Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Charlatan

Éd. Garnier - Tome 18
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CHARLATAN[1].

L’article Charlatan du Dictionnaire encyclopédique est rempli de vérités utiles, agréablement énoncées. M. le chevalier de Jaucourt y a développé le charlatanisme de la médecine.

On prendra ici la liberté d’y ajouter quelques réflexions. Le séjour des médecins est dans les grandes villes ; il n’y en a presque point dans les campagnes. C’est dans les grandes villes que sont les riches malades : la débauche, les excès de table, les passions, causent leurs maladies. Dumoulin, non pas le jurisconsulte, mais le médecin, qui était aussi bon praticien que l’autre, a dit en mourant qu’il laissait deux grands médecins après lui : la diète, et l’eau de la rivière.

En 1728[2], du temps de Lass[3], le plus fameux des charlatans de la première espèce, un autre, nommé Villars, confia à quelques amis que son oncle, qui avait vécu près de cent ans, et qui n’était mort que par accident, lui avait laissé le secret d’une eau qui pouvait aisément prolonger la vie jusqu’à cent cinquante années, pourvu qu’on fût sobre. Lorsqu’il voyait passer un enterrement, il levait les épaules de pitié : « Si le défunt, disait-il, avait bu de mon eau, il ne serait pas où il est. » Ses amis auxquels il en donna généreusement, et qui observèrent un peu le régime prescrit, s’en trouvèrent bien, et le prônèrent. Alors il vendit la bouteille six francs ; le débit en fut prodigieux. C’était de l’eau de la Seine avec un peu de nitre. Ceux qui en prirent et qui s’astreignirent à un peu de régime, surtout qui étaient nés avec un bon tempérament, recouvrèrent en peu de jours une santé parfaite. Il disait aux autres : « C’est votre faute si vous n’êtes pas entièrement guéris. Vous avez été intempérants et incontinents : corrigez-vous de ces deux vices, et vous vivrez cent cinquante ans pour le moins. » Quelques-uns se corrigèrent ; la fortune de ce bon charlatan s’augmenta comme sa réputation. L’abbé de Pons, l’enthousiaste, le mettait fort au-dessus du maréchal de Villars : « Il fait tuer des hommes, lui dit-il, et vous les faites vivre. »

On sut enfin que l’eau de Villars n’était que de l’eau de rivière : on n’en voulut plus, et on alla à d’autres charlatans.

Il est certain qu’il avait fait du bien, et qu’on ne pouvait lui reprocher que d’avoir vendu l’eau de la Seine un peu trop cher. Il portait les hommes à la tempérance, et par là il était supérieur à l’apothicaire Arnoult, qui a farci l’Europe de ses sachets contre l’apoplexie, sans recommander aucune vertu.

J’ai connu un médecin de Londres nommé Brown, qui pratiquait aux Barbades. Il avait une sucrerie et des nègres ; on lui vola une somme considérable ; il assembla ses nègres : « Mes amis, leur dit-il, le grand serpent m’a apparu pendant la nuit ; il m’a dit que le voleur aurait dans ce moment une plume de perroquet sur le bout du nez. » Le coupable sur-le-champ porte la main à son nez. « C’est toi qui m’as volé, dit le maître ; le grand serpent vient de m’en instruire ; » et il reprit son argent. On ne peut guère condamner une telle charlatanerie ; mais il fallait avoir affaire à des nègres.

Scipion le premier Africain, ce grand Scipion, fort différent d’ailleurs du médecin Brown, faisait croire volontiers à ses soldats qu’il était inspiré par les dieux. Cette grande charlatanerie était en usage dès longtemps. Peut-on blâmer Scipion de s’en être servi ? il fut peut-être l’homme qui fit le plus d’honneur à la république romaine ; mais pourquoi les dieux lui inspirèrent-ils de ne point rendre ses comptes ?

Numa fit mieux ; il fallait policer des brigands et un sénat qui était la portion de ces brigands la plus difficile à gouverner. S’il avait proposé ses lois aux tribus assemblées, les assassins de son prédécesseur lui auraient fait mille difficultés. Il s’adresse à la déesse Égérie, qui lui donne des pandectes de la part de Jupiter ; il est obéi sans contradiction, et il règne heureux. Ses institutions sont bonnes, son charlatanisme fait du bien ; mais si quelque ennemi secret avait découvert la fourberie, si on avait dit : Exterminons un fourbe qui prostitue le nom des dieux pour tromper les hommes, il courait risque d’être envoyé au ciel avec Romulus.

Il est probable que Numa prit très-bien ses mesures, et qu’il trompa les Romains pour leur profit, avec une habileté convenable au temps, aux lieux, à l’esprit des premiers Romains.

