Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Ancillon


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ANCILLON (David), ministre de l’église réformée de Metz, sa patrie [a], naquit le 17 de mars 1617. Il étudia dès l’âge de neuf à dix ans au collége des jésuites, qui était alors le seul à Metz où l’on pût apprendre la belle littérature [b], et il donna d’abord tant de belles espérances, que les principaux de la société n’oublièrent rien pour lui faire goûter leur religion, et pour l’attacher à eux ; mais il leur résista vigoureusement, et prit dès lors la résolution d’étudier en théologie [c]. Il était infatigable au travail [d] ; et il fallut employer souvent l’autorité paternelle pour interrompre ses lectures : car il y avait de l’excès, et, si on peut le dire, de l’intempérance dans sa manière d’étudier [e]. Il alla à Genève, l’an 1633 [f], et y fit son cours de philosophie sous M. du Pan [g], et ses études de théologie sous MM. Spanheim, Diodati, et Tronchin, qui l’aimèrent et l’estimèrent très-particulièrement [h]. Il partit de Genève au mois d’avril 1641, et alla se présenter au synode de Charenton, pour y prendre le degré de ministre [i]. Il fit admirer sa capacité à ses examinateurs, et sa modestie aux ministres de Paris [j] ; et toute cette assemblée fut si contente de lui, qu’elle lui donna la plus considérable des églises qui fussent à pourvoir [k]. C’était celle de Meaux. Il y exerça son ministère, jusqu’à l’an 1653, avec toute la satisfaction imaginable. Il fut tendrement aimé de son troupeau. Il se maria très-avantageusement (A) : il s’acquit une réputation fort étendue par son savoir, par son éloquence, par sa vertu ; et il fut même considéré des catholiques romains, avec beaucoup de distinction. Il fit voir encore avec plus d’éclat, et avec plus de succès, ses beaux talens, dans sa patrie, où il fut ministre, depuis l’an 1653, jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Il se retira à Francfort, après ce funeste coup [l] ; et ayant prêché dans l’église française de Hanau, toute l’assemblée en fut si édifiée, qu’elle demanda d’abord une convocation des chefs de famille, pour y proposer de le prier de leur accorder son ministère... [m]. La proposition fut agréée : on la lui fit faire par des députés, qui obtinrent tout ce qu’ils souhaitèrent. Il commença donc l’exercice de son ministère dans cette église sur la fin de l’année 1685 [n]. Nous verrons pourquoi il s’en retourna bientôt à Francfort (B), où il se serait fixé, si l’état de sa famille, qui était nombreuse, ne l’eût obligé d’aller dans un lieu où il pût l’établir [o]. Il choisit Berlin, et il reçut de S. A. E. de Brandebourg un accueil très-favorable [p]. Il fut fait ministre de Berlin : il eut la joie de voir que son fils aîné fut établi juge et directeur des Français qui étaient dans cette ville-là [q], et que son autre fils fut gratifié d’une pension, et entretenu à l’académie de Francfort-sur-l’Oder, et enfin ministre ordinaire de la capitale [r]. Il eut aussi le plaisir de voir son frère établi juge de tous les Français qui sont dans les états de Brandebourg (C), et M. Cayart, son gendre, ingénieur de son Altesse Électorale [s]. Il jouit de ces agrémens, et de plusieurs autres, jusqu’à sa mort ; et il finit sa course avec tous les sentimens de piété qui conviennent à un véritable ministre de Jésus-Christ ; il la finit, dis-je, de cette manière, à Berlin, le troisième de septembre 1692, âgé de soixante et quinze ans [t]. J’eusse pu faire cet article beaucoup plus long que je ne le fais ; car le livre dont je l’ai tiré contient beaucoup de détails ; mais comme c’est un ouvrage qu’il sera beaucoup plus facile de consulter, que de se pourvoir de ce Dictionnaire, j’ai trouvé plus à propos d’y renvoyer le lecteur, que d’en tirer beaucoup d’extraits [u]. J’en userais autrement, si je travaillais sur des mémoires manuscrits. Je ne m’arrêterai qu’à deux choses, dont l’une regarde la bibliothéque de feu M. Ancillon et sa manière d’étudier (D), et l’autre concerne les livres qu’il a donnés au public (E) ; et, quant au reste, je dirai en général que le discours qu’on a publié sur sa vie le représente comme une personne d’un mérite tout-à-fait extraordinaire. C’est à proprement parler l’idée d’un pasteur accompli [* 1]. On l’y voit savant, éloquent, sage, pieux, modeste, charitable, dispensant la censure avec douceur, ou avec vigueur, selon l’exigence des cas ; pratiquant ce qu’il prêchait [v], occupé uniquement des fonctions de son ministère (F), sans se mêler, comme tant d’autres, de ce qui n’est convenable qu’aux séculiers, ni tenir sa maison ouverte aux délateurs et aux nouvellistes (G). On ne saurait mieux connaître, que par l’écrit dont je parle ci-dessous, combien sa conversation était docte (H). Je discuterai en un autre lieu [w] quelques faits qui se rapportent à sa taille-douce. Je ne dois point passer sous silence qu’il était fils d’un habile jurisconsulte ; qu’un de ses ancêtres fut autrefois président au mortier dans une des principales cours souveraines de France [* 2] ; et que Georgin Ancillon, un des principaux membres de l’église de Metz, a été aussi un des premiers de ses fondateurs, et de ses conducteurs [x].

  1. * Crousaz nous apprend que ce portrait d’Ancillon est une satire contre Jurieu.
  2. * Le défaut de désignation de temps et de lieu, où cette charge aurait été exercée, est un motif de douter du fait, dit Leclerc.
  1. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 6.
  2. Là même, pag. 8.
  3. Là même, pag. 9.
  4. Là même, pag. 13.
  5. Là même, pag. 13 et 14.
  6. Là même, pag. 14.
  7. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 18.
  8. Là même, pag. 20 et 21.
  9. Là même, pag. 31.
  10. Là même, pag. 35.
  11. Là même, pag. 36.
  12. Là même, pag. 352.
  13. Là même, pag. 353.
  14. Là même, pag. 354.
  15. Là même, pag. 366.
  16. Là même, pag. 372 et suiv.
  17. Là même, pag. 375.
  18. Là même, pag. 397.
  19. Là même, pag. 395.
  20. Là même, pag. 487.
  21. Il a pour titre, Discours sur la Vie de feu M. Ancillon, et ses dernières heures. Il a été imprimé à Bâle, en 1698, et contient 500 pages in-12.
  22. Voyez touchant le désordre qu’il y a à en user autrement, le même discours sur la vie de M. Ancillon, pag. 175 et suivantes.
  23. Dans la remarque (G) de l’article Ferri.
  24. Discours sur la vie de M. Ancillon, pag. 7.

