Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Manard


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MANARD (Jean), né à Ferrare, l’an 1462, a été l’un des plus habiles médecins de son siècle. Vous trouverez dans Moréri qu’il fut médecin de Uladislas roi de Hongrie ; qu’ensuite il fut professeur en médecine à Ferrare, et que s’étant marié fort vieux avec une jeune fille, il fit des excès qui le tuèrent. Les poëtes ne manquèrent pas de plaisanter là-dessus (A), et principalement ceux qui surent qu’un astrologue lui avait prédit qu’il périrait dans un fossé. Il mourut à Ferrare, à l’âge de soixante-quatorze ans (B), au mois de mars 1536, et fut enterré au cloître des carmes [a]. On assure dans l’inscription de son sépulcre, qu’il avait rendu à la médecine son ancien éclat (C), après avoir mis plusieurs fois en fuite les troupes barbares qui l’avaient déshonorée. Ses lettres sont le meilleur de ses ouvrages [b]. Calcagnin les a louées, et a parlé de leur auteur avec des marques d’une grande estime (D).

  1. Voyez la remarque (B).
  2. Elles sont divisées en XX livres. Vous trouverez le sommaire de chacune dans la Bibliothéq. de Gesner.

(A) Il fit des excès qui le tuèrent. Les poëtes ne manquèrent pas de plaisanter là-dessus. ] Paul Jove l’accuse d’une grande faute de jugement : fort vieux, dit-il, et fort goutteux, il épousa une fille dont la beauté et la jeunesse demandaient un homme qui fût à la fleur de l’âge. Le pis fut, ajoute-t-on, qu’il tomba dans l’intempérance aux dépens même de sa vie : il témoigna plus de passion d’avoir des enfans que de vivre, et il voulut bien hâter l’heure de sa mort, pourvu qu’il pût acquérir le titre de père. Duxit autem uxorem planè senex, et articulorum dolore distortus, ab ætate, formâque, florentis juvenis toro dignam, adeò levi judicio, et letali quidem intemperantiâ, ut maturando, funeri suo aliquanto prolis, quàm vitæ cupidior ab amicis censeretur [1]. Vous trouverez dans Moréri une épigramme de six vers latins [2], composée sur ce Cursius ; mais vous n’y trouverez pas sujet par ce distique de Latomus.

In foveâ qui te periturum dixit aruspex,
Non est mentitus : conjugis illa fuit


On a tant brodé la pensée de ce distique, que l’on est venu jusques à dire que Manard, pour éviter la prédiction, s’éloignait de tous les fossés. Il ne songeait qu’au sens littéral, et ne se défiait point de l’allégorique ; mais il reconnut par expérience que ce n’est pas toujours la lettre qui tue, et que l’allégorie est quelquefois le coup mortel : il mourut la nuit de ses noces pendant les momens de la jouissance, et ainsi fut accomplie la prédiction. Voilà comment quelques écrivains circonstancient la chose : je m’étonne qu’ils ne le comparent pas aux abeilles qui meurent des piqûres qu’elles font [3]. Joannes Manardus.....…..…. cùm ab astrologo ipsi prædictum fuisset, vitæ periculum in foveâ ipsi imminere, à foveis sibi timuit et fossis, non satis perspectâ oraculi κρύψει. Cùm verò illiberis, prolis aliquantò quàm vitæ cupidior, planè senex uxorem duceret juvenculam, primâ nuptiali nocte cum dilectâ concumbens, desideratis intentus amoribus, in genitali foveâ extinctus, suavi morte oraculi implevit scopum, et funus maluravit suum [4]. Je crois qu’ils se trompent. Une telle circonstance n’aurait pas été négligée par les premiers qui ont parlé de cela ; et je remarque que Paul Jove nous conduit à croire que Manard ne succomba pas sitôt. Personne ne nous apprend si ses efforts furent suivis de quelque fécondité, et s’il eut du moins la consolation de laisser sa femme grosse. Travailler beaucoup et s’en retourner à vide est un sort très-mal plaisant :

Αἰσχρόν τοι δηρόν τε μένεόν κενεόν τε νέεσθαι.

Nam turpe diùque manere inanemque redire [5].


