Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Héracléotes


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HÉRACLÉOTES (Denys), ainsi nommé parce qu’il était d’Héraclée [a], ville du Pont, étudia sous divers maîtres, et enfin il s’attacha au fondateur des stoïques [b]. Il apprit de lui à dire que la douleur n’est point un mal ; qu’il n’y a que le vice qui mérite ce nom-là, comme il n’y a que la vertu qui mérite le nom de bien ; et que toutes les autres choses sont indifférentes. Il persévéra dans cette doctrine pendant qu’il se porta bien ; mais ayant eu à souffrir de vives douleurs, il abjura sa créance (A), et renonça à la secte des stoïques, et, qui pis est, il embrassa celle des cyrénaïques, qui faisait consister le souverain bien dans la volupté. Il entrait sans honte, et sous les yeux du public, dans les lieux de prostitution, et voulait bien que les plaisirs où il se plongeait fussent sus de tout le monde [c]. Il y a même des gens qui disent qu’il fut débauché dès sa plus tendre jeunesse (B), et que s’étant souvenu en passant auprès d’un bordel, qu’il en était sorti le jour précédent sans avoir payé ce qui était dû aux filles de joie, il mit la main à sa poche, et paya régulièrement ses dettes en présence de tout le monde. On lui fit une objection embarrassante (C), sur ce qu’il admettait avec tous les dogmatiques, qu’il y a une règle pour discerner la vérité et la fausseté. Il composa divers ouvrages de philosophie, et quelques poëmes aussi [d]. Il fit donner dans le panneau Héraclide, par l’un de ses poëmes (D). Il parvint jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, après quoi ne voulant plus vivre, il se donna la mort en ne mangeant rien [e]. Ses désirs lascifs l’accompagnèrent jusques à l’âge où la nature ne les pouvait point satisfaire (E). M. Moréri s’est trompé assez lourdement (F).

  1. Diog. Laërt., lib. VII, num. 166.
  2. Idem, ibidem.
  3. Idem, num. 167.
  4. Idem, ibidem.
  5. Idem, ibidem.

(A) Ayant eu à souffrir de vives douleurs, il abjura sa créance. ] Ce changement lui acquit le titre de μεταθέμενος [1], que nous pourrions traduire par celui de transfuge ou de déserteur. Les uns disent qu’un mal d’yeux le fit changer d’opinion ; les autres attribuent cela aux douleurs de la gravelle. Cicéron rapporte l’une et l’autre de ces traditions [2]. Nobis Heracleotes ille Dionysius flagitiosè descivisse videtur à stoïcis propter oculorun dolorem. Quis verò hoc didicisset à Zenone, non dolere quùm doleret ? Illud audierat, nec tamen didicerat, malum illud non esse, quia turpe non esset, et esset ferendum viro. Hic si peripateticus fuisset, permansisset, credo, in sententiâ, quoniam dolorem dicunt malum esse, de asperitate autem ejus fortiter ferendâ præcipiunt eadem quæ stoïci [3]. J’ai rapporté plus de paroles qu’il ne m’en fallait pour prouver ce que j’avais avancé, et néanmoins je ne pense pas que ma peine soit inutile ; car en chemin faisant je découvre à mon lecteur, que les controverses des stoïciens et des péripatéticiens sur la nature de la douleur, n’étaient qu’une dispute de mots. Ils convenaient les uns et les autres qu’il fallait la supporter courageusement ; mais les uns niaient qu’il fallût l’appeler un mal, et les autres soutenaient qu’il le fallait faire. Voilà bien de quoi se tant agiter ! Nous disputons aujourd’hui, et sur la théologie, et sur la philosophie, pour des choses où le malentendu n’est pas moins visible. Voici un autre passage de Cicéron : je le rapporterai tout entier, afin qu’on voie pleinement de quelle manière notre philosophe d’Héraclée raisonnait. Il présumait beaucoup des forces de la philosophie ; car il jugea que puisqu’elles étaient inférieures à celles de la douleur, il fallait que la douleur fût un mal. Homo sanè levis Heracleotes Dionysius, cùm à Zenone fortis esse didicisset, à dolore deductus est. Nam cùm ex renibus laboraret, ipso in ejulatu clamitabat, falsa esse illa, quæ antea de dolore ipse sensisset. Quem cum Cleanthes condiscipulus rogaret, quænam ratio eum de sententiâ deduxisset, respondit : Quia cùm tantum operæ philosophiæ dedissem, dolorem tamen ferre non possem, salis esset argumenti, malum esse dolorem. Plurimos autem annos in philosophiâ consumpsi, nec ferre possum : malum est igitur dolor. Tum Cleanthem, cùm pede terram percussisset, versum ex Epigonis ferunt dixisse :

Audisne hæc, Amphiaraë, sub terram abdite ?


