Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Artémise 1


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ARTÉMISE, reine de Carie, et fille de Lygdamis (A), suivit en personne le roi Xerxès dans la guerre contre les Grecs (B). C’était une femme capable des grandes affaires, et qui avait un courage tout-à-fait viril. Se trouvant donc saisie de l’autorité souveraine, pendant les préparatifs de Xerxès, tant à cause qu’elle était veuve, qu’à cause de la minorité de son fils [a], elle prit cette occasion de faire parler de soi, et s’engagea de son propre mouvement à cette fameuse expédition. Personne ne s’y distingua plus qu’elle, soit du côté de la tête, soit du côté de la main. Les raisons qu’elle allégua pour soutenir son avis, qui était de ne point donner la bataille de Salamine [b], étaient les plus sensées du monde. Elle se tira d’affaire fort habilement dans ce combat ; car se voyant poursuivie par un vaisseau athénien, sans aucune apparence de se pouvoir garantir de cette poursuite, elle attaqua un vaisseau des Perses monté par Damasithymus roi de Calynde, avec qui elle avait eu une querelle, et le coula à fond [c]. Cela fit croire à ceux qui la poursuivaient que son vaisseau était du parti des Grecs (C), et il n’eurent garde de pousser leur pointe. Par bonheur pour elle il ne se sauva personne du vaisseau de Damasithymus ; de sorte que, sans avoir passé pour la cause de cette perte, elle se défit d’un ennemi, elle évita d’être prise, et fut louée d’avoir coulé à fond un vaisseau grec. Xerxès fut sa principale dupe là-dedans ; car il s’écria que ses hommes s’étaient comportés comme des femmes, et ses femmes comme des hommes (D). Il lui confia la conduite des jeunes princes de Perse ses enfans, lorsque suivant ses avis il abandonna la Grèce pour repasser en Asie. Les Athéniens étaient si fâchés qu’une femme leur fit la guerre, qu’ils promirent une grande somme à ceux qui prendraient Artémise, et qu’ils ordonnèrent à tous leurs capitaines de vaisseau d’y tâcher [d]. On voyait sa statue à Lacédémone parmi celles des généraux perses, dans le portique qui avait été construit des dépouilles de cette nation [e]. La ruse dont elle se servit, pour se rendre maîtresse de Latmus, est aussi bonne selon le machiavélisme, que mauvaise selon le christianisme : elle mit ses troupes en embuscade, et s’en alla avec un grand équipage de dévotion composé d’eunuques, de femmes, de trompettes et de tambours, célébrer la fête de la mère des dieux dans le bois qui lui était consacré auprès de la ville. Les habitans, édifiés de ce zèle, accoururent là pour admirer sa dévotion ; et pendant cela, les troupes d’Artémise s’emparèrent de Latmus [f]. Ces grandes qualités ne la délivrèrent pas des faiblesse amoureuses (E) : elle aima passionnément un homme d’Abydos, nommé Dardanus, et fut si outrée de son mépris, qu’elle lui creva les yeux pendant qu’il dormait [g]. Les dieux pour la punir la rendirent encore plus amoureuse : de sorte que l’oracle lui ayant conseillé d’aller à Leucade [h], le refuge des amans désespérés, elle y fut faire le saut, et n’en réchappa point. Elle fut enterrée en ce lieu-là. Bien des gens la confondent mal à propos avec l’Artémise dont je vais parler (F).

  1. Il s’appelait Pisindele. Voyez la remarque (E) de l’article Mausole.
  2. Herod., lib. VIII, cap. LXVII.
  3. Ibid., cap. LXXXVII.
  4. Herod., lib. VIII, cap. XCIII.
  5. Pausan., lib. III, pag. 93.
  6. Polyænus, Strat., lib. VIII, cap. LIII.
  7. Ptolem. Hephæst., apud Phot., cod. CXC, pag. 491.
  8. Voyez l’article Leucade.

(A) Elle était fille de Lygdamis. ] Hérodote ne dit point ce que Moréri lui fait dire ; savoir, que Lygdamis était roi d’Halicarnasse [1]. Il dit seulement qu’Artémise était d’Halicarnasse, du côté de son père ; et de Crète, du côté de sa mère. Si je ne voyais point dans ce même historien que le Lygdamis, qui assista Pisistrate, et auquel Pisistrate, après s’être rétabli à Athènes, donna le commandement de l’île de Naxos, était natif de cette île [2], je le prendrais pour le père ou pour l’aïeul de notre Artémise. M. Blancard a laissé dans son édition d’Harpocration [3] la faute des précédentes, Damis, pour Lygdamis [4]. Les notes de M. de Valois avertissent de la correction qu’il fallait faire, et que M. Gronovius a faite en publiant Harpocration l’an 1696.

