Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Acosta


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ACOSTA (Uriel), gentilhomme portugais, naquit à Porto, vers la fin du XVIe. siècle. Il fut élevé dans la religion romaine, dont son père faisait sincèrement profession[a], quoique issu de l’une de ces familles juives qui avaient été contraintes à vive force de recevoir le baptême. Il fut élevé aussi de la manière que le doivent être les enfans de bonne famille : on lui fit apprendre plusieurs choses, et enfin la jurisprudence. La nature lui avait donné de bonnes inclinations (A) ; et la religion le pénétra de telle sorte, qu’il souhaita ardemment de pratiquer tous les préceptes de l’Église, afin d’éviter la mort éternelle qu’il craignait beaucoup. C’est pourquoi il s’appliqua soigneusement à la lecture de l’Évangile et des autres livres spirituels, et à consulter les sommes des confesseurs : mais plus il s’attachait à cela, plus il sentait croître ses difficultés, et enfin elles l’accablèrent si fort, que, n’y pouvant trouver aucun dénoûment, il se vit livré à des inquiétudes mortelles. Il ne voyait pas qu’il lui fût possible de s’acquitter ponctuellement de son devoir, à l’égard des conditions que l’absolution demande, selon les bons casuistes ; et ainsi il désespéra de son salut, en cas qu’il ne le pût obtenir que par cette voie. Mais, comme il lui était difficile d’abandonner une religion à laquelle il était accoutumé depuis son enfance, et qui s’était profondément enracinée dans son esprit par la force de la persuasion, tout ce qu’il put faire fut de chercher s’il ne serait pas possible que ce que l’on dit de l’autre vie fût faux, et si ces choses-là sont bien conformes à la raison. Il lui semblait que la raison lui suggérait incessamment de quoi les combattre. Il avait alors environ vingt-deux ans, et voilà l’état où il se tint : il douta ; et, quoi qu’il en fût, il décida que, par la route où l’éducation l’avait mis, il ne sauverait jamais son âme. Il étudiait cependant en droit, et il impétra un bénéfice [b] à l’âge de vingt-cinq ans. Or, comme il ne voulait point être sans religion, et que la profession du papisme ne lui donnait point de repos, il lut Moïse et les prophètes, y trouva mieux son compte que dans l’Évangile : et se vit enfin persuadé que le judaïsme était la vraie religion : mais, ne pouvant pas le professer dans le Portugal, il se résolut à sortir de son pays. Il résigna son bénéfice, et il s’embarqua pour Amsterdam avec sa mère et avec ses frères qu’il avait eu le courage de catéchiser (B), et qu’il avait effectivement imbus de ses opinions. Dès qu’ils furent arrivés là, ils s’agrégèrent à la synagogue, et furent circoncis selon la coutume. Il changea son nom de Gabriel en celui d’Uriel. Peu de jours lui suffirent pour reconnaître que les mœurs et les observances des juifs n’étaient pas conformes aux lois de Moïse : il ne put garder le silence sur une telle non-conformité ; mais les principaux de la synagogue lui firent entendre qu’il devait suivre de point en point leurs dogmes et leurs usages ; et que, s’il s’en écartait tant soit peu, on l’excommunierait. Cette menace ne l’étonna point : il trouva qu’il siérait mal à un homme qui avait quitté les commodités de sa patrie pour la liberté de conscience, de céder à des rabbins qui étaient sans juridiction (C), et qu’il ne ferait paraître ni du cœur, ni de la piété, s’il trahissait ses sentimens dans une pareille rencontre : c’est pourquoi il continua son train. Aussi fut-il excommunié, et avec un tel effet, que ses propres frères, je parle de ceux qu’il avait instruits au judaïsme, n’osaient lui parler ni le saluer quand ils le trouvaient dans les rues. Se voyant en cet état, il composa un ouvrage pour sa justification, et il y fit voir que les observances et les traditions des Pharisiens sont contraires aux écrits de Moïse. À peine l’eut-il commencé qu’il embrassa l’opinion des sadducéens : car il se persuada fortement que les peines et les récompenses de l’ancienne loi ne regardent que cette vie, et se fonda principalement sur ce que Moïse ne fait aucune mention ni du bonheur du paradis, ni du malheur de l’enfer. Dès que ses adversaires eurent appris qu’il était tombé