Zenonem significabat : à quo illum degenerare dolebat [4].

(B) Il y en a qui disent qu’il fut débauché dès sa plus tendre jeunesse. ] Nous venons d’entendre qu’il avait philosophé plusieurs années selon les maximes austères du Portique ; c’est lui-même qui l’assure, si nous en croyons Cicéron. Que faudra-t-il donc penser du conte qu’on trouve dans Athénée ? Dirons-nous que cet auteur s’est diverti à ramasser toutes les histoires scandaleuses, vraies ou fausses, qu’il rencontrait dans les écrivains les plus satiriques ? J’en laisse la décision à mes lecteurs. Je leur mets seulement en note le grec d’Athénée, avec la version de Dalechamp [5], que l’on fera bien de rectifier selon les notes de Casaubon. Ceux qui se souviendront bien du septième livre d’Athénée, se détermineront aisément à l’avantage de Cicéron ; ils croiront que Denys ne se révolta contre les stoïques, qu’après avoir blanchi dans leur communion ; car Athénée lui donne le nom de vieillard au temps de cette révolte, et cite le railleur Timon, qui disait que ce personnage avait commencé à se consacrer au plaisir lorsque la saison en était passée. Il vaut mieux rapporter l’original : il est au VIe. chapitre du VIIe. livre d’Athénée, à la page 281. Περὶ δὲ Διονυσίου τοῦ Ἡρακλεώτου τί δεῖ καὶ λέγειν ; ὃς ἄντικρυς ἀποδὺς τὸν τῆς ἀρετῆς χιτῶνα ἀνθινα μετημϕιάσατο, καὶ Μεταθέμενος καλούμενος ἔχαιρε, καί τοι γεραιὸς ἀποςὰς τῶν τῆς ςοᾶς λόγων καὶ ἐπὶ τὸν Ἐπίκουρον μεταπηδήσας· περὶ οὗ οὐκ ἀχαρίτως ὁ Τίμων ἔϕη,

Ἡνίκ᾽ ἐχρῆν δύνειν, νῦν ἄρχεται ἡδύνεσθαι.
Ὥρη ἐρᾶν, ὥρη δὲ γαμεῖν, ὥρη δὲ πεπαῦσθαι.


Quid autem de Heracleote Dionysio attinet dicere ? Apertè quidem et palàm virtutis exutâ veste, cùm indumentum mutâsse et alienum sumpsisse criminarentur, gaudebat, quamvis jam natu grandis à stoïcorum scholâ defecisset, et transivisset ad Epicurum. De illo non invenustè Timon scripsit :

Ille voluptati se tradit jam moriturus.
Tempus amandi, tempus habendæ conjugis, est quod
Rebus ab his tandem moneat desistere tempus.

J’ajoute que Lucien observe que Denys était fort sage lorsqu’il quitta les stoïques [6]. Je n’oserais assurer, comme fait M. Ménage [7], qu’il ait été dans l’Asie à la suite d’Alexandre, et qu’il ait dansé au son des flûtes aux noces de ce conquérant. Athénée, à la vérité, dit cela d’un Denys Héracléotes ; mais combien de gens de même nom allègue-t-il sans les distinguer par aucune marque ?

(C) On lui fit une objection embarrassante. ] Celui qui lui faisait cette objection s’appelait Antiochus : il avait embrassé la secte de ceux qui n’admettaient aucune science, c’est-à-dire aucune proposition certainement vraie : et puis il avait abandonné ce parti-là, après avoir soutenu long-temps l’incompréhensibilité, et avoir écrit subtilement pour cette cause. Scripsit de his rebus acutissimè, et idem hoc acriùs accusavit in senectute quàm anteà defensitaverat. Quamvis igitur fuerit acutus, ut fuit, tamen inconstantiâ elevatur autoritas. Quis, inquam, etiam iste dies illuxerit, quæro, qui illi ostenderit eam quam multos annos esse negavisset veri et falsi notam [8] ? Or, pendant qu’il combattait la science, il harcelait furieusement notre Denys : Vous avez cru fort long-temps, lui disait-il, qu’il n’y avait point d’autre bien que l’honnêteté ; ensuite vous avez soutenu que l’honnêteté n’est qu’un vain nom, et que le souverain bien consiste dans la volupté. Vous devez donc croire que le mensonge se présente à notre esprit, et qu’il s’y imprime sous le même caractère sous lequel la vérité y prend place, et par conséquent que cette marque caractéristique du vrai et du faux, sur laquelle vous vous fondez pour affirmer ou pour nier, est trompeuse et illusoire. Toute la force de cette objection consistait en ce que Denys avait soutenu successivement deux propositions contradictoires. Antiochus éprouva la force de son objection, lorsqu’il eut changé de sentiment ; car on le battait des mêmes armes qu’il avait employées contre Denys. Voici le latin de Cicéron [9] : Quoque solebat uti argumento tum, cùm ei placebat, nihil posse percipi, cùm quæreret, Dionysius ille Heracleotes, utrùm comprehendisset certâ illâ notâ quâ assentiri dicitis oportere, illudne, quod multos annos tenuisset, Zenonique magistro credidisset, honestum quo esset, id bonum solum esse : an quòd posteà defensitavisset, honesti inane nomen esse, voluptatem esse summum bonum : qui ex illius commutatâ sententiâ docere vellet, nihil ita signari in animis nostris à vero posse, quod non eodem modo possit à falso, is curavit, quod argumentum ex Dionysio ipse sumpsisset, ex eo cæteri sumerent. Cette objection peut embarrasser ceux des protestans modernes qui, soutiennent que les vérités de l’Évangile n’entrent point dans notre esprit par la voie de l’évidence, mais par celle de sentiment ; car que diront-ils si on leur montre des chrétiens qui changent de religion, et qui, à l’exemple de notre Denys d’Héraclée, embrassent pendant long-temps avec une ardeur incroyable les mêmes dogmes qu’ils rejettent dans la suite avec une ardeur pareille ? Le sentiment de la fausseté, demandera-t-on, ne s’imprime-t-il point dans l’âme avec tous les mêmes caractères que le sentiment de la vérité ?

