Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Ronsard


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RONSARD (Pierre de), poëte français de noble maison (A), naquit dans le Vendômois la même année que François Ier. fut fait prisonnier devant Pavie. Cette circonstance du temps a fait faire des réflexions peu judicieuses (B). Il pensa périr le jour même de sa naissance ; mais ce péril fut accompagné d’un incident qui a donné lieu des traits d’esprit aussi peu solides que ces réflexions (C). Il se mit à la tête de quelques soldats dans le Vendômois, l’an 1562 et fit un aussi grand carnage qu’il lui fut possible de ceux de la religion (D). Cela fut cause qu’on fit imprimer à Orléans quelques pièces fort sanglantes, où l’on supposait qu’il était prêtre. Il se défendit en vers, et nia qu’il fût revêtu de ce caractère (E). Ce qu’il y a de bien certain est qu’il avait en commende quelques bénéfices, et entre autres le prieuré de Saint-Côme, proche de Tours. Il y mourut le 27 de décembre 1585, et y fut enterré d’une manière peu distinguée : mais vingt-quatre ans après où y érigea en son honneur un beau monument (F). La goutte lui fit souffrir des douleurs cruelles. On dit que ses débauches l’exposèrent à ce malheur (G). Il y a dans ses ouvrages un nombre infini de poésies galantes qui nous apprennent qu’il eut trois maîtresses principales [a]. La dernière ne lui servit que d’amusement et de sujet poétique (H).

Il est même vrai qu’il fit souvent des vers d’amour qui n’étaient que des pièces de commande : il les faisait à la prière de quelques seigneurs de la cour ; ce n’était donc pas ses sentimens qu’il décrivait, mais ceux d’autrui. Quand il se souvenait de cela, il en avait du chagrin ; car il se souvenait en même temps que ces poésies de contrainte ne lui avaient rien valu (I), la récompense étant tombée en d’autres mains. Il ne fut pas si malheureux à l’égard des poésies qu’il adressa à Charles IX ; il en fut payé assez largement (K). Il plaida contre Joachim du Bellai, pour recouvrer quelques odes qu’on lui détenait, et qu’on lui avait dérobées adroitement (L). Ils s’accordèrent ensuite, et vécurent en bons amis. Il aurait mieux réussi à faire des vers galans, s’il n’avait pas pris pour modèle les anciens poëtes. Il se rendit dur et obscur par le trop fréquent emploi de leurs fables (M). Il s’émancipa même quelquefois comme eux à mêler dans ses ouvrages quelques expressions obscènes (N), et en général il tomba dans plusieurs profanations, et répandit trop de paganisme sur ses poésies, qui furent pourtant payées d’un bien sacré (O). Les jugemens sont fort partagés sur la qualité de ses productions, comme on le verra dans M. Baillet[b]. Voyez aussi les remarques du sieur Sorel sur le Berger extravagant [c] : on y trouve un détail de critique assez curieux et assez solide contre ce poëte.

Je ne veux pas oublier qu’on a remarqué qu’il réussit mal à corriger ses ouvrages (P) : il en ôtait le meilleur. C’est un défaut bien incommode, et où quelques autres écrivains tombent malheureusement. Disons aussi que le lieu commun des railleries, que les poëtes sont mal logés, a été mis en usage contre Ronsard (Q).

  1. Voyez la remarque (H).
  2. Jugemens sur les Poëtes, num. 1335.
  3. Sur le XIIIe. livre, pag. 647 et suiv.

(A) De noble maison. ] Louis de Ronsard, son père, fut chevalier de l’ordre et maître d’hôtel de François Ier., qui le choisit pour accompagner François, dauphin de Viennois, et Henri, duc d’Orleans, ses enfans, en Espagne, pendant qu’ils furent en hostage pour le roi leur pere[1]. Il épousa Jeanne Chandrier[* 1], dont la maison étoit alliée à celle de la Trimouille, etc., et par conséquent à celle de Craon, de laquelle sont descendus, par l’alliance de l’emperiere Malthilde, les rois d’Angleterre [2] ; de maniere qu’il[3] mettoit en evidence que Ronsard estoit allié au seize ou dixseptiesme degré d’Elizabet royne d’Angleterre. On prétend que Louis de Ronsard étoit issu d’un Baudouin cadet d’une grande maison [4], sur les confins de la Hongrie et de la Bulgarie, lequel avait amené une compagnie de gentilshommes au roi Philippe de Valois[5]. On prétend même qu’il se trouve une seigneurie appellée le marquisat de Ronsard[6], dans l’endroit où le Danube voisine de plus pres le pays de Thrace[7] ; mais je crois que nous pouvons mettre tout cela au nombre de tant de chimères, que la plupart des maisons nobles racontent de leurs premiers fondateurs[8]. Elles aiment passionnément à se dire issues des pays les plus éloignés, et de quelque cadet de noble race, brave aventurier, dont les beaux exploits méritèrent cent récompenses du prince qu’il vint servir, S’il n’y avait que trois ou quatre familles qui contassent de telles choses, on n’aurait pas tant de penchant à s’en moquer. Au reste, l’auteur que je cite n’a fait que traduire en prose ce que Ronsard avoit raconté de son extraction, dans l’une de ses élégies[9]. Du Perron[10] fit ce même conte, mais au lieu de Bulgarie, il mit la Moravie. Le Recueil des plus belles Pièces des Poëtes français, imprimé l’an 1692, contient[11] une Vie de Ronsard où on le fait originaire de Hongie et de Bulgarie. Si cela n’est pas absurde, c’est du moins une falsification ; car la tradition de cette famille ne donne pas deux patries à ses ancêtres, mais seulement une, sur les confins de La Hongrie et de la Bulgarie. Ce sont les termes de Claude Binet : et voilà à quoi l’on s’expose lorsqu’on veut changer les termes de ses originaux ; soit pour abréger, soit qu’on les trouve trop vieux. Il ne fallait pas supprimer ici le mot de confins.

(B) Des réflexions peu judicieuses. ] « Du mariage de Loys et de Jeanne de Chandrier nasquit Pierre de Ronsard au chasteau de la Poissonniere..... un samedy 11 de sept. 1524[* 2]. Auquel jour, le roy François Ier fut prins devant Pavie. Et pourroit on douter si en mesme temps la France receut par ceste prinse mal-encontreuse un plus grand bien dommage, ou un plus grand bien par ceste heureuse naissance : à laquelle estoit advenu comme à d’autres grands personnages, d’estre remarquée d’une si memorable rencontre. Ainsi que la naissance du grand Alexandre fut signalée et comme esclairée par l’embrasement du temple de Diane en la ville d’Ephese[12]. » Voilà sans doute une belle compensation, et la France bien dédommagée de la prison de son roi ; malheur qui mit le royaume à deux doigts du précipice, et qui fut la cause d’une longue suite de pertes honteuses et funestes à la nation : la voilà, dis-je, bien dédommagée puisqu’elle acquit ce jour-là un bel esprit qui l’a enrichie de plusieurs milliers de vers en sonnets et en madrigaux d’amour, en stances, en hymnes, en odes, etc. Cette pensée de Claude Binet ne pourrait être soufferte que dans quelque poésies de panégyriste, encore y aurait-elle besoin d’indulgence, et n’éviterait jamais la censure d’hyperbole froide parmi les gens de bon goût[* 3]. Ce fit sans doute ce qui obligea du Perron à ne la point faire paraître dans l’Oraison funèbre de Pierre Ronsard [13]. Qu’en dira-t-on donc lorsqu’on la verra en prose dans une histoire ? je veux dire dans la Vie de Ronsard, Mais que dira-t-on de M. de Thou, ce grave, ce vénérable magistrat ; qui a débité fort sérieusement la même pensée, dans une Histoire générale qui est un chef-d’œuvre ? Natus erat (Petrus Ronsardus) dit-il[14], eodem quo infeliciter à nostris ad Ticinum pugnatum est, anno ut ipse in Elegiâ ad Remigium Bellaqueum scribit, quasi Deus jacturam nominis Gallici eo prælio factum et secutum ex illo veluti nostrarum rerum interitum tanti viri ortu compensare voluerit. Remarquez bien que M. de Thou ne met pas à un même jour la naissance de ce poëte et la bataille de Pavie ; il ne les met qu’à la même année. Mais Claude Binet ne trouvant point là un assez beau jeu, ni assez de merveilleux, assura que ces deux choses arrivèrent le même jour. Il se trahit lui-même, il découvre son mensonge ; car il assigne l’onzième jour de septembre 1524 à la naissance de son poëte, et toute la terre sait que François Ier. fut battu devant Pavie le 24 de février 1525 ; le concours d’année ne laisse pas d’être vrai selon la façon de compter de ce temps-là ; car on n’avait pas encore réglé en France que l’année commençât le 1er. jour de janvier : elle ne commençait qu’à Pâques, et ainsi la bataille de Pavie était contenue dans l’année 1524. Qu’on ne dise pas qu’il y a faute d’impression dans le livre de Binet : cela n’est pas vrai : lorsque cet auteur nous conte que Pierre Ronsard mourut le 27 décembre 1585, il lui donne 61 ans, 3 mois, 16 jours de vie[15]. Il l’a donc cru né l’onzième jour de septembre 1524, d’où en passant nous recueillerons une erreur de Sainte-Marthe[16]. Mais ne dissimulons point qu’il y a ici quelque incertitude qui le pourrait excuser. On ne sait que par un passage de Ronsard qu’il soit né la même année que François Ier, fut pris ; pour le moins est-il certain que du Perron n’allégua point d’autre preuve contre ceux qui n’étaient pas de ce sentiment. « Quand au temps de sa naissance, dit il[17], il y en a diverses opinions : les uns pensent qu’il soit né l’an cinq cens vingt deux, et par ainsi mort en son an climacterique, chose que l’on a remarqué arriver à beaucoup de grands personnages : les autres s’arrestent à ce qu’il en a escrit, ayant signalé l’année de sa nativité par la prise du grand roy François, comme souvent il se rencontre de ces fortunes notables à la naissance des hommes illustres : là où nous pouvons encor observer en passant, que la prise de ce roy devant Pavie, qui est l’accident duquel il a voulu marquer l’année de sa nativité, se rencontre justement en un mesme jour que celuy auquel nous celebrons la memoire de sa mort, qui est la feste de sainct Matthias[18]. » Cette preuve unique de du Perron se trouvera faible, quand on saura que Ronsard dans l’un de ses poëmes, s’est donné un âge qui ne convient point à un homme né l’an 1524 ou l’an 1525. Voici ses paroles ; elles sont un peu grossières, et peu convenables au sujet ; car il était question de répondre à des adversaires mordans et railleurs, qui l’accusaient entre autres choses d’une vie voluptueuse.

