Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Andromaque 1


◄  Andrinople
Index alphabétique — A
Andromaque  ►
Index par tome


ANDROMAQUE, en latin Andromache, femme du vaillant Hector, était fille d’Éétion, roi de Thèbes, dans la Cilicie [a]. Son mariage lui était avantageux en toutes manières : car outre que son mari passait pour le rempart de sa patrie, et pour le plus ferme appui du trône, il avait beaucoup de bonté pour elle ; et l’on dit même qu’il ne l’exposa jamais au déplaisir à quoi les femmes des grands héros sont si sujettes : je veux dire qu’il lui gardait exactement la foi conjugale (A). Si Euripide n’en est pas demeuré d’accord, il nous a fait savoir en même temps que cela ne troublait point le bonheur de cette femme, son humeur étant là-dessus tout-à-fait commode (B). La mort d’Hector fut donc un coup terrible pour Andromaque : néanmoins elle n’en mourut pas, non plus que de l’affliction extrême où elle tomba quelque temps après par le saccagement de Troie, par la perte de son cher fils Astyanax qu’on précipita du haut d’une tour, et par sa propre captivité. Elle échut à un maître qui, tout farouche et sanguinaire qu’il était, en usa bien avec sa captive. Pyrrhus, le cruel fils du cruel Achille, ne laissa pas de s’humaniser avec Andromaque, de partager son lit avec elle (C), et de rendre sa condition si heureuse, que la belle Hermione qu’il épousa depuis, en conçut une furieuse jalousie [b]. Après la mort, ou même du vivant de ce prince, Andromaque épousa Hélénus (D), fils de Priam, son compagnon de captivité, et régna avec lui dans une partie de l’Épire. Elle avait eu des enfans de Pyrrhus (E), et elle en eut un encore d’Hélénus. Quelques auteurs croient que les rois des Épirotes, jusqu’à ce Pyrrhus qui fit la guerre aux Romains [c], descendaient d’un fils de Pyrrhus et d’Andromaque. Cette princesse avait sept frères, qui furent tués par Achille avec leur père, dans un même jour [d]. Un auteur a dit qu’elle accompagna Priam, lorsqu’il alla supplier Achille de lui vendre le corps d’Hector [e] ; et que, pour faire plus de compassion, elle y mena ses deux fils, qui étaient encore enfans [f]. Elle a été le sujet de plusieurs belles tragédies, tant anciennes que modernes (F). Sa grande taille a été connue de toute la postérité (G). Son dialogue avec Hector, dans le VIe. livre de l’Iliade, est un des meilleurs morceaux de ce poëme (H).

Elle avait un si grand soin des chevaux d’Hector, qu’elle leur donnait à manger et à boire plutôt qu’à lui [g]. Quelques-uns ont fait valoir cet exemple, afin de montrer que les femmes sont obligées de s’employer aux exercices les plus mécaniques du logis (I).

  1. Homer. Iliad. lib. VI, vs. 396 et seq. Cette Cilicie n’était pas loin de Troie.
  2. Euripid., in Andromachâ.
  3. Voyez la remarque (E).
  4. Homer. Iliad., lib. VI, vs. 414, et seq.
  5. Dictys Cretensis, lib. III.
  6. Astyanacta, quem nonnulli Scamandrum appellabant, et Laodamanta parvulos admodùm filios præ se habens. Dictys Cretensis, lib. III.
  7. Homer., Iliad. lib. VIII, vs. 188.

(A) Hector lui gardait exactement la foi conjugale. ] Il y a des vers d’Euripide où Andromaque déclare qu’elle avait aimé jusqu’aux maîtresses de son mari, afin de lui faire plaisir, et qu’elle avait allaité les bâtards qu’il avait eus d’elles [1]. Le scoliaste convient là-dessus qu’Anaxicrates avait débité qu’Hector laissa deux fils légitimes [2], qui échappèrent des mains des Grecs, et un bâtard [3], qui fut pris dans Troie [4] ; mais il accuse et son Euripide, et Anaxicrates d’avoir falsifié l’histoire, et il leur soutient qu’Hector n’eut jamais aucun bâtard, et qu’il faut être bien inconsidéré pour avancer le contraire. Ovide regardait Hector comme l’exemple d’un bon mari, qui ne prenait point le change, et qui se cachait à soi-même les mauvais endroits de son épouse :

Felix Andromache, certo benè nupta marito !
Uxor ad exemplum fratris habenda fui [5].


C’est ainsi qu’il fait parler Œnone, la femme de Pâris ; ailleurs, il dit qu’au sentiment de tout le monde Andromaque était plus grande qu’il ne fallait ; mais qu’aux yeux de son mari elle était d’une taille médiocre :

Omnibus Andromache visa est spatiosior æquo :
Unus, qui modicam diceret, Hector erat [6].


