Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Albert


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ALBERT-le-GRAND[* 1], religieux dominicain, évêque de Ratisbonne, et l’un des plus célèbres docteurs du XIIIe. siècle, naquit à Lawingen, sur le Danube, dans la Suabe, l’an 1193 ou l’an 1205[* 2] (A). On pourra voir dans le Dictionnaire de Moréri les diverses charges qu’on lui conféra, et le succès avec lequel il enseigna dans plusieurs villes[a]. Je m’arrêterai principalement à quelques mensonges qu’on a fait courir sur ce sujet. On a dit qu’il exerça le métier de sage-femme ; et l’on a trouvé fort mauvais qu’un homme de sa profession se fût érigé en accoucheur[b]. Le fondement de ce conte est qu’il a copié un livre sous le nom d’Albert-le-Grand, où il y a plusieurs instructions pour les sages-femmes, et tant de connaissance de leur art, qu’il semble, qu’afin d’y être si habile, il a fallu l’exercer. Mais les apologistes d’Albert-le-Grand soutiennent qu’il n’est point l’auteur de ce livre (B), non plus que de celui de Secretis Mulierum (C), où il y a bien des choses qui n’ont pu être exprimées qu’en termes sales et vilains ; ce qui a bien fait crier contre celui qui a passé pour l’avoir écrit. Ses apologistes ne peuvent pas toujours recourir à la négation du fait : ils avouent que l’on trouve dans son Commentaire sur le Maître des Sentences quelques questions touchant la pratique du devoir conjugal (D), dans lesquelles il a fallu se servir des mots qui choquent le plus les chastes oreilles[c] ; mais ils allèguent ce qu’il observa lui-même pour sa justification, que l’on apprenait tant de choses monstrueuses au confessional, qu’il était impossible de ne pas toucher à ces questions. Il est certain qu’Albert-le-Grand a été le plus curieux de tous les hommes. Il a donné prise sur lui [* 3] par cet endroit à d’autres accusations. On a dit qu’il travaillait à la pierre philosophale (E), et même qu’il était un insigne magicien (F), et qu’il avait fabriqué une machine semblable à un homme, laquelle lui servait d’oracle, et lui expliquait toutes les difficultés qu’il lui proposait. Je croirais facilement que, comme il savait les mathématiques, il avait fait une tête dont les ressorts pouvaient former quelques voix articulées : mais quelle sottise n’est-ce pas que de fonder là-dessus une accusation de magie ? Quelques-uns prétendent qu’il y a un grand miracle qui a parlé pour sa justification (G). Quoiqu’il fût aussi capable qu’un autre d’inventer l’artillerie, on a lieu de croire que ceux qui lui en attribuent l’invention se trompent (I). On raconte[d] que naturellement il avait l’esprit fort grossier, et tellement incapable d’instruction, qu’il était sur le point de sortir du cloitre, parce qu’il désespérait d’apprendre ce que son habit de moine demandait de lui ; mais que la sainte Vierge lui apparut, et lui demanda en quoi il aimait mieux exceller, ou dans la philosophie, ou dans la théologie ; qu’il choisit la philosophie : que la sainte Vierge l’assura qu’il y deviendrait incomparable, et qu’en punition de n’avoir point choisi la théologie il retomberait avant sa mort dans sa première stupidité. On ajoute qu’après cette apparition, il eut infiniment de l’esprit, et qu’il profita dans toutes les sciences avec une promptitude qui étonna tous les maîtres ; mais que trois ans avant sa mort, il oublia tout d’un coup ce qu’il savait ; et qu’étant demeuré court en faisant une leçon de théologie à Cologne, et ayant tâché en vain de rappeler ses idées, il comprit que c’était là l’accomplissement de la prédiction. On a donc dit que, par des voies miraculeuses, il avait été métamorphosé d’âne en philosophe, et puis de philosophe en âne. Il serait très-inutile que je remarquasse que ce sont des fables : ceux qui m’en croiraient n’ont pas besoin de mes avis, et en feraient ce jugement sans les attendre ; et quant à ceux qui en jugent autrement, ils ne changeraient pas d’opinion en lisant ici que je ne suis pas de leur goût. Notre Albert était[* 4] fort petit (D). Il mourut à Cologne le 15 de novembre 1280, âgé ou de quatre-vingt-sept ans ou de soixante-quinze. Il a écrit un si prodigieux nombre de livres, qu’ils montent à 21 volumes in-folio dans l’édition de Lyon, en 1651. Un jacobin de Grenoble, nommé Pierre Jammy, l’a procurée[* 5].