Tu dis que je suis vieil, encore n’ay-je atteint
Trente et sept ans passez, et mon corps ne se plaint
D’ans ny de maladie, et en toutes les sortes
Mes nerfs sont bien tendus, et mes veines bien fortes :
Et si j’ai le teint palle et le cheveu grison,
Mes membres toutesfois ne sont hors de saison[19].


Le poëme où il parle ainsi fut composé quelques semaines après la mort du duc de Guise[20], et par-conséquent au printemps de l’an 1563. Un hommé qui n’eût eu alors que trente-sept ans, serait né l’an 1526, et sur ce pied-là nous ne devrions pas blâmer Scévole de sainte Marthe. Il est un peu surprenant que notre poëte n’ait pas bien su quand il était né.

(C).... Des traits d’esprit aussi peu solides que ces réfléxions. ] Peu s’en faut que le jour de sa naissance ne fust aussi le jour de son enterrement : car comme on le portoit baptizer du chasteau de la Poissonniere en l’eglise du lieu, celle qui le portoit traversant un pré, le laissa tomber pas mesgarde à terre, mais ce fut sur l’herbe et sur les fleurs, qui le receurent plus doucement : et eut encor cet accident une autre rencontre, qu’une damoiselle qui portoit un vaisseau plein d’eau rose et d’amas de diverses herbes et fleurs selon la coustume, pensant aider : à recueillir l’enfant, luy renversa sur le chef un partie de l’eau de senteurs ; qui fut un presage des bonnes odeurs dont il devoit remplir la France, des fleurs de ses doctes escrits[21]. » Voilà ce qu’on appelle concetti au delà des monts. M. le Pays ne manqua pas de rimer sur cette pensée, lorsqu’il fit l’Histoire de la Muse de Ronsard. Il naquit d’un chevalier de l’ordre, le jour que François Ier, fut pris à la bataille de Pavie ; et l’on a dit à sa gloire que La France ne se fût jamais consolée d’un jour si malheureux, si ce même jour ne lui avait donné un si grand homme. Le jour de sa naissance faillit à être celui de sa mort. Une demoiselle qui le portait[22] du château de la Poissonnière, où il était né, à l’église de la paroisse, où il devait être baptisé, le laissa tomber imprudemment : mais par bonheur ce fut dans un pré, et sur des fleurs, et tout le mal qu’il reçut ce fut d’être tout mouillé de l’eau rose, qu’on portait, suivant la coutume, pour ce baptême.

Ce ne fut point sans doute un effet du hasard,
Je crois qu’on peut, sans badinage,
Dire que ce fut un présage
De la fortune de Ronsard ;
Un présage certain qui fit alors comprendre,
Combien de bonne odeur Ronsard devait répandre,
Un présage certain que les neufs doctes sœurs,
Dont il devait chanter la gloire
Pour éterniser sa mémoire
Lui feraient quelque jour des couronnes de fleurs[23].

(D) Il se mit à la tête de quelques soldats..... contre ceux de la religion. ] Donnons le narré de Théodore de Bèze : « Le plus grand mal fut que parmi les images, le commun rompit quelques sepultures de la maison de Vendosme, chef aujourd’huy de la maison de Bourbon, ce qui fut trouvé tresmauvais et à bon droit. Adonc ceux de la religion romaine voyans ces choses, et que quant à la noblesse du pays les uns estoient allés trouver le prince à Orleans, les autres s’estoient jettés dans la ville du Mans, commencerent à tenir ceux de la religion en merveilleuse sujetion. Entre autres Pierre Ronsard, gentilhomme doué de grandes graces en la poësie françoise entre tous ceux de nostre temps, mais au reste ayant loué sa langue pour non seulement souiller sa veine de toutes ordures, mais aussi mesdire de la religion et de tous ceux qui en font profession, s’estant fait prestre, se voulut mesler en ces combats avec ses compagnons. Et pour cest effect ayant assemblé quelques soldats en un village nommé d’Evaille, dont il estoit curé, fit plusieurs courses avec pilleries et meurtres[24]. ». M. de Sponde prétend que la noblesse du Vendômois élut le prêtre Ronsard pour son chef ; j’aimerois mieux m’en tenir à la narration de Théodore de Bèze. Rapportons néanmoins les paroles de cet annaliste ; nous y trouverons d’autres choses à corriger. Arma quoque sumens nobilitas, ducem sibi elegit Ronsardum, qui insolentiam profanorum non ferens, multos ex iis malè muletavit : quamquàm curionatum Evalliæ tenebat, loci amænitate aut commoditate captus. Neque enim is erat, qui libertatem suam, atque adeò licentiam poëticam, sacerdotalis muneris necessitate tanquàm compede ad gravitatem eâ functione dignam vellet adstringere : sed homo generosus, et à teneris annis inter nobiles pueros Caroli ducis Aureliani Francisci I filii in aulâ, et posteà militaribus studiis in Angliâ et Scotiâ innutritus, antèquàm litteris sub Io. Aurato operam daret, et divinum ingenium ad poëticam appelleret, inter pacatæ vitæ oblectamenta etiam armorum curam et amorem retinuerat [25]. C’est nous faire entendre que Ronsard ne s’était chargé d’une cure que pour son plaisir[* 4], et qu’il s’acquittait des fonctions du sacerdoce cavalièrement. Si cet auteur avait su que ce prétendu curé avait eu chez le roi d’Écosse le même grade que chez le duc d’Orléans, se fût-il servi de la distinction qu’il a employée ? eût-il dit que Pierre Ronsard fut élevé page chez ce duc, et apprit le métier des armes sous le roi d’Écosse ? Rectifions cela, et sachons que ce jeune homme fut donné pour page au dauphin, l’an 1536, trois jours avant que ce prince décédât[26]. De là il fut donné à Charles duc d’Orléans, second fils du roi, où il continua quelque temps, fort agréable à son maistre........ qui pour lui faire voir du pays le donna page à Jaques de Stuart roi d’Ecosse qui estoit venu espouser[27] Madame Magdaleine, fille du roi François. Le roi d’Écosse l’emmena en son royaume où il demeura deux ans[28], en Angleterre six mois, après quoi il retourna en France, et se retira vers le duc d’Orleans son maistre, qui le retint page en son escurie, et qui le depescha pour quelques affaires en Flandres et Zelande, avec charge expresse de passer jusques en Écosse, ce qu’il fit...... Retourné qu’il fut de ce voyage, ayant atteint seulement l’aage de 15 à 16 ans, ayant esté au duc d’Orleans cinq ans et jusques à son decez, et depuis à Henry, qui fut depuis roi, l’an 1540, fut mis en la compagnie de Lazare de Baif..... qui alloit ambassadeur pour le roi à la diète de Spire[29]. Ce récit nous montre, 1°. que Ronsard n’avait point appris le métier des armes en Écosse, autrement que chez le duc d’Orléans, et autrement que tous les pages des princes l’apprennent. 2°. Que M. de Sponde s’est mal exprimé, et qu’il n’a point su que notre poëte, étant en Écosse, n’avait qu’environ treize à quatorze ans, et qu’à son retour en France on le mit page chez le père du dauphin. On m’objectera peut-être que je ne dois pas réfuter cet annaliste par la narration de Claude Binet, toute remplie de fautes. C’est une difficulté, si l’on veut, mais qui ne m’empêche point de croire que Claude Binet ne se trompe point à l’égard du temps que Pierre Ronsard fut donné page au roi d’Écosse, il se trompe néanmoins fort grossièrement dans son calcul ; car si Ronsard avait été au duc d’Orléans cinq ans et jusques à son decez, il aurait servi ce prince jusqu’en l’année 1545 ; et si depuis ce temps-là il eût été au service du dauphin Henri, comment serait-il possible qu’il eût été mis ensuite auprès de Lazare de Baïf, l’an 1540 ? D’ailleurs il est vrai que Lazare de Baïf, allant de la part du roi en Allemagne avec le caractère d’ambassadeur, l’an 1540, prit avec lui notre Ronsard qui sortait de page[30]. Quoi qu’il en soit, M. Varillas a donné dans le panneau que M. de Sponde a tendu à ses lecteurs. « On inventa de nouveaux supplices pour punir les calvinistes de Vendôme, à cause que les plus emportés d’entre eux avaient fouillé dans les sépulcres des ancêtres du roi de Navarre : et le fameux poëte Ronsard, gentilhomme du pays, qui lassé de la cour et de vivre peu accommodé dans sa maison, avait accepté la cure d’Évailles, reprit les armes qu’il avait autrefois portées en Écosse et en Angleterre. Il s’en excusa depuis en disant agréablement, que n’ayant pu défendre ses paroissiens avec la clef de saint Pierre, que les calvinistes ne respectaient ni ne craignaient, il avait pris l’épée de saint Paul, et, se mettant à la tête de la noblesse voisine, avait garanti du pillage son église et sa paroisse [31]. » Vous voyez qu’il suppose faussement que Ronsard porta les armes en Écosse et en Angleterre.