(B) Elle suivit en personne le roi Xerxès dans la guerre contre Les Grecs [5]. ] Suidas dit que ce fut contre les Perses qu’elle prit parti [6], mais ce passage pourrait bien avoir été estropié ; car le bon mot de Xerxès rapporté tout de suite par Suidas, les hommes sont devenus femmes, et les femmes sont devenues hommes, serait destitué de sens, si Artémise avait été dans l’armée grecque, vu que les hommes s’y battirent comme des lions. Maussac suppose qu’il y a dans Suidas tout comme dans Harpocration, κατὰ τὰ Περσικὰ, tempore belli Persici [7].

(C) Elle fit croire que.... son vaisseau était du parti des Grecs. ] Hérodote a oublie une circonstance très-essentielle, sans quoi sa narration perd beaucoup de sa vraisemblance. Il ne nous dit point, comme il devait faire, et comme Poliænus a fait, qu’Artémise fit ôter de son vaisseau le pavillon perse [8]. Poliænus lui fait tenir la conduite de ces pirates qui arborent toutes sortes de pavillons selon le besoin. Quand elle poursuivait un vaisseau grec, elle arborait le pavillon des barbares ; mais s’il fallait fuir devant les Grecs, elle arborait leur pavillon. Il tourne en tant de manières le combat de cette reine, qu’il le multiplie en trois ou quatre actions différentes, et il nous parle d’un fuseau et d’une quenouille envoyés par le roi de Perse à un capitaine de navire, à quoi l’on ne trouve aucun sens, puisque le vaisseau attaqué par Artémise fut coulé à fond, et qu’il ne s’en sauva personne.

(D) À son occasion Xerxès s’écria que ses hommes s’étaient comportés en femmes, et ses femmes en hommes. ] Voyons les paroles d’Hérodote : Ξέρξην δὲ ἐ̃ιπαι λέγεται πρὸς τὰ ϕραζόμενα· « Οἱ μὲν ἄνδρες γεγόνασί μοι γυναῖκες, αἱ δὲ γυναῖκες, ἄνδρες [9]. » Undè Xerxem ferunt ad ea quæ narrabantur dixisse, « Viri quidem extiterunt mihi feminæ, feminæ autem viri. » Joignons-y celles de Justin : Artemisia regina Halicarnassi quæ in auxilium Xerxi venerat, inter primos duces bellum acerrimè ciebat, quippè ut in viro muliebrem timorem, ità in muliere virilem audaciam cerneres [10].

(E) Ses grandes qualités ne la délivrèrent pas des faiblesses amoureuses. ] Toutes les femmes de grand courage ne sont pas comme Agrippine, qui s’était défaite des défauts de son sexe, en s’occupant des soins de l’autre. Agrippina, æqui impatiens, dominandi avida, virilibus curis feminarum vilia exuerat [11]. Sémiramis, ambitieuse et guerrière au souverain point, était de la dernière lasciveté. On remarque que les plus grands hommes de guerre sont pour la plupart de complexion amoureuse, de quoi les humanistes mystiques peuvent faire honneur à Homère, qui a si naïvement raconte les liaisons de Mars et de Vénus ; mais je crois qu’à l’égard des femmes cela n’est pas si commun, et que les grandes affaires les élèvent mieux au-dessus de l’amourette.