dans cette opinion, ils en eurent une extrême joie, parce qu’ils prévirent que cela leur serait d’un grand usage pour justifier auprès des chrétiens la conduite de la synagogue contre lui, etc. De là vint qu’avant même que son ouvrage s’imprimât, ils publièrent[c] un livre touchant l’immortalité de l’âme, composé par un médecin, qui n’oublia rien de tout ce qui était le plus capable de faire passer Acosta pour un athée. On excita les enfans à l’insulter en pleine rue et à jeter des pierres contre sa maison. Il ne laissa pas de publier un ouvrage contre le livre du médecin, et d’y combattre de toutes ses forces l’immortalité de l’âme[d]. Les juifs s’adressèrent aux tribunaux d’Amsterdam, et le déférèrent comme une personne qui renversait tous les fondemens du judaïsme et du christianisme. On le fit emprisonner, on le relâcha sous caution au bout de huit ou dix jours, on confisqua l’édition du livre, et on lui fit payer une amende de trois cents florins. Il ne s’arrêta point là : le temps et l’expérience le poussèrent beaucoup plus loin. Il examina si la loi de Moïse venait de Dieu, et il crut trouver de bonnes raisons pour se convaincre qu’elle n’était qu’une invention de l’esprit de l’homme ; mais, au lieu d’en tirer cette conséquence, je ne dois donc pas rentrer dans la communion judaïque, il en tira celle-ci : Pourquoi m’obstinerais-je à en demeurer séparé toute ma vie, avec tant d’incommodités, moi qui suis dans un pays étranger dont je n’entends point la langue ? Ne vaut-il pas bien mieux faire le singe entre les singes ? Ayant considéré ces choses, il retourna au giron du judaïsme quinze ans après son excommunication, et il rétracta ce qu’il avait dit, et signa ce qu’on voulut. Il fut déféré quelques jours après, par un neveu qu’il avait chez lui. C’était un jeune garçon qui avait pris garde que son oncle n’observait point les lois de la synagogue, ni dans son manger, ni sur d’autres points. Cette accusation eut d’étranges suites ; car un parent d’Acosta, qui l’avait réconcilié avec les juifs, se crut engagé d’honneur à le persécuter à toute outrance (D). Les rabbins et tout leur peuple se revêtirent du même esprit, et principalement lorsqu’ils eurent su que notre Acosta avait conseillé à deux chrétiens qui étaient venus de Londres à Amsterdam de ne pas se faire juifs. On le cita au grand conseil de la synagogue, et on lui déclara qu’il serait encore une fois excommunié s’il ne faisait les satisfactions qu’on lui prescrirait. Il les trouva si dures, qu’il répondit qu’il ne pouvait pas les subir. Là-dessus ils résolurent de le chasser de leur communion ; et l’on ne saurait représenter les avanies qui lui furent faites depuis ce temps-là, et les persécutions qu’il eut à souffrir de la part de ses parens. Ayant passé sept années dans ce triste état, il prit le parti de déclarer qu’il était prêt à se soumettre à la sentence de la synagogue ; car on lui avait fait entendre qu’au moyen de cette déclaration il se tirerait d’affaire commodément, parce que les juges, satisfaits de sa soumission, tempéreraient la sévérité de la discipline. Mais il y fut attrapé : on lui fit subir à toute rigueur la pénitence qui lui avait été d’abord proposée (E). Voilà ce que j’ai tiré, sans déguisement ni altération, et sans prétendre garantir les faits : voilà, dis-je, ce que j’ai tiré d’un petit écrit composé par Acosta[e], publié et réfuté par M. Limborch[f]. On croit qu’il le composa peu de jours avant sa mort, et depuis qu’il eut résolu de s’ôter la vie. Il exécuta cette étrange résolution un peu après qu’il eut manqué son principal ennemi[g] : car dès que le pistolet qu’il avait pris pour le tuer dans le temps qu’il le vit passer devant sa maison eut fait faux-feu, il ferma sa porte, et, prenant un autre pistolet, il s’en tua[h]. Cela se fit à Amsterdam ; mais on ne sait pas au vrai en quelle année (F). Voilà un exemple qui favorise ceux qui condamnent la liberté de philosopher sur les matières de religion ; car ils s’appuient beaucoup sur ce que cette méthode conduit peu à peu à l’athéisme ou au déisme (G). Je toucherai la réflexion que fit Acosta sur ce que les juifs, pour le rendre plus odieux, affectaient de dire qu’il n’était ni juif, ni chrétien, ni mahométan (H).