(E) Il se défendit en vers, et nia qu’il fût prêtre. ] Le ministre Chandieu et Florent Chrétien étaient les auteurs des pièces que l’on publia contre lui à Orléans. Le premier se déguisa sous le nom de A. Zamariel B. de Mont-Dieu, et le second sous celui de François de la Baronnie[32]. Voici ce qu’en dit le père Garasse : « Ces deux hommes lui firent une mercuriale sanglante qui s’appelle la Métamorphose de Ronsard en prêtre, ou le Temple de Ronsard, et là dedans ils le taxent nommément d’avoir enseigné l’athéisme.

« Je t’ay veu discourir tout ainsi qu’Epicure
« Qui attacheois au ciel un dieu qui n’a la cure
« De ce qu’on fait en bas, et en parlant ainsi
« Tu monstrois que de luy tu n’avois grand soucy, etc.


« ..... Mais Ronsard a reparti solidement à leurs scurrilités et impertinences dans le poëme qui porte pour titre : des Misères du Temps ; auquel il proteste, etc.[33]. Garasse s’est abusé : le poëme des Misères du Temps n’est point la réponse à Zamariel et à la Baronnie. Ce que Ronsard fit pour se défendre contre eux est intitulé : Reponse aux injures et calomnies de je ne sçay quels predicantereaux et ministreaux de Geneve. La raison, qui anima les protestans à faire des vers contre ce poëte, est rapportée imparfaitement et par Binet, et par M. Varillas. L’un dit qu’ils le maltraitèrent pour se venger des poésies qu’il avait faites contre eux ; l’autre assure qu’ils le satirisèrent à cause de ses exploits d’armes. Il fallait joindre ensemble ces deux raisons ; car il est certain qu’ils le frondèrent parce qu’il avait employé contre eux la plume et l’épée avec beaucoup de fureur. Voici les paroles de Binet : « Cela, donna occasion à Ronsard de s’opposer à ceste nouvelle opinion, et armer les muses au secours de la France, faisant voir le jour à ses remonstrances, qui furent jugées de tant d’efficace pour combattre les ennemis de la religion catholique, que le roy et la royne sa mere l’en gratifierent, comme aussi fit le pape Pie V, qui l’en remercia par lettres expresses : ce qui fut cause que ceux de la nouvelle opinion commencerent à l’attaquer, et dresserent un poëme fort satyrique et mordant contre luy qu’ils nommoient le Temple de Ronsard, où en forme de tapisseries ils dépeignoient sa vie : ils firent aussi quelques responces à ses remonstrances où estoit ce tiltre, la Metamorphose de Ronsard, dont les autheurs furent un A. Zamariel et B. de Montdieu, ministres, le dernier desquels il designe assez par ses vers de la response qu’il luy fit, le comparant à Sisyphe,

« Qui remonte et repousse aux enfers un rocher
« Dont tu as pris ton nom[34] ....... »


Binet coupe là un auteur en deux : A. Zamariel B. de Mont-Dieu n’est qu’un seul homme[* 5]. Passons aux paroles de Varillas : De là[35] vinrent l’effroyable satire que Florent Chrétien, alors passionné calviniste et précepteur du prince de Navarre, écrivit sous le nom du ministre de La Baronie, contre le même Ronsard ; et la réponse de celui-ci, où il montra que l’indignation était capable de lui faire composer de plus beaux vers la nature, quoique son génie fût incomparable pour la poésie[36]. Il n’a pas raison de dire que Florent Chrétien écrivit sous le nom d’un ministre, ni de croire qu’il n’y eût que lui qui satirisât Ronsard. Nous avons vu qu’il avance après Théodore de Bèze et M. de Sponde que ce poëte était curé ; mais nous allons voir qu’ils se trompent.

Or sus, mon frere en Christ, tu dis que je suis prestre :
J’atteste l’Eternel que je le voudrois estre,
Et avoir tout le chef et le dos empesché
Dessous la pesanteur d’une bonne evesché :
Lors j’auroy la couronne à bon droit sur la teste,
Qu’un rasoir blanchiroit le jour d’une grand’ feste,
Ouverte, large, longue, allant jusques au front,
En forme d’un croissant qui tout se courbe en rond[37].


Ronsard dans ces vers ne nie-t-il pas formellement qu’il fût prêtre ? Et l’eût-il osé nier, s’il l’eût été ? Disons un mot pour excuser les ministres qui lui donnèrent ce titre. Il avait reçu les ordres, et il faisait des fonctions ecclésiastiques au chœur avec les habits sacerdotaux[* 6], c’est lui-même qui le raconte.

Mais quand je suis aux lieux où il faut faire voir
D’un cœur devotieux l’office et le devoir,
Lors je suis de l’eglise une colonne ferme,
D’un surpelis ondé les espaules je m’arme,
D’une haumusse le bras : d’une chape le dos,
Et non comme tu dis, faite de croix et d’os :
C’est pour un capelan, la mienne est honorée
De grandes d’or et de frange dorée[38].
.........................
Je ne perds un moment des prieres divines :

Dés la poincte du jour je m’en vais à matines,
J’ay mon breviaire au poing, je chante quelquefois,
Mais c’est bien rarement, car j’ay mauvaise vois.
Le devoir du service en rien je n’abandonne,
Je suis à prime, à sexte, et à tierce, et à nonne,
J’oy dire la grand’ messe, et avecques l’encent
(Qui par l’eglise espars comme parfum se sent,)
J’honore mon prelat des autres l’outrepasse,
Qui a pris d’Agenor son surnom et sa race.
Apres le tour finy je viens pour me r’assoir[39].


C’est ce qui fit croire à ceux de la religion qu’il était curé. Notez que M. Ménage s’imagine qu’un ministre nommé de Mont-Dieu écrivît contre Ronsard[40] : il se trompe, c’est le nom de guerre que le ministre chandieu voulut prendre à la tête de cet écrit. M. Baillet[41] juge que Florent Chrétien prit ce faux nom. M. Colomiés accuse à tort la Croix du Maine de n’avoir point su, dans sa Bibliothéque, page 88, que Florent Chrétien a écrit contre Ronsard sous le nom de François de la Baronnie[42]. Je rapporte ailleurs[43] ce que Ronsard répondit sur l’acte de paganisme qu’on lui reprochait.

(F) On y érigea en son honneur un beau monument. ] Joachim de la Chétardie, conseiller clerc au parlement de Paris, fut prieur commendataire de Saint-Cosme vingt ans après la mort de Ronsard : il ne put souffrir que le tombeau de ce poëte illustre fût privé de distinction et d’inscription [44]. C’est pourquoi, faisant réparer le monastère, il y fit un tombeau de marbre qu’il orna d’une épitaphe [45], et d’une statue de Ronsard faite par un excellent sculpteur. Cùm magni Ronsardi cineres populari loculo, muto et illitterato jacere videret, melior æquiorque illis qui ejus opimis exuviis ditati sunt, tandiù manes esse neglectos non tulit, ac Ronsardum illum...... Chetardius marmoris altâ strue, statua ad viventis simulitidinem verissimé expressa, à Phidiâ lutetiano donavit, brevi notâ et elogio[46]. On donne dans ces paroles latines un coup de dent aux héritiers de Ronsard, comme s’ils n’avaient pris aucun soin de sa mémoire : cependant il est certain que Gallandius lui fit faire de magnifiques funérailles dans le collége de Boncourt dont il était principal. Testamento condito quo hæredem scripsit Johannem Gallandium juventutis parisiensis optimum moderatorem, cujus hospitio cùm Lutetiæ esset familiarissimè utebatur, qui dignam tanti viri memoriæ gratiam rependens ei exequiis perhonorificis posteà in scholâ Becodianâ suâ parentavit[47]. Voici une description de ces funérailles : « Le sieur Galland n’ayant enseveli amitié qu’il luy portoit sous un mesme tombeau, faisant ce que la France devoit, fit dresser un magnifique appareil en la chapelle de Boncourt, là où furent celebrées et imitées ses funerailles solennellement le lundy vingt-quatriesme de fevrier 1586. Le service mis en musique nombrée, animé de toutes sortes d’instrumens, fut chanté par l’eslite de tous les enfans des Muses, s’y estans trouvez ceux de la musique du roy, suivant son commandement, et qui regretta à bon escient le trespas d’un si grand personnage, ornement de son roiaume. Je n’aurois jamais fait à si je voulois descrire par le menu les oraisons funebres, les eloges et vers qui furent ce jour sacrez à sa memoire ; et combien de grands seigneurs avec ce genereux prince Charles de Valois, accompagné du duc de Joyeuse et du reverendissime cardinal son frère, ausquels Ronsard appartenoit, honorerent ceste pompe funebre, à laquelle l’eslite de ce grand senat de Paris daigna bien assister, comme à un acte public, suivie de la fleur des meilleurs esprits de la France. Apres disner le sieur du Perron prononça l’Oraison funebre avec tant d’eloquence, et pour laquelle ouïr l’affluence des auditeurs fut si grande, que monseigneur le cardinal de Bourbon, et plusieurs autres princes et seigneurs furent contraints de s’en retourner pour n’avoir peu forcer la presse[48]. »

