Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Denys 1


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DENYS, tyran d’Héraclée, ville du Pont, profita de la décadence des Perses, après qu’ils eurent perdu contre Alexandre la bataille du Granique. Il n’avait osé s’agrandir pendant qu’il les avait redoutés : il ne les craignit plus quand il les vit engagés dans une guerre où la fortune se déclara pour les Macédoniens : mais il se trouva bientôt déchu des espérances qu’il avait fondées sur l’affaiblissement de la monarchie persanne. Il eut plus de sujet de redouter le vainqueur, qu’il n’en avait eu de craindre la cour de Perse. Ceux qui avaient été bannis d’Héraclée recoururent à la protection d’Alexandre, et le trouvèrent si favorable à leurs intérêts que peu s’en fallut que pour l’amour d’eux il ne détrônât Denys. La chose n’aurait pas manqué d’arriver, si Denys n’avait esquivé le coup par mille souplesses de politique (A), parmi lesquelles il faut compter son application à s’acquérir la bienveillance de Cléopâtre. Il se vit délivré d’inquiétude en apprenant la mort d’Alexandre. Cette nouvelle, à force d’être agréable, lui pensa faire tourner l’esprit (B). Perdiccas après la mort d’Alexandre n’eut pas moins de bonnes intentions pour les exilés d’Héraclée ; de sorte que Denys se vit obligé tout de nouveau à recourir à mille artifices, afin de conjurer la tempête qui le menaçait. Mais cet embarras fut de petite durée, parce que Perdiccas fut bientôt tué. Depuis ce temps-là les affaires de Denys allèrent toujours en prospérant, à quoi son mariage avec Amastris servit de beaucoup (C). La vie voluptueuse qu’il mena le fit devenir si gras, qu’il ne faisait presque que dormir ; et son assoupissement était si profond, qu’il n’y avait point d’autre moyen de l’éveiller que de lui ficher de longues aiguilles dans le corps : à peine pouvait-on en venir à bout par cette voie. Il mourut âgé de cinquante-cinq ans, dont il en avait régné trente. Ses sujets le regrettèrent beaucoup ; car il les avait traités doucement. Il laissa sa femme tutrice de ses enfans, et régente de l’état [a]. C’est elle qui fit bâtir la ville d’Amastris (D). J’ai oublié de dire que notre Denys avait honte de sa grosseur ; et c’est pour cela que lorsqu’il donnait audience, ou lorsqu’il rendait justice, il se mettait dans quelque armoire, qui faisait qu’on ne lui voyait que le visage [b]. Quelques bannis d’Héraclée l’appellent le gros pourceau, dans l’une des comédies de Ménandre [c].

  1. Tiré de l’Histoire des Tyrans d’Héraclée, composée par Memnon. Les extraits s’en trouvent dans Photius, Biblioth., num. 224, pag. m. 708 et suivantes.
  2. Élien, Hist. div., lib. IX, cap. XIII, Athen., lib. XII, cap. XII, pag. 549. Ils parlent aussi des aiguilles qu’on lui fichait dans le corps pour le réveiller.
  3. Apud Athenæum, ibidem.

(A) Alexandre l’eût détrôné..……, s’il n’avait esquivé le coup par mille souplesses de politique. ] L’une de ces souplesses fut de faire sa cour à Cléopâtre [1] : c’est l’ordinaire, on ne fait rien sans le sexe ; il y a partout quelques femmes qu’il faut mettre dans ses intérêts, si l’on veut faire réussir ses entreprises. Mais je voudrais bien savoir qui est cette Cléopâtre : serait-ce la sœur d’Alexandre, que Philippe maria au roi d’Épire [2], et qui s’assura de la Macédoine sur un faux bruit qu’Alexandre avait été tué [3] ? C’est apparemment elle-même. Son crédit était grand sans doute et auprès d’Olympias sa mère, et auprès d’Alexandre son frère. Il fut fort grand depuis la mort de ce prince : nous voyons qu’Eumènes l’alla voir à Sardes pour s’autoriser du nom de cette princesse. Indè Sardis profectus est ad Cleopatram sororem Alexandri Magni, utejus voce centuriones principesque confirmaret, existimaturos ibi majestatem regiam verti undè soror Alexrandri staret. Tanta veneratio magnitudinis Alexandri erat, ut etiam per vestigia mulierum favor sacrati ejus nominis quæreretur [4]. L’historien dont j’emprunte ces paroles avait déjà dit que Perdiccas la rechercha en mariage afin de devenir roi [5]. Cassander, Lysimachus, Antigonus, Ptolomée, et chacun des autres chefs de parti souhaitèrent de se marier avec elle : car ils crurent que les Macédoniens choisiraient pour maître celui qu’elle épouserait ; et ainsi chacun espéra de parvenir à l’empire, pourvu qu’il fût son mari. Antigonus la faisait garder dans Sardes : elle, qui ne l’aimait pas, et qui souhaitait de se joindre à Ptolomée, cherchait les moyens de s’évader. Le gouverneur de la ville l’en empêchait, et enfin, par ordre d’Antigonus, il se servit de quelques femmes pour la faire mourir. Antigonus, voulant éviter l’infamie d’un tel meurtre, fit punir de mort quelques-unes de ces femmes, et fit enterrer magnifiquement cette princesse [6]. C’est ainsi qu’on se joue du public : les princes méritent mieux d’être appelés comédiens, que ceux qui montent sur le théâtre.

