Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Artaban 5


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ARTABAN IV a été le dernier roi des Parthes ; car Artaxerxès, Persan de nation, l’ayant dépouillé de la couronne et de la vie l’an 229, se donna le titre de roi des Perses, que ses successeurs portèrent pendant que cette monarchie dura. Le règne d’Artaban avait été assez glorieux, et s’était fait sentir aux Romains qui, de leur côté, se firent sentir à ce prince. Il avait eu l’imprudence de ne se point tenir sur ses gardes, pendant que l’empereur Sévère ravageait les pays voisins ; il dormait en repos sous le bénéfice de la paix, lorsqu’il vit fondre tout d’un coup les troupes romaines sur ses états. Tout ce qu’il put faire fut de se sauver avec une petite escorte [a] : la ville de Ctésiphonte, où il faisait sa résidence, fut pillée ; tous ses trésors et tous ses meubles tombèrent entre les mains de l’ennemi [b]. Mais cette supercherie ne fut rien en comparaison du tour déloyal que lui joua Caracalla. Il lui envoya des ambassadeurs chargés de riches présens, pour lui demander en mariage sa fille ; et lui allégua cent belles choses, qui devaient résulter de cette alliance au bien et à la gloire des deux nations [c]. Artaban rejeta d’abord cette demande, ne prévoyant aucune concorde dans ce mariage, vu la différence de langage et de coutumes, qui serait entre sa fille et un empereur romain. Enfin les nouvelles instances de Caracalla, ses sermens, ses protestations d’amitié pour sa future épouse, obtinrent le consentement du père. Mais on va voir que Caracalla méditait une perfidie, qu’on peut regarder comme le modèle, ou du moins comme l’ébauche de la saint-Barthélemi de Catherine de Médicis. Il alla avec son armée au pays des Parthes, et fut reçu partout comme le gendre du roi ; et dès que l’on eut appris qu’il était près de la capitale, Artaban, accompagné d’une multitude infinie de monde, alla au-devant de lui. Les Parthes ne songeaient qu’à bien témoigner leur joie ; ils ne faisaient que boire, que chanter et que danser : alors Caracalla, donnant le signal à ses troupes, fit faire main basse sur cette multitude de gens. On en tua tant qu’on voulut ; car il n’y avait personne qui fût en état de résister. Artaban ne fut sauvé qu’avec peine. Depuis cette journée, Caracalla ne fit que piller et que brûler, jusqu’à ce qu’étant las de le faire, il s’en retourna dans la Mésopotamie, où il fut tué. Artaban, affamé de tirer raison de l’injure qu’il avait soufferte, marcha le plus tôt qu’il put contre l’armée romaine, qui avait élu Macrin à la place de Caracalla. Le combat ayant duré deux jours de suite, depuis le matin jusqu’au soir, recommença le troisième, et aurait apparemment duré jusqu’à l’entière ruine de l’une ou de l’autre armée, si Macrin n’eût fait savoir à Artaban la fin malheureuse de Caracalla, et ne lui eût déclaré qu’il désapprouvait le passé, et qu’il voulait lui rendre tous les prisonniers et tout le butin qui se trouveraient encore, et vivre en paix avec lui. Artaban accepta ces offres, et ainsi la paix fut conclue entre lui et le nouvel empereur l’an 217. Il fut le premier que l’on nomma le grand roi ; et il portait un double diadème (A). Sa mauvaise fortune lui suscita en 226 un redoutable ennemi, je veux dire cet Artaxerxès, qui soutint sa rébellion avec tant de bonheur et tant de courage ; qu ’au bout de trois ans il mit fin à la monarchie des Parthes.