  1. Pater meus verè erat christianus. Uriel Acosta, dans son Exemplar Vitæ humanæ, inséré par M. Limborch à la fin de son Amica Collatio cum Judæo de Veritate Religionis christianæ, imprimée à Amsterdam, en 1687, in-4.
  2. La dignité de Trésorier dans une église collégiale.
  3. L’an 1623.
  4. Cet ouvrage est intitulé, Examen Traditionum Philosophicarum ad legem scriptatu.
  5. Intitulé, Exemplar Vitæ humanæ.
  6. Voyez ci-dessus la citation (a).
  7. C’était son frère ou son cousin. Limborch. in præfat. Exemplar. Vitæ human.
  8. Limborch, ibid.

(A) La nature lui avait donné de bonnes inclinations. ] Il était si tendre et si porté à la compassion qu’il ne pouvait s’empêcher de verser des larmes quand il entendait le récit de quelque malheur arrivé à son prochain. La pudeur avait jeté de si profondes racines dans son âme, qu’il ne craignait rien autant que ce qui pouvait le déshonorer. Courageux et susceptible de colère dans une occasion légitime, il s’opposait à ces insolens et à ces brutaux qui se plaisent à insulter, et il se joignait au parti faible. C’est le témoignage qu’il se donne. Infirmorum partes adjuvare cupiens, dit-il[1], et illis potiùs me socium adjungens.

(B) Qu’il avait eu le courage de catéchiser. ] Il n’oublie pas les circonstances qui étaient propres à relever le sacrifice qu’il faisait à sa religion. Il observe qu’il renonça à un bénéfice lucratif et honorable, et à une belle maison, que son père avait fait bâtir dans le meilleur quartier de la ville [2]. Il ajoute le péril de l’embarquement ; car ceux qui sont descendus des Juifs ne peuvent sortir du royaume, sans en obtenir du roi une permission spéciale : Navem adscendimus non sine magno periculo (non licet illis qui ab Hebræis originem ducunt a regno discedere, sine speciali regis facultate[3]. Enfin, il dit que si l’on eût su qu’il parlait de judaïsme à sa mère et à ses frères, on l’eût fait périr. Sa charité le porta à négliger ce danger : Quibus exo fraterno amore motus ea communicaveram, quæ mihi super religione visa fuerant magis consentanea, licet super aliquibus dubitarem ; quod quidem in magnum malum meum poterat recidere, tantum est in eo regno periculum de talibus loqui [4]. Nous pouvons voir là en passant, que les Espagnols et les Portugais n’ont rien oublié de tout ce que la politique la plus fine et la plus sévère peut inventer pour maintenir un parti. Ils ont employé tout cela pour le soutien du christianisme, et pour la ruine du judaïsme, et l’on aurait grand tort de les accuser d’avoir mis l’Église sous la protection céleste, avec les dispositions de ceux qui attendent tout tranquillement de l’efficace de leurs prières. On dirait plutôt qu’ils ont suivi les avis qu’un poëte païen a donnés sur une affaire d’agriculture :

Non tamen ulla magis præsem fortuna laborum est,
Quàm si quis ferro potuit rescindere summum
Ulceris os. Alitur vitium, vivitque tegendo :
Dùm medicas adhibere manus ad vulnera pastor
Abnegat, et meliora Deos sedet omina poscens[5].