(D) Il fit donner dans le panneau Héraclide par l’un de ses poëmes. ] Ayant composé un poëme intitulé Παρθενοπαῖον, Parthenopæum, il l’attribua à Sophocle en le publiant. Héraclide prit bonnement cet ouvrage pour une production de Sophocle, et le cita comme tel dans l’un de ses livres. Alors Denys lui découvrit la supercherie, et Héraclide n’en voulut rien croire : il soutint que l’ouvrage était de Sophocle ; et lors même que Denys lui eut envoyé son manuscrit, il persista dans son opinion, et prétendit que le hasard avait pu faire que deux poëtes se rencontrassent [10]. Tant il est fâcheux à un auteur d’avouer qu’il se soit laissé surprendre de cette manière. Scaliger, trompé de la même sorte par Muret, ne fit pas tant l’opiniâtre, mais il en fut très-fâché.

(E) Ses désirs lascifs l’accompagnèrent jusqu’à l’âge où la nature ne les pouvait point satisfaire. ] Le jour d’une grande fête qu’il célébra le plus agréablement qu’il lui fut possible, il se fit amener une courtisane, afin qu’il ne manquât rien aux plaisirs de la journée ; mais la vieillesse l’avait tellement abattu, qu’il ne put rien exploiter. Il confessa son infirmité, en se servant des paroles [11] qu’Homère met à la bouche de l’un de galans de Pénélope, lequel ne pouvant tendre l’arc d’Ulysse, s’écria, qu’un autre le prenne, je n’en puis venir à bout [12]. Denys pareillement déclara que puisque les forces lui manquaient, un autre devait s’emparer de la courtisane. Φησὶ τὸν Διονύσιον τοῖς οἰκέταις συνεορτάζοντα, ἐν τῇ τῶν Χόων ἑορτῇ, καὶ μὴ δυνάμενον διὰ γῆρας χρῆσθαι ᾗ παρειλήϕεσαν ἑταίρα ὑποςρέψαντα εἰπεῖν πρὸς τοὺς συνδειπνοῦντας,

ΟΥ δύναμαι τανύσαι, λαϐέτο δὲ καὶ ἄλλος.


Tradit Dionysium cum domesticis, diebus festis congiorum, ferias illas agentem, cùm ob senectutem meretrice quam adduxerant uti non posset, ad convivas facie versâ, dixisse : Arrigere nequeo, sumat alius [13]. Antigonus Carystius racontait cela dans la vie de notre Héracléotes.