(G) On dit que ses débauches l’exposèrent à ce malheur. ] Il était bien fait de sa personne, bien vigoureux et robuste, et comme il avait d’ailleurs beaucoup d’esprit, et beaucoup d’inclination pour les plaisirs, on peut juger qu’il ne manqua pas aux occasions de se divertir avec le sexe, et que ces occasions lui manquèrent encore moins. Il ruina les forces de son vigoureux tempéramment par sa vie voluptueuse, comme le remarque M. de Thou. Verùm homo ut ingenio sic formâ corporis robore insignis, cùm vitâ solutâ licentiosè nimis genio indulgeret, valetudinem firmissimam debilitavit, acerbissimis arthritidis doloribus extremâ ætate conflictatus [49]. Il était fort sourd, et l’on avoue dans sa Vie qu’une des causes qui lui attirèrent cette infirmité fut que pendant qu’il étoit en Allemagne, il fut contraint de boire des vins tels qu’on les trouve, la plus grand part souffrez et mixtionnez[50]. C’est un abus ; il y a d’excellens vins en Allemagne, et si Ronsard n’en eût guère bu, ils ne lui auraient causé aucun mal. On lui reproche dans les écrits d’Orléans qu’il avait été fort débauché[* 7].

Tu m’accuses ; cafard, d’avoir eu la verolle :
Un chaste predicant de fait et de parole
Ne devroit jamais dire un propos si vilain :
Mais que sort-il du sac ? cela dont il est plein[51].
.........................
Tu te plaints d’autre part que ma vie est lascive,
En delices, en jeux, en vices excessive :
Tu mens meschantement, si tu m’avois suivy
Deux mois, tu sçaurois bien en quel estat je vy[52].

(H) La dernière maîtresse ne lui servit que... ce sujet poétique[53] : Voyons d’abord ce qui concerne deux premières : « [54] Ronsard s’estant enamouré d’une belle fille Blésienne qui avoit nom Cassandre le vingt uniesme jour d’avril en un voiage qu’il fit à Blois où estoit la cour, ayant lors atteint l’age de vingt ans[55] resolut de la chanter, tant pour la beauté du subject que du nom, dont il fut épris aussitost qu’il l’eust veuë, ainsi que par un instinct divinement inspiré : ce qu’il semble assez vouloir donner à cognoistre par ceste devise qu’il print alors, ΩΣ ΙΛΟΝΩΣ ΕΜΑΝΗΝ [56]. » Les vers qu’il fit sur cette maîtresse furent trouvés trop obscurs ; c’est pourquoi il delibera d’escrire en stile plus facile, les amours de Marie, qui étoit une belle fille d’Anjou, et laquelle il entend souvent sous le nom du Pin de Bourgeuil, parce que c’est le lieu où elle demeuroit, et où il la vid premierement, s’estant trouvé là avec un sien ami qui estoit Baïf : il l’a fort aimée apres avoir fait l’amour à Cassandre. dix ans ; et icelle quittée par quelque jalousie conceuë[57]. Voici l’histoire de ses troisièmes amours : « Il voulut finir et couronner ses œuvres par les Sonnets d’Helene, les vertus, beautez, et rares perfections de laquelle furent le dernier et plus digne object de sa muse ; le dernier, parce qu’il n’eut l’heur de la voir qu’en sa vieillesse, et le plus digne, parce qu’il surpasse aussi bien que de qualité, de vertu, et de reputation les autres precedens sujects de ses jeunes amours, lesquels on peut juger qu’il aima plus familierement, et non cestuy-ci qu’il entreprit plus d’honnorer et louer, que d’aimer et servir. Tesmoin le titre qu’il a donné à ses louanges. imitant en cela Petrarque, lequel comme un jour en sa poësie chaste et modeste on louoit devant la royne, mere du roy, sa majesté l’excita à escrire de pareil stile, comme plus conforme à son age, et à la gravité de son sçavoir : et ayant, ce luy sembloit, par ce discours occasion de vouer sa muse à un sujet d’excellent merite, il print le conseil de la royne pour permission, ou plutost commandement de s’addresser en si bon lieu, qui estoit une des filles de sa chambre, d’une tres-ancienne et tres-noble maison en Saintonge. Ayant continué en ceste volonté jusques à la fin, il finit quasi sa vie en la louant. Et parce que par son gentil esprit elle luy avoit souvent fourny d’argument pour exercer sa plume, il consacra à sa memoire une fonteine en Vandosmois, et qui encor aujourd’hui garde son nom[58]. »

Le Recueil des plus belles Pièces des Poëtes francais tant anciens que modernes, imprimé à Paris l’an 1692, contient une Vie de Ronsard où j’ai trouvé une faute qu’il est bon de rectifier ici. Il chanta la gloire d’Hélène de Sugères, qui était une des filles d’honneur de la reine, et pria le cardinal du Perron de faire une préface au commencement de ces poésies galantes-ci, dans laquelle il le conjurait de dire qu’il avait aimé cette fille honnêtement. Le cardinal lui répondit qu’au lieu de préface, il n’y avait qu’à mettre le portrait[* 8] d’Hélène de Sugères au commencement de son livre [59]. Comme du Perron n’était qu’un jeune homme quand Ronsard mourut, ce n’eût pas été à lui que ce grand poëte aurait demandé une préface. La vérité est qu’il ne s’adressa à personne pour un tel service ; ce fut la dame qui demanda cette préface au cardinal du Perron[* 9]. Qu’on lise le Perroniana, au mot Gournai, l’on y trouvera ces propres termes [60] : C’est ce que je dis une fois à mademoiselle de Surgères, qui me priait, chez M. de Retz, que je fisse une épître devant les œuvres de Ronsard, pour montrer qu’il ne l’aimait pas d’amour impudique. Je lui dis, au lieu de cette épître, il y faut seulement mettre votre portrait.

(I) Il en avait du chagrin... il se souvenait que ces poésies de contrainte ne lui avaient rien valu. ] Prouvons cela par un passage de Claude Binet. « [61] Il m’a dict maintefois qu’aucunes pieces de ses amours et des mascarades avoient esté forgées sur le commandement des grands, voulant dire qu’ils avoient souvent forcé sa Minerve et n’y avait pris grand plaisir, quelques autres en ayant remporté la recompense : c’est pourquoy il fit mettre au devant de ces ouvrages-là les vers de Virgil,

Sic vos non vobis ...........


et les suivans, On sçait assez en faveur de qui il fit les amours de Callyrée, qui estoit une très-belle dame de la cour de la noble maison d’Atry [62], surnommée Aquaviva : comme il l’exprime assez en ce Sonnet qui commence,

La belle eau vive : ........


et ceux d’Astrée[63] qui fut aussi une fort belle dame de la cour, dont le nom est assez embelly par le seul desguisement d’une voyelle changée en la prochaine premiere. » On peut conclure de ces paroles que ce grand poëte n’avait pas tout le désintéressement qu’un honnête homme doit avoir. Il lui serait très-glorieux d’avoir fait paraître plus d’éloignement de cet esprit mercenaire qui est si commun parmi les amis des muses, et je suis surpris que Claude Binet ait eu l’ingénuité de nous apprendre les plaintes qui lui avaient été confiées touchant le défaut de récompense. Quoi qu’il en soit, nous avons ici une preuve que l’on peut faire des vers passionnés sans être amoureux de la personne qui est le sujet d’une poésie tendre. Je crois que cela est plus facile quand on a une maîtresse[64].