Ou bien on dirait qu’ils se sont réglés sur les reproches que Caton fit aux Romains, lorsqu’il les blâma de se confier en l’assistance des Dieux, qui n’exaucent jamais les fainéans, ajoutait-il ; car la paresse est une marque de l’irritation du ciel. Vos..... inertiâ et mollitiâ animi alius alium exspectantes cunctamini, videlicet diis immortalibus confisi, qui hanc rempubl. in maximis sœpè periculis servavêre. Non votis, neque suppliciis muliebribus auxilia deorum parantur : vigilando, agendo, benè consulendo, prosperè omnia cedunt. Ubi socordiæ tete atque ignaviæ tradideris, nequicquam deos implores : irati infestique sunt[6]. Enfin on dirait que la leçon pour laquelle ils ont le plus de docilité, est la dernière partie de l’axiome qu’un auteur moderne a rapporté de cette façon. Il faut pour ainsi dire s’abandonner à la providence de Dieu, comme si toute la prudence humaine était inutile ; et il faut se gouverner par les règles de la prudence humaine, comme s’il n’y avait point de providence[7]. Ils se moqueraient sans doute de tout auteur qui les blâmerait de traiter le christianisme comme un vieux palais qui a besoin d’étançons de toutes parts, tant il menace de ruine ; et le judaïsme comme une forteresse, qu’il faut canonner et bombarder incessamment, si on le veut affaiblir. On peut justement condamner certaines manières de maintenir la bonne cause ; mais enfin elle a besoin d’aide, et la défiance est la mère de la sûreté. Voyez la remarque (B) de l’article Drabicius, et la remarque (E) de l’article Lubienietski.