On[e] m’a communiqué deux ou trois particularités que l’on verra ci-dessous (K).

  1. * Leduchat, et après lui Joly, qui ne le cite pas, remarquent que le nom de Grand, donné à Albert, ne lui vient pas de son savoir, mais qu’il est la traduction de son nom de famille Groot, qui en allemand signifie Grand. Mais M. Stapfer, dans la Biographie universelle, dit que c’est une supposition gratuite ; que jamais les comtes de Bollstædt, de la famille desquels était Albert, n’ont portée le nom de Grot ou Groot.
  2. * Leclerc doute qu’il faille dire 1193, et est certain qu’on ne peut dire 1205. Il serait pour 1200 environ.
  3. * Ces mots, donné prise sur lui, paraissent impropres à Joly, puisque les choses débitées contre Albert sont sans aucun fondement.
  4. * Leclerc rappelle que ce fait a été trouvé faux par Pierre de Prusse qui en 1483 avait assiste à l’ouverture du tombeau d’Albert, et mesuré ses os.
  5. * Joly ajoute que le père de Montfaucon, dans sa Bibl. Manuscriptorum Nova, cite plusieurs manuscrits d’Albert-le-Grand, dont quelques-uns ont été inconnus à ceux qui ont parlé de ce fameux docteur.
  1. Voyez aussi Bullart, Académie des Sciences, tom. II, pag. 145, et ci-dessous la remarque (H).
  2. Voyez Theophili Raynaudi Hoploth., sect. II, serm. III, cap. X, pag. 361.
  3. Idem, ibid.
  4. Voyez le Ier. volume des Annales de Pzovius.
  5. M. de la Monnaie.

(A) Il naquit l’an 1193, ou l’an 1205. ] Vossius a raison de censurer Nicolas Reusnerus, qui a mis la naissance d’Albert à l’an 1293, et la mort à l’an 1382 : c’est avoir commencé son livre par une bévue. Quæ magna est ἀνιςορησία peccantis in ipso operis ingressu, velut cantherius in portâ, ut dici solet ; nam ab hoc Alberto Icones et Elogia sua auspicatur[1]. Voilà comment parle Vossius, sans se souvenir qu’à la page 62, par une faute qui n’est pas moindre que celle-là, il avait mis l’état florissant d’Albert à l’an 1160, et sa mort à l’an 87 de sa vie, en 1208 ; et aui l’avait fait contemporain d’Urbain IV, et de l’empereur Rodolphe.

(B) Il n’est point l’auteur d’un livre touchant les accouchemens. ] Cet ouvrage est intitulé de Naturâ Rerum, et traite amplement, et par le menu, du métier des sages-femmes. L’auteur soutient que cette matière peut très-bien appartenir à la plume d’un religieux, à cause que l’ignorance des accoucheuses fait périr beaucoup d’enfans, et les prive pour jamais de la béatitude céleste. Pierre de Prusse, moine de l’ordre de saint Dominique, soutient que ce livre de naturâ Rerum a été composé par Thomas de Cantopré, disciple d’Albert-le-Grand ; et il ne nie pas qu’on n’y trouve plusieurs préceptes sur la manière de procurer un heureux accouchement, qui ne peuvent être exprimés sans des termes sales : mais ce n’est point la nature, c’est la sensualité humaine qui a sali ces objets[2] : Admodùm succenset in blaterones illos, qui Alberto imposuerunt, quòd egisset obstetricem : fassus tamen Cantipratanum ad instructionem obstetricum in Opere perperàm supposito præceptori ejus Alberto tradidisse modos et vias felicis obstetricationis, cujus præcepta chartis committi nec voce tradi possunt absque expressione multorum quæ libido non natura fœdavit[3]. C’eût été quelque chose de bien singulier, que de voir Albert-le-Grand entreprendre sur le métier des sages-femmes, et mettre la main à l’œuvre[* 1]. Voyez la remarque [[#ancrage Albert-(A)|(A)]] de l’article Hierophile.