(F) On la confond mal à propos avec Artémise, femme de Mausole. ] Il semble que Pline soit coupable de cette faute, car il dit qu’Artémise, femme de Mausole, donna son nom à l’herbe qu’on appelait parthenis [12]. Or, comme Hippocrate fait mention de l’herbe artemisia (c’est celle que nous appelons armoise), et que la femme de Mausole n’a vécu qu’après Hippocrate, il s’ensuit que l’une des deux Artémises a été prise pour l’autre dans ce passage de Pline. Si l’une d’elles a communiqué son nom à l’armoise, il faut que ce soit la fille de Lygdamis, l’habile et la courageuse Artémise qui suivit Xerxès. M. Chevreau, dont j’emprunte cette remarque contre Pline, m’apprend que Léon d’Allazzi, dont il l’avait empruntée, a censuré avec raison Robert Étienne, qui a dit [13] qu’Artémise, femme de Mausole, se signala dans la guerre de Xerxès, en Grèce [14]. M. Chevreau a remarqué la même faute dans le Théâtre historique de Chrétien Matthieu : il ajoute que ce n’a pas été sans quelque raison que Pline, dans le passage qu’il a allégué, donne à Mausole le titre de riche. Je trouve bien cette épithète dans la version de du Pinet, mais non pas dans le Pline du père Hardouin ; et je vois que Pline, décrivant en un autre lieu [15] la magnificence du mausolée, se contente de dire que Mausole était un petit roi de Carie, Cariæ regulus. Le père Hardouïn tâche d’aller au secours de son auteur, en soupçonnant que tous les rois de Carie s’appelaient Mausole, comme tous les rois d’Égypte s’appelaient Ptolomée, et qu’ainsi l’Artémise, femme de Mausole, à laquelle Pline attribue l’ambition d’avoir fait porter son nom à une herbe, est celle qui vivait du temps de Xerxès ; mais il me permettra de dire que son auteur, en ce cas-là, serait très-digne de censure par un autre endroit. Il eût caractérisé une reine par un titre qui lui aurait été commun avec toutes les autres reines du pays. Le père Hardouin fonde ses soupçons sur un passage où les deux Artémises sont qualifiées reines de Carie [16]. Je laisse là ce fondement, mais je trouve que Tzetzès se brouille un peu[17]. L’une des Artémises est, selon lui, femme de Mausole ; l’autre est femme d’Hécatomne ; et c’est à la première qu’il attribue d’avoir suivi Xerxès. Or tous les auteurs conviennent que celle qui fit bâtir un magnifique tombeau à son mari, était fille d’Hécatomne, et femme de Mausole ; et que l’Artémise qui suivit les Perses contre les Grecs, était fille de Lygdamis. Le grand Scaliger ne passera pas ici à la montre ; il a trop visiblement pris l’une pour l’autre[18], et cela dans un endroit où il n’était pas facile de se méprendre ; car c’est dans l’extrait d’un livre dont l’auteur a dit en propres termes qu’il parle d’une Artémise, fille de Lygdamis, laquelle avait pris les armes pour les Perses[19]. Scaliger, supprimant tous ces caractères, a substitué celui de veuve de Mausole, qui ne peut être appliqué qu’à cette reine de Carie, qui fit tant d’honneur à la mémoire de son mari. Ce grand homme a fait errer un autre grand homme, puisqu’il a été cause que Henri de Valois a débité qu’Artémise, après la mort de Mausole, se voyant méprisée de Dardanus, qu’elle aimait, lui creva les yeux ; et puis, se trouvant encore plus amoureuse, s’en alla faire le saut de Leucade, qui la tua[20]. Pour peu qu’on confronte ce passage avec celui de Scaliger, on se convainc pleinement que l’un est la copie de l’autre. Ce faux pas de M. de Valois en si beau chemin, et la diversité qu’il observe entre Théopompe, qui fait mourir Artémise de regret pour la perte de son mari, et Ptolomée, fils d’Héphestion, qui la fait mourir d’amour pour un autre homme, à ce que M. de Valois prétend, sont des choses d’autant plus étonnantes, qu’il avait cité, deux lignes plus haut, le VIIe. livre de ce Ptolomée, afin de prouver que le père d’Artémise ne s’appelait point Damis, mais Lygdamis. Balthasar Boniface, qui rapporte le même faux conte de la femme de Mausole[21], ne nie point qu’il ne l’ait tiré de Scaliger. Habemus confitentem reum ; et l’on peut bien dire, sur ces sortes de propagations de faute,

......Dedit hanc contagio labem,
Et dabit in plures ; sicut grex totus in agris
Unius scabie cadit, et porrigine porci
Uvaque conspecta livorem ducit ab uvâ[22].


M. Ménage, ayant rapporté plusieurs choses avantageuses d’Artémise, femme de Mausole, et nommément l’honneur qu’on lui fait de la proposer pour un modèle d’amitié conjugale, continue de cette façon : Cependant Ptolomée, fils d’Héphestion….. dit qu’Artémise fut tellement éprise d’amour pour un certain Dardanus, etc. Ayant raconté toute l’histoire, il poursuit ainsi : « Il y a eu deux Artémises, toutes deux reines de Carie, comme nous l’apprenons de Suidas ; celle qui avait épousé Mausole, et une autre plus ancienne ; et, si cette histoire est véritable, il y a apparence qu’elle est arrivée à cette première Ârtémise, et que ce Ptolomée, fils d’Héphestion, qui l’attribue à la femme de Mausole, s’est trompé[23]. » La conjecture de ce savant homme est très-juste, mais il a eu tort de dire que ce Ptolomée attribue à la femme de Mausole l’aventure dont il s’agit. Sarasin, faisant parler M. Ménage dans le Dialogue, s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux, lui fait débiter qu’Artémise, la même Artémise qui fut si affligée de la mort de son mari, qui se noyait le visage de pleurs, et qui disait aux astres qui n’en pouvaient mais,