(B) La mort d’Alexandre, à force d’être agréable, lui pensa faire tourner l’esprit. ] Voici un effet de la joie bien singulier, et, si je ne me trompe, plus rare que celui de faire mourir. On compte plusieurs personnes qui sont mortes de joie [7] ; mais je ne me souviens point d’avoir lu que bien des gens en aient perdu l’esprit. C’est ce qui m’oblige à citer les propres paroles de Photius : Εὐθυμίας μὲν ὁ Διονύσιος ἄγαλμα, τὴν ἀγγελίαν ἀκούσας, ἱδρύσατο· παθὼν τῇ πρώτῃ προσϐόλῃ τῆς ϕήμης ὑπὸ τῆς πολλῆς χαρᾶς, ὅσα ἄν ἡ σϕόδρα λύπη δράσειε· μικροῦ γὰρ περιτραπεὶς, εἰς τὸ πεσεῖν ὑπήχθη καὶ ἄνους ὤϕθη γενόμενος. Lætitiæ statuam consecravit : et ad primum famæ adventum eo affectus est modo præ exuberanti gaudio quo repentina hominem consternatio adfecerit. Nam prope erat ut vertigine correptus prolaberetur, et à sand mente conspiceretur alienus [8]. Que peut-on faire contre les passions machinales ? La raison aurait voulu qu’à la première nouvelle de la mort du grand Alexandre, ses plus ardens ennemis fissent de sérieuses réflexions sur l’inconstance des choses humaines, non sans admirer les qualités prodigieuses de ce prince. Mais notre Denys se trouva si peu en état de réfléchir gravement sur l’hommage que l’on doit en ces occasions à la destinée des héros, qu’il pensa perdre l’esprit, tant il était entraîné par ses premiers mouvemens, qui m’étaient rien moins que volontaires.