(C) Non plus que de celui de Secretis Mulierum. ] Naudé se sert de ces deux preuves : 1°. Albert ne s’est pas nommé au commencement de cet ouvrage ; celui qui l’a commenté débite un mensonge lorsqu’il soutient le contraire. 2°. On se sert fort souvent de l’autorité d’Albert dans ce livre : il faut donc juger que l’auteur a vescu quelque temps après lui[4]. Ces deux preuves ne valent rien ; et la conséquence qu’on tire de la seconde est nulle. Cent raisons différentes obligent les gens à ne point mettre leur nom au commencement d’un livre : il n’y a point d’auteurs qui se citent plus volontiers eux-mêmes que ceux qui suppriment leur nom ; il n’est rien de plus ordinaire que de citer des auteurs contemporains[* 2]. Voyez ci-dessous la remarque (K).

(D)[* 3] Il a traité quelques questions touchant la pratique du devoir conjugal. ] Pierre de Prusse, ne pouvant disputer le terrain sur le fait, se retranche sur le droit, et montre dans le XVIIIe. chapitre de son livre[5], qu’il est avantageux et nécessaire de savoir les choses naturelles, sans exception des impudiques ; et qu’ainsi, Albert-le-Grand, et quelques autres casuistes, ont eu raison de travailler sur des sujets remplis d’ordure : car, sans cela, les confesseurs ne seraient pas en état de remédier aux désordres de leurs pénitens : Qualia item multa ab Alberto de usu conjugii in-4°. S. d. 31, sub finem, scripto comprehensa fatetur, illud ex ipso Alberto ibidem præfatus [dicendum primò, quod hujusmodi turpes quæstiones nunquàm tractari deberent, nisi illa cogerent monstra quæ his temporibus in confessione audiuntur] ne ergò Confessarii rudes sint medicinæ quam facere debent adeò frequentibus morbis, justum censuit Albertus in illud oletum stylum demittere [6]. Il serait à souhaiter ; nous dit-on, qu’il n’y eût que les confesseurs qui nourrissent leur esprit de ces puantes écritures ; mais il faut qu’il y ait des livres où l’on trouve la résolution des cas de conscience qui concernent ce vilain sujet : Necessarium est enodationem solidam atque legitimam dubiorum circa fœditates illas emergentium prostare alicubi apud probatos doctores, cujusmodi fuit Albertus, qui proindè reprehensione vacat, etiamsi illum veluti scriptionis putorem suis commentariis immiserit [7]. Mais il serait encore plus nécessaire d’abolir ce qui rend nécessaires ces sortes d’écrits ; car, quelque bonne que puisse être l’intention des auteurs, c’est à des livres de cette nature qu’on peut appliquer mieux qu’à cent autres le peccare docentes historias [8].