(K) Il fut payé assez largement des poésies qu’il adressa à Charles IX. ] Ce prince « outre sa pension ordinaire luy fit quelques dons liberalement, vray est qu’il disoit ordinairement en gaussant, qu’il avoit peur de perdre son Ronsard, et que le trop de biens ne le rendist paresseux au mestier de la muse, et qu’un bon poëte ne se devoit non plus engresser que le bon cheval, et qu’il le falloit seulement entretenir, et non assouvir. Neantmoins il le gratifia tousjours fort librement, et eust fait s’il eust vescu : car il n’ignoroit pas que les poëtes ont je ne sçay quelle sympathie avec la grandeur des roys, et sont sujets à s’irriter, fort sensibles aux disgraces quand ils voyent la faveur ne respondre à leurs labeurs et merites, comme il s’en est plaint en plusieurs endroits [65]. » La dernière partie de ce passage confirme ce qu’on a vu ci-dessus [66] touchant l’esprit mercenaire de notre Ronsard, c’est pourquoi je ne l’ai point supprimé comme je l’eusse fait sans cette raison. Notez que Brantôme parle de cette adroite politique de Charles IX[* 10], comme on l’a vu dans l’article de Daurat [67]. C’est la plus sûre manière de tenir en exercice les muses des beaux esprits. Il serait à craindre qu’ils ne méprisassent le métier de poëte, s’ils étaient trop riches. On peut donc juger que Charles IX avait raison de se comporter comme si les poëtes lui eussent fait la prière qu’Agur faisait au bon Dieu, ne me donne ni pauvreté ni richesses, nourris-moi du pain de mon ordinaire[68]. Le tempérament qu’il gardait est peut-être le plus grand bien que l’on puisse souhaiter à la république des lettres ; car il y a des auteurs qui eussent vécu dans une grande opulence, les bons ouvrages que l’on a d’eux. Il y en d’autres qui eussent mis en meilleur état leurs productions, s’ils eussent été moins pauvres. C’est de la trop grande indigence de quelques auteurs qu’est sortie la multitude de mauvais livres dont le public a été foulé. Un revenu honnête leur eût permis de limer avec quelque sorte de patience leurs compositions ; mais les besoins très-pressans d’un homme chargé de famille, et persécuté d’un créancier qu’il renvoie au temps qu’il aura cueilli le fruit d’une épître dédicatoire, et touché le prix de sa copie, l’engagent à se hâter, et l’empêchent de lécher ses petits ours avant que de les montrer au public. Et notez qu’il y a de cette sorte d’ouvrages qu’il vaut mieux avoir que d’en être tout-à-fait privé. Il a été plus utile, par exemple, d’avoir les versions de du Ryer, que de n’en avoir aucune des auteurs qu’il a traduits. Ainsi, au cas que cet honnête homme eût été capable de s’enfoncer dans l’oisiveté s’il eût eu beaucoup de bien, il valait mieux qu’il n’eût que le nécessaire, que d’avoir le superflu. Voyez ce que disait Érasme touchant Sigismond Gélénius[69]. Un écrivain qui se propose de parvenir à quelque fortune, s’efforce de bien composer. A-t-il obtenu ce qu’il cherchait, il se relâche. C’est ce qu’on observe à l’égard des prédicateurs : on trouve qu’ils prêchent mieux avant que d’avoir l’épiscopat où ils aspirent, qu’après l’avoir obtenu[70]. Cela me fait souvenir d’une pensée qui a passé pour un fort bon mot. Un grand prince de nos jours voulant assiéger une ville apprit qu’elle serait défendue par un maréchal de France, et ne changea point de résolution, et l’on assure qu’il répondit à ceux qui voulurent lui représenter les suites de cette circonstance, un gouverneur qui n’est pas encore maréchal de France est plus à craindre, qu’un gouverneur qui l’est déjà.

(L) Il plaida..... pour recouvrer quelques odes qu’on lui détenait, et qu’on lui avait dérobées adroitement. ] Voilà un procès fort singulier ; je ne doute pas que Ronsard ne s’y échauffât autant que d’autres feraient pour recouvrer l’héritage de leurs pères. Son historien manie cela doucement, il craint de blesser le demandeur et le défendeur : le dernier soutenait devant les juges le personnage le plus odieux, mais l’autre ne laissait pas de leur apprêter un peu à rire. N’ôtons rien de la narration de Claude Binet. « Ainsi que le bruit couroit des amours de Cassandre, et de quatre livres d’Odes, que ja Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d’Horace, comme le plus souvent les bons esprits sont jaloux les uns des autres : Du Bellay, qui avoit sur le mesme subject d’amour chanté son Olive, aprés luy voulut s’essayer aux odes sur l’invention et crayon de celles de Ronsard, qu’il trouva moyen de tirer et de voir sans son sceu : il en composa quelques unes, lesquelles avec quelques sonnets sans mot dire, pensant prevenir la renommée de Ronsard, il mit en lumiere sous le nom de Recueil de Poësie, qui engendra en Ronsard, si non une envie, à tout le moins une raisonnable jalousie contre du Bellay, jusques à intenter action contre luy pour le recouvrement de ses papiers, lesquels ayant retiré par droit, non seulement ils quitterent leur querelle, mais Ronsard ayant incité du Bellay à continuer ses odes, redoublerent leur amitié, et jugerent que telles petites ambitions sont les plus douces et ordinaires pestes des cœurs genereux : et que comme les esprits jaloux de gloire facilement se courroucent, aussi promptement se réunissent-ils [71]. »

(M) Il se rendit dur et obscur par le fréquent emploi de leurs fables. ] On s’en plaignit dès ce temps-là, ce qui fit que ses partisans le commentèrent. Les Amours de Cassandre furent commentés par Muret : le Ier. livre de ses Amours pour Marie fut commenté par Remi Belleau, et le IIe. par Nicolas Richelet : ses sonnets pour Hélène, les V livres de ses odes, et ses hymnes, furent commentés par le même Richelet : toutes les pièces de la IXe. partie de ses Œuvres ont reçu le même honneur de Claude Garnier. Outre diverses pièces de la Iere. partie, Pierre de Marcassus a commenté la Franciade, qui fait la IIIe. ; le Bocage royal, qui fait la IVe ; les éclogues, mascarades, et cartels, qui font la Ve. ; les élegies, qui font la VIe. ; et les poëmes qui font la VIIIe.[72]. Jean Besli[* 11] avocat du roi à Fontenai-le-Comte a commenté les hymnes[73]. On pousse à bout le pauvre Ronsard dans le Parnasse réformé, en lui reprochant ses ténèbres impénétrables sans le secours d’un bon commentaire. On lui allègue en particulier son

Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, etc.


Croyez-vous tout de bon, lui demande-t-on [74], que votre Cassandre, pour qui vous aviez fait ce sonnet, en eût une pensée si avantageuse ? Peut-on s’imaginer qu’elle connût ce frère que vous lui donnez ? Pensez-vous que le Dolope soudart, le Myrmidon, le Corébe insensé, et le Grégeois Pénélée lui fussent des noms fort intelligibles ; et n’était-ce rien pour une fille que d’avoir à déchiffrer toutes les fables du siège de Troie ?

On trouverait plus excusable la dureté et l’obscurité de Ronsard, s’il eût été le premier qui eût défriché la poésie française ; mais il n’a tenu qu’à lui de la voir pleine de charmes et d’agrémens naturels, et à deux pas de la perfection ; dans les écrits de Marot. Quels secours ne pouvait-il pas y prendre ? Rapportons le sentiment de M. de la Bruyère. « Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots. Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu’ils ne lui ont servi : ils l’ont retardé dans le chemin de la perfection, ils l’ont exposé à la manquer pour toujours et à n’y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard et que Marot [75]. » Mais comment eussent-ils produit ce bon effet sur un homme de si peu de goût, qu’il ne les considérait que comme un amas de boue mêlée de quelques grains d’or ? Il avait tousjours en main, comme nous l’apprend l’auteur de sa vie[76], quelque poëte françois... et principalement... un Jean le Maire de Belges, un Romant de la Rose, et les Œuvres de Clement Marot, lesquelles il a depuis appellé, comme on lit que Virgile disoit de celles d’Ennie ; Les nettayeures dont il tiroit comme par une industrieuse laveure de riches limures d’or. M. de la Bruyère n’aurait pas trouvé fort industrieuse cette lavure ; il eût dit que Ronsard prenait la terre et jetait l’or.

(N) Quelques expressions obscènes. ] Je n’en citerai qu’un exemple allégué par M. Ménage, dans l’endroit où il lui reproche d’avoir employé des fables obscures. Nous ne devons employer, dit-il[77], que les fables qui sont connues de tout le monde. Ronsard, pour en avoir employé qui ne sont connues que des savans ; et qui ne se trouvent que dans les scoliastes, comme est celle qu’il a rapportée dans ces vers de l’ode XXI, livre II, et qu’il a prise du scoliaste de Nicandre,

Ny les fleurons que diffama
Venus, alors que sa main blanche
Au milieu du lis renferma
D’un grand asne le roide manche.


au lieu d’acquérir la réputation de docte, a acquis celle de pédant. Voici la note de Nicolas Richelet sur ces quatre vers de Ronsard. « Cela se lit dans les Alexipharmaques de Nicandre. Et ne sait-on pas comment il se peut entendre du lis, que le même Nicandre appelle ailleurs les délices de Vénus : et de fait que notre auteur en doute aucunement, quand en cette même ode il parle encore du lis, et ce serait une superfluité de parler deux fois d’une même fleur. Or Nicandre dit, que ce fleuron, quel qu’il soit, voulut un jour contester de beauté contre Vénus, qui par dépit et en vengeance enferma au milieu de ses feuilles la vergogne d’un âne.

...Τότ᾽ ἀπέςυγεν, ἀϕρὼ
Οὐνεκ᾽ ἐριδμαίνεσκε χροῆς ὕπερ, ἐν δὲ νυθρίοις
Ἀργαλἑην μεσάτοισιν όνειδίην ἐπέλασσε
Δεινὴν βρωμήεντος ἐναλδήσασα χορύνην[78]. »


Ce commentateur ne se plaint point de l’obscénité du texte.