  1. Herodian., lib. III, cap. IX.
  2. En l’année 200, selon Calvisius.
  3. Herodian., lib. IV, cap. X, et seq.

(A) Il fut le premier que l’on nomma le grand roi, et il portait un double diadème. [1]. ] J’ai cité mon auteur, et il est très-vrai que l’on trouve ces paroles dans le chapitre que je cote d’Hérodien : Ἀρτάϐανόν τε τὸν πρότερον καλούμενον τὸν μέγαν βασιλέα καὶ δυσὶ διαδήμασι χρώμενον ἀποκτεῖναι [2]. Atque Artabano, qui rex magnus primus appellatus est, duplicique diademate utebatur, necem intulisse. Je crois qu’il a voulu dire qu’avant Artaban IV, aucun roi des Parthes n’avait pris le titre de grand roi, et il se tromperait fort, s’il disait absolument que ce fut le premier prince qui se nomma de la sorte ; car il est sûr que les anciens rois de Perse avaient pris cette qualité, et qu’elle leur fut affectée. Voyez le vingt-quatrième vers des Perses d’Eschyle, et les notes de Stanley sur ce vers-là. Il allègue le témoignage de Dion Chrysostome, Orat. III ; de Josephe, Antiquit., lib. XI, cap. VI ; d’Hérodote, lib. VIII et lib. V ; de Xénophon, Expedit., lib. I ; d’Aristides, in Romæ Encomio ; de Suidas, in μέγας βασιλεὺς. M. du Rondel m’a indiqué ce passage de Stanley. On peut ajouter à ces auteurs Platon, in Gorgiâ, pag. 321, C ; Plutarque, in Vitâ Cimonis, pag. 485, E ; le livre d’Eshter, chap. XVI, vs. i. Lisez aussi le Panégyrique d’Isocrate, vous y trouverez la plainte de cet orateur contre les Grecs de son temps, qui, dans leur langage ordinaire, donnaient au monarque des Perses le titre pompeux de Grand Roi : Oὐ βασιλέα τὸν μέγαν αὐτὸν προσαγορεύομεν ὥσπερ αἰχμάλωτοι γεγονότες ; [3] Non eum quasi bello capti regem magnum appellamus ? Notez que les rois de Perse ne furent pas les premiers qui se donnèrent ce nom. Les rois d’Assyrie l’avaient porté, comme on le peut recueillir du chapitre XVIII du IIe. livre des Rois [4], où l’on trouve les paroles du député de Sennacherib. Je me souviens de la réponse que le père Goulu fit quand on critiqua un passage de sa traduction de l’Apologie de Socrate. Rapportons d’abord les paroles du censeur : Je ne sais de quoi l’accuser, si ce n’est d’une ignorance volontaire en un passage de son Apologie de Socrate, où il lui fait dire : Je m’assure que, quand ce serait le grand seigneur, et non pas une personne de basse condition, il préférerait une nuit semblable à celle-là, à toutes les nuits et à tous les autres jours de sa vie, etc. Je voudrais bien lui demander si ce grand seigneur n’est pas le Turc : et si c’est lui, comment Socrate en pouvait parler, si ce n’était par prophétie, puisqu’il ne peut pas y avoir huit cents ans que les Ottomans ont commencé leur tyrannie, et qu’il en a plus de treize cents du siècle de Socrate au leur, à compter depuis l’année quatrième où il est né, dans la 77e. olympiade [5]. Voici la réfutation de cela. « Un habile homme m’aurait épargné une réponse en ne me faisant pas une demande si sotte. Mais patience ; répondons à cet ignorant. Oui, paladin [6], le Turc est aujourd’hui celui qu’on nomme le grand seigneur. Mais du temps de Socrate, c’était le roi des Perses qu’on appelait de la sorte, et qu’on ne nommait point autrement. Aux autres rois, dit Suidas, on donne le titre des états et des pays qui sont de leur obéissance, et pour ce on dit le roi de Macédoine et le roi des Lacédémoniens. Celui des Perses se qualifie simplement le grand roi ou le grand seigneur, μέγας βασιλεὺς, μέγας δεσπότης. Et comme il portait le titre de grand seigneur, ses sujets prenaient la qualité d’esclaves, et sa cour s’appelait la Porte, ses courtisans οἰ ἐπιθύραις βασίλεως, ceux qui étaient à la porte du roi. L’empereur des Turcs lui a succédé au titre de grand seigneur, aussi-bien qu’en la meilleure partie de ses royaumes, et en la forme de son gouvernement. De façon que, sans révélation et sans prophétie, Socrate a pu parler du grand seigneur, de quoi le paladin ne l’a pu reprendre sans découvrir son ânerie. Mais de le renvoyer à Hérodote, à Thucydide, et aux autres bons auteurs, pour apprendre la vérité de ce que je dis, ce serait à moi peine perdue ; car le pauvre malheureux confesse qu’il n’a point de livres, ni d’argent pour en acheter ; et à peine ceux qui ont des bibliothéques lui voudraient confier les leurs ; et puis il n’y entend du tout rien. Je me contenterai donc de l’envoyer étudier l’histoire des Turcs au bout du Pont-Neuf, où les colporteurs étalent leurs images, afin que, sans qu’il lui en coûte rien, il apprenne, dans les cartes où les empereurs des Turcs sont figurés en taille-douce, depuis quel temps les Ottomans sont devenus grands seigneurs : s’il y a huit cents ans, comme dit le paladin, ou bien si c’est depuis trois siècles seulement [7]. » J’ai rapporté tout ce long passage afin que l’on vît à peu de frais, et sans consulter les pièces de la fameuse dispute du général des feuillans, les manières rudes et grossières de ce temps-là [8] entre les auteurs qui étaient en guerre. Mais ne laissons point tomber la supercherie du père Goulu. N’ayant pas trouvé son compte dans μέγας βισιλεὺς, il supposa faussement que les mots μέγας δεσπότης sont dans Suidas. Ce n’était point se tirer d’affaire auprès des lecteurs habiles : cela ne servait qu’à imposer aux ignorans ; cela exposait partout ailleurs à la note de faussaire : tout bien compté, il se trouve que l’on critiqua justement son grand seigneur.