(E) On a dit qu’il travaillait à la pierre philosophale. ] Naudé nous apprend que Mayer, le grand fauteur des alchimistes, n’a point eu honte d’asseurer en ses Symboles de la table d’or des douze nations[* 4], que saint Dominique avait eu premièrement la connaissance de la pierre philosophale ; et que ceux à qui il l’avait laissée la communiquèrent à Albert-le-Grand, qui acquitta, par le moyen d’icelle, en moins de trois ans, toutes les debtes de son évesché de Ratisbonne [9]. Mayer se fonde sur trois livres de chimie, qu’il attribue à Albert-le-Grand. On lui répond qu’il a tort de les lui attribuer[10] ; et on le prouve, tant parce qu’il n’y en a pas un qui soit recueilli dans ses œuvres, ou spécifié par Trithème, que parce que celui de la Quintessence lui a éte faussement attribué par François Pic[* 5]. Pour prouver ce dernier fait on n’imite point Velcurion[* 6], et Guibert[* 7], qui ont soutenu qu’Albert-le-Grand se moque des alchymistes et de leur transmutation prétendue dans son troisième livre des minéraux[* 8] : on n’a garde de se servir de cette preuve, veu qu’il y soustient une opinion du tout contraire ; mais on montre que l’auteur du livre de la Quintessence se qualifie religieux de l’ordre de saint François, et dit qu’il l’a composé lorsqu’il estoit en prison. Ces deux circonstances se doivent indubitablement rapporter à Jean du Rupescissa.

(F) On a dit... qu’il était un insigne magicien. ] Il y a long-temps que Trithème l’a voulu justifier de cette accusation. Cela paraît par ces paroles : Non surrexit post eum vir similis ei, qui in omnibus litteris, scientiis et rebus tam doctus, eruditus, et expertus fuerit. Quòd autem de Necromantiâ accusatur, injuriam patitur vir Deo dilectus[11]. Naudé prétend qu’on ne peut fonder cette accusation que sur deux ouvrages qui ont couru sous le nom d’Albert-le-Grand, et sur l’Androïde. Voilà donc deux preuves ; voyons ce qu’il dira de chacune :

1°. Le premier des deux écrits est celui de Mirabilibus, l’autre est le Miroir d’Astrologie, où il est traicté des autheurs, licites et défendus, qui ont escrit de cette science[12]. François Pic[* 9], et Martin Del Rio[* 10], conviennent que c’est faire un grand tort à Albert-le-Grand de le croire autheur de celuy de Mirabilibus ; et qu’ainsi ne soit, le dernier le descharge en ces propres termes : Alberto Magno tributus liber de Mirabilibus, vanitate et superstitione refertus est, sed magno doctori partus supposititius. Le Miroir d’Astrologie a esté condemné par Gerson[* 11], et Agrippa [* 12], comme superstitieux au possible, et par François Picus[* 13], et beaucoup d’autres, à cause que son autheur maintient en icelui une opinion grandement erronée en faveur des livres de magie qu’il soustient, sauf un meilleur advis, devoir estre conservez soigneusement, parce que le temps approche, que pour certaines causes, lesquelles il ne spécifie, l’on sera contraint de les feuilleter, et s’en servir en quelques occasions[13]. Il semble donc que si notre Albert avait composé un tel livre, il le faudrait prendre pour un magicien : mais Naudé n’accorde point cette conséquence, vu que le jésuite Vasquez dit formellement [* 14] que les livres de magie sont nécessaires, et les magiciens permis de Dieu, afin que les libertins soient aucunement retirez de l’athéisme [14]. D’ailleurs, Naudé pose en fait que Roger Baccon est l’auteur de cet ouvrage, comme François Picus le soutient dans son premier livre contre les astrologues[15]. Voilà, pour la première preuve de l’accusation. Voyons maintenant ce qu’on répond à la seconde :