(A) Il se maria très-avantageusement. ] La manière dont on ménagea cette affaire est fort curieuse : « Les principaux chefs de famille de l’église de Meaux voyant que leur ministre se distinguoit ainsi, et luy entendant dire quelquefois qu’il vouloit aller à Metz, pour voir son père et ses parens, qu’il n’avoit point vus depuis plusieurs années, craignirent qu’on ne le leur enlevât. Ils cherchèrent mille expédiens pour s’en assurer long-temps la jouissance ; le plus sûr, à leur avis, fut de le marier à un parti riche, digne de lui, et qui eût son bien dans le pays ou dans le voisinage. Quelqu’un se souvint d’avoir ouï dire que M. Ancillon ayant prêché un dimanche matin à Charenton, tout le monde généralement luy applaudit ; que M. Macaire surtout, qui estoit un vieillard vénérable, d’une vertu et d’une piété exemplaire, et possédant de grands biens à Paris et aux environs de Meaux, luy avoit donne mille bénédictions et mille louanges, et qu’il avoit dit assez haut à ceux qui estoient assis dans le temple auprès de lui, qu’il n’avoit qu’une fille, qui estoit son unique enfant, et qu’il aymoit tendrement ; mais que si cet homme-là, en parlant de M. Ancillon, la lui venoit demander en mariage, il la luy donneroit de tout son cœur. On alla luy demander s’il estoit encore dans ce sentiment avantageux : il répondit qu’il y estoit, et accompagna cette réponse de témoignages nouveaux d’estime et d’affection pour M. Ancillon ; de sorte que le mariage fut conclu en l’année 1649, et consommé peu de temps après. D. Marie Macaire, son épouse, estoit fort jeune : elle n’avoit que quatorze ans ; mais comme elle avoit, dans cette grande jeunesse, toutes les vertus naissantes, on verra à la suite de ce discours qu’elle luy a esté non-seulement un ayde à la piété qui l’y a entretenu, un ayde à la société qui la luy a rendue agréable, mais aussi qu’elle luy a esté un ayde à l’œconomie sur lequel il s’est reposé des soins de sa famille [1]. »

(B) Il retourna bientôt à Francfort. ] Ses prédications firent bientôt bruit à Hanau [2]. Plusieurs personnes, qui avoient quitté l’assemblée françoise, pour quelque mécontentement qu’ils avoient reçu, y revinrent. Les professeurs en théologie, les ministres allemands et flamands assistèrent fréquemment à ses sermons. Le comte de Hanau lui-même, qu’on n’avoit jamais vu dans ce temple, eut la bonté d’y venir entendre M. Ancillon ; on y venoit des lieux circonvoisins, de Francfort même... ; des gens qui n’entendoient point le françois s’y rendoient en foule avec empressement, et disoient qu’ils aimoient à le voir parler. Indè iræ et lacrymæ. Cette distinction donna de la jalousie aux deux autres ministres ; la nature, troublée par cette passion, oublia ses devoirs [3]. Ils prirent ombrage des marques d’estime et d’affection qu’on donna à ce nouveau collègue ; ils en eurent du chagrin ; ils lui en donnèrent à lui-même par mille vexations qu’ils lui firent pour l’obliger à quitter volontairement un poste dont ils ne pouvoient le chasser. La vertu de M. Ancillon fut une seconde fois rappelée au combat. Au lieu que ces deux parens [4] avoient témoigné de l’empressement à lui faire plaisir, et qu’il sembloit qu’ils souhaitassent de pouvoir changer les pierres en pain pour le soulager, tandis qu’il avoit esté dans leur ville comme étranger, ils s’éloignèrent de lui lorsqu’ils le virent attaché à leur troupeau ; ils lui donnèrent mille mortifications, et ils auroient changé volontiers, s’ils avoient pu, les pains en pierres pour le chasser, tant il leur estoit à charge........ Cette conduite fit deux effets assez considérables [5] : l’un, que les catholiques romains et les profanes en firent un sujet de raillerie ; l’autre fut d’animer le peuple [6]. M. Ancillon en avoit la faveur, et s’il avoit voulu s’en servir, peut-être eût-il pu surmonter la mauvaise volonté de ses envieux ; mais, comme il ne croyait pas qu’un fidèle pasteur dût s’établir à la faveur d’une division du troupeau et de ses ministres, que toute sa vie il avoit esté ennemi des partis, et qu’il avoit déclamé contre les cabales et les factions, il ne voulut pas profiter de la disposition dans laquelle le peuple estoit à son égard, ni le laisser agir... Ayant donc fait toutes les tentatives que la charité et l’honnêteté lui avoient suggérées, pour ramener ces deux hommes à leur devoir, il prit la résolution de quitter Hanau, dès que ce lieu, qu’il avoit regardé comme un refuge tranquille ou un port assuré dans lequel il avoit este jeté par la tempeste, fut devenu pour lui un champ de bataille, où il falloit combattre sans cesse, et où sa patience, qui avoit déjà soutenu plusieurs grandes épreuves, pouvoit être enfin vaincue, il l’abandonna... [7]. Il sortit donc de Hanau sans bruit, lorsqu’on s’y attendoit Le moins, ou plutôt il permit qu’on l’arrachât d’entre les mains de ses envieux et de ses amis [8]. Les uns, le tenant, pour ainsi dire, d’une main, le maltraitoient ; les autres, le tenant de l’autre main, faisoient des efforts pour le tirer de l’oppression ou il estoit, et les uns et les autres estoient prêts à en venir aux prises, c’est-à-dire, à faire éclater la division et à voir qui l’emporteroit. Pour éviter ce scandale, il sacrifia ses interests à la paix : il s’en alla sans qu’on le sut, de peur que ses amis voulant l’arrêter, ils n’allumassent un feu qui ne faisoit que couver, et qu’il vouloir éteindre.

