Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Dempster


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DEMPSTER (Thomas), enseignait les humanités à Paris, vers le commencement du XVIIe. siècle. Il était d’Écosse, et il disait, quand il fut passé en France, qu’il avait quitté de grands biens en son pays à cause de la religion catholique. Il se piquait aussi de grande noblesse. Quoique son métier fût celui de régenter, il ne laissait pas d’être aussi prompt à tirer l’épée et aussi querelleur qu’un duelliste de profession. Il ne se passait presque point de jour qu’il ne se battît, ou à coups d’épée, ou à coups de poing, de sorte qu’il était la terreur de tous les régens. Il fit une action de courage à Paris, dans le collége de Beauvais (A), qui l’exposa à des embarras dont il ne voulut pas risquer les suites. C’est pourquoi il se retira en Angleterre, où il trouva non-seulement un asile mais aussi une belle femme qu’il amena avec lui à Paris. Allant un jour par les rues avec cette femme, qui montrait à nu la plus belle gorge et les plus blanches épaules du monde (B), il se vit entouré de tant de gens que la foule les aurait apparemment étouffées tous deux, s’ils n’eussent trouvé un logis à se retirer. Une beauté ainsi étalée, dans un pays où cela n’était point en pratique, attirait cette multitude de badauds. Il passa les monts, et enseigna les belles-lettres dans l’académie de Pise, sous de bons appointemens. Un jour en revenant du collége, il trouva qu’on lui avait enlevé sa femme : ses propres disciples avaient prêté la main à ce rapt. Il s’en consola en stoïcien [* 1]. Peut-être ne fut-il pas fâché qu’on le délivrât d’un trésor de si difficile garde. Il passa à Bologne, et y fut professeur tout le reste de sa vie. Il y fut aussi agrégé à l’académie della notte [a]. On a plusieurs ouvrages de sa façon (C). Il mourut l’an 1625, selon le Dictionnaire de M. Moréri, où vous trouverez diverses académies dans lesquelles il enseigna, mais non pas toutes (D). C’était un homme d’une prodigieuse mémoire (E), infatigable au travail, chaud ami, et violent ennemi [b]. Il n’avait ni beaucoup de jugement [c], ni beaucoup de bonne foi ; car il publia sans pudeur je ne sais combien de fables (F). Quelques-uns de ses livres furent condamnés par l’inquisition de Rome (G). Les emportemens de sa plume étaient fort propres à l’exposer à cette disgrâce.

  1. * Joly dit au contraire qu’il en fut désolé. Il s’appuie sur le père Niceron qui, dans le tome XXVIII de ses Mémoires, a consacré un article curieux à Dempster, d’après sa Vie écrite par lui-même, et imprimée (avec une continuation) à la fin de son Historia ecclesiastica gentis Scotorum, 1627, in-4o.
  1. Tiré de Nicius Érythr., Pinac. I, pag. 24, 25.
  2. Moribus apertis et simulandi nescius, sive amore odiove quempiam Prosequeretur, utrumque palam. Ut amicis obsequentissimus, ita inimicis maximè infensus. Aub. Miræus, in Script. Sæc. XVI, pag. 161.
  3. Homo multæ lectionis, sed nullius planè judicii. Usserius, Antiq. Brit. eccles., cap. I.

(A) Il fit une action de courage dans le collége de Beauvais. ] Grangier, principal de ce collége, ayant été obligé de faire un voyage, établit Dempster pour son substitut. Celui-ci exerça justice sur un écolier qui avait porté un duel à l’un de ses camarades : il lui fit mettre chausses bas, et l’ayant fait charger sur les épaules d’un gros drôle, il le fouetta d’importance en pleine classe. L’écolier, pour tirer raison de cet affront, fit entrer dans le collége trois gentilshommes de ses parens, et gardes du corps. Dempster fit armer tout le collége, coupa les jarrets aux chevaux de ces trois gardes devant la porte du collége, et le mit en tel état de défense, que ce fut à ces trois messieurs à lui demander quartier. Il leur accorda la vie, mais il les fit traîner en prison dans le clocher, et ne les relâcha qu’après quelques jours. Ils cherchèrent une autre voie de se venger ; ils firent informer de la vie et mœurs de Thomas Dempster, et firent ouïr des témoins contre lui. C’est ce qui l’obligea à passer en Angleterre [1].

(B) Sa femme montrait à nu la plus belle gorge et les plus blanches épaules du monde. ] Citons Nicius Erythreus. Ubi (in Angliâ) non modò tutum ab insectatoribus suis perfugium ; verùm etiam mulierem nactus est, formâ et vultu adeò liberali, aded venusto, ut nihil supra, quam in uxoris habuit loco. Quæ mulier, cùm luce quâdam, Parisiis, quò rursus Thomas cum eâ se receperat, conspecta esset, et quia formâ præstabat, ut diximus, et quia habitu erat dementissimo ; nam et pectus et scapulas, nive ipsâ candidiores, omnium oculis expositas habebat ; tantus, visendi gratiâ ; hominum concursus actus est, ut nisi se in domum cujusdam, unà cum viro recepisset ; nihil propius factum esset, quùm ut ambo à multitudine opprimerentur [2]. Cela nous doit apprendre combien il importe de se conformer aux coutumes des lieux où l’on est, et principalement par rapport aux bienséances publiques.