2°. Il y a des gens qui ont cru qu’on pouvait faire des testes d’airain sous certaines constellations, et en tirer des réponses qui servaient de guide dans toutes les affaires que l’on avait. Un certain Yepes rapporte[* 15] qu’Henri de Villeine en avait fait une à Madrid, qui fut brisée par le commandement de Jean II, roi de Castille. Virgile, le pape Silvestre, Robert de Lincolne, et Roger Baccon, ont eu de semblables têtes, si l’on en croit certains écrivains[16]. Albert-le-Grand a été jugé plus habile ; car on prétend qu’il avoit composé un homme entier de cette sorte, ayant travaillé 30 ans sans discontinuation à le forger sous divers aspects et constellations : les yeux par exemple... lorsque le soleil estoit au signe du zodiaque correspondant à une telle partie, lesquels il fondoit de metaux meslangés ensemble, et marqués des caractères des mesmes signes et planètes, et de leurs aspects divers et nécessaires : et ainsi la teste, le col, les espaules, les cuisses et les jambes, façonnez en divers temps, et montez et reliez ensemble en forme d’homme, avoient cette industrie de révéler audit Albert la solution de toutes ses principales difficultez [17]. C’est ce qu’on appelle l’Androïde d’Albert-le-Grand. Elle fut brisée, dit-on, par Thomas d’Aquin, qui ne put supporter avec patience son trop grand caquet. Henri de Assia et Barthélemi Sibille asseurent qu’elle était composée de chair et d’os ; mais par art, non par nature : ce que toutefois estant jugé impossible par les autheurs modernes, et la vertu des images, anneaux et cachets planétaires estant en grande vogue, l’on a tousjours creu depuis... que telles figures avoient esté faites de cuivre, ou de quelque autre métail, sur lequel on avoit travaillé avec la faveur du ciel et des planètes[18]. C’est sur ce pied-là que Naudé réfute les accusateurs d’Albert ; c’est-à-dire, qu’il suppose que la prétendue Androïde était composée de métal. Il montre par de très-fortes raisons, qu’elle ne pouvait, ni entendre, ni parler, ni servir d’instrument au diable pour la parole ; et que si le diable avait parlé dans cette machine, il l’aurait fait sans le concours des organes métalliques qui la composaient. Il n’aurait donc pas été nécessaire d’employer tant de temps et tant de cérémonies pour forger cette machine : une bouteille, ou une trompette, n’auraient pas été moins propres à soudre toutes les difficultés d’Albert-le-Grand. Enfin, Naudé remarque que ceux qui parlent de cette Androïde n’apportent aucune preuve du fait. Tostat, avec tout son esprit et toute sa science, ne laissait pas d’être fort crédule : ainsi son autorité n’établit rien. Si l’on veut soutenir qu’une tradition répandue comme celle-là doit avoir quelque fondement, Naudé en donne un fort plausible[19] : c’est qu’Albert-le-Grand peut avoir eu dans son cabinet une tête, ou une statue d’homme, semblable à ces machines de Boece, dont Cassiodore a dit[* 16] : Metalla mugiunt, Diomedis in ære grues buccinant, æneus anguis insibilat, aves simulatæ fritinniunt, et quæ propriam vocem nesciunt ab ære dulcedinem probantur emittere cantilenæ.