(C) Son mariage avec Amastris servit de beaucoup. ] Il l’épousa après la mort de sa première femme. Amastris était fille d’Oxathre, frère du dernier Darius ; elle était donc cousine germaine de Statira, fille de ce Darius, et femme d’Alexandre-le-Grand. Elles avaient été élevées ensemble, et s’aimaient beaucoup. Lorsque Alexandre se maria avec Statira, il voulut qu’Amastris fût mariée à l’un de ses plus intimes favoris : c’était Cratérus. Celui-ci vécut fort bien avec elle jusques à ce que ses intérêts, ou peut-être aussi son inclination après la mort d’Alexandre, lui inspirèrent l’envie de se marier avec Phila, fille d’Antipater. Alors Amastris, du consentement même de Cratérus, se maria avec Denys. Elle lui apporta de grands biens ; et comme il eut occasion d’acheter les meubles de Denys, tyran de Sicile, il se donna un grand éclat dans sa maison, et avec les richesses qu’il se vit en main, appuyé d’ailleurs sur l’affection de ses sujets, il fit des conquêtes, et il envoya un puissant secours à Antigonus pendant la guerre de Cypre [9]. En reconnaissance de ce secours, Antigonus maria Ptolomée son neveu, gouverneur de l’Hellespont, à une fille de Denys. Elle était du premier lit. Denys eut d’Amastris trois enfans, deux fils et une fille. La fille s’appelait comme sa mère ; l’un des fils s’appelait Cléarque ; l’autre Oxathre. Tout alla bien sous la tutelle et la régence d’Amastris ; car Antigonus se rendit le protecteur d’Héraclée et des pupilles, et lorsqu’il cessa de le faire, Lysimachus prit sa place, et épousa même la veuve de Denys. Il l’aima passionnément jusqu’à ce qu’il fût devenu amoureux d’Arsinoë, fille de Ptolomée Philadelphe. Ces nouvelles amours causèrent une rupture entre Lysimachus et Amastris, qui fut cause que cette dame commanda seule dans Héraclée jusqu’à la majorité de Cléarque, son fils aîné. Ce prince, et Oxathre son frère, furent si méchans, qu’ils firent périr leur mère sur mer pour de légères raisons. Εἰς ἔκθεσμον δὲ καὶ μιαρώτατον ἔργον ἐξέπεσον· τὴν γὰρ μητέρα μηδὲν περὶ αὐτοὺς μέγα πλημμελήσασαν, μηχανῇ δεινῇ καὶ κακουργίᾳ ἐπϐᾶσαν νηὸς θαλάσσῃ ἀποπνιγῆναι κατειργάσαντο. Ad nefarium et exsecrabile facinus sunt delapsi. Matrem enim quæ nihil in eos grande peccaverat cùm navi se commisisset, insigni commento et flagitio mari suffocandam curaverunt [10]. Lysimachus, qui régnait alors dans la Macédoine, sentit revivre ses premiers feux à l’ouïe d’un si énorme attentat, et résolut de le punir. Il dissimula son dessein, comme il savait faire plus qu’homme du monde, Κρύψαι τὸ βουλόμενον δεινότατος ἀνθρώπων γεγονέναι λέγεται. Occultare enim quæ vellet ingeniosissimus mortalium fuisse perhibetur [11] ; et ayant témoigné à Cléarque la même affection qu’auparavant, il fut reçu dans Héraclée comme un bon ami. Il fit mourir les deux princes dénaturés qui s’étaient défaits de leur mère, et s’empara de tous leurs biens, et rendit à ceux d’Héraclée leur liberté. Ils ne la gardèrent guère ; car Lysimachus étant retourné chez lui fit des descriptions si vives du bon état où l’habileté d’Amastris avait mis Héraclée et deux autres villes, qu’Arsinoë, sa femme, les lui demanda en présent. Il la refusa d’abord ; mais comme elle était adroite, et qu’il commençait à être bon homme à cause de son grand âge [12], elle obtint enfin ce beau présent, et envoya dans Héraclée un gouverneur qui traita fort durement cette ville [13]. Il ne faut pas oublier que du mariage de Lysimachus et d’Amastris sortit un fils nommé Alexandre. C’est Polyænus qui nous l’apprend [14] : le passage est si corrompu, qu’on n’y a trouvé la vraie leçon qu’après bien des tentatives. Le manuscrit de Casaubon portait Ἀλέξανδρος Λυσιμάχου καὶ Μηςριοῦδ᾽ ὑιος. Ce grand critique corrigea Μηςριοῦδ᾽ par Μηκρίδης. Grentemenil a conjecturé plus heureusement que lui ; car il a cru qu’il fallait lire Ἀμάςριδος. Un autre savant [15] qui, au fond, est dans la même pensée, aime mieux lire Ἀμήςριος ou Ἀμάςριος. Il montre [16], par une médaille de notre Amastris, que le génitif de ce nom était Ἀμάςριος. aussi-bien qu’Ἀμάςρεως, et il cite Hérodote, qui a dit Ἀμάςριος au génitif. Il observe que Saumaise [17] et Tristan [18] se sont trompés, ayant cru qu’Amastris était sœur de Darius.

(D) ...... C’est elle qui fit bâtir la ville d’Amastris. ] Cette ville fut l’une des trois que Lysimachus vanta à sa femme. Étienne de Byzance reconnaît bien que cette ville emprunta son nom d’Amastris, nièce du dernier Darius, et femme de Denys, tyran d’Héraclée [19] ; mais il veut qu’avant cela elle ait été appelée Cromna. Il aurait mieux fait s’il se fût scrupuleusement attaché à Strabon, qui rapporte [20] qu’Amastris, fille d’Oxyathre, etc., unit ensemble quatre bourgs, et en composa une ville qui fut nommée Amastris. Ces quatre bourgs s’appelaient Sésamus, Cytorus, Cromna et Teïus. Ils étaient en Paphlagonie. Il est étonnant que Mela [21] fasse mention de Sésame, de Cromna, de Cytore et de Teïus, sans dire un seul mot d’Amastris. On ne peut pas me répondre que l’union de ces quatre lieux, sous le nom d’Amastris, ne dura que pendant la vie de la reine Amastris, et qu’ensuite chacun reprit son indépendance et son premier nom ; car, si cela était vrai, Strabon n’assurerait pas qu’il n’y eut que Teïus qui rompit l’union. Les trois autres, ajoute-t-il [22], continuèrent la communauté, et l’un d’eux, savoir Sésame, fut la forteresse d’Amastris. Nous voyons dans Pline une faute toute semblable à celle d’Étienne de Byzance. Sesamum oppidum, dit il [23], quod nunc Amastris. On pourrait excuser ces deux auteurs, en disant qu’Amastris, par rapport à quelques-unes de ses parties, avait eu autrefois nom Cromna et Sésamus. Il y a une faute dans le scoliaste d’Apollonius sur le 943e. vers du IIe. livre [24]. Il faut lire que Sésame changea son nom, non pas en celui de Damatris, à cause de la nièce de Darius, mais en celui d’Amastris. Cette ville a été célèbre. Les rois de Bithynie s’en emparèrent [25]. Pline le jeune la loue beaucoup : Amastrianorum, dit-il [26], civitas et elegans et ornata habet inter præcipua opera pulcherrimam eandemque longissimam plateam. Il prie Trajan de fournir les frais nécessaires pour couvrir les égouts qui passaient par la belle place de cette ville. Il reçut une réponse favorable. Lucien [27] témoigne qu’il y trouva bien des philosophes disciples de Timocrate. Les médailles d’Homère que les habitans d’Amastris firent frapper, sont une preuve de leur attachement aux belles-lettres [28].