Au reste, M. Colomiés a eu raison de remarquer [7] que Mercerus, dans ses Notes sur le IVe. livre de Dictys de Crète, ne devait pas dire que l’antiquité ne connaît point d’autres amours d’Hector que pour Andromaque, sa femme ; ni d’autres enfans que ceux qu’il eut d’elle ; car il donne lieu de juger qu’il ne se souvenait pas de l’historien Anaxicrates, ni du poëte Euripide. Mais M. Colomiés, qui remarque, outre cela, que Vossius n’a point connu cet historien, eût bien fait de dire qu’il tenait de Méziriac les passages qu’il allègue ; et que Mallincrot [8] a parlé d’Anaxicrates, sans faire mention de l’ouvrage que le scoliaste d’Euripide en a cité : il dit seulement que Strabon se sert de l’autorité d’Anaxicrates en parlant de l’Arabie au livre XVI.

(B) Touchant les galanteries de son mari, son humeur était tout-à-fait commode. ] Voyez la remarque précédente : on n’y trouve pas qu’Andromaque ait poussé la chose au point où Livie et la femme de Cromwel l’ont portée. Celle-ci, par ambition, favorisait les amourettes de son mari [9]. Livie faisait l’office de maquerelle pour Auguste, dans l’occasion, afin de maintenir son crédit : Circa libidines hæsit (Augustus) posteà quoque, ut ferunt, ad vitiandas virgines promptior, quæ sibi undiquè etiam ab uxore conquirerentur [10]. Andromaque ne se proposait que d’avoir la paix dans son domestique, en ne chagrinant point Hector.

(C) Pyrrhus partagea son lit avec elle. ] Virgile, pour garder le decorum, a introduit Andromaque, qui fait consister en cela son plus grand chagrin ; car, dès qu’Énée lui eut demandé si la veuve d’Hector était mariée à Pyrrhus, elle baissa les yeux, et dit avec honte que ç’avait été à son corps défendant, et qu’elle enviait la destinée de Polyxène, que la mort avait exemptée d’une semblable nécessité. Rien n’oblige à prendre au pied de la lettre tous ces discours : il en faut rabattre beaucoup pour la bienséance d’une honnête politique :

Hectoris, Andromache, Pyrrhin’ connubia servas ?
Dejecit vultum, et demissâ voce locuta est :
O felix una ante alias Priameia virgo,
Hostilem ad tumulum Trojæ sub mœnibus altis
Jussa mori : quæ sortitus non pertulit ullos,
Nec victoris heri tetigit captiva cubile !
Nos, patriâ incensâ, diversa per æquora vectæ,
Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum
Servitio enixæ tulimus : qui deindè secutus
Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos,
Me famulam famuloque Heleno transmisit habendam [11].


Mais il faut lui rendre justice ; on ne l’a point représentée de complexion amoureuse. Ovide ne croyait qu’à peine, en la voyant mère, qu’elle couchât avec son mari :

Nunquam ego, te Andromache, nec te, Tecmessa, rogarem,
Ut mea de vobis altera amica foret.
Credere vix videor, cùm cogar credere partu,
Vos ego cum vestris concubuisse viris [12].

(D) Après la mort, ou même du vivant de ce prince, elle épousa Hélénus. ] Cette alternative m’a paru nécessaire, parce que les auteurs ne sont pas d’accord sur le temps du mariage d’Andromaque avec Hélénus. On vient de voir que, selon Virgile, ce mariage précéda la mort de Pyrrhus. Justin le dit aussi [13]. Mais, selon Servius, elle ne devint la femme d’Hélénus que parce que Pyrrhus l’avait ordonné en mourant [14]. Pausanias met aussi leurs noces après la mort de ce prince : Τοῦτῳ γὰρ Ἀνδρομάχη συνῴκεσεν ἀποθανόντος ἐν Δελϕοῖς Πύῤῥου [15]. Huic enim (Heleno) Andromache nupsit, mortuo Delphis Pyrrho.

(E) Elle avait eu des enfans de Pyrrhus. ] Quelques-uns les mettent au nombre de trois, et les nomment Molossus, Piélus et Pergamus [16] ; ou bien Pyrrhus, Molossus et Æacide [17]. D’autres ne parlent que de Molossus [18] ; et c’est de lui, selon Euripide [19], que descendirent les rois de Molossie. Pausanias les fait descendre de Piélus. Quant à Pergamus, le même Pausanias nous apprend qu’il s’en alla en Asie, et que sa mère Andromaque l’y suivit ; qu’il tua Areüs prince de Teuthranie, s’étant battu en duel avec lui, pour la souveraineté ; qu’il donna son nom à la ville, et qu’on y voyait son tombeau avec celui de sa mère. Servius parle bien différemment de tout cela, sur le 72e. vers de la VIe. églogue de Virgile. Pour ce qui est du fils qu’Hélénus eut d’Andromaque, il s’appelait Cestrinus, et il alla s’établir, avec une troupe d’Épirotes qui le suivirent volontairement, dans une province qui était au-dessus du fleuve Thyamis ; il alla, dis-je, s’y établir, après que son père fut mort, et que le royaume eut été remis à Molossus, fils de Pyrrhus [20].