(G) Un grand miracle..... a parlé pour sa justification. ] Selon le père Théophile Raynauld, les accusateurs d’Albert disent qu’un jour des rois il traita Guillaume, comte de Hollande, et roi des Romains, qui passait par la ville de Cologne ; et que, pour rendre remarquable son repas, il changea l’hiver en un été tout plein de fleurs et de fruits. Horridum hyemen in florigeram fructiferamque æstatem vertit, ut scribit Trithemius in Chron. Spanh. anno 1254[20]. Trithème le rapporte en effet. On ajoute à cela la tête parlante, le livre de Mirabilibus, et celui de Secretis Mulierum. Le père Théophile ne s’amuse point à opposer à ces sortes d’accusations les éloges que plusieurs historiens donnent à la vertu de l’accusé. Il recourt au témoignage que Dieu lui-même a rendu à la sainteté d’Albert par diverses opérations miraculeuses, en préservant de toute corruption son cadavre, jusques à aujourd’hui : Testimonium quod ejus sanctitati Deus perhibuit, patratis in ejus gratiam miris plerisque operibus, et ipsius Alberti corpore ad hunc usque diem à tabe et putrefactione exempto. Cet apologiste ajoute que la métamorphose de l’hiver en été, et la tête parlante, sont deux grands mensonges, et que les deux livres en question ont été faussement attribués à Albert-le-Grand, et que saint Thomas n’avoue point[* 17] qu’il ait autrefois brisé chez son maître cette tête parlante : Hyems in veris amænitatem versa, et caput æneum articulatè loquens, ad Deum Fabulinum sunt ableganda tanquàm conficta et falsò jactata de tanto viro... Libri autem Magici qui Alberto affingebantur sunt supposititii[21]. Voyez ce que ce jésuite rapporte de quelques machines qui rendent des sons très-harmonieux. Il veut bien qu’Albert ait eu une tête si artistement composée, que l’air que l’on y soufflait y ait pu prendre les modifications requises pour former la voix humaine. Quant à l’exemption de pouriture, voici ce que j’en ai lu dans Thevet : « Nostre Albert, après avoir vécu 87 ans, mourut l’an de notre salut 1280, à Cologne, où il s’estoit retiré pour estudier ; et là, au milieu du chœur du couvent des jacobins, son corps est enterré, et ses entrailles furent portées à Ratisbonne, lequel, du temps de l’empereur Charles le-Quint, estoit encore entier, et fut déterré par son commandement, et après remis en son premier monument.[22] » Le jésuite Radérus a fait quelques vers latins sur l’incorruption de ce corps [23]. Ils finissent ainsi :

Illius[24] doctas mirentur sæcula chartas,
Miror ego salvas post tria sœcla manus.

M. Moréri, au lieu de trois cents ans, n’en met que deux cents. Ce n’est, ni sa coutume, ni son génie, d’amoindrir les choses de cette nature.

(H) Ceux qui lui attribuent l’invention de l’artillerie se trompent. ] « Jean-Matthieu de Luna[* 18], qui vivoit il y a plus de six-vingts ans [25], soustient, contre l’opinion toutesfois de Polydore, Magius, Mayer, Pancirole, Flurenco Rivault, Bezoldus, et tous les autheurs qui ont escrit de l’invention des bastons à feu, que ce fut Albert-le-Grand qui trouva le premier l’usage du gros canon, de l’arquebuse et du pistolet[26] ; sans néanmoins que j’aye remarqué dans tous ces autheurs aucune chose qui peust approcher de cette opinion, sinon que telles machines furent mises en pratique de son temps, et par un moine allemand, qu’ils nomment Berthold Schuuartz, ou par un chimiste, lequel, au jugement de Cornazanus, auteur assez ancien, demeuroit en la ville de Cologne, en laquelle il est certain qu’Albert-le-Grand demeura tousjours depuis qu’il eut pris l’habit de jacobin. » Voilà comment Naudé réfute son Jean Matthieu de Luna. La dernière chose qu’il affirme est fausse ; car ceux qui ont fait l’histoire d’Albert-le-Grand disent qu’il entra dans l’ordre de saint Dominique l’an 1222[* 19] ; qu’aprés que ses supérieurs l’eurent envoyé à Cologne, pour y enseigner la théologie et la philosophie, et qu’il se fut acquitté de cet emploi avec l’étonnement de ses auditeurs, il alla se faire admirer à Hildesheim, à Fribourg, à Ratisbonne, et à Strasbourg ; qu’il retourna à Cologne, l’an 1240 ; qu’il y eut, entre autres disciples, Thomas d’Aquin, auquel il laissa sa chaire[* 20], lorsqu’il s’en alla professer dans la ville de Paris ; qu’après avoir enseigné trois ans dans Paris, il retourna à Cologne ; qu’il fut fait provincial de son ordre, l’an 1254[* 21] ; qu’il fit les visites des provinces à pied ; qu’il alla à Rome par ordre d’Alexandre IV ; qu’il y exerça la charge de maître du sacré palais ; qu’il y fit des leçons en théologie ; qu’il retourna en Allemagne, l’an 1260[* 22] ; qu’il y fut élu évêque de Ratisbonne ; qu’au bout de trois ans, il obtint la permission de quitter son évêché ; qu’il retourna dans sa cellule de Cologne ; que le pape lui commanda peu après d’aller prêcher la croisade[* 23] par toute l’Allemagne et la Bohème ; qu’en 1274, il assista au concile de Lyon ; qu’il y eut le caractère d’ambassadeur de l’empereur[* 24] ; et qu’enfin il retourna à Cologne[27]. Comment se peut-il faire que Naudé, qui avait tant lu, ignorât toutes ces courses d’Albert-le-Grand ?