Je crois avoir dit quelque part [9] que la jalousie d’éloquence est des plus fortes ; on ne voit que trop souvent les divisions scandaleuses qu’elle produit. Les réflexions que l’on peut faire sur cela ne sont bonnes qu’à supprimer. La matière est trop délicate et trop odieuse. Je dirai seulement, sans faire aucune allusion à des cas particuliers, que dans cette affaire-là les peuples ne se conduisent pas avec assez de prudence ni avec assez de charité. Ils devraient choisir pour leurs pasteurs toutes personnes d’un mérite à peu près égal ; ou, si l’un d’eux surpassait notablement tous ses collègues, ils ne devraient pas faire éclater avec tant de pompe leur préférence. Ils n’ont nulle compassion pour les faiblesses humaines ; ils courent en foule, très-impitoyablement, aux sermons d’un prédicateur, et ils laissent presque vide l’auditoire de tous les autres. Ils ménagent si peu les témoignages de leur distinction, que cette imprudence peut passer pour la principale cause de la discorde. C’est la semence de la zizanie : les personnes sages n’ont point cette indiscrétion. Tous les auditeurs devraient suivre ce modèle ; mais comme l’on ne doit guère espérer que le peuple garde ce ménagement, le meilleur parti serait peut-être que ceux qui procèdent aux élections évitassent l’inégalité trop visible des talens, et qu’ils considérassent qu’en certaines professions bien des gens approuvent cette loi des Éphésiens, qu’il n’y ait entre nous aucune personne qui excelle ; et si quelqu’un a cet avantage, qu’il soit plutôt partout ailleurs que dans notre ville [10]. Cette loi fut condamnée par Héraclite [11] ; mais c’était un philosophe. Mettons ici une remarque qui a été faite par l’auteur du livre que j’ai déjà cité souvent. M. Ancillon, dit-il [12], n’ayant aucun des défauts qu’on a remarqués être les sources ordinaires des divisions qui surviennent entre les ministres d’une même église, savoir : 1°. l’amour de ses propres sentimens, et le désir de les faire prévaloir ; 2°. l’amour de l’estime et de la gloire du monde ; 3°. l’amour de la domination ; 4°. l’amour de ses propres intérests ; et respectant d’ailleurs en M. Ferry [13] une vieillesse chenue et un mérite à l’épreuve d’un grand nombre d’années, il forçoit, pour ainsi dire, ce grand homme a demeurer tousjours constamment avec luy dans une ferme union.

(C) Il eut le plaisir de voir son frère [14] établi juge des Français de Brandebourg. ] « Emploi qu’il exerce encore actuellement avec honneur ; mais qui, tout pénible qu’il est, ne l’occupe pas assez pour l’empêcher de donner au public, dans les journaux de Berlin, diverses pièces solides et judicieuses, qui font voir la solidité et la vaste étendue de son savoir et de son érudition [15]. »

(D) Je parlerai de sa bibliothéque et de sa manière d’étudier. ] Les richesses qu’il acquit par son mariage l’ayant mis en état de satisfaire à sa passion favorite [16], il achepta tous les livres capitaux que l’on peut appeler les piliers d’une grande bibliothéque, tels que sont les Bibles les plus curieuses par l’édition ou par les notes, les différens Dictionnaires, les plus excellens Commentaires des livres de l’Écriture, les Ouvrages des Pères, les Collections ou Recueils des Conciles, les Histoires Ecclesiastiques. et divers autres de même nature. Il en avoit choisi les plus belles éditions [17]. Il eut tousjours la même maxime à la suite, et en rendoit de bonnes raisons : le recit en seroit un peu long ; mais voicy, en peu de mots, quelle en est au moins la substance. Il disoit qu’il est certain que moins les yeux ont de peine à lire un ouvrage, plus l’esprit a de liberté pour en juger. Que comme on y voit plus clair, et qu’on en remarque mieux les grâces et les défauts lorsqu’il est imprimé que lorsqu’il est écrit à la main, on y voit aussi plus clair quand il est imprimé en beau caractère et sur du beau papier, que quand il l’est sur du vilain et en mauvais caractères. Après avoir ainsi fait un bon fondement de bibliothéque, il l’a augmenté de tous les bons livres importans qui ont paru successivement à la suite. Il avoit le plaisir de la nouveauté, car ses amis de Paris, de Hollande, d’Angleterre, d’Allemagne, de Suisse et de Genève, avec lesquels il entretenoit une exacte correspondance, les lui envoyoient dès qu’ils estoient exposés en vente. Le sentiment de ceux qui disent que les premières éditions sont les moindres, parce qu’elles ne servent qu’à mettre au net les ouvrages des auteurs, ne l’emportoient pas sur sa curiosité. Il savoit bien que le célèbre M. Ménage, doyen de Saint-Pierre d’Angers, parlant à M. Du M., dans l’Épître Dédicatoire de ses Origines de la Langue Françoise, luy dit qu’il a autrefois appris de luy que M. Loysel, célèbre advocat au parlement de Paris, avoit accoutumé de dire des premières éditions qu’elles ne servoient qu’à mettre au net les ouvrages des autheurs ; que cet homme judicieux disoit cela avec beaucoup de vraysemblance de toutes sortes de livres ; mais que c’est une vérité plus sure et plus constante à l’égard des dictionnaires, qu’à l’égard de toutes autres sortes de livres. Il sçavoit bien que d’autres estimoient qu’on ne doit considérer les premières éditions des livres que comme des essays informes que ceux qui en sont autheurs proposent aux personnes de lettres, pour en apprendre les sentimens. Mais tout cela n’empêchoit pas qu’il n’eût Le mesme empressement ; et l’événement luy ayant fait voir ensuite qu’il risquoit peu de chose [18], il ne l’a point diminué. En effect, on a vu jusqu’à présent peu d’autheurs pareils, à cet égard, au cardinal du Perron, qui, comme luy, n’ayt épargné ni peine, ni soin, ni dépense pour ses ouvrages ; qui les ayt fait tousjours imprimer deux fois ; la première, pour en distribuer seulement quelques copies à des amis particuliers [* 1], sur lesquelles ils pussent faire leurs observations ; la seconde, pour les donner au public dans la dernière forme dans laquelle il avoit résolu de les mettre, et qui, afin qu’ils ne fussent pas divulgués contre son gré de cette première manière, n’y ait fait travailler que dans sa propre maison, où il avoit une imprimerie exprès.