(O) Qui furent pourtant payées d’un bien sacré. ] Consultez le sieur Sorel : il dit que les odes de Ronsard, « qui sont à la louange de quelqu’un, ne manquent pas d’imiter Pindare, et pour les autres, qui sont indifférentes, elles sont quasi toutes prises d’Anacréon, tellement que l’on n’y voit presque autre chose, sinon que possible demain nous ne serons plus qu’un peu de poussière, et qu’il faut jouir du temps quand nous l’avons, et s’adonner à boire ou à faire l’amour, ce qui semble être des préceptes d’un homme qui ne croit point l’immortalité de l’âme. Les hymnes n’exhortent pas beaucoup plus à la vertu ; les unes ne sont que des répétitions de ce qui est dans Homère et les autres poëtes, comme les hymnes de Calaïs et Zèthes, et de Castor et Pollux, ce qui n’est guère à propos : car il n’est pas besoin d’aller chanter des louanges à ces personnages imaginaires. Pour l’hymne d’Hercule comparé à Jésus-Christ, tant en sa naissance qu’en ses labeurs, c’est une chose qui ne saurait donner de la dévotion ; car ces applications si éloignées nous font plutôt rire que de nous faire songer à nous repentir de nos fautes[79]. » Après avoir fait l’analyse, de cette hymne, il ajoute : « J’aimerais mieux bannir tout-à-fait les fables des païens, que de les penser corriger en les appliquant ainsi à des mystères sacrés. Il est dangereux de laisser traiter ces sujets à des poëtes. Vous voyez que si vous voulez un peu pénétrer les choses, les mystères de notre religion sont profanés : car les rapports ne sont que dans la superficie. Quelle infamie est-ce de rapporter l’adultère de Jupiter à l’incarnation du verbe éternel ? Il faut dire aussi que la Vierge est représentée par Alcmène ; et pour l’ange Gabriel qui annonça la conception, et le Saint-Esprit qui y opéra, ce sera Mercure qui représentera cela. Ô pauvre poëte ! Si vous voulez expliquer ainsi toute la fable d’Hercule, regardez ce que vous faites ; car il y a là-dessous des pensées si abominables, que la plume me tombe de la main quand j’y songe. Vous me direz que vous n’en avez rien touché ; mais pour peu qu’un homme soit subtil, ne voudra-t-il pas voir tous les rapports de votre fable, et puis la comparaison d’Hercule à Jésus-Christ n’est-elle pas indigne partout[80] ? » N’oublions pas qu’il excuse un peu ce poëte. « J’ai vu aussi des moralités sur le Roman de la Rose, où les plus lascives choses qui s’y voient étaient expliquées pour notre création, et notre rédemption, et pour la vie éternelle : mais il y avait là encore des imaginations exécrables, ce que je ne crois pas pourtant que l’auteur eût fait autrement que par innocence, et pour suivre la simplicité de son siècle. Aussi je ne doute point que Ronsard n’ait eu l’intention très-bonne en son Hercule chrétien ; mais il n’a pas fait ce qu’il espérait. Pour ses autres hymnes, si l’on parle de celle de l’éternité, de la justice, des démons, et des autres semblables, il nous y forge beaucoup de divinités qu’il fallait laisser aux Grecs[81]. » Critiquant les hymnes des Quatre Saisons, le chef-d’œuvre de ce poëte, si l’on s’en rapporte à son oraison funèbre [82], et à Pasquier[83], il y remarque mille défauts, et même une lourde contradiction. Quoique les fictions soient volontaires, il ne faut pas qu’un même poëte ait deux diverses opinions dans un même ouvrage, et néanmoins dans une hymne suivante, qui doit dépendre de la première, puisque les quatre sont accouplées, Ronsard dit que la Nature voyant qu’elle avait beau passer la main dessus le ventre du Temps son mari, et fourcher sa jambe sur la sienne en chatouillant sa chair, qu’il n’était plus propre à l’amoureux déduit, elle était devenue amoureuse du Soleil avec lequel elle coucha, et en eut les quatre Saisons pour enfans. Voici donc une autre naissance [84]. N’a-t-il pas un juste sujet de condamner des inventions si grossières ? Devait-il lui pardonner d’avoir dit à son Hélène, qu’elle n’oublie point le jour des Cendres, d’en venir prendre à son cœur que le feu d’amour a brûlé[85] ? N’était-il pas juste qu’il condamnât plusieurs autres profanations de nos poëtes, et les récompenses dont ils furent gratifiés ? « Le plus fâcheux de ceci, dit-il[86], est que l’on a vu que des bénéficiers de ce siècle étaient ceux qui écrivaient en ce style plus librement que les autres ; comme s’il leur eût été permis de se jouer des choses sacrées, à cause qu’ils les devaient en maniement. L’on les mettait au nombre de ceux qui n’étaient point tant les pasteurs du peuple, que de leur ventre, dont ils cherchaient seulement la pâture ; et comme l’on les voyait parler d’un langage profane, les personnes séculières prenaient la hardiesse d’en faire autant, ce qui apportait un grand préjudice à la religion. J’en connois encore assez qui ne sont pas dans les charges de l’église, mais qui désirent y parvenir, quoiqu’ils n’aient autre vertu que de savoir écrire des choses pleines d’impiété et d’impudicité. Ce sont de nos mouches de cour qui bourdonnent dans les palais des princes, et les vont importuner incessamment parce que l’on croit ici que les récompenses les plus convenables que l’on puisse donner à des poëtes, ce sont des bénéfices. Abominable coutume ! de donner le bien de l’église à des gens qui ne seraient pas récompensés, s’ils n’avaient servi de maquereaux à leur maître, comme l’on voit dans leurs yeux amoureux qui sont faits pour les passions déréglées des princes et des rois. Il est vrai que Saint-Gelais a été évêque, que Desportes a été abbé, et que Ronsard a eu quelque bénéfice [87], et qu’il priait même le roi de faire sa lyre crossée, comme si la vraie récompense de ses diverses poésies eût un évêché, qui ne se doit donner qu’à un homme dont les paroles et les œuvres sont saintes ; mais ce ne sera pas moi néanmoins qui blâmerai tous ces gens-là pour ce sujet ; car je crois pieusement que leurs poésies libertines ont été faites en leur jeunesse, et que depuis ils en ont fait pénitence, se rendant dignes d’être ce qu’ils étaient. »

Ces dernières paroles s’accordent, à l’égard de notre poëte, avec ce que M. Baillet en a dit. « C’est rendre un bon office à la mémoire de Ronsard, d’avertir le public que dans ses dernières années il a condamné ce que la licence et l’amour du libertinage lui avaient fait écrire contre l’honnêteté et la pureté des mœurs. Il avait commencé même de réformer sa muse, et il s’était réduit à ne composer que des poésies chrétiennes le reste de ses jours. Non content de pourvoir à la sûreté de sa conscience pour l’avenir, il songeait encore à l’expiation du passé, par la suppression de plusieurs productions entières de sa jeunesse, et le retranchement de tous les endroits qu’il n’approuvait pas dans les pièces dont le fonds n’était pas entièrement mauvais. Mais on peut dire qu’il s’y comporta plutôt en père qui ne peut se dépouiller de la tendresse pour ses enfans, qu’en juge incorruptible [88]. » M. Ménage[89] oppose à cela ces paroles de Claude Binet : Ayant continué en cette volonté d’aimer et servir une des filles de la chambre de la reine jusques à la fin, il finit quasi sa vie en la louant [90]. M. de Thou remarque que Ronsard composa des vers même en mourant, et que ce furent des vers pieux et assez bons[91]. J’ai lu dans Brantôme que Chatellard, gentilhomme français décapité en Écosse pour avoir aimé la reine, et pour avoir attenté, qui plus est, à l’honneur de cette princesse, n’eut point d’autre viatique, ni d’autre préparation à la mort, que la lecture un poëme de Ronsard ; preuve évidente qu’il y trouvait beaucoup d’onction. Le jour venu ayant esté mené sur l’eschafaut, avant mourir print en ses mains les hymnes de M. de Ronsard, et pour son eternelle consolation se mit à lire tout entierement l’hymne de la mort, qui est très-bien fait, et propre pour ne point abhorrer la mort, ne s’aydant autrement d’autre livre spirituel, ni de ministre, ni de confesseur [92].

(P) Il réussit mal à corriger ses ouvrages. ] Pour donner un commentaire bien instructif, j’emprunterai une longue note de M. Ménage. « [93] Les secondes pensées des poëtes ne valent pas souvent les premières ; comme Binet l’a très-judicieusement remarqué[94] au sujet des vers de Ronsard. Aucuns, dit-il, ont trouvé la correction qu’il a faite en ses œuvres, en quelques endroits moins agreable que ce qu’il avoit premierement conceu : comme il peut avenir, principalement en la poësie, que la premiere fureur est plus naïve, et que la lime trop de fois mise, au lieu d’éclaircir et de polir, ne fait qu’user et corrompre la trempe. Pasquier dans ses Recherches [95], a fait la même remarque. Grand poëte entre les poëtes ; il parle de Ronsard, mais trop mauvais juge et aristarque de ses livres. Car deux ou trois ans avant son decés, estant affoibli d’un long âge, affligé de gouttes, et agité d’un chagrin et maladie continuelle, cette verve poëtique qui lui avoit auparavant fait bonne compagnie, l’ayant presque abandonné, fit imprimer toutes ses poësies en un gros volume, dont il reforma l’œconomie generale, chastra son livre de plusieurs belles et gaillardes inventions, qu’il condemna à une perpetuelle prison, changea des vers tous entiers, dans quelques uns y mit d’autres paroles, qui n’estoient de telle pointe que les premieres : ayant par ce moyen osté le gerbe qui s’y trouvoit en plusieurs endroits : ne considerant que combien qu’il fust le pere, et par consequent estimast avoir toute autorité sur ses compositions, si est-ce qu’il devoit penser, qu’il n’appartenoit à une fascheuse vieillesse de juger des coups d’une gaillarde jeunesse. Mais rien ne prouve si bien cette vérité, que l’exemple du Tasse, qui a changé de bien en mal son poëme de la Jérusalem. » Il y a long-temps qu’on fait ce reproche au Tasse. J’ai un livre qui s’intitule : il Duello dell’ Ignoranza, e della Scienza, et qui fut imprimé l’an 1607, à Milan ; et j’y trouve que l’on blâme ce grand poëte d’avoir ôté plusieurs beaux endroits nella Gierusalemme conquistata, pour en substituer de ridicules. On marque quelques-uns de ces endroits, après quoi l’on parle ainsi : a’ quali tutti gratissimi, e giocondissimi avvenimenti sustituisce il Tasso cose tali, che se con simplice intelligenza debbono prendersi, sono si frivole, che niente più, e se ci è dentro qualche mistero, egli ci è involto con tante ambagi, ch’ à sottrarnelo non basterebbe l’istesso Edippo[96]. L’auteur qui me fournit ce passage se nomme don Constantino de’ Notari Nolano della congregazione cassinense. J’ai dit ailleurs[97] beaucoup de choses touchant les défauts où le travail de la correction peut faire tomber.