(I) Notre Albert était fort petit. ] « Quelques-uns écrivent, que baisant les pieds de sa Sainteté, quand il fut arrivé à Rome, le pape lui commanda de se lever, le croyant encore à genoux, quoiqu’il fût dessus ses pieds[28]. » On conte la même chose de quelques autres personnes. Voyez la remarque (I) de l’article de Jean André : et souvenez-vous de la distinction des logiciens entre quantitas molis, et quantitas virtutis. Le petit Albert-le-Grand y fait penser[29].

(K) On verra ci-dessous quelques particularités. ] « Le livre de Secretis Mulierum, attribué mal à propos à Albert-le-Grand, est l’ouvrage d’un de ses disciples nommé Henricus de Saxonia, sous le nom duquel il a été imprimé plus d’une fois. Voici les termes de Simler : Henrici de Saxonia, Alberti magni discipuli, liber de Secretis Mulierum, impressus Augustæ anno D. 1498, per Antonium Sorg[30]. Et dans le Catalogue de M. de Thou, vous trouverez Henrici de Saxonia de Secretis Mulierum, de Virtutibus Herbarum, Lapidum, quorundam animalium, aliorumque, in-12, Francof., 1615 [31]. Il est visible que le nom d’Albert, plus fameux que celui de Henri, adonné lieu à la supposition.... Jean Pic de la Mirande dit qu’Albert-le-Grand condamna dans un âge plus mûr les livres de magie qu’il avait composés étant jeune...... Androïde n’est point le mot dont on se sert quand on parle de l’homme artificiel d’Albert-le-Grand. C’est un mot absolument inconnu et purement de l’invention de Naudé, qui l’a employé hardiment comme établi. »

