avoir sauvé Rome, et d’avoir trop aimé la gloire. Mais ses ennemis voulaient flétrir cette gloire. Une faction tyrannique le condamnait à l’exil, et abattait sa maison, parce qu’il avait préservé toutes les maisons de Rome de l’incendie que Catilina leur préparait. Il vous est permis, c’est même un devoir de vanter vos services quand on les méconnaît, et surtout quand on vous en fait un crime.

On admire encore Scipion de n’avoir répondu à ses accusateurs que par ces mots : « C’est à pareil jour que j’ai vaincu Annibal ; allons rendre grâce aux dieux. » Il fut suivi par tout le peuple au Capitole, et nos cœurs l’y suivent encore en lisant ce trait d’histoire ; quoique après tout il eût mieux valu rendre ses comptes que se tirer d’affaire par un bon mot.

Cicéron fut admiré de même par le peuple romain le jour qu’à l’expiration de son consulat, étant obligé de faire les serments ordinaires, et se préparant à haranguer le peuple selon la coutume, il en fut empêché par le tribun Métellus, qui voulait l’outrager. Cicéron avait commencé par ces mots : Je jure ; le tribun l’interrompit, et déclara qu’il ne lui permettrait pas de haranguer. Il s’éleva un grand murmure. Cicéron s’arrêta un moment, et, renforçant sa voix noble et sonore, il dit pour toute harangue : « Je jure que j’ai sauvé la patrie. » L’assemblée, enchantée, s’écria: « Nous jurons qu’il a dit la vérité. » Ce moment fut le plus beau de sa vie. Voilà comme il faut aimer la gloire.

Je ne sais où j’ai lu autrefois ces vers ignorés :

Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire ;
Des travaux des humains c’est le digne salaire :
Ce n’est qu’en vous servant qu’il la faut acheter ;
Qui n’ose la vouloir n’ose la mériter[4].

Peut-on mépriser Cicéron si on considère sa conduite dans son gouvernement de la Cilicie, qui était alors une des plus importantes provinces de l’empire romain, en ce qu’elle confinait à la Syrie et à l’empire des Parthes ? Laodicée, l’une des plus belles villes d’Orient, en était la capitale : cette province était aussi florissante qu’elle est dégradée aujourd’hui sous le gouvernement des Turcs, qui n’ont jamais eu de Cicéron.

Il commence par protéger le roi de Cappadoce Ariobarzane, et il refuse les présents que ce roi veut lui faire. Les Parthes viennent attaquer en pleine paix Antioche ; Cicéron y vole, il atteint les Parthes après des marches forcées par le mont Taurus ; il les fait fuir, il les poursuit dans leur retraite ; Orzace[5] leur général est tué avec une partie de son armée.

De là il court à Pendenissum, capitale d’un pays allié des Parthes : il la prend ; cette province est soumise. Il tourne aussitôt contre les peuples appelés Tiburaniens : il les défait, et ses troupes lui défèrent le titre d’empereur, qu’il garda toute sa vie. Il aurait obtenu à Rome les honneurs du triomphe sans Caton, qui s’y opposa, et qui obligea le sénat à ne décerner que des réjouissances publiques et des remerciements aux dieux, lorsque c’était à Cicéron qu’on devait en faire.

Si on se représente l’équité, le désintéressement de Cicéron dans son gouvernement, son activité, son affabilité, deux vertus si rarement compatibles, les bienfaits dont il combla les peuples dont il était le souverain absolu, il faudra être bien difficile pour ne pas accorder son estime à un tel homme.

Si vous faites réflexion que c’est là ce même Romain qui le premier introduisit la philosophie dans Rome, que ses Tusculanes et son livre de la Nature des dieux sont les deux plus beaux ouvrages qu’ait jamais écrits la sagesse qui n’est qu’humaine, et que son Traité des Offices est le plus utile que nous ayons en morale, il sera encore plus malaisé de mépriser Cicéron. Plaignons ceux qui ne le lisent pas, plaignons encore plus ceux qui ne lui rendent pas justice.

Opposons au détracteur français les vers de l’Espagnol Martial,

dans son épigramme contre Antoine (l. V, épig. 69) :

Quid prosunt sacræ pretiosa silentia linguæ ?
Incipient omnes pro Cicerone loqui.

Ta prodigue fureur acheta son silence,
Mais l’univers entier parle à jamais pour lui.

[6] Voyez surtout ce que dit Juvénal (sat. viii, 244) :

Roma patrem patriæ Ciceronem libera dixit.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. M. Linguet. Cette satire de Cicéron est l’effet de ce secret penchant qui porte un grand nombre d’écrivains à combattre, non les préjugés populaires, mais les opinions des hommes éclairés. Ils semblent dire comme César : J’aimerais mieux être le premier dans une bicoque que le second dans Rome. Pour acquérir quelque gloire en suivant les traces des hommes éclairés, il faut ajouter des vérités nouvelles à celles qu’ils ont établies ; il faut saisir ce qui leur est échappé, voir mieux et plus loin qu’eux. Il faut être né avec du génie, le cultiver par des études assidues, se livrer à des travaux opiniâtres, et savoir enfin attendre la réputation. Au contraire, en combattant leurs opinions, on est sûr d’acquérir à meilleur marché une gloire plus prompte et plus brillante ; et si on aime mieux compter les suffrages que de les peser, il n’y a point à balancer entre ces deux partis. (K.)
  3. Canaux navigables pour la Picardie et toute la France, par Simon-Nicolas-Henri Linguet. Paris, 1769, in-8o.
  4. Rome sauvée, acte V, scène ii. Ces vers sont si peu ignorés, que tout Français qui a l’esprit cultivé les sait par cœur. Voltaire a corrigé ainsi le troisième vers dans les dernières éditions de la pièce :

    Sénat, en vous servant il la faut acheter. (K.)

  5. L’Art de vérifier les dates (avant J.-C.) écrit aussi Orsace : cependant on lit Osaces dans Cicéron lui-même (Lettres à Atticus, v, 20) et dans d’autres auteurs.(B.)
  6. Addition de 1774. (B.)


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