La bibliothéque de M. Ancillon était « très-curieuse et très-grande, et il l’augmentoit tous les jours de tout ce qui paroissoit de nouveau et d’important dans la république des lettres : de sorte qu’enfin elle estoit devenue une des plus belles qui fût entre les mains d’aucun particulier du royaume. Les étrangers curieux ne manquoient pas de la voir en passant par la ville de Metz, comme ce qui y estoit de plus rare [19]. » Dès qu’il vit le catalogue des livres prétendus hérétiques, fait par l’archevêque de Paris, l’an 1685, il mit à part tous les livres dont la suppression fut ordonnée [20] ; et ils ont fait depuis sa bibliothéque dans les pays étrangers [21] ; la sienne ayant esté comme abandonnée au pillage, après la révocation de l’édict de Nantes, il ne luy en fut resté aucun, si ceux-là, qu’il avoit cachés, n’eussent esté à couvert de l’avidité avec laquelle on enleva les autres... Il y avoit long-temps que les moines et les ecclésiastiques de Metz et des villes circonvoisines convoitoient la bibliothéque de M. Ancillon [22]. Son départ forcé et précipité leur fournit un beau prétexte pour se l’approprier ; quelques-uns proposèrent de l’achepter en gros, et d’autres demandèrent qu’on la vendît en détail ; mais les uns ni les autres n’avoient point intention d’en délivrer le prix ; ils ne cherchoient que les moyens de s’en emparer. L’expédient des derniers fut suivi, comme plus propre à favoriser cet injuste dessein. Une foule d’ecclésiastiques de tous ordres vint fondre de toutes parts sur cette belle et riche bibliothéque, qui avoit esté composée avec plaisir et avec choix pendant quarante ans, et qui ne consistoit qu’en livres rares et dignes de la curiosité des plus savans hommes. Ils en firent des tas ou des monceaux, et donnèrent quelqu’argent en sortant à une jeune fille de douze ou treize ans, qui les regardoit, afin qu’ils pussent dire qu’ils en avoient payé le prix. M. Ancillon vit ainsi dissiper ce précieux amas qu’il avoit fait, et dans lequel il avoit placé son inclination et, pour ainsi dire, son propre cœur. Notez que la perte de cette bibliothéque entraîna celle d’une infinité de lettres que l’on voulait publier [23], et que M. Ancillon avait reçues de quantité d’habiles gens. On destinait principalement à cet usage celles que M. Daillé, son intime ami [24], lui avait écrites. Quel dommage !

Cela peut fournir plusieurs sujets de méditations ; car n’est-ce pas une chose bien lugubre que de voir qu’il ne faut qu’un jour pour défaire ce qui a été fait avec mille soins, mille peines et mille dépenses pendant plusieurs années ? N’est-ce pas un sort déplorable que d’être exposé à perdre dans un moment ce que l’on avait acquis à la longue, par des voies innocentes, et que l’on s’était préparé comme une source continuelle et perpétuelle d’un plaisir très-légitime, et d’une instruction honnête ? Se voir séparé tout d’un coup d’une infinité de volumes que l’on avait rassemblés si soigneusement, et dont on faisait ses délices, n’est-ce pas une dure et cruelle fatalité ? Notre nature se consolerait plus aisément s’ils devenaient la proie des flammes ; mais, sans une grâce particulière de Dieu, elle ne peut digérer qu’ils soient le butin d’un injuste possesseur, à qui ils ne coûtent que la peine de les faire transporter chez lui. Le triumvirat, qui dépossédait de leurs terres ceux qui les avaient cultivées toute leur vie, et qui les donnait à des gens qui n’avaient rien contribué à les mettre en bon état, ne causait point une douleur aussi sensible que l’a été celle des savans qui ont vu dissiper leurs bibliothéques, et tomber entre les mains d’un persécuteur digne de haine s’il agissait contre sa conscience, digne de pitié si sa fausse dévotion lui persuadait que c’était rendre un service à Dieu.

Impius hæc tam culta novalia miles habebit ?
Barbarus has segetes [25] ?


disaient ces bonnes gens d’Italie, qui se voyaient obligés de céder leur patrimoine aux soldats des triumvirs :

En queis consevimus agros !
Insere nunc, Melibæe, pyros, pone ordine vites [26] !
.................................
Vivi pervenimus, advena nostri,
(Quod nunquàm veriti sumus), ut possessor agelli
Diceret : Hæc mea sunt, veteres migrate coloni [27].


M. Ancillon et plusieurs autres ont pu adapter à leur fortune la plupart de ces expressions. Il vaudrait peut-être mieux n’aimer rien que de mettre son affection à une bibliothéque, lorsqu’on doit être réduit à l’apostropher ainsi :

Nuper sollicitum quæ mihi tædium,
Nunc desiderium, curaque non levis [28].


Mais perdons, s’il est possible, le souvenir de la malheureuse et funeste révocation de l’édit de Nantes, qui a été accompagnée de tant d’injustices. Jetons plutôt la vue sur des objets qui n’excitent pas le tumulte des passions. Louez avec moi le bon goût de cet habile théologien. Il voulait la première édition des livres, quoiqu’il y eût beaucoup d’apparence qu’on les réimprimerait avec des augmentations et avec des corrections [29]. C’est l’entendre cela : c’est ce que l’on peut nommer amour des livres, avidité d’instruction ; mais ceux qui attendent tranquillement à acheter un ouvrage qu’il ait été réimprimé, font bien paraître qu’ils sont résignés à leur ignorance, et qu’ils aiment mieux l’épargne de quelques pistoles, que l’acquisition de la doctrine. Je parle de ceux, et le nombre en est fort grand, qui sont, d’un côté, persuadés qu’un livre nouveau leur apprendra mille choses, et qui d’ailleurs, ayant le moyen de l’acheter, diffèrent pourtant cet achat, parce qu’ils ont ouï dire qu’il se fera ou de meilleures éditions, ou de moins chères. On ne saurait assez blâmer cette patience : c’est un morne et froid acquiescement à la privation du savoir. M. Bigot me disait un jour qu’un homme de Rouen, qui s’appliquait à l’étude généalogique, aurait bien voulu profiter des ouvrages du père Anselme ; mais pourtant il ne les achetait pas : il se réservait pour la seconde édition, qui n’est jamais venue, et apparemment cet homme est mort sans avoir pu satisfaire sa curiosité. M. Bigot lui représenta plus d’une fois qu’il vaut beaucoup mieux avoir les deux éditions d’un livre, que se priver du profit que la lecture de la première peut apporter, et qu’on juge mal du prix des choses, si l’on préfère trois ou quatre écus à ce profit-là. Ceux qui peuvent faire quelque dépense ne sauraient être mieux conseillés que de se pourvoir des premières éditions. J’avoue que celles qu’on fait dans les pays étrangers ne coûtent pas tant : mais sont-elles bien fidèles ? n’y change-t-on rien ? n’y ajoute-t-on rien ? L’abbé de la Roquene s’est-il pas plaint publiquement [30] que les imprimeurs de Hollande avaient corrompu son livre ? On m’a assuré, depuis peu de jours, que l’histoire de Davila et celle de Strada, imprimées dans les Pays-Bas, ne sont point conformes aux éditions d’Italie, les libraires de Flandre ayant supprimé ou altéré certaines choses, par complaisance pour des familles illustres. On me dira que l’auteur corrige des fautes dans la seconde édition : j’en conviens ; mais ce ne sont pas toujours des fautes réelles : ce sont des changemens qu’il sacrifie à des raisons de prudence, à son repos ; à l’injustice de ses censeurs trop puissans. La seconde édition que Mézerai fit de son abrégé chronologique est plus correcte ; il en ôta des faussetés ; mais il en ôta aussi des vérités qui avaient déplu ; et c’est pourquoi les curieux s’empressent à trouver l’édition in-4o, qui est la première, et la paient un gros prix. Je ne dis rien du profit que l’on peut faire en comparant les éditions. Il est si grand, lorsque c’est un habile homme qui a exactement revu son ouvrage, qu’il mérite que l’on garde son coup d’essai. Tout ceci vous fera comprendre que M. Ancillon s’entendait bien en bibliothéque.

