Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Andronicus 1


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ANDRONICUS, philosophe péripatéticien, natif de l’île de Rhodes, vint à Rome au temps de Pompée et de Cicéron (A), et y travailla puissamment à la gloire d’Aristote, dont il fit connaître les écrits (B), après les avoir tirés de la confusion où ils étaient, et leur avoir donné un ordre plus méthodique (C). La destinée de ces écrits avait été fort singulière, comme nous le dirons en un autre lieu [a]. On ne saurait bien représenter le grand service qui fut rendu alors par Andronicus à la secte des péripatéticiens. Peut-être ne serait-elle jamais devenue fort célèbre, s’il n’eût pris un soin si particulier des œuvres du fondateur. Ce soin procura beaucoup de gloire à Andronicus [b]. Quelques savans ne lui attribuent pas la paraphrase de la Morale d’Aristote (D) ; d’autres la lui attribuent, et prétendent qu’il a aussi composé le petit livre des Passions, que David Hoeschelius publia l’an 1593. Il est certain qu’Andronicus avait publié quelque chose ; car Aulu-Gelle, faisant un chapitre [c] sur les deux espèces de leçons qu’Aristote faisait à ses écoliers, donne mot à mot une lettre qu’Alexandre écrivit à Aristote, et la réponse d’Aristote, et nous apprend qu’il avait trouvé ces deux lettres dans un ouvrage du philosophe Andronicus. Personne ne saurait dire si cet ouvrage est la paraphrase des catégories, ou celle de la physique. On sait bien qu’Andronicus a paraphrasé ces deux traités d’Aristote (E). Je ne crois pas qu’il ait été le maître de Strabon (F).

  1. Dans les remarques de l’article Tyrannion.
  2. Quem cùm acutum diligentemque Aristotelicorum librorum et judicem et repertorem judicaverit antiquitas. Boëtius, Proœmio libri de Interpretat.
  3. C’est le Ve. du XXe. livre.

(A) Il vint à Rome au temps de Pompée et de Cicéron. ] On peut recueillir cela de deux passages de Plutarque : l’un est dans la Vie de Sylla [1], l’autre dans la Vie de Luculle [2]. Celui de la Vie de Sylla nous apprend trois choses : 1°. Que Sylla fit porter d’Athènes à Rome la bibliothéque d’Apellicon, où les œuvres d’Aristote se trouvaient pour la plupart ; 2°. Que le grammairien Tyrannion tira de la bibliothéque de Sylla plusieurs livres ; 3°. Qu’Andronicus le Rhodien eut de ce Tyrannion les ouvrages d’Aristote. L’autre passage de Plutarque nous apprend que Tyrannion fut pris par Luculle à la défaite de Mithridate, et que Muréna, l’ayant demandé à Luculle, l’affranchit. On sait d’ailleurs que ce grammairien s’enrichit à Rome, et y amassa une nombreuse bibliothéque. Il faut donc qu’Andronicus ait été à Rome au temps que je marque, puisqu’il retira des mains de Tyrannion les ouvrages d’Aristote. Nous verrons dans la remarque (C) si le père Rapin a dû dire qu’Andronicus ne vint à Rome qu’après la mort de Tyrannion.