(Q) Le lieu commun des railleries, que les poëtes sont mal logés, a été mis en usage contre Ronsard. ] Sa condition à cet égard-là était pire que de loger au troisième étage, puisqu’on prétend qu’il était posté comme un fanal au haut d’une tour, où comme ces sentinelles qui prennent garde toute la nuit si le feu attaque quelque maison. On ajoute qu’il reste encore un monument de cette triste demeure, puisqu’on continue de donner son nom à la tour qui lui servait de logis. C’est à quoi sans doute il ne s’était pas attendu : on n’aime point l’immortalité par de tels endroits ; et l’on serait bien marri de leur pouvoir appliquer cette pensée d’Horace,

Exegi monimentum ære perennius
Regalique situ pyramidum altius[98].


Le témoin que j’ai à produire s’est exprimé de la manière que l’on va voir. Ronsard[* 12], qui n’eût, dit-on, osé attaquer Rabelais vivant, par écrit, quoique ils se picotassent souvent à Meudon, chez les princes de la maison de Lorraine, ne l’a attaqué que dans une épitaphe où il le traite fort mal, parce que Rabelais ne le regardait que comme un poëte impécunieux et misérable, au point qu’il le tenait fort heureux de loger en une échauguette, appelée encore à présent la Tour de Ronsard, à Meudon, d’où il allait faire sa cour au château, et où il trouvait souvent en son chemin maître François Rabelais, qui ne l’épargnait guère ; car après tout, s’il n’était pas si fameux poëte que lui, il ne laissait pas d’être né poëte comme médecin[* 13], incomparablement plus savant que ce prince des poëtes de son temps, et entendant bien mieux raillerie[99]. Le livre dont ces paroles sont tirées fut imprimé à Paris, l’an 1697. L’auteur n’y mit pas son nom ; mais il fit assez entendre dans l’épître dédicatoire qui il était [100]. Il avait pratiqué la médecine pendant cinquante ans, et ne laissait pas de se trouver pauvre. Sa mauvaise fortune l’avait rendu satirique, et il n’employait enfin son loisir qu’à critiquer. Cela paraît dans ses Supplémens à l’Histoire de la Médecine, dans son Anti-Ménagiana, et dans le livret qu’il publia sous le faux nom de Pépinacourt, et sous le titre de Réflexions, Pensées et Bons-mots anecdotes. Il mourut à Paris, le 18 de mai 1698.

  1. * La Monnoie, dans ses notes sur La Croix du Maine, dit qu’il faut lire Chaudrier et non Chan- drier, comme Bayle et d’autres ont lu, trompés par de mauvaises éditions.
  2. * Cette date est aussi donnée par du Verdier. Mais Leclerc et Joly pensent que ne vit le jour qu’en 1526,
  3. * On ne peut, dit Joly, que souscrire à cette judicieuse censure ; mais je ne sais si l’ardeur de critiquer n’a pas emporté Bayle un peu trop loin, lorsque quelques lignes plus bas, il blâme aussi fortement l’historien de Thou. Joly, tout en l’excusant, convient cependant que la comparaison faite par de Thou n’est pas à l’abri de la censure.
  4. * Bayle nie, dit Leclerc, que Ronsard ait été curé d’Évaille, par ce qu’il suppose faussement qu’on ne pouvait être curé sans être prêtre.
  5. * La Monnoie ayant ici blâmé Bayle, Bayle est défendu par Joly, qui cite le Chævreana, I, 156.
  6. * Leclerc observe que le surplis, l’aumusse et la chape, dont Ronsard parle dans ses vers, ne sont point des habits sacerdotaux.
  7. * Leclerc et Joly disent que Ronsard était sourd dès l’âge de quatorze à quinze ans ; dès lors cette infirmité ne venait pas de débauche ; et sur ce que Bayle rapporte le témoignage du respectable de Thou, ils disent tout simplement que c’est une faute de l’historien.
  8. (*) Parce qu’elle était laide.
  9. * Leclerc observe que du Perron n’était pas encore abbé à l’époque dont il est question.
  10. * Ce que dit là Brantôme est tiré de ces paroles de Papyre Masson, dans sa Vie du roi Charles IX, réimprimée à la suite des Additions aux Mémoires de Castelnau : Poëtas generosis equis similes esse dicens, quos nutrire non saginari oporteat. Rem. crit.
  11. * C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de 1697 et de 1702 ; mais l’édition de 1720 et toutes les suivantes portent Bessi, ce que Leclerc présumait avec raison n’être qu’une faute d’impression.
  12. * Leclerc et Joly regardent ce récit comme une fable. En même temps il réfutent d’une manière péremptoire ce que plusieurs écrivans disent du présent d’une plume d’or, fait par Ronsard à du Bartas, à l’occasion de la Création, ou la première Semaine, en avouant que du Bartas avait plus fait dans une semaine que lui Ronsard dans toute sa vie. Leclerc et Joly rapportent le sonnet de Ronsard à Dorat, son précepteur, et des vers contre du Bartas qui détruisent de fond en comble le conte du mot et du présent.

    On peut voir ci-devant, tom. IX, pag. 359, remarque (A) de Ph. de Lorme, un sonnet de Ronsard qui ne se trouve pas dans toutes les éditions de ses Œuvres, et qui paraît être la pièce qu’on appelle improprement la Truelle croisée.

    Cette suppression s’explique le passage de Ménage rapporté en la remarque (P).

    Quant à l’Échauguette, où Rabelais dit que Ronsard logeait à Meudon, il se peut que Ronsard, à la cour des princes de Lorraine, logeât dans quelque bouge du château ou de ses dépendances. Les laquais, nommés courtisans, ne sont, pas toujours si dédaigneux qu’ils le paraissent. Il n’est pas de nid à rats, tel incommode et malpropre qu’il soit, qu’ils n’occupent avec orgueil dans la maison d’un prince. Il n’existe à Meudon, aujourd’hui, aucun local connu sous le nom de tour de Ronsard ; il est vrai que, depuis le 16e. siècle, il s’est fait de grands changemens dans ces lieux. Le château de Meudon, qu’avait fait bâtir le cardinal Charles de Lorraine (qui a un article ci-dessus, tom. IX, pag. 362), passa ensuite à la famille de Servien, puis à Louvois, dont la veuve le vendit à Louis XIV. Le grand roi, successeur de Scarron, donna ce château, en échange, au dauphin, son fils. Celui-ci, en conservant l’ancien château, en fit construire un nouveau, tout à côté, mais dans une autre exposition. Pendant la révolution le parc de Meudon fut un établissement national pour diverses épreuves, puis, un parc d’artillerie. Le 16 mars 1795, un incendie consuma le vieux château, sur l’emplacement duquel on ne voit aujourd’hui que quelques arbustes plantés symétriquement. Mais du temps du cardinal de Lorraine il existait plusieurs tours dont l’une avait le nom de Mayenne, et une autre, celui de Ronsard. Si c’est à cause de P. Ronsard qu’elle fut ainsi nommée, il est à croire que c’est parce qu’il l’occupa. Toutefois on ne peut en conclure qu’il fut pauvre et gueux comme un poëte. Il fut au contraire toujours bien doté. Outre les dons considérables et pensions qu’il reçut des rois et princes, il avait, 1°. la cure d’Évaillé, près de Saint-Calais dans le Maine ; cette cure, dont il est parlé dans la note (D), était une baronnie ; 2°. le prieuré de Croix-Val, paroisse de Ternay ; 3°. le prieuré de Saint-Cosme-les-Tours ; il est mention de ces deux prieurés dans la remarque (O), note (87) ; 4°. l’abbaye de Bellosane. Avec tout cela il aurait pu faire le vœu de pauvreté ; car on sait que faire ce vœu était un moyen de s’en préserver.