S’il était vrai que ce bon vieillard fût mort la nuit de ses noces, un devin, qui lui eût prédit ce que l’on verra dans les deux vers qui font la clôture d’un passage que je n’en vais copier, eût encore mieux répondu que celui dont il s’agit dans le distique latin. Le passage que vous allez lire est de M. Chevreau, et vient ici fort à propos ; car il concerne l’imprudence des vieillards qui se marient. « Si vous aviez songé tout de bon à la principale fin du mariage, vous auriez bien vu que cette principale fin n’est plus pour nous qui sommes âgés de quatre-vingts ans : et à tout hasard j’offre d’entretenir à mes dépens les nourrices des premiers fruits de votre famille, pourvu que vous n’ayez point eu de coadjuteur, et que vous ne fassiez point votre plaisir de voir bercer chez vous les enfans des autres [6]... Le conseil de saint Paul, Qu’il vaut mieux se marier que brûler, n’est à mon avis ni pour vous ni pour moi ; et je pourrais bien rapporter ici beaucoup d’exemples et d’autorités sur le ridicule des vieillards qui se proposent de faire des noces quand ils doivent penser à leurs funérailles. Ce ridicule est toujours mortel : et vous m’entendrez sans commentaire, quand je vous ferai souvenir des vers que Hardy a mis dans la bouche d’un confident à Alcyonée, qui, pour avoir l’état de son roi, croyait en devoir épouser la fille :

« On ne se servira que d’un même flambeau
« Pour te conduire au lit, et du lit au tombeau [7].


Cousons à ceci un passage de Gui Patin. Un conseiller de la grand’ chambre fort vieux, et presque au bord de la fosse, se va remarier à une jeune et belle fille d’un autre conseiller. Je crois que le bon homme veut mourir d’une belle épée ; mais voyez si ces bonnes gens sont capables de bien juger nos procès, eux qui font de telles folies [8] ? Nous avons vu ci-dessus [9] ce que disait le même Patin d’une semblable passion de M. de Lorme, médecin illustre, et qui eut, dit-on, une destinée bien différente de celle de notre Manard : il fit mourir sa jeune épouse, et montra par-là que l’aphorisme le fort emporte le faible n’est pas toujours vrai.

(B) Il mourut... à l’âge de soixante-quatorze ans. ] Cela est marqué dans son épitaphe. Frère Augustin Superbi, de Ferrare, se trompe lorsqu’il assure que notre Manard mourut l’an 1545 [10]. Gesner, d’autre côté, qui composa sa Bibliothéque, l’an 1544, et qui nous apprend qu’il a ouï dire que Manard était décédé depuis environ six ans [11], n’avait pas été bien instruit.

(C) On assure qu’il avait rendu à la médecine son ancien éclat. ] Voici les paroles de l’épitaphe [12] : Ann. P. M. L. X. [13] Continenter tùm docendo et scribendo, tùm innocentissimè medendo omnem medicinam ex arce bonarum litterarum fœdé prolapsam., et in Barbarorum potestatem ac ditionem redactam, prostratis ac profligatis hostium copis identidem ut Hydra renascentibus in antiquum pristinumque statum ac nitoren restituit.

(D) Calcagnin…... a parlé de Manard avec des marques d’une grande estime. ] C’est dans une lettre qu’il écrivit à Érasme, l’an 1525 : vous y verrez qu’ayant témoigné l’affliction que la mort de Léonicénus, il ajoute [14] : Una res mihi solatio fuit, quòd Joannes Manardus, vir græcè et latinè doctissimus, rem medicam et naturæ arcana iisdem vestigiis prosequitur ; cujus rei specimen dare possunt epistolæ, quas proximè edidit : eas puto in manus tuas pervenisse, quòd si nondùm pervenisse significaveris, dabo operam, ut quamprimùm ad te perferantur. Scripsit ille quidem alia plurima digna immortalitate, sed vir minimè ambitiosus eâ nondùm publicam materiam fecit : hoc superstite minùs Leonicenum desideramus.

  1. Paulus Jovius, in Elog., cap. LXXXI, pag. 190.
  2. Elle est dans Paul Jove, ibidem.
  3. Animasque in vulnere ponunt.
    Virgil., Georg., lib. IV, vs. 238.

  4. Sacra Eleusinia patefacta, pag. 181, 182, edit. Francof., 1684.
  5. Homer., Iliados lib. II, vs. 298.
  6. Chevreau, Œuvres mêlées, Ire. part., pag. 149, dans une lettre datée du 13 d’octobre 1693.
  7. Là même, pag. 150.
  8. Patin, lettre XCVI, pag. 383 du tome I.
  9. Dans l’article Lorme (N. de), tom. IX, pag. 361, remarques (D) et (E).
  10. F. Agostino Superbi da Ferrara, theologo. e predicatore de’ Minori Conventuali, Apparato de gli Uomini illustri della città di Ferrara, pag. 74.
  11. Gesner., in Biblioth., folio 455.
  12. Elle est dans Agostino Superbi, Apparato de gli Uomini illustri di Ferrara, pag. 74, qui dit qu’on la voit au cloître des Carmes de Ferrare. Elle se trouve plus entière dans l’Itinerarium Italiæ, d’André Scott, folio m. 114.
  13. Je ne sais si ces quatre lettres signifient plus minùs sexaginta.
  14. Calcagninus, epist. LIV, lib. XX, inter Erasmianas, pag. 1019.

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