(C) On a plusieurs ouvrages de sa façon. ] Ses supplémens sur Rosinus de Antiquitatibus Romanis [* 1] témoignent qu’il avait beaucoup de lecture. il fit des commentaires sur Claudien et sur Corippus [3] ; quatre livres de lettres, plusieurs pièces de théâtre et d’autres sortes de poésies [4] ; quelques livres en droit ; un apparatus à l’histoire d’Écosse, un martyrologe d’Écosse, et une liste des écrivains écossais [5] : c’est avec raison que je dis liste, car il ne donne que le simple nom des gens.

(D) Vous trouverez dans Moréri diverses académies dans lesquelles il enseigna, mais non pas toutes. ] M. Moréri ne parle point de l’académie de Nîmes, où Dempster emporta à la dispute une chaire de professeur. C’est lui-même qui nous l’apprend [6] : Quem (locum Virgilii) ut nodum mihi insolubilem objecit quidam, dum professionem in regiâ Nemausensium academiâ, disputationi commissam, magno licet concursu, obtinui, rejectisque aliis, solus, quod inter plures dividere volebant quidam ardeliones, summo cum honore consequebar, senatu faventissimo, unico Barnerio in tot egregiis viris, et omni litterarum genere eminentibus, contradicente, maximo consensu consulum, civiumque que aliorum, exceptis quibusdam, quos si mererentur nominarem, nunc quia indigni sunt tanto honore, cum suo livore, imo et malignitate callida intermori patiar, potiùss quàm nominibus compellatos vivere meo beneficio velim. Le passage qu’on lui proposa comme un nœud indissoluble est celui-ci :

Non ego te, mensis es Diis accepta secundis
Transierim, rhodia, et tumidis, bumaste, racemis [7].


Il y a beaucoup d’apparence qu’en ce temps-là il passait pour huguenot [8] ; car l’académie de Nîmes n’était destinée que pour ceux de la religion.

(E) C’était un homme d’une prodigieuse mémoire. ] Il disait qu’il ne savait ce que c’était que d’oublier. Mentis acumine satis valuit, sed memoriæ tenacitate longè plurimùm, adeò ut multoties diceret, ignorare se quid sit oblivio [9]. J’ai bien de la peine à croire qu’en cela il ne donnât point dans la hâblerie. On prétend qu’il se souvenait des endroits les plus cachés de l’antiquité. Nihil adeò abditum in antiquitatis monumentis cujus non meminisset, ita ut Franciscus Cupius vir in litteris omni comparatione major Dempsterum magnam bibliothecam loquentem compellare consueverit [10]. Cela étant, il méritait bien l’éloge de grande bibliothéque parlante, que certains auteurs lui donnent. Comme il était extrêmement laborieux, car il avait accoutumé de lire quatorze heures de suite chaque jour [11], il fallait nécessairement qu’il sût une infinité de choses. Si cela lui avait permis d’écrire avec une grande politesse, et avec toutes les beautés d’un jugement très-exquis, il eût été un plus grand prodige que ne l’était sa mémoire ; mais ce n’était pas son fait que d’écrire judicieusement et poliment [12]. Je me souviens d’un passage de Balzac, que je ne renverrai point à une meilleure occasion. Si nos gens de cour, dit-il, ne peuvent souffrir notre jeune docteur, qui a sacrifié aux Grâces, de quelle façon traiteraient-ils le farouche Heinsius, s’il lui prenait envie de faire son entrée dans les cabinets ? Avec combien de huées en aurait-il chassé le vilain Crassot, et l’indécrotable Dempstérus ? Qui pourrait sauver des coups d’épingles Féderic Morel, et Théodore Marcile, ces deux célèbres anti-courtisans, qui tombaient toujours du ciel en terre, et parlaient une langue qui n’était ni humaine, ni articulée, bien loin d’être commune, et intelligible ? Ces gens-là étaient rudes et sauvages, et néanmoins, ils avaient leur prix, aussi-bien que les diamans bruts [13].