(B) Il fit connaître les écrits d’Aristote. ] Cela suppose qu’ils n’étaient pas connus à Rome, et j’ai raison de le supposer, puisque Cicéron l’assure, et que Plutarque veut même qu’ils aient été peu connus aux Athéniens, lorsque Sylla se saisit des livres d’Apellicon [3]. Le père Rapin a remarqué avant moi ce que je suppose. Ce fut cet Andronicus, dit-il [4], qui commença à faire connaître Aristote dans Rome, environ le temps que Cicéron s’élevait, par sa grande réputation ; aux premières charges de la république... Cicéron avait appris en Grèce ce que c’était qu’Aristote : « Il connaissait une partie de son mérite, qui n’était pas encore fort connu à Rome, comme il paraît par la surprise de Trébatius qui, étant venu rendre visite à Cicéron dans sa maison de Tusculum, et étant entré avec lui en sa bibliothéque, tomba par hasard sur le livre des Topiques d’Aristote, dont Cicéron avait une copie. Trébatius lui demanda ce que c’était que ce livre, et de quelle matière il traitait ; car quoiqu’il ne fût pas ignorant, il n’avait pas toutefois encore entendu parler d’Aristote. Cicéron lui répondit qu’il ne devait pas s’en étonner ; car ce philosophe n’était connu que de fort peu de gens [5]. » Je ne saurais m’empêcher de dire ici que cet agréable écrivain ne rapporte pas exactement le passage de Cicéron. Apparemment il ne l’a point fait par mégarde, mais afin que sa narration fût moins chargée. C’est un inconvénient inséparable de ceux qui s’attachent à l’exactitude : ils ne sauraient éviter un détail qui fatigue le lecteur. Or, on aime mieux être trompé par une narration coulante et serrée, que d’être ennuyé par un discours trop exact. Voici ce qu’il aurait fallu dire pour représenter en abrégé le passage de Cicéron dans son état naturel. Trébatius, feuilletant dans la bibliothéque de Cicéron tels livres que bon lui semblait, tomba sur les Topiques d’Aristote. Il fut frappé de ce titre, et demanda tout aussitôt à Cicéron ce que c’était que cet ouvrage ; et dès qu’il l’eut su, il pria Cicéron de vouloir lui expliquer cette matière. Cicéron aima mieux lui conseiller, ou d’étudier lui-même ce livre, ou de se le faire expliquer par un habile rhétoricien. Trébatius essaya l’une et l’autre de ces deux choses sans nul succès : l’obscurité du livre le rebuta. Le rhétoricien lui dit qu’il ne connaissait point Aristote. Cicéron n’en fut pas étonné, encore que cette ignorance ne lui parût pas digne d’excuse. Il fallut donc qu’à la prière de Trébatius, qui était un docte jurisconsulte, il écrivit sur les Topiques d’Aristote [6] : Utrumque, ut a te audiebam, es expertus. Sed à libris te obscuritas rejecit. Rhetor autem ille, magnus ut opinor, Aristotelica se ignorare respondit. Quod quidem minimè sum admiratus, eum philosophum rhetori non esse cognitum, qui ab ipsis philosophis præter admodùm paucos ignoretur. Quibus eò minùs ignoscendum est, quod non modò rebus iis quæ ab illo dictæ et inventæ sunt allici debuerunt : sed dicendi quoque incredibili quâdam cum copiâ, tum etiam suavitate [7]. Pour ne rien céler aux lecteurs, je dois dire ici que Strabon donne à entendre que le bibliothécaire de Sylla permit aux libraires de faire des copies des ouvrages d’Aristote ; mais qu’ils se servirent de copistes ignorans, et qu’ils ne collationnèrent point  : cela fit que ces ouvrages furent publiés avec mille fautes. On ne pourrait point réfuter par-là ce que j’ai dit : je puis répondre que l’édition d’Andronicus étant plus correcte excita la curiosité des savans, qui était demeurée assoupie pour des éditions pleines de désordre. Voyez la note [8].