Mahomet fut vingt fois sur le point d’échouer ; mais enfin il réussit avec les Arabes de Médine, et on le crut intime ami de l’ange Gabriel. Si quelqu’un venait aujourd’hui annoncer dans Constantinople qu’il est le favori de l’ange Raphael, très-supérieur à Gabriel en dignité, et que c’est à lui seul qu’il faut croire, il serait empalé en place publique. C’est aux charlatans à bien prendre leur temps.

N’y avait-il pas un peu de charlatanisme dans Socrate avec son démon familier, et la déclaration précise d’Apollon, qui le proclama le plus sage de tous les hommes ? Comment Rollin, dans son histoire, peut-il raisonner d’après cet oracle ? comment ne fait-il pas connaître à la jeunesse que c’était une pure charlatanerie ? Socrate prit mal son temps. Peut-être cent ans plus tôt aurait-il gouverné Athènes.

Tout chef de secte en philosophie a été un peu charlatan : mais les plus grands de tous ont été ceux qui ont aspiré à la domination. Cromwell fut le plus terrible de tous nos charlatans. Il parut précisément dans le seul temps où il pouvait réussir : sous Élisabeth il aurait été pendu ; sous Charles II il n’eût été que ridicule. Il vint heureusement dans le temps où l’on était dégoûté des rois ; et son fils, dans le temps où l’on était las d’un protecteur.


DE LA CHARLATANERIE DES SCIENCES
ET DE LA LITTÉRATURE.

Les sciences ne pouvaient guère être sans charlatanerie. On veut faire recevoir ses opinions : le docteur subtil veut éclipser le docteur angélique ; le docteur profond veut régner seul. Chacun bâtit son système de physique, de métaphysique, de théologie scolastique : c’est à qui fera valoir sa marchandise. Vous avez des courtiers qui la vantent, des sots qui vous croient, des protecteurs qui vous appuient.

Y a-t-il une charlatanerie plus grande que de mettre les mots à la place des choses, et de vouloir que les autres croient ce que vous ne croyez pas vous-même ?

L’un établit des tourbillons de matière subtile, rameuse, globuleuse, striée, cannelée ; l’autre, des éléments de matière qui ne sont point matière, et une harmonie préétablie qui fait que l’horloge du corps sonne l’heure quand l’horloge de l’âme la montre par son aiguille. Ces chimères trouvent des partisans pendant quelques années. Quand ces drogues sont passées de mode, de nouveaux énergumènes montent sur le théâtre ambulant : ils bannissent les germes du monde, ils disent que la mer a produit les montagnes, et que les hommes ont autrefois été poissons.

Combien a-t-on mis de charlatanerie dans l’histoire, soit en étonnant le lecteur par des prodiges, soit en chatouillant la malignité humaine par des satires, soit en flattant des familles de tyrans par d’infâmes éloges ?

La malheureuse espèce qui écrit pour vivre est charlatane d’une autre manière. Un pauvre homme qui n’a point de métier, qui a eu le malheur d’aller au collége, et qui croit savoir écrire, va faire sa cour à un marchand libraire, et lui demande à travailler. Le marchand libraire sait que la plupart des gens domiciliés veulent avoir de petites bibliothèques, qu’il leur faut des abrégés et des titres nouveaux ; il ordonne à l’écrivain un abrégé de l’Histoire de Rapin Thoyras, un abrégé de l’Histoire de l’Église, un Recueil de bons mots tiré du Mènagiana, un Dictionnaire des grands hommes, où l’on place un pédant inconnu à côté de Cicéron, et un sonettiero d’Italie auprès de Virgile.

Un autre marchand libraire commande des romans, ou des traductions de romans. « Si vous n’avez pas d’imagination, dit-il à son ouvrier, vous prendrez quelques aventures dans Cyrus, dans Gusman d’Alfarache, dans les Mémoires secrets d’un homme de qualité, ou d’une femme de qualité ; et du total vous ferez un volume de quatre cents pages à vingt sous la feuille. »

Un autre marchand libraire donne les gazettes et les almanachs de dix années à un homme de génie. « Vous me ferez un extrait de tout cela, et vous me le rapporterez dans trois mois sous le nom d’Histoire fidèle du temps, par monsieur le chevalier de trois étoiles, lieutenant de vaisseau, employé dans les affaires étrangères. »

De ces sortes de livres il y en a environ cinquante mille en Europe ; et tout cela passe comme le secret de blanchir la peau, de noircir les cheveux, et la panacée universelle.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Toutes les éditions portent 1728 ; mais je pense qu’il faut 1718. Law quitta la France à la fin de 1720. (B.)
  3. Voyez, tome XV, le chapitre ii du Précis du Siècle de Louis XV.


Charité

Charlatan

Charles IX