(C) A des rabbins qui étaient sans juridiction. ] Il y a sans doute une grande différence entre les tribunaux que notre Acosta avait à craindre dans son pays et le tribunal de la synagogue d’Amsterdam. Celui-ci ne peut infliger que des peines canoniques ; mais l’inquisition des chrétiens peut faire mourir, car elle livre au bras séculier ceux qu’elle condamne. Je ne m’étonne donc pas qu’Acosta ait eu moins de peur pour l’inquisition des juifs que pour celle de Portugal : il savait que la synagogue n’avait point de tribunaux qui se mêlassent des procès civils ni des procès criminels ; et ainsi il regardait ses excommunications comme un brutum fulmen : il ne découvrait à la suite de cette peine canonique ni la mort ou quelque autre fonction de bourreau, ni la prison, ni les amendes pécuniaires. Il crut donc, qu’ayant eu assez de courage pour ne trahir pas sa religion en Portugal, il devait à beaucoup plus forte raison avoir la hardiesse de parler selon sa conscience parmi les juifs, dussent-ils l’excommunier ; car c’était tout ce que pouvaient faire des gens qui n’ont point de magistrature. Quia minimè decebat ut propter talem metum terga verteret ille qui pro libertate natale solum et utilitates alias contempserat et succumbere hominibus, prœsertìm Jurisdictionem non habentibus, in tali causâ nec pium nec virile erat ; decrevi potiùs omnia perferre et in sententiâ perdurare[8]. Mais il lui arriva ce qui arrive à presque tous ceux qui jugent des maux combinés. Ils s’imaginent que c’est dans l’union de deux ou trois peines que consiste l’infortune, et qu’on ne serait pas fort à plaindre si l’on n’avait à souffrir que l’un de ces maux. Ils éprouvent le contraire, quand la providence ne les fait passer que par l’une de ces deux ou trois disgrâces. Ils la sentent beaucoup plus rude qu’ils n’avaient cru qu’elle le serait. L’inquisition de Portugal parut terrible au juif Acosta. Pourquoi ? Parce qu’il la voyait jointe avec le pouvoir ou immédiat ou médiat d’emprisonner, de torturer, de brûler les gens. S’il ne l’eût considérée qu’en tant qu’elle excommunie, il n’en eût pas eu grand’peur. Voilà le sujet de son mépris pour les menaces de la synagogue d’Amsterdam. Mais il connut par expérience, que la simple faculté d’excommunier est bien terrible, quoique entièrement privée des fonctions du bras séculier. On le regardait comme un hibou, depuis son excommunication. Ses propres frères n’osaient pas même le saluer : Ipsi fratres mihi, quibus ego præceptor fueram me transibant, nec in plateâ salutabant, propter metum illorum[9]. Les petits enfans couraient après lui, avec des huées dans les rues, et le chargeaient de malédictions : ils s’attroupaient devant son logis et ils y jetaient des pierres : jamque faces et saxa volant. Il ne pouvait être tranquille ni dans sa maison, ni dehors : Pueri istorum à rabbinis et parentibus edocti, turmatìm per plateas conveniebant, et elatis vocibus mihi maledicebant, et omnigenis contumeliis irritabant, hæreticum et defectorem inclamantes. Aliquandò etiam, ante fores meas congregabantur, lapides jaciebant, et nihil intentatum relinquebant ut me turbarent, ne tranquillus etiam in domo propriâ agere possim[10]. Les maux à quoi son excommunication l’assujettit furent si rudes, qu’il se sentit enfin incapable de les supporter ; car quelque haine qu’il eût pour la synagogue, il aima mieux y revenir par une réconciliation simulée, que d’en être séparé ouvertement. Aussi disait-il à quelques chrétiens qui voulaient se faire juifs, qu’ils ne savaient pas quel joug ils allaient se mettre sur la tête : Nesciebant quale jugum suis verticibus imponerent [11]. Mais quels furent ses embarras lorsque, n’ayant pas voulu subir la pénitence ignominieuse que la synagogue lui prescrivait, il se vit encore dans les liens de l’excommunication ? On crachait en le rencontrant, et l’on instruisait à cela les petits garçons. Multi eorum transeunte me in plateâ spuebant, quod etiam et pueri illorum faciebant ab illis edocti ; tantùm non lapidabar, quia facultas deerat [12]. Ses parens le persécutèrent ; personne ne l’allait voir dans ses maladies. Coupons court. On le vexa en tant de manières, que l’on extorqua enfin de lui la soumission que l’on demandait : Duravit pugna ista per annos septem, intra quod tempus incredibilia passus sum[13]. Nous verrons dans la remarque (E) quelle fut la peine qu’on lui imposa. Il connut alors plus que jamais, combien sont terribles ceux même qui, sans aucune juridiction, disposent des lois de la discipline.

Je me garde bien de dire que les raisons des indépendans soient considérables, eux qui trouvent si mauvais que l’Église s’attribue le droit d’excommunier, c’est-à-dire, d’infliger des peines qui sont quelquefois plus infamantes que la fleur de lis, et qui exposent à plus de malheurs temporels que les peines afflictives à quoi les juges civils condamnent. Les arrêts des juges ne suppriment point les actes ou les offices de l’humanité, et encore moins les devoirs de la parenté. Mais l’excommunication arme quelquefois les pères contre les enfans, et ceux-ci contre les pères : elle étouffe tous les sentimens de la nature ; elle rompt les liens de l’amitié et de l’hospitalité ; elle réduit les gens à la condition des pestiférés, et même à un abandon beaucoup plus grand.