  1. Ἐξέπεσεν ἄν, εἰ μὴ συνέσει πολλῇ καὶ ἀγχινοίᾳ καὶ τῇ τῶν ὑπηκόων εὐνοίᾳ, καὶ θεραπείᾳ Κλεοπάτρας, τοὺς ἀπειληθέντας αὐτῷ πολέμους διέϕυγε. Et excidisset sanè, nisi prudentiæ et sagacitate mendis, et studiis civium, et suis erga Cleopatram obsequiis, bella, cum minis sibi denuntiata, effugisset. Photius, Biblioth., pag. 709, num. 224.
  2. Justin., lib. IX, cap. VII, et lib. XIII, cap. VI.
  3. Plutarchus, in Alexandro, pag. 702.
  4. Justin., lib. XIV, cap. I.
  5. Ut viribus auctoritatem regiam acquireret. Justin., lib. XIII, cap. VI. Voyez aussi Diodore de Sicile, liv. XVIII, chap. XXIII.
  6. Tiré de Diodore de Sicile, lib. XX, cap. XXXVIII, ad ann. 1 olymp. 118.
  7. Voyez Valère Maxime, lib. IX, chap. XII, et Pline, lib. VII, chap. LIII.
  8. Phot., Biblioth., pag. 709, num. 224.
  9. ᾽Αντιγόνῳ τὴν Ἀσίαν κατέχοντι λαμπρῶς συμμαχήσας. Antigono Asiam tenenti magnificè suppetias tulit. J’aime mieux traduire ainsi, que comme il y a dans mon Photius, pag. 709, (c’est l’édition de Rouen, 1653,) Antigono etiam, jam magnificè Asiam tenenti, suppetias tulit.
  10. Phot., pag. 712.
  11. Là même.
  12. Ἦν γὰρ δεινὴ περιελθεῖν ἡ Ἀρσινόη, καὶ τὸ γῆρας ἤδη Λυσίμαχον εἶχεν εὐεπιχείρητον. Ingeniosa enim ad circumveniendum fuit Arsinoë, et jam senectus ipsa mansuefactum dederat Lysimachum. Phot., Biblioth., pag. 713.
  13. Tout ceci est tiré de Memnon, dans Photius, num. 224.
  14. Lib. VI, pag. 443, apud Ezech. Spanhemium, de Præst. Numismat., pag. 466.
  15. Spanhem., ibid.
  16. Ibidem, pag. 465.
  17. Ad Solinum, pag. 889.
  18. Comment., tom. I, pag. 688.
  19. Catanée, in Plin., epist. XCIX libri X, impute faussement à Étienne d’avoir dit qu’Amastris fut femme de Denys, tyran de Sicile.
  20. Lib. XII, pag. 375.
  21. Lib. I, cap XIX. Le père Hardouin, in Plinium, lib. VI, cap. II, pag. 650, lui impute d’avoir dit que la forteresse d’Amastris se nomme Sésamus. Méla ne le dit point.
  22. Strabo, lib. I, cap. XIX.
  23. Plinius, lib. VI, cap. II, pag. m. 650.
  24. M. de Spanheim, de Præst. Num., pag. 465, observe qu’Holstenius a corrigé cette faute dans ses notes sur Apollonins
  25. Photius, Biblioth., pag. 720.
  26. Epist. XCIX libri X.
  27. In Pseudomanti.
  28. Voyez M. de Spanheim, de Præst. Num., pag. 490.

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