Parlons maintenant de sa méthode d’étudier. Il ne perdoit aucun moment en des études vaines et inutiles. Il lisoit, à la vérité, toutes sortes de livres, même les anciens et les nouveaux romans. Il n’y en avoit aucun, dont il ne crût qu’on pouvoit faire quelque profit : il disoit souvent ces paroles qu’on attribue à Virgile : aurum ex stercore Ennii colligo [31]. On trouve, disoit-il aussi quelquefois, dans certains auteurs négligés, des choses singulières qu’on ne trouve point ailleurs ; et ne fût-ce que du style, on y trouve toujours quelque chose à prendre. Mais il ne s’y appliquoit pas, il ne s’attachoit proprement qu’aux ouvrages importans, qu’aux choses sérieuses…. Il mettoit une immense différence entre la lecture des livres qu’il ne voyoit, comme luy-même le disoit, que pour ne rien ignorer, et la lecture de ceux qui estoient utiles à sa profession. Il ne lisoit les uns qu’une seule fois, et en courant, perfunctoriè, et comme dit le proverbe latin, sicut canis ad Nilum bibens et fugiens ; mais il lisoit les autres avec soin et avec application. Elles lisoit plusieurs fois : la première, disoit-il, ne servoit qu’à luy donner une idée générale du sujet, et la seconde luy en faisoit remarquer les beautez. Les indices, que d’autres grands hommes ont appellés l’âme des livres, luy estoient entièrement inutiles, parce qu’il les lisoit avec assez d’application et assez souvent pour posséder un ouvrage, et que d’ailleurs il avoit une mémoire fort fidèle, et en particulier une mémoire locale très-commode aux gens de lettres. Il les lisoit exactement ; et jusqu’au titre, au nom de l’imprimeur, au lieu et à l’année de l’impression, tout avoit à son avis son usage. Il barroit les livres en les lisant, et mettoit à la marge des renvoys à d’autres autheurs, qui avoient traité les mêmes matières, ou qui avoient dit des choses qui se rapportoient à celles qu’il lisoit…. [32]. Il changeoit quelquefois de lecture, et ce changement luy tenoit lieu de repos [* 2]. Il ne s’occupoit pas toujours à lire des livres d’un bout à l’autre ; il étudioit quelquefois des matières à fond ; et alors, il consultoit les autheurs qui les avoient traitées. Il voyoit souvent la même chose dans différens ouvrages ; mais cela ne le dégoûtoit pas : au contraire, il disoit que c’estoit comme autant de nouvelles couches de couleurs qui formoient l’idée qu’il avoit conçue, qui la mettoient dans une entière perfection. La multitude d’autheurs qu’il consultoit estoit cause qu’on voyoit ordinairement une grande table, qui estoit au milieu de sa chambre, et sur laquelle il travailloit, toute chargée de livres la pluspart ouverts [33]. Le célèbre Fra-Paolo, dont je viens de parler, estudioit aussi de cette manière : il ne discontinuoit pas, comme nous l’apprend l’exact et fidèle autheur de sa Vie, jusques à ce qu’il eût tout vu ; c’est-à dire, jusques à ce qu’il eût fait la confrontation des autheurs, des lieux, des temps, et des opinions : à quoy il s’opiniâtroit, pour n’avoir plus d’occasion de douter, et de repenser à une même chose ; et pour pouvoir prendre parti, et s’assurer à cette seule fois, autant qu’on le pouvoit naturellement. C’estoit ainsi que M. Ancillon étudioit quelquefois, et on luy a entendu souvent rendre les mêmes raisons de cette manière d’étudier qu’il pratiquoit. Comme il lisoit beaucoup, il trouvoit beaucoup de choses dignes de remarque ; et quoy qu’il eut une mémoire admirable, il avoit des livres dans lesquels il recueilloit ce qu’il trouvoit de plus considérable. Il sçavoit bien qu’un Govean, par exemple, qui ne vouloit pas même qu’il y eût d’écritoire dans la chambre où il étudioit ; qu’un Saumaise, qu’un Ménage, et que plusieurs autres grands hommes, ont condamné les collections ; que bien loin qu’ils ayent considéré ces recueils comme des aydes qui soulagent les gens, et qui facilitent l’acquisition des sciences, ils les ont au contraire regardés comme des obstacles qui interrompent le cours de la lecture et de la méditation, et qui en font perdre infailliblement le fruict : mais il estimoit que, comme, par un malheur attaché au siècle dans lequel nous vivons, il ne suffit pas de sçavoir à plein fond les choses, leurs résolutions, et les fondemens de toutes leurs raisons, si on n’allégue des authoritez, et si on ne cite des textes exprès, il estoit nécessaire d’avoir un livre qui fit comme une veine, ou un filet d’eau, qui conduisît sûrement à la source, d’autant plus qu’ayant à parler en public devant certaines gens, qui estoient plutôt ses espions que ses auditeurs, et qui luy demandoient souvent des authoritez et des preuves de ce qu’il avoit avancé : il estoit en quelque sorte nécessaire qu’il eût un répertoire qui soulageât sa mémoire, et qui le dispensât de chercher longtemps ce dont il pouvoit avoir besoin, selon les différentes conjonctures où il se trouvoit. Voilà des choses, ce me semble, dont plusieurs lecteurs pourront tirer du profit. Nous parlerons ci-dessus [34] de son assiduité à l’étude.