Tout ce que fait dire la rage,
Quand elle est maistresse des sens[24],


devint ensuite amoureuse de Dardanus, et qu’il n’y a point de coquette déclarée qui ne tînt à honte d’avoir eu les emportemens de cette reine. Là-dessus on cite ce que Scaliger raconte. Voilà donc encore un bel-esprit, ou plutôt deux, M. Sarasin et M. Ménage, trompés par le savant Scaliger. L’ingénieux auteur des nouveaux Dialogues des Morts a supposé qu’Artémise, celle-là même qui pleura tant son mari, fut amoureuse d’un jeune homme [25].

On ferait une longue énumération, si l’on marquait tous ceux qui ont confondu les deux Artémises. Ravisius Textor [26] et les auteurs du Thesaurus Fabri, sont de ceux-là. Olivier, qui a fait un Commentaire sur Valère Maxime, en est aussi, quoiqu’il ait su que Strabon et Hérodote ne conviennent pas sur la généalogie de l’Artémise dont ils parlent [27]. Il s’est imaginé bonnement que l’un des deux se trompait, et n’a point compris que l’un parle de l’une, et l’autre de l’autre, et qu’ils ont tous deux raison. M. Hofman, à la vérité, donne deux articles d’Artémise, mais il a mis pêle-mêle dans le premier ce qu’il fallait dire séparément, et il ne sait si la femme de Mausole et la fille de Lygdamis sont une seule personne. D’ailleurs il cite Vitruve pour des faits qu’il ne touche pas. M. Lloyd l’avait précédé dans cette fausse citation, qu’il n’avait pas corrigée à Charles Étienne, sur lequel, d’autre côté, il fait une course assez surprenante ; il lui ôte tout l’article de l’Artémise qui suivit Xerxès : or, cet article était fort bon.

  1. Herod., lib. VII, cap. XCIX.
  2. Idem, lib. I, cap. LXI, LXIV.
  3. C’est celle de Leyde, en 1683.
  4. In Ἀρτεμισία.
  5. Herod., lib. VII, cap. XCIX.
  6. Ἠρίςευσε κατὰ Περσῶν, Fortissimè se gessit adversùs Persas.
  7. Maussac., Notæ in Harpocrat.
  8. Polyæn. Stratagem., lib. VIII, cap. LIII.
  9. Herod., lib. VIII, cap. LXXXVIII.
  10. Justin., lib. II, cap. XII. Voyez aussi Polyænus, Stratagem., lib. VIII, cap. LIII, et Pausanias, lib. III, pag. 93.
  11. Tacit., Annales, lib. VI, cap. XXV.
  12. Plin., lib. XX, cap. VII.
  13. Dans son Thesaurus Linguæ latinæ. J’ai remarqué qu’il a fait la même faute dans le Dictionarium Nominum propriorum, etc., imprimé in-8o., à Cologne, en 1558.
  14. Chevreau, Hist. du Monde, tom. IV, pag. 33. de la première édition de Hollande.
  15. Lib. XXXVI, cap. V.
  16. Ce passage est d’Harpocrate ; mais on le donnerait à Tzetzès, si l’on suivait rigoureusement l’expression du père Hardouin, tom. IV, pag. 398.
  17. Tzetzes, chiliad. XII, Hist. 455.
  18. Scalig., Ausoniar. Lection. lib. II, cap. XVIII. Vide Ausonium Tollii, pag. 329.
  19. Ptolem. Hephæst., apud Phot., cod. CXC, pag. 491.
  20. Valesii Notæ in Harpocrat. Lexicon, pag. 11.
  21. Hæc Ptolomæus Hephæstionis filius apud juniorem Scaligerum recenset. Balth. Borifac., Hist. Ludicr., lib. III, cap. XXXVII.
  22. Juvenal., Sat. II, vs. 78.
  23. Ménage, Observat. sur Malberbe, p. 530.
  24. Œuvres de Sarasin, pag. 181.
  25. Voyez les Nouveaux Dialogues des Morts, IIe. part., pag. 15, édition de Hollande.
  26. In Officinâ.
  27. Voyez le Valère Maxime Variorom, pag. 395, édit. de 1655.

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