(F) M. Moréri s’est trompé assez lourdement. ] 1°. Il dit que Denys d’Héraclée..….. ayant quitté l’école de Zénon suivit les cyniques. Il fallait dire les cyrénaïques, dont la secte était extrêmement différente de la secte des cyniques. On en peut juger par l’opposition de caractères qui se trouvait entre Aristippe et Diogène. Il n’y a pas dans le fond une grande différence entre Diogène Laërce qui fait passer notre Denys dans le camp des cyrénaiques, et Athénée qui le fait passer dans la secte d’Épicure ; car encore qu’Épicure expliquât plus honnêtement le terme de volupté, il convenait avec les cyrénaïques que la fin dernière de l’homme, le souverain bien, le bonheur de l’homme est la volupté. 2°. Ces paroles, il ne faisait point de difficulté..... de faire publiquement ce qui lui pouvait donner du plaisir, sont une suite de la première faute, et une nouvelle faute. Si Denys avait embrassé le cynisme, il n’aurait point eu de honte de se souiller avec une femme au milieu des rues ; mais comme il ne fit que passer dans l’école d’Aristippe, agréable débauché, libertin poli, et qui savait admirablement le monde ; et que les cyrénaïques, qui donnaient à la nature tout ce qu’elle souhaitait, n’avaient pas pourtant adopté l’impudence des cyniques, on a grand tort de prétendre qu’il n’avait pas plus de respect que Diogène pour les yeux de son prochain. J’avoue qu’il voulait bien qu’on le vît entrer dans les lieux publics, et qu’on sût qu’il avait couché avec des prostituées [14] ; mais chacun sait que cela ne signifie point connaître publiquement une femme, et sous les yeux des passans, comme faisaient les cyniques. 3°. On ne pouvait pas représenter plus confusément la désertion du stoïcisme, que Moréri l’a représentée. Denys, dit-il, étant tourmenté d’une excessive douleur dans les yeux, ne voulut jamais dire que la douleur fût indifférente. Voit-on là une description fidèle du changement de ce philosophe ? N’est-on pas tenté de se figurer un homme que l’on met à la question, pour lui faire dire que la douleur est indifférente, et qui s’obstine à ne le pas avouer ? Voyez dans les passages de Cicéron, cités ci-dessus [15], l’état naïf de cette aventure. 4°. Il ne fallait pas ôter à Denys dix ans de vie : ce fut à l’âge de quatre-vingts ans, et non pas à l’âge de soixante et dix, qu’il se laissa mourir de faim.

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  1. Cela signifie proprement immutatus, et non pas transpositor, comme l’a prétendu le traducteur d’Athénée, liv. X, pag. 437. Voyez Vossius, de Hist. græc., pag. 466. Casaubon., in Athenæum, pag. 733, avait déjà marqué cette faute.
  2. Conférez la citation (3) avec la citation (4).
  3. Cicero, lib. V, de Finib., cap. XXXI. Laërce, liv. VII, num. 166, ne parle que de la douleur des yeux.
  4. Idem, Cicero, Tuscul. II, cap. XXV.
  5. Ἦν δὲ ὁ Διονύσιος ἔτι ἐκ νέου, ὥς ϕησι Νικίας ὁ Νικαεὺς ἐν ταῖς διαδοχαῖς, πρὸς τὰ Ἀϕροδίσια ἐκμανὴς, καὶ πρὸς τὰς δημοσίας εἰσῄει παιδίσκας ἀδιαϕόρως· καί ποτε πορευόμενος μετά τινῶν γνωρίμων, ὡς ἐγένετο κατὰ τὸ παιδισκεῖον εἰς ό τῇ προτεραίᾳ παρεληλυθὰς ὤϕειλε χαλκοῦς, ἔχων τότε κατὰ τύχην, ἐκτείνας τὴν χεῖρα πάντων ὁρώντων ἀπεδίδου. Fuit autem Dionysius ille, quod ait Niceas Nicœensis libro de Successionibus, jam ab adolescentiâ, tam immani furiosâque libidine percitus, ut sine discrimine cum plebeiis ancillis ac pedissequis coiret et aliquando cum familiaribus inambulans, ubi ad ancillarum ædes venit, quas pridiè ingressus aliquot obolos quos debebat non solverat, casu tum fortè in loculis habens, distentâ manu coram omnibus nurmeravit. Athen., lib. X, pag. 437.
  6. Ἄνδρα τότε σώϕρονα. Virum tunc modestum. Lucian., in Bis accusato, pag. 325, tom. II.
  7. In Laërt., lib. VII, pag. 334.
  8. Cicero, Academic, Quæst., lib. II, cap. XXII.
  9. Idem, ibidem.
  10. Diog. Laertius, lib. V, num 92, 93.
  11. Il les parodia un peu. Voyez Casaubon, sur Athénée, pag. 733.
  12. Odyss., lib. XXI, v. 152, pag. m. 647.
  13. Athen., lib. X, pag. 437, ex Antigono Carystio.
  14. Εἴς τε τὰ χαμαιτυπεῖα ὑπεισῄει καὶ τἄλλα ἀπαρακαλύπτως ἡδυπάθει. Lustra ingrediebatur, cæterisque voluptatibus apertè operam dabat. Laërtius, lib. VII, num. 167. La version ordinaire est trop forte, et a trompé apparemment M. Moréri : Palam lustra ingrediebatur, cæteraque sub omnium gerebat oculis quæ ad voluptatem pertinerent.
  15. Citations (3) et (4).