(C) Il donna un ordre plus méthodique aux ouvrages d’Aristote. ] Plutarque assure qu’Andronicus, ayant eu de Tyrannion les ouvrages d’Aristote et ceux de Théophraste, les publia, et y joignit des indices : Παρ᾽ αὐτοῦ τὸν Ῥόδιον Ἀνδρόνικον εὐπορήσαντα τῶν ἀντιγράϕων εἰς μέσον θεῖναι, καὶ ἀναγράψαι τοὺς νῦν ϕερομένους πίνακας [9]. Amyot a rendu ainsi ce grec : Andronicus le Rhodien ayant, par les mains de Tyrannion, recouvré les originaux, les mit en lumière, et écrivit les sommaires que nous avons maintenant. Il est bon de joindre à cela ce passage de Porphyre : Μιμησάμενος δ᾽ Ἀπολλόδωρον τὸν Ἀθηνᾶιον, καὶ Ἀνδρόνικον τὸν Περιπατετικὸν, ὧν ὁ μὲν Ἐπίχαρμον τὸν κωμοδόγραϕον εἰς δέκα τόμους ϕέρων συνήγαγε, ὁ δ᾽ Ἀριςοτέλους καὶ Θεοϕράςου βιϐλία εἰς πραγματείας διεῖλε, τὰς οἰκείας ὑποθέσεις εἰς ταυτὸ συναγάγων, οὕτω δὲ καὶ ἔγω [10]. Imitatus Apollodorum Atheniensem et Andronicum peripateticum, quorum ille Epicharmum comicum in decem collegit tomos, iste verò Aristotelis et Theophrasti libros in tractatus distribuit, proprias suppositiones in idem conducens ; sic et ego. J’avoue que je n’entends pas trop bien la force de ces mots grecs : τάς οἰκείας ὑποθέσεις εἰς ταυτὸ συναγάγων. J’entends beaucoup moins cette version : proprias suppositiones in idem conducens ; mais il me semble que l’un ou l’autre de ces deux sens peut passer. Porphyre veut nous apprendre ou qu’Andronicus rassembla en un même corps tous les traités qui appartenaient à une même matière, ou qu’il joignit à chaque traité un sommaire convenable. Le premier sens me paraît meilleur, et s’accorde mieux avec Plutarque, et avec la comparaison que Porphyre fait entre Andronicus et lui ; car Porphyre n’a fait autre chose que mettre des titres aux écrits de son maître Plotin, et que les ranger sous certaines classes. Je n’ai point trouvé d’auteur qui dise tout ce que j’ai lu dans le père Rapin ; et comme il ne cite que Plotin, je ne sais s’il parle après quelque livre que je n’ai pas consulté, ou s’il paraphrase Plotin et Plutarque. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il dit ; Moréri n’a fait que le copier : Après la mort de Tyrannion, Andronicus le Rhodien étant venu à Rome, et connaissant fort bien le mérite d’Aristote, parce qu’il avait été nourri dans le Lycée, il traita avec les héritiers de Tyrannion de ces écrits, et, les ayant en son pouvoir, il s’attacha avec tant d’ardeur à les examiner et à les reconnaître, qu’il en fut en quelque façon le premier restaurateur, comme l’assure Porphyre dans la Vie de Plotin. Car non-seulement il y rétablit ce qui s’y était gâté par la longueur du temps et par la négligence de ceux qui avaient eu ces écrits entre des mains ; mais il les tira même de l’étrange confusion où il les avait trouvés, et en fit faire des copies [11]. Le commencement de ce passage dément Plutarque, qui assure qu’Andronic tira des mains de Tyrannion les ouvrages d’Aristote. Plutarque, je l’avoue, n’est pas si exact qu’il faille se faire un scrupule de s’écarter de ses circonstances ; mais quand on n’a point d’auteur qui assure que les héritiers de Tyrannion, et non pas Tyrannion lui-même, vendirent les écrits d’Aristote à Andronicus, je crois qu’on fait bien de suivre Plutarque, puisque les raisons chronologiques ne se déclarent pas contre lui. Voyez les remarques de l’article Tyrannion. Quelqu’un a dit qu’Andronicus a été le dixième successeur d’Aristote, et qu’il a fleuri en la 180e. olympiade [12].

(D) On ne lui attribue pas absolument la paraphrase de la Morale d’Aristote. ] Daniel Heinsius, qui a traduit en latin cette paraphrase, fait connaître assez clairement qu’il la croit de ce célèbre péripatéticien. Il la publia en grec et en latin, à Leyde, l’an 1607, in-4o : elle n’avait jamais été imprimée, ni en grec, ni en latin. Il se glissa une infinité de fautes dans cette édition, qui furent corrigées, du moins en partie, dans celle de l’an 1617, in-8o. Heinsius a mis le nom d’Andronicus Rhodius à la tête de la seconde édition. Il s’était contenté dans la première de donner le livre à un ancien philosophe, excellent péripatéticien. Il s’en tint à cette généralité. Une parenthèse peut justifier Gabriel Naudé contre M. Placcius : Cui se Danielis Heinsii…. diligentiâ socium non ità pridem adjunxit Andronicus Rhodius (aut potiùs Olympiodorus) : tamen enim appellationem in posteriori editione consultò sortitus est, cùm in priori ab eodem Heinsio factâ Lugduni Batavorum sub anonymi nomine latens..… fuisset..…. avidè à cunctis receptus. C’est Naudé qui dit cela dans sa Bibliographie politique ; sur quoi M. Placcius fait cette remarque : Ubi lapsus memoriæ sit oportet quod de Olympiodoro memorat, cùm ejus nullam unquàm in alterutrâ editione mentionem Heinsius fecerit [13]. La parenthèse montre qu’on a pu n’imputer à Heinsius que le titre d’Andronicus Rhodius. Meursius ne doute point qu’Andronic n’ait fait cette paraphrase et le traité περὶ παθῶν, que David Hoeschelius a publié sur deux manuscrits : l’un, qu’il avait reçu de Margunius ; l’autre, qu’André Schottus avait envoyé d’Espagne à Sylburgius [14]. Vossius attribue ce dernier livre à un Andronic beaucoup moins ancien que celui dont je parle dans cet article [15]. Reinesius est du même avis que Meursius [16] ; mais Saumaise soutient hautement qu’Andronic de Rhodes n’est point l’auteur de la paraphrase que Daniel Heinsius a traduite. C’est sans aucun jugement, dit-il [17], que ceux qui ont les premiers publié cette paraphrase l’ont attribuée à Andronicus : et il se moque de ce qu’ils s’étaient vantés d’avoir trouvé plusieurs bonnes preuves de ce fait dans les anciens interprètes d’Aristote [18]. Il montre que le véritable Andronicus explique autrement, dans Aulu-Gelle, que ne fait le paraphraste, la différence qu’il y avait entre les ἐξωτερικὰ, et les ἀκροατικὰ d’Aristote. Il s’étend beaucoup là-dessus. Il ajoute qu’en plusieurs choses le paraphraste n’est point du sentiment d’Aristote [19]. In tam multis abit à mente Aristotelis, ut Andronici esse genuinum opus soli possint credere qui nihil in litteris his vident. Il ne saurait croire qu’un aussi grand philosophe qu’Andronicus eût voulu abuser de son loisir, jusqu’au point de paraphraser un ouvrage qui est le plus clair du monde : Quis credat tanti nominis peripateticum otium suum occupâsse in Ethicis Aristotelis Paraphrasi elucidandis, quo libro nihil lucidius ? Cette dernière preuve me semble faible.