(E) Les livres qu’il a donnés au public. ] Il fit imprimer à Sedan un volume in-4o., en l’année 1657, dans lequel toute la matière des traditions est amplement et solidement examinée [35]. C’est la Relation fidèle de tout ce qui s’était passé dans la conférence qu’il avait eue avec M. de Bedacier, docteur de Sorbonne, évêque d’Auguste, et suffragant de M. l’évêque de Metz [36]. Il avait disputé avec lui, en présence de plusieurs personnes, premièrement dans sa maison [37], et ensuite devant une foule d’auditeurs, dans l’évêché [38]. Tous les articles furent rédigés par écrit, et signés. Il soutint cette grande affaire avec honneur, et la finit avec succès. Après avoir répondu avec ordre et avec méthode à toutes les objections qui luy furent faites, il représenta que c’estoit à son tour à proposer aussi ses argumens ; mais comme il avoit donné des coups mortels à l’erreur par ses réponses, on craignit qu’il ne la détruisît entièrement, si on luy donnoit la liberté d’établir la vérité, comme il le prétendoit. M. de Bedacier prit le parti de se séparer ; et, pour couvrir le motif de sa conduite, il dit qu’il valoit mieux contester à la suite par écrit, que de vive voix. On demeura d’accord pourtant, qu’on ne feroit point imprimer de part ni d’autre les actes de cette conférence [39]. Il y eut néanmoins un moine qui s’avisa d’en faire imprimer de faux actes [40], et dont l’impudence fut si outrée, que quoy que M. Ancillon eût remporté de ce combat un honneur éclatant, il entreprit de persuader au public qu’il avoit esté funeste, et à sa personne, et à son parti, et qu’il avoit esté vaincu sans ressource [41]. Ce fut ce qui obligea M. Ancillon à rendre public l’ouvrage dont j’ai parlé. M. Hottinger le loue beaucoup, au chapitre VI du IIIe. livre de son Bibliothecarius quadripartitus [42]. Le père Clivier, minime et provincial de son ordre, voulut entreprendre de réfuter cet ouvrage. Il fit un livre dans ce dessein, qui avoit pour titre : le Fort des Traditions abbattu par les Maximes de M. David Ancillon. D’autres firent quelques satires : mais tous ces libelles eurent un sort malheureux [43]. Les catholiques romains eux-mêmes conseillèrent à M. Ancillon de n’y pas répondre, comme il l’avait entrepris : ils dirent que lui, et son livre, estoient trop au dessus de ces écrivains du commun, pour se commettre avec eux [44]. Dès que la Méthode du cardinal de Richelieu parut « il y fit une ample et excellente réponse : mais il sçut que M. Martel, professeur à Montauban, en avoit fait une, qui estoit sur le point de paroître, et que M. Claude, qui avoit eu le même dessein, s’estoit abstenu de l’exécuter, par la même raison, comme on le voit présentement par sa Lettre III du recueil de ses Lettres, dans le tome V de ses Œuvres posthumes. Il supprima donc ce qu’il avoit fait, et il n’en a esté mis au jour que quelques cahiers, qui contenoient la Réponse au chapitre VI de cette Méthode ; ou plutôt, à proprement parler, une Apologie de Luther, de Zuingle, de Calvin, et de Bèze : aussi leur a-t-on donné ce titre dans l’édition qui en a esté faite à Hanau, en l’année 1666. M. Ancillon avoit fait la Vie de Guillaume Farel ; ou l’Idée du fidelle Ministre de Christ. Le célébre M. Courart, qui estoit un de ses intimes amis, l’avoit lu et approuvé, et avoit mis de sa propre main quelques remarques à la marge du manuscrit. C’estoit un ouvrage digne de paroître au jour : cependant il n’y a pas eu moyen de l’y faire consentir ; et son refus a esté cause qu’on en a tiré une copie pleines de fautes, qui est tombée entre les mains d’un libraire de Hollande, qui, sur la réputation de l’autheur, l’a mise sous la presse. On a esté surpris de voir une édition aussi difforme qu’est celle-là : et si un jour on fait imprimer le même livre, sur la copie reveue par M. Conrart, dont je viens de parler, on verra que cette pièce est si mutilée, qu’elle n’est pas reconnoissable. Quoy que M. Ancillon eût expliqué plusieurs livres entiers de l’Écriture Sainte, et qu’il eût écrit tous ses Sermons, on n’a pu jamais le porter à en faire imprimer..…. [45]. Tout ce qu’on a de luy en ce genre est un sermon qu’il prononça à Metz, dans un jour de jeûne. Son consistoire usa de quelque authorité sur luy, pour le luy arracher des mains, et le fit imprimer à Paris, en l’année 1676. Ce sermon fut fait sur les versets 18 et 19 du chapitre III de l’Épître de saint Paul aux Philippiens, et il a pour titre Les Larmes de saint Paul. Il a enfin une excellente Réponse à l’Avertissement Pastoral, aux Lettres circulaires, et aux Méthodes, que le Clergé addressa aux réformez de France en l’année 1682 ; mais il la tint cachée dans son cabinet, jusqu’à ce que des personnes de considération l’ayant obligé de la mettre au jour, il l’envoya à M. Turretin, professeur en théologie à Genève, qui estoit son ancien amy, avec liberté d’en disposer comme il le trouveroit à propos : mais la copie qu’il a envoyée a esté apparemment égarée : car on n’en a plus entendu parler. M. Ancillon avoit si peu d’empressement pour ses ouvrages, qu’il ne s’en est pas même informé. Cependant c’est de cette réponse, qu’on espéroit de voir, dont il est parlé dans la préface d’un livre solide et judicieux, qui a pour titre Examen des Méthodes, etc., dans l’endroit où il est dit qu’on verra paroître une Réponse faite par un habile homme de Metz [46] [* 3]. »