  13. (*) Ex utroque Apollo.
  1. Binet : Vie de Ronsard au IXe. tome des Œuvres de Ronsard, in-12, p. 113, Notez que du Perron, dans l’Oraison funèbre de Ronsard, au même volume, pag. 189, ne dit pas que Loys de Ronsard ait été maître-d’hôtel de François Ier., mais de Henri II.
  2. Binet, là même, pag. 112.
  3. C’est-à-dire le sieur du Faux, Angevin, dans ses Mémoires. Il y a dans mon édition, le sieur du Faur ; mais j’apprends de La Croix du Maine que cet auteur s’appelait Pascal Robin du Fauz.
  4. Binet, Vie de Ronsard, pag. 112.
  5. Là même, pag. 113
  6. Là même.
  7. Là même, pag. 112.
  8. Voyez, dans ce volume, pag. 92, remarque (C) de l’article Pinet.
  9. C’est la XXe. Elle est adressée à Belleau.
  10. Oraison funèbre de Ronsard, pag. 188.
  11. Au Ier. tome, pag. 239.
  12. Binet, Vie de Ronsard, pag. 113.
  13. Voyez, ci-dessous, citation (18).
  14. Thuanus, lib. LXXXII, sub finem, pag. m. 43, à l’ann. 1585.
  15. Binet, Vie de Ronsard, pag. 156.
  16. Nequè sexagesinum ætatis annum excessit (Ronsardus) articulari morba sævissimè vexatur. Sammarthan., Elogior., lib. I, pag. m. 80.
  17. Du Perron, Oraison funèbre de Ronsard, pag. m. 190.
  18. J’ai rapporté tout le passage, afin de montrer ce que j’ai dit ci-dessus, citation (13), que du Perron ne se servit de la pensée du prétendu dédommagement de la prison de François Ier.
  19. Ronsard, Réponse à quelque ministre, pag. 86 du IXe. tome des ses Œuvres, in-12.
  20. Voyez l’épître qui est au-devant de ce poëme.
  21. Claude Binet, Vie de Ronsard, pag. 114.
  22. Binet ne dit point que la demoiselle le portât : il la distingue de celle qui le portait,
  23. Le Pays, Titres de noblesse de la Muse amourette, à la page 182, 183 de la IIe. partie des Nouvelles Œuvres, édition de Hollande, 1687.
  24. Bèze, Hist. ecclésiastique, liv. VII, pag. 537, 538.
  25. Spondanus, Annal. eccles., ad ann. 1562, num. 16, pag. m. 621, 622.
  26. Binet, Vie de Ross, pag. 115.
  27. Il l’épousa à Paris, le 1er. de janvier 1537.
  28. Du Perron, dans l’Oraison funèbre de Ronsard, pag. 193, dit qu’il séjourna en Écosse deux ans et demi.
  29. Tiré de Claude Binet, Vie de Ronsard, pag. 115 et suiv.
  30. Voyez les vers d’Antoine de Baïf, rapportés par M. Ménage, Remarque sur la Vie d’Ayrault, pag. 196.
  31. Varillas, Histoire de Charles IX, tom. I, pag. 171, édition de Hollande, à l’ann. 1562.
  32. Consultez la Doctrine curieuse du père Garasse, pag. 126 et 1022, et La Croix du Maine, pag. 88.
  33. Garasse, là même, pag, 126, 127.
  34. Binet, Vie de Ronsard, pag. 138, 139. Voyez aussi l’Oraison funèbre par du Perron, pag. 197, où l’on ne trouve que la même raison que Binet allègue.
  35. C’est-à-dire de ce que Ronsard avait pris les armes contre les protestans.
  36. Varillas, Hist. de Charles IX, liv. III, pag. 171, 172.
  37. Ronsard, Réponse à quelque ministre, pag. m. 80.
  38. Là même, pag. 94.
  39. Ronsard, Réponse à quelque ministre, pag. 95.
  40. Ménage, Anti-Baillet, chap. CXLV.
  41. Baillet, dans la Liste des Auteurs déguisés.
  42. Colomiès, Bibliothéque choisie, pag. 203.
  43. Dans l’article Jodelle, tom. VIII, pag. 283, remarque (D).
  44. Voyez le dépit de Pasquier, Recherches, liv. VII, chap. XI, pag. 648, voyant une sépulture si pauvre.
  45. Vous la trouverez dans Botéréius, ubi infra, page 567.
  46. Rodolphus Botéréius, Commentar. de Rebus in Galliâ gestis, lib. XVI, pag. 566, ad ann. 1609.
  47. Thuan., Hist, lib. LXXXIII, sub fin., pag. m. 43, col. 1.
  48. Binet, Vie de Ronsard, pag, 159, 160.
  49. Thuan., lib. LXXXIII, pag. 44, col. 1.
  50. Binet, Vie de Ronsard, pag. 118.
  51. Ronsard, Réponse à quelque ministre, pag. 86,
  52. Là même, pag. 93.
  53. Voyez ce qui a été dit de Malherbe dans la remarque (B) de son article.
  54. Binet, Vie Ronsard, pag. 129.
  55. Ce fut donc l’an 1544 : néanmoins Binet venait de dire que Ronsard avait publié l’Épithalame sur le mariage de M. de Vendôme et de madame Jeanne d’Albret, reine de Navarre, et puis fait deux autres poëmes, avant que d’être amoureux de Cassandre. Ce mariage se fit l’an 1548 Dans la Vie de Ronsard, au Recueil des belles Pièces des Poëtes français, imprimé l’an 1692, on assure qu’il devint amoureux de Cassandre à Blois, étant auprès du duc d’Anjou. Il n’y avait point en ce temps-là de duc d’Anjou.
  56. Ce sont des paroles de Théocrite que Virgile a ainsi traduites dans la VIIIe. églogue :

    Ut vidi, ut perii ............

  57. Binet, Vie de Ronsard, pag. 133.
  58. Là même, pag. 142, 143.
  59. Recueil des plus belles Pièces, tom. I, pag. 241, 242, édition de Hollande.
  60. Voyez l’article Gournai, tom. VII, pag. 186, remarque (B).
  61. Binet, Vie de Ronsard, pag. 141, 142.
  62. J’ai parlé de cette dame, tom. VIII, pag. 315, à la fin du texte de l’article Jaccétius.
  63. C’était une dame de la maison d’Estrée.
  64. On n’a qu’à se figurer que la dame pour qui l’on se voit prié de faire des vers est celle qu’on aime.
  65. Binet, Vie de Ronsard, pag. 143.
  66. Dans la remarque précitée.
  67. Citation (21), tom. V, pag. 423.
  68. Proverbes de Salomon, chap. XXX, vs. 8.
  69. Ci-dessus, citation (10), tom. VII, p. 59
  70. Voyez la remarque (C) de l’article Zeuxis, tom. XV.
  71. Binet, Vie de Ronsard, pag. 129, 130.
  72. Baillet, Jugemens sur les Poëtes, n. 1335.
  73. Colomes., Observ. sacræ, pag. 54.
  74. Parnasse réformé, pag. 91, 92, édition de Hollande.
  75. La Bruyère, Caractères, au chap, des Ouvrages de l’Esprit, pag. m. 82
  76. Binet, Vie de Ronsard, pag. m. 121.
  77. Ménage, Observations sur Malherbe, pag. 531.
  78. Richele, sur le IIe. livre des odes de Ronsard, pag. m. 306.
  79. Sorel, Remarques sur le XIIIe. livre du Berger extravagant, pag. 648.
  80. Là même, pag. 650.
  81. Là même, pag. 652.
  82. Ceux qui auront veu les hymnes des quatre Saisons, comme je pense qu’il s’en trouvera peu en ceste compagnie qui n’ayent eu ceste honneste curiosité, confirmeront asses mon opinion, et attesteront qu’il est presqu’impossible de jetter les yeux dessus, que l’on ne sente un certain ravissement d’esprit, et que l’on ne conferre qu’il faut qu’il y ait quelque ame et quelque genie là dedans qui agite et transporte soit les lecteurs, soit les auditeurs. Du Perron, Oraison funèbre de Ronsard, pag. 198, 199.
  83. Pasquier, Recherches, liv. VII, chap. XI, pag. m. 646.
  84. Sorel, Remarques sur le XIIIe. livre du Berger extravagant, pag. 653, 654. Il avait déjà rapporté une autre fiction de Ronsard, sur la naissance des quatre Saisons.
  85. Là même, Remarques sur le XIVe. livre, pag. 733.
  86. Là même, pag. 738, 739, 740.
  87. Il jouissait des prieurés de Croix-val et de Saint-Côme.
  88. Baillet, Jugemens sur les Poëtes ; n. 1335 :
  89. Anti-Baillet, chap. CXLV.
  90. Claude Binet, Vie de Ronsard, pag. 143.
  91. Etiam dùm animam ageret aliquot piis versibus non pœnitendis factis, qui postéa cum ceteris ejus operibur editi sunt, Thuanus, lib. LXXXIII sub finem.
  92. Brantôme, Mémoires des Dames illustres, pag. m. 173.
  93. Ménage, Observations sur Malherbe, pag. 385, 386.
  94. Dans la Vie de Ronsard, pag. m. 169.
  95. Liv. VII, chap. VII, pag. m. 623.
  96. Duello dell’ Ignor. et della Scienza, lib. IV, cap. II, pag. 183.
  97. Voyez, tom. IX, pag. 251, la remarque (F) de l’article Linacer.
  98. Horat., od. XXX, lib. III.
  99. Jugement et nouvelles Observations sur les Œuvres de Rabelais, pag. 52, 53.
  100. Il s’appelait Jean Bernier, et était natif de Blois.

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