(E) Il a paraphrasé les Catégories et la Physique d’Aristote. ] Simplicius le témoigne en divers endroits de ses Commentaires. Voyez Francois Patricius [20].

(F) Je ne crois pas qu’il ait été le maître de Strabon. ] Je ne sais si les imprimeurs ont oublié quelques mots ou quelques lignes de la copie de Reinesius, ou si Reinesius est le véritable auteur de ces paroles de la page 312 [21]. Amasiæ Magister (Andronicus Rhodius) Strabonis : hic l. xiv. C’est dire que Strabon, dans son XIVe. livre, nous apprend qu’il fut disciple d’Andronicus Rhodius à Amasia. Je trouve bien qu’il fut disciple du grammairien Aristodemus à Nyse [22], et du philosophe péripatéticien Xenarque, dans un autre lieu [23] ; mais je suis fort trompé s’il dit autre chose d’Andronicus, dans son XIVe. livre, que de le compter entre les hommes illustres de l’île de Rhodes [24] ; et j’oserais assurer qu’il n’a dit en aucun lieu de ses ouvrages, ni qu’il ait été disciple d’Andronicus, ni qu’Andronicus ait jamais enseigné dans Amasia.

  1. Pag. 468.
  2. Pag. 584.
  3. Οὔπω τότε σαϕῶς γνωριζόμενα τοῖς πολλοῖς. Haud dum satis in vulgus noti. Plutarchus, in Syllâ, pag. 468.
  4. Rapin, Comparaison de Platon et d’Aristote, pag. 374.
  5. Le père Rapin cite en marge ce qui suit : Quod quidem minimè sum admiratus eum philosophum Trebatio non esse cognitum, qui ab ipsis philosophis, præter admodùm paucos, ignoretur. Cicero Topicor. initio.
  6. Il le composa après la mort de César ; d’où l’on peut conclure que l’édition même d’Andronicus ne rendit pas d’abord bien communs dans Rome les livres d’Aristote.
  7. Cicero, init. Topicor.
  8. Strabo, lib. XIII, pag. 419.
  9. Plutarch., in Syllâ, pag. 468.
  10. Porph., in Vitâ Plotini.
  11. Rapin, Comparaison de Platon et d’Aristote, pag. 373, 374.
  12. Ammonius, apud Jonsium de Scriptor. Hist. Philosophor., pag. 60.
  13. Placcius, de Anonymis, pag. 62.
  14. Meursius, de Rhodo, lib. II, cap. V, pag. 88.
  15. Vossius, de Philosophiâ, cap. V, pag. 36.
  16. Reinesii Epist., ad Rupertum, pag. 312.
  17. Salmasius, in Epictet. et Simplic., pag. 227.
  18. Idem, ibid., pag. 228.
  19. Idem, ibid., pag. 241.
  20. Discussionum Peripateticar. tom. I, lib. IV, pag. 40, 41.
  21. De ses Lettres à Rupert.
  22. Strabo, lib. XIV, pag. 447.
  23. Idem, ibid., pag. 461.
  24. Idem., pag. 451.

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