Au reste, le titre superbe de roi des rois était moins propre que celui de grand roi, à flatter l’orgueil des Orientaux ; car nous voyons qu’Artaban IV, pour se donner du relief, se fit nommer le grand roi. Il avait déjà eu, comme ses prédécesseurs, la qualité de roi des rois. Du temps de Pompée on la donnait communément au roi des Parthes ; et si Pompée ne se régla point sur ce formulaire en lui écrivant, ce fut pour l’amour des autres rois qui étaient venus lui rendre hommage [9]. Phraates se la donna dans une lettre qu’il écrivit à Auguste [10]. Suétone l’a donnée au roi des Parthes contemporain de Germanicus : c’est dans l’endroit où il raconte le regret qu’on eut de la mort de cet illustre Romain : Regulos quosdam barbam posuisse, et uxorum capita rasisse ad indicium maximi luctûs. Regum etiam Regem et exercitatione venandi et convictu Megistanum abstinuisse, quod apud Parthos justitii instar est [11]. Je ne m’étonne pas du goût d’Artaban, lorsque je considère que le titre de roi des rois a été beaucoup plus commun que le titre de grand roi. On a donné à Agamemnon le titre de roi des rois [12]. Diodore de Sicile assure qu’Osmanduas et Sésostris étaient qualifiés de cette manière, l’un dans son épitaphe [13], l’autre dans des inscriptions de colonne [14]. Ils avaient tous deux régné en Égypte glorieusement. Cyrus fut aussi qualifié de la sorte dans son épitaphe [15] ; et c’était un titre que l’on donnait à Tigranes, roi d’Arménie [16]. L’Écriture sainte le donne à Nabuchodonosor [17]. Notez que les rois de Perse, qui succédèrent aux rois des Parthes, continuèrent à se nommer rois des rois. Voyez la lettre de Sapor à Constantius, dans Ammien Marcellin [18], et les notes de Henri de Valois sur cet endroit-là. Voyez aussi Trébellius Pollion, dans la vie d’Aurélien, et les notes des commentateurs. Quelques auteurs veulent que les empereurs de Constantinople aient redoublé ce titre : Ils portaient en armoirie quatre B, que les nôtres appellent fusils, qui veulent dire βασιλεὺς βασιλέων βαςιλεύων βασίλευσι, c’est-à-dire, rois des rois, régnant sur les rois [19]. Disons en passant que c’était par faste qu’on laissait à un prince tributaire le nom de roi.

  1. Herodian., lib. II, cap. II, pag. 257.
  2. Herodian., lib. II, cap. II, pag. 257.
  3. Isocrates, in Panegyr., pag. 96. Voyez l’article Agésilaus II, citation (38).
  4. Aux vers 19 et 28.
  5. Discours d’Aristarque à Nicandre, sur les fautes de Phyllarque, pag. 120, 121.
  6. On se sert de ce mot, à cause qu’on avait à faire à Javersac, contre lequel il avait paru une satire, intitulée La Défaite du Paladin Javersac. Voyez son article.
  7. Achates à Palémon, pour la défense de Phyllarque, pag. 43.
  8. C’est-à-dire, l’an 1628.
  9. Plutarch., in Pompeio, pag. 639, C.
  10. Dio, lib. LV, ad annum 748, pag. 636.
  11. Sueton., in Caligulâ, cap. V.
  12. Cicero, Epist. XIV, lib. IX, ad Familiar., pag. 31. Livius, lib. XLV, cap. XXVII.
  13. Diodor. Siculus, lib. I, cap. XLVII.
  14. Idem, ibid., cap. LV.
  15. Strabo, lib. XV, pag. 502.
  16. Plutarchus, in Lucullo, pag. 500, C.
  17. Voyez la Prophétie d’Ézéchiel, chap. XXVI, vs. 7.
  18. Ammian. Marcellin., lib. XVII, cap. V, pag. 163, ad ann. 357. Bisselius, Ruinarum illustr. dec. IV, pag. 445, dit faussement que Capitolin a parlé de cette lettre.
  19. Bodin, de la République, liv. I, chap. IX, vers la fin, pag. 211.
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