  1. * Leclerc remarque 1°. que le traité de Naturâ Rerum n’est point imprimé ; 2°. que ce n’est qu’un recueil sur toutes les matières de Physique, et non un traité d’accouchement.
  2. * Ces raisonnemens de Bayle contre ceux de Naudé ne sont pas du goût de Leclerc. Dans l’espèce, cependant, les uns valent les autres.
  3. * Leclerc et Joly ont renvoyé à l’article Sanchez la réfutation de cette remarque.
  4. (*) Lib. VI.
  5. (*) Lib. III de Auro.
  6. (*) Lib. III Physic., cap. XIII.
  7. (*) Alchym. impugnatae lib. II, cap. VII.
  8. (*) Tractata I, cap. IX.
  9. (*) Lib. VII de Prænot., cap. VII.
  10. (*) Disquisit. Mag., lib. I, cap. III.
  11. (*) Libro de Libris Astrolog. non tolerandis, proposit. III.
  12. (*) In Epistolis.
  13. (*) Lib. VII, de Prænot., cap. II.
  14. (*) Part. I, quæst. II, art. III, disput. XX, cap. IV, in princip.
  15. (*) Apud Emanuel de Moura, sect. II, cap. XV, art. VI.
  16. (*) Lib. I, Variarum Epist. XLV.
  17. (*) III Contra Gent., cap. CIV.
  18. (*) Libro de Rerum Inventorib., cap. XII, folio 10.
  19. * Voici, dit Leclerc, comme il faut arranger le tout, suivant le père Echard, qui et exact. « Albert prit l’habit en Italie à la fin de 1222, ou en 1223. Après avoir demeuré dans son couvent pendant un an, il fut envoyé pour étudier à Padoue ou à Boulogne. De là il passa en Allemagne, et y fut préfet des études, à Hildesheim, et plus successivement à Fribourg en Brisgaw, à Ratisbonne et à Strasbourg. Ensuite on l’envoya à Cologne où il enseigna d’abord la philosophie, et puis la théologie. Le père Echard croit aussi qu’il avait été à Paris vers 1238, et que de là il vint à Cologne. » Leclerc, dans sa note, a dit Boulogne, au lieu de Bologne ; remarque qu’il était d’autant plus nécessaire de faire, que Joly, qui, suivant son usage, copie Leclerc sans le citer, n’a pas corrigé cette locution.
  20. * Saint Thomas, dit Leclerc, n’avait alors qu’une année d’étude, et il suivit Albert son maître à Paris. Albert commença à y enseigner au mois d’octobre 1245, et puis retourna à Cologne, à la fin de 1248, ayant reçu le bonnet de docteur. Saint Thomas le suivit encore cette fois.
  21. * En 1255, dit Leclerc.
  22. * Au plus tard en 1257, dit Leclerc.
  23. * Echard n’en dit rien.
  24. * Leclerc remarque que Echard a montré qu’on n’avait nulle preuve de ces faits.
  1. Vossius, de Scient. Mathemat., pag. 362.
  2. Petrus de Prussiâ, in Alberti Magni Vitâ, cap. XVIII.
  3. Theoph. Raynaudi Hoploth., sect. II, ser. III, cap. X, pag. 361.
  4. Naudé, Apologie des grands Hommes, pag. 524
  5. Le titre de ce chapitre est : Quod scire naturalia etiam impudica utile sit et necessarium.
  6. Theoph. Raynaudi Hoploth., sect. II, serm. III, cap. X, pag. 361.
  7. Idem, ibid.
  8. Horat. Od. VII, lib. III, vs. 19.
  9. Naudé, Apologie des grands Hommes, pag. 519.
  10. Là même, pag. 520.
  11. Trithem. de Scriptor. Ecclesiast., p. 195.
  12. Naudé, Apologie des grands Hommes. pag. 523, 524.
  13. Naudé, Apologie pour les grands Hommes, pag. 525.
  14. Naudé, Apologie pour les grands Hommes, pag. 527.
  15. Là même, pag. 526.
  16. Naudé, Apologie des grands Hommes, pag. 528.
  17. Là même, pag. 529, 530.
  18. Là même, pag. 531, 532. Il cite Pereg., Qu. III, decad cap. II, Qu. III.
  19. Là même, pag. 539, 540.
  20. Theophil. Raynaudi Hophloth., sect. II, serm. I, cap. XIV, pag. 149.
  21. Th. Raynaudi Hophloth., pag. 150.
  22. Thevet, Histoire des Hommes illustres, tom. II, pag. 87.
  23. Bullart les rapporte, Académie des Scienc., tom. II, pag. 149.
  24. C’est-à-dire, d’Aristote.
  25. C’est Naudé qui parle, pag. 518 de l’Apologie des grands Hommes, imprimée à Paris, l’an 1625, in-8°.
  26. Moréri, au lieu de cela, ne parle que de la poudre à canon, de quoi Naudé ne dit rien.
  27. Voyez Bullart, Académ. des Scienc, tom. II, pag. 146, et suiv.
  28. Là même, pag. 148.
  29. Dans un autre ordre, le non est in tanto corpore mica salis contient la même distinction.
  30. Simler, Epitome Biblioth. Gesneri, pag. 332.
  31. À la page 156 de la IIe. partie du Catal. Biblioth. Thuan. 1679.

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