(F) Il était occupé uniquement des fonctions de son ministère. ] Ceux qui se consacrent à la charge de pasteur des âmes, ont besoin de tout leur temps pour étudier, pour travailler, et pour en remplir dignement les devoirs : et c’est sans doute pour cette raison que le sixième des Canons qu’on nomme Apostoliques porte qu’aucun évêque, prêtre, ou diacre, n’ayt à s’occuper des affaires séculières, ni à s’ingérer dans aucune charge publique ; et que le sixième des Canons d’Affrique défend aux personnes de ce caractère de prendre la charge des affaires ni des procès des autres. La perte du temps qu’on employe à ces occupations mondaines n’est pas le moindre des motifs de ces excellentes constitutions ; mais je ne croi pas qu’elles soient les seules considérations qui y ont donné lieu. L’expérience a fait voir que les intrigues du monde, le tracas des affaires, et l’ambition de faire sa cour auprès des grands, sont trois écueils qui leur ont tousjours esté, et qui leur seront toujours funestes. Ils quittent insensiblement cette simplicité apostolique, qui doit être un de leurs principaux ornemens. Ils apprennent les maximes du siècle : ils s’accoutument à ses subtilitez, à ses souplesses, et à ses artifices ; et ils les pratiquent ensuite insensiblement eux-mêmes [47]. Le ministre, dont je parle, évita tous ces écueils : il aima l’étude, le repos, la retraite ; il ne s’embarrassa point du tracas du monde [48]. Il fut établi, par les loix du païs, et malgré lui, tuteur de son frère et de sa sœur ; mais il laissa l’administration des biens et des affaires à son frère, qui estoit des-jà, quoique mineur, un très-habile homme..... de sorte que la tutelle estant finie par la majorité des pupilles, le mineur rendit compte à son tuteur, et le tuteur ensuite le rendit, pour la formalité seulement, à ses mineurs, de la mesme manière qu’on le luy avoit rendu ; tout au contraire de ce qui est d’usage ordinaire, naturel et commun. Il ne se mêloit absolument, et à la lettre, d’aucune affaire du monde. Comme un véritable anachorète, il estoit hors du commerce des hommes, et ne songeoit qu’à Dieu et à son Église [49]. Il avoit une bibliothéque très-curieuse et très-grande..... On estoit sûr de l’y trouver tousjours..…. [50]. Il ne sortoit de son logis que pour aller au temple, ou pour aller faire ailleurs quelques fonctions de sa charge. Il ne quittoit ses livres que pour cela ; et, comme si les jours n’eussent point esté assez longs, il passoit une partie des nuits dans la méditation, ou dans l’étude. Quoy qu’il eut plusieurs maisons de campagne, et qu’on luy en eut achepté aux environs de la ville, et fort près, afin de l’engager plus facilement à y aller passer quelques jours, ou au moins quelques heures, il n’y a jamais eu moyen de l’y voir plus de trois ou quatre fois pendant trente-deux ans qu’il a exercé son ministère à Metz. Il estoit sans cesse tranquillement dans sa chambre, insensible à la jalousie qui fait passer tant de mauvais momens aux autres hommes. Il vivoit ainsi paisiblement chez luy, se mettant peu en peine du crédit qu’on acquiert par de fréquentes visites, par des soins fatigans, et par de grandes mesures qu’on garde avec exactitude.

C’est là le modèle sur quoi tous les ministres de l’Évangile devraient se régler. Ils ont tous choisi la bonne part comme Marie [51] ; mais quelques-uns ne laissent pas d’imiter Marthe, qui se souciait et se tourmentait de beaucoup de choses [52]. Ils se mêlent d’affaires d’état, ils se fourrent dans les intrigues de ville, ils s’empressent de savoir toutes sortes de nouvelles, ils en trafiquent, ils en font leur cour. Ils se hasardent même quelquefois à suggérer des conseils de guerre et de négociation, et ne se rebutent pas du mépris que l’on témoigne adroitement pour leurs fausses vues. On les voit souvent dans les antichambres des puissances ; ils y attendent impatiemment l’occasion d’être introduits. Ce n’est pas pour des affaires de conscience : c’est pour demander mille faveurs ; c’est pour recommander leurs enfans, leurs parens, leurs amis, par rapport à des emplois honorables et profitables. Ils savent à point nommé lorsqu’une charge est vacante, et ils font en sorte qu’elle soit remplie à leur recommandation. On les louerait, si leur crédit n’était employé qu’à faire donner du pain à ceux qui en manquent ; mais ils l’emploient principalement en faveur de ceux qui sont déjà riches : gens qui n’oseraient recourir à leurs sollicitations, s’ils les croyaient de véritables ministres de Jésus-Christ ; car, en ce cas-là, ils s’attendraient à une censure, ils craindraient qu’on ne leur citât l’ordre de saint Paul, que pourvu que nous ayons la nourriture et de quoi être vêtus, cela nous doit suffire [53]. Ce n’est point le devoir d’un pasteur, de procurer à ses brebis un plus fort attachement aux biens de la terre ; il doit plutôt les en détacher, et combattre leur cupidité et leur ambition ; et il le ferait sans doute, s’il était lui-même dégagé des soins rongeans de la vaine gloire : mais, comme les besoins de ses passions demandent que les charges d’une ville soient entre les mains de gens qui lui en aient l’obligation, et qui, ou par reconnaissance, ou par l’espérance de nouvelles grâces, soient toujours prêts à le servir, il se donne tous les mouvemens possibles pour les élever ; il applaudit à leurs vues ambitieuses ; et, afin de se maintenir dans ce manége, il est obligé de s’intriguer, et d’avoir partout des émissaires. Un tel homme aurait besoin de la menace que l’on emploie quelquefois contre les évêques qui violent les canons de la résidence, et ne songe guère que son emploi est d’une telle nature, que toutes les forces humaines y suffisent malaisément. Ceux qui songent bien à cela, imitent M. Ancillon, et ne donnent pas tant de temps à des visites intéressées :

Forumque vitat, et superba civium
Potentiorum limina [54].

Notez que ceux qui n’imitent pas sa conduite s’emploient aussi quelquefois en faveur de quelques personnes qui ne sont pas à leur aise ; mais si vous y prenez garde, vous trouverez que ces personnes sont ce qu’on appelle gens de service, propres à tout, et fort enclins à consacrer tout leur loisir aux passions du protecteur qui le leur a procuré. Ils en font leur Dieu :

Deus nobis hæc otia fecit :
Namque erit ille mihi semper Deus ; illius aram
Sæpè tener nostris ab ovilibus imbuet agnus [55].


Ils se reconnaissent ses créatures, et remplissent les devoirs de ce mot-là.