(F) Il publia sans pudeur je ne sais combien de fables. ] Pour faire honneur à l’Écosse, il lui a donné non-seulement des écrivains qui sont ou anglais ou irlandais, mais aussi des livres qui n’ont jamais existé. Dempsterus in suum scriptorum Scotiæ catalogum pro libidine suâ Anglos, Wallos, et Hibernos passim retulit, et ad assertiones suas firmandas finxit sæpissimè authores, opera, locos et tempora [14]. Voici ce que le savant Ussérius disait de Dempster. Commenti genus est illi homini non minus familiare, quàm librorum qui nunquam scripti sunt ex ipsius otioso deprompta cerebro recensio [15]. Voyons les paroles d’un troisième témoin : Quod verò Dempsterus, Hist. Scot. lib. 6 num. 536 affirmat fastidium nostrum Scotorum chronicon scripsisse, id homini nugivendulo, et in gentis suæ rebus penè sernper ineptienti condonandum est [16]. Qu’on ne dise pas qu’il n’y a que des auteurs de delà la mer qui jugent si désavantageusement de lui ; car leur jugement est approuvé par les catholiques mêmes des autres nations. Je ne citerai que M. Baillet, prêtre français. Thomas Dempster, dit-il [17], nous a donné une histoire ecclésiastique d’Écosse en dix-neuf livres, où il parle beaucoup des gens de lettres de cette contrée. Mais quoiqu’il fit habile d’ailleurs, il n’en avait ni le sens plus droit, ni le jugement plus solide, ni la conscience meilleure. Il eût voulu que tous les savans fussent écossais ; il a forgé des titres de livres qui n’ont jamais été mis au monde, pour relever la gloire de sa patrie ; et il a commis diverses autres fourbes qui l’ont décrié parmi les gens de lettres. Ce sont à peu près les plaintes que font de lui Ussérius [* 2], Waræus [* 3], le père Labbe [* 4], Sandius [* 5], Vic. Antoine [* 6], etc. Le père Labbe, à l’endroit cité par M. Baillet, observe qu’il n’a jamais vu le Judicium de omnibus omnium gentium et temporum historicis, que l’on attribue à Dempster. Je crois qu’on rapporte mal le titre et qu’on n’a voulu parler que du jugement que Dempster a fait d’un-très grand nombre d’auteurs, et cela en très-peu de mots, à la tête de son Rosinus,

(G) Quelques-uns de ses livres furent condamnés par l’inquisition de Rome. ] Vous trouverez dans le décret du 16 de mars 1621, Thomæ Dempsteri de Antiquitate Romanorum, donec corrigatur ; et dans le décret du 17 de décembre 1623, Scotia illustrior, seu mendicabula repressa modestâ parecbasi Thomæ Dempsteri. M. Pope Blount assure [18] qu’on trouve dans ce dernier décret, liber inscriptus Hiberniæ sive antiquioris Scotiæ Vindiciæ adversùs immodestam parecbasim Thomæ Dempsteri. Cela ne se trouve point dans mon édition [19]. On voit dans la Bibliotheca Bibliothecarum du père Labbe[20], que l’auteur du livre qui a pour titre Hiberniæ, sive antiquioris Scotiæ Vindiciæ s’appelle G. F. Fédericus Hibernus, et que son livre fut imprimé à Anvers l’an 1621. in-8o.

  1. * La première édition des Antiquités de Rosin avec les additions de Dempster est, dit Joly qui cite Niceron, de 1613, in folio.
  2. (*) Jacob. Usserius, de Britanu. eccles. Primord., cap. XIII, pag. 463.
  3. (*) Jacob. Waræus, Rerum Hibernic.
  4. (*) Ph. Labbe, Biblioth. Bibl., pag. 159.
  5. (*) Christoph. Sand., Animadv. in Voss., pag. 175.
  6. (*) Nicol. Anton., Biblioth. hisp., præfat., pag. 34.
  1. Ex Nicio Erythr., Pinacoth. I, pag. 24.
  2. Idem, ibid., pag. 25.
  3. Erythreus a fait ici une faute : au lieu de Corippum, il dit Crispum.
  4. Erythr., Pinacoth. I, pag. 26.
  5. Myræus, de Script. sæc. XVI, num. 147.
  6. Dempst. Paralipom., ad cap. III libri V Antiquit. Romanar. Rosini, pag. m. 872.
  7. Virgil., Georgic., lib. II, vs. 101.
  8. Hankius, de Scriptor. rom, lib. II, pag. 174, dit que Dempster perdit ses biens pour avoir préféré la religion réformée à la romaine ; mais il a pris de travers les paroles de Nicius Erythreus.
  9. Miræus, de Script. sæc. XVI, pag. 147.
  10. Idem, ibid.
  11. Erat hic, uti refert Matthæus Peregrinus, indefessus in legendo, ita ut quatuordecim diei horas in librorum lectione continuare soleret. Idem, ibid.
  12. Stylus ei copiosus, confragosus tamen. Idem, ibid.
  13. Balzac, lettre III à Chapelain, lib. IV, pag. m. 209.
  14. Jac. Waræus, de Scriptor. Hiberniæ, pag. 119, apud Pope Blount, Censura Authorum, pag. 643.
  15. Jacob. Usserius, de Britan. eccles. Primord., pag. 463, apud eumdem, ibidem.
  16. Gul. Cave, ad ann. chron., 420, apud eumdem, ibidem.
  17. Jugem. des Savans, tom. II, pag. 188.
  18. Censura Author., pag. 643.
  19. C’est celle de Genève, 1667, contrefaite sur celle de Rome de la même année.
  20. Pag. 198, edit. Rhotomag., 1678 : l’endroit est hors de sa place.

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