(D) Un parent... se crut engagé... à le persécuter à toute outrance. ] Voici les maux qu’il lui fit. Acosta était sur le point de convoler en secondes noces ; il avait beaucoup d’effets entre les mains de l’un de ses frères, et un grand besoin de continuer le commerce qui était entre eux. Ce parent lui fut contraire sur tous ces chefs ; il empêcha le mariage, et il engagea le frère à retenir tous ces effets-là, et à ne plus négocier avec son frère. Ces procédures doivent être considérées comme l’une des raisons qui confirmaient Acosta dans ses impiétés ; car il se persuada sans doute que ces passions et ces injustices pouvaient être autorisées par quelques passages du Vieux Testament, où la loi ordonne aux frères, aux pères, et aux maris, de n’épargner point la vie de leurs frères, de leurs enfans, de leurs femmes, en cas de révolte contre la religion[14]. Et il faut savoir qu’il se servait de cette preuve contre la loi de Moïse ; car il prétendait qu’une loi qui renversait la religion naturelle ne pouvait pas procéder de Dieu, l’auteur de cette religion[15]. Or, dit-il, la religion naturelle établit un lien d’amitié entre les parens. Voyez ce que M. Limborch a répondu à ce sophisme [16].

(E) À toute rigueur la pénitence qui lui avait été d’abord proposée. ] Voici la description qu’il en fait. Une grande foule d’hommes et de femmes s’étant rendus à la synagogue pour voir ce spectacle, il rentra, et au temps marqué il monta en chaire, et lut tout haut un écrit où il confessait qu’il avait mérité mille fois la mort, pour n’avoir point gardé le jour du sabbat, ni la foi qu’il avait donnée, et pour avoir déconseillé la profession du judaïsme à des gens qui se voulaient convertir ; que pour l’expiation de ces crimes, il était prêt de souffrir tout ce qu’on ordonnerait, et qu’il promettait de ne retomber jamais dans de telles fautes. Étant descendu de chaire, il reçut ordre de se retirer à un coin de la synagogue, où il se déshabilla jusqu’à la ceinture, et se déchaussa, et le portier lui attacha les mains à une colonne : ensuite le maître chantre lui donna trente-neuf coups de fouet, ni plus ni moins ; car, dans ces sortes de cérémonies, on a soin de n’excéder pas le nombre prescrit par la loi. Le prédicateur vint ensuite, et le fit asseoir par terre, et le déclara absous de l’excommunication ; de sorte que l’entrée du paradis n’était plus fermée pour lui comme auparavant. Et ita, jam porta cœli mihi erat aperta, quæ anteà fortissimis seris clausa me à limine et ingressu excludebat[17]. Acosta reprit ses habits, et s’alla coucher par terre à la porte de la synagogue, et tous ceux qui sortirent passèrent sur lui. J’ai cru qu’on serait bien aise de trouver ici ce petit morceau des cérémonies judaïques[18].

(F). On ne sait pas au vrai en quelle année. ] Il y a beaucoup d’apparence qu’il se tua peu après la cérémonie de son absolution, enragé du traitement qu’il avait souffert contre l’espérance qu’il avait conçue d’une peine mitigée. Mais cela ne peut point fixer le temps avec précision, puisqu’on ignore l’année où il fit cette pénitence. Si l’on savait combien il y avait de temps qu’il était excommunié, quand le livre du médecin fut mis au jour, l’an 1623, il ne serait pas difficile de calculer juste ; puisqu’il observe que sa première excommunication dura quinze ans, et que la seconde en dura sept, et que celle-ci suivit de près celle-là. On suppose, dans la Bibliothéque universelle, qu’il se tua environ l’an 1647[19] ; mais d’autres disent que ce fut en 1640[20].

(G) Que cette méthode conduit peu à peu à l’athéisme, ou au déisme.] Acosta leur sert d’exemple. Il ne voulut point acquiescer aux décisions de l’Église catholique, parce qu’il ne les trouva point conformes à sa raison : et il embrassa le judaïsme, parce qu’il le trouva plus conforme à ses lumières. Ensuite, il rejeta une infinité de traditions judaïques, parce qu’il jugea qu’elles n’étaient point contenues dans l’Écriture : il rejeta même l’immortalité de l’âme