(G) Il ne tenait point sa maison ouverte aux délateurs, et aux nouvellistes. ] « Il n’aymoit point les rapports, ni les rapporteurs, et tenoit pour maxime, qu’on ne pouvoit pas y adjouter beaucoup de foi ; disant qu’un rapport n’estoit jamai si pur, ni si net, qu’il ne se sentît tousjours de la passion de celuy qui le fait, et qu’il en estoit comme des eaux, qui retiennent la qualité des veines de la terre ou des mines par lesquelles elles ont passé. Il avoit surtout une souveraine aversion pour ces sortes de gens, qui vont dans les maisons, pour sçavoir ce qui s’y passe, pour faire parler ceux qu’ils y trouvent, et pour rapporter ensuite ce qu’ils ont comme extorqué de leurs bouches par leur ruse et par leur artifice… [56]. Il disoit qu’il y avoit beaucoup de danger à croire légèrement ce qu’on disoit des gens. Il estoit sur ses gardes à cet égard [57]. » La maison d’un tel pasteur n’avait garde d’être le réduit des nouvellistes, c’eût été un grand désordre. J’ai parlé de cela ci-dessus, dans la remarque (H) de l’article d’(Henri) Alting ; et j’en parlerai encore dans la remarque (N) de l’article de (Janus) Gruterus.

(H) On jugera par l’écrit dont je parle ci-dessous, combien sa conversation était docte. ] Cet écrit est intitulé : Mélange critique de Littérature, recueilli des Conversations de feu M. Ancillon [58]. Il fut imprimé à Bâle, l’an 1698, en deux volumes in-12 [* 4], par les soins de M. Ancillon l’avocat, fils aîné du ministre, et qui s’était déjà fait connaître dans la république des lettres [59]. J’aurai souvent à parler de ce mélange ; et si quelquefois je ne tombe pas d’accord que tout y soit bien exact, ce sera sans avoir la ridicule prétention que cela puisse préjudicier, ni à celui qui a dit ces choses, ni à celui qui les a données au public. Il faut bien plus admirer que feu M. Ancillon, parlant sur-le-champ, ait eu tant d’exactitude en plusieurs endroits, que trouver étrange que sa mémoire n’ait pas été exacte partout : et, pour ce qui est de M. son fils, il a dû donner les choses telles qu’il les avait recueillies de la bouche de M. Ancillon. Voyez ce que je remarque touchant le Ménagiana [60] : le cas est pareil. On verra dans la préface de ce mélange pourquoi il n’a pas été intitulé Ancilloniana.

  1. * Leclerc traite cela de vieille fable. Le cardinal du Perron cependant ne pouvait-il pas faire ce que Bossuet a fait pour son Exposition de la doctrine de l’Église catholique (Voyez le Manuel du libraire, par M. Brunet, au mot Bossuet), et ce que, de nos jours, M. de Châteaubriand a fait pour les Martyrs ?
  2. (*) Πόνου μεταϐολὴ εἶδος ἐςὶν ἀναπαύσεως.
  3. * Joly reproche à Bayle de passer sous silence une pièce de dix vers latins que Ancillon le fils a cependant mentionnée, et qui est sur la mort de M. Battier, professeur en droit à Bâle.
  4. * Chaufepié, d’après Nicéron, dit que le Mélange critique, 1698, a 3 vol., et que la réimpression de 1702, un vol. in-12, a été désavouée par Ancillon, parce qu’on y a fourré des choses qui font tort à la mémoire de son père et à lui-même. L’édition de 1698 n’a que deux volumes ; mais on y ajoute comme troisième volume le Discours sur la Vie d’Ancillon, qui est promis sur le titre des deux autres.
  1. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 75 et suiv.
  2. Là même, pag. 354.
  3. Là même, pag. 356.
  4. L’un était veuf de la sœur, et l’autre actuellement mari de la nièce de M. Ancillon. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 353.
  5. Là même, pag. 357.
  6. Là même, pag. 359.
  7. Là même, pag. 360.
  8. Là même, pag. 351.
  9. Dans la remarque (B) de l’article Atticus.
  10. Voyez la citation suivante.
  11. Est apud Heraclitum physicum de principe Ephesiorum Hermodoro. Universos ait Ephesios esse morte multandos, quòd quùm civitate expellerent Hermodorum ita locuti sunt : « Nemo de nobis unus excellat ; sed si quis extiterit, alio in loco, et apud alios sit. »

    Cicero. Tusculan. Quæst., lib. V, cap. 36.

  12. Disc. sur la Vie de M. Ancillon, pag. 93.
  13. Collègue de M. Ancillon à Metz.
  14. Il avait été un fameux avocat à Metz.
  15. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 102, 392, 393.
  16. Il disait quelquefois lui-même qu’il avait la Biblomanie, la maladie des livres. même, pag. 105.
  17. Disc. sur la Vie de M. Ancillon, pag. 77.
  18. Voyez ci-dessous citation (29).
  19. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 102, 103.
  20. Là même, pag. 328.
  21. Là même, pag. 383.
  22. Là même, pag. 342.
  23. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 219.
  24. Ils ne se donnaient, au lieu des titres ordinaires de monsieur, que celui de mon cher Atticus. Là même.
  25. Virgil. Eclog. I, vs. 71.
  26. Idem, ibid. vs. 73, 74.
  27. Idem, Eclog. IX, vs. 2.
  28. Horat. Od. XIV, lib. I, vs. 17.
  29. Il trouva souvent que cette apparence fut sans effet. Voyez ci-dessus citation (18).
  30. Dans une préface de son Journal des Savans. Voyez aussi la remarque (F) de l’article Pellisson, vers la fin.
  31. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 107.
  32. Là même, pag. 109.
  33. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 111.
  34. Dans la remarque (F).
  35. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 218.
  36. Discours sur la Vie de M. Ancillon ; pag. 207, 208.
  37. Là même, pag. 212.
  38. Là même, pag. 213.
  39. Là même, pag. 214.
  40. Là même, pag. 217.
  41. Là même, pag. 218.
  42. Là même, pag. 220.
  43. Là même.
  44. Là même, pag. 221.
  45. Là même, pag. 255.
  46. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 258.
  47. Là même, pag. 95, 96.
  48. Là même, pag. 100.
  49. Là même, pag. 102.
  50. Là même, pag. 103.
  51. Evang. de saint Luc, chap. X, vs. 42.
  52. Là même, vs. 41.
  53. Dans la Ire. Épître à Timothée, chap. VI, vs. 8.
  54. Horat. Epod. Od. II, vs. 7.
  55. Virgil. Eclog. I, vs. 6.
  56. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 229.
  57. Là même, pag. 230.
  58. Voyez le Journal de Leipsick, mois de juin 1698, pag. 287.
  59. On a divers ouvrages de sa façon, la plupart anonymes.
  60. Dans la remarque (A) de l’article Ménage.

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