(F) Elle a été le sujet de plusieurs belles tragédies, tant anciennes que modernes. ] Celle d’Euripide subsiste encore ; et, si l’on veut savoir le succès de celle qui a paru sur le théâtre de Paris, on n’a qu’à lire ce que le Parnasse réformé a mis en la bouche de Montfleuri, fameux comédien, et y joindre un passage d’un poëte moderne : Qui voudra savoir de quoi je suis mort (c’est Montfleuri qui parle), qu’il ne demande point si c’est de la fièvre, de l’hydropisie ou de la goutte ; mais qu’il sache que c’est d’Andromaque..…. Je voudrais que tous ces composeurs de pièces tragiques, ces inventeurs de passions à tuer les gens, eussent, comme Corneille, un abbé d’Aubignac sur les bras : ils ne seraient pas si furieux ; mais ce qui me fait le plus de dépit, c’est qu’Andromaque va devenir plus célèbre par la circonstance de ma mort, et que désormais il n’y aura plus de poëte qui ne veuille avoir l’honneur de crever un comédien en sa vie [21]. Joignez à cela ces deux ou trois vers :

...........Un marquis,
Enflé de son savoir chez les dames acquis,
Ennemi du bon sens, qu’à grand bruit il attaque,
Va pleurer au Tartufe, et rire à l’Andromaque.

(G) Sa grande taille a été connue de toute la postérité. ] J’ai déjà rapporté deux vers d’Ovide sur ce sujet, dans la remarque (A). En voici deux autres du même auteur.

Parva vehatur equo : quòd erat longissima, nunquàm
Thebaïs Hectoreo nupta resedit equo [22].


Martial réfute Ovide, tant sur ceci, que sur ce qui a déjà été cité ; car voici ce qu’il dit :

Masturbabantur Phrygii post ostia servi,
Hectoreo quoties sederat uxor equo [23].


Juvénal n’a point ignoré cette grande taille, puisqu’en parlant de certaines femmes, qui élevaient divers étages d’ornemens et de cheveux sur leur tête, il dit qu’à les regarder par devant on les prendrait pour des Andromaques ; mais qu’elles paraissaient fort petites par derrière :

Tot premit ordinibus, tot adhuc compagibus altum
Ædificat caput. Andromachen à fronte videbis,
Post minor est [24].


Voilà dans les modes de l’ancienne Rome quelque chose d’approchant de nos fontanges. Un autre poëte s’exprime ainsi :

.....Celsæ procul aspice frontis honores
Suggestumque comæ [25].


La mère des dieux, avec ses tours sur la tête [26], n’y ferait œuvre, si l’on se met une fois à outrer la mode de nos fontanges. Voyez les Amœnitates Theologico-Philologicæ de M. Almeloveen, vous y trouverez [27] une curieuse littérature sur l’antiquité des fontanges. Voyez aussi la remarque (C) de l’article Conecte, et ce passage de Synesius. Μέλλει γὰρ, dit-il [28] en parlant d’une nouvelle mariée, καὶ ἐις τὴς ἠθιοῦσαν ἑϐδόμην ταινιώσεσθαί τε καὶ πυργοϕόρος καθάπερ ἡ Κυϐέλη περιελεύσεσθαι. Quippè etiam in diem septimum sequentem tæniis ornabitur, atque turrita quemadmodùm Cybele circumibit. Mais, pour revenir à l’épouse du grand Hector, je dois dire que Darès le Phrygien l’a ornée de cent bonnes qualités, sans oublier la grande taille : Andromacham, oculis claris, candidam, longam, formosam, modestam, sapientem, pudicam, blandam.

(H) Son dialogue avec Hector, dans le VIe. livre de l’Iliade, est un des meilleurs morceaux de ce poëme. ] C’est le jugement qu’en a fait M. Perrault. Il a mis ce dialogue en vers français ; il lut sa version à l’académie française, quand on y reçut M. l’abbé Fénélon [29]. Cette lecture fut précédée d’un petit discours très-bien tourné : il protesta qu’il reconnaissait Homère pour le plus excellent, le plus vaste et le plus beau génie que la poésie ait jamais eu ; et que, afin de persuader les incrédules qu’il l’honore selon son mérite, il avait traduit en français cet endroit de l’Iliade. Il avoue qu’il en a retranché quelques digressions qui lui semblaient trop languissantes. Voilà le défaut d’Homère : il est trop grand parleur, et trop naïf, grand génie d’ailleurs, et si fécond en belles idées, que, s’il vivait aujourd’hui, il ferait un poëme épique où il ne manquerait rien. Il n’aurait garde de donner à Andromaque, parmi les plaintes qu’elle fait de la mort de son mari, cette réflexion, que le petit Astyanax ne mangerait plus, sur les genoux de son père, la moelle et la graisse des moutons [30]. C’est peindre d’après nature, je l’avoue ; mais aujourd’hui on ne souffre point ces naïvetés dans l’épopée ; nous trouverions cela trop bourgeois, et bon seulement pour la comédie. Je pense que nos comtesses et nos marquises craindraient de parler bourgeoisement si elles disaient comme la reine de Carthage dans Virgile, lib. IV, Æneïd., vs. 328.

........Si quis mihi parvulus aulâ
Luderet Æneas...............


Ce ne sont pas les défauts des anciens poëtes, c’est celui de leur temps : proprement, il n’est pas question si les esprits sont meilleurs dans notre siècle qu’anciennement ; mais si notre siècle possède mieux les idées de la perfection, et si nous pouvons appliquer au grand Homère ce qu’Horace a dit d’un autre :

...................Sed ille,
Si foret hoc nostrum fato dilatus in œvum,
Detereret sibi multa, recideret omne, quod ultra
Perfectum traheretur [31].

(I) Quelques-uns ont fait valoir le soin qu’elle avait des chevaux d’Hector, afin de montrer que les femmes sont obligées de s’employer aux exercices les plus mécaniques du logis. ] Lisez ces paroles de Tiraqueau : Quæ loca Franciscus Barbarus in suo libello de Re uxoriâ, quem apud Gallos imprimendum primi omnium dedimus, solerter scitèque annotavit, monens his exemplis uxores ne res hujusmodi contemnant quas Andromache, etc..... et hoc quoque è nostris commemoravit Jo. Lupus in rep. rubr. de don. inter vir. et uxor. et Bo. Curtil. in tract. nobilitatis, in 38 privilegio [32]. Tiraqueau n’a fait nulle réflexion sur ce que le mari d’Andromaque n’était pas servi le premier ; il a cru, sans doute, que cela prouverait trop, et qu’il fallait écarter de la vue des lecteurs une telle idée.

  1. Eurip., in Andromach., vs. 221 et seq.
  2. Nommés Amphineüs, et Scamandrius.
  3. Nommé Palæterus.
  4. Anaxic. Argolicor., lib. II.
  5. Ovidius, in Epist. Œnon. ad Paridem, vs. 107.
  6. Idem, lib. II de Arte amandi, vs. 645.
  7. Bibliot. chois., pag. 169.
  8. Dans ses Paralipom. de Historicis græcis, pag. 5.
  9. Leti, Vie de Cromwel dans le Journal de M. de Beauval, en 1692, pag. 499.
  10. Sueton., in Aug., cap. LXXI.
  11. Virgil., Æneïd., lib. III, vs. 319.
  12. Ovid., de Arte amandi, lib. III, vs. 519.
  13. Justinus, lib. XVII, cap. III.
  14. Servius in lib. III Æneïdos, vs. 319.
  15. Pausan., lib. I, pag. 10.
  16. Idem, ibid.
  17. Scholiast. Euripid., in Andromach., vs. 24.
  18. Servius in lib. III Æneïd., vs. 319.
  19. In Andromach., vs. 1247 et seq.
  20. Pausan., lib. I, pag. 10.
  21. Gueret, Parnasse réformé, pag. 108, 109.
  22. Ovid., de Arte amandi., lib. III, vs. 777.
  23. Martial., Epigr. CV, lib. XI, vs. 13.
  24. Juvenal., Sat. VI, vs. 501.
  25. Stat. Silv. II, lib. I, vs. 113.
  26. ....Qualis Berecynthia mater
    Invehitur curru Phrygias turrita per urbes.
    Virgil., Æneïd., lib. VI, vs. 785.

  27. Pag. 106, et seq.
  28. Synes., Epist. III.
  29. Le 31 de mars 1693. On a imprimé cette version dans la Ire. partie du Recueil de pièces curieuses, à la Haye, chez Moetjens, en 1694.
  30. Voyez ci-dessus, tome Ier. pag. 152, citation (25).
  31. Horat., Sat. X, lib. I, vs. 67.
  32. Andr. Tiraquell., de Nobilit., cap. XX, num. 101, pag. 78.

◄  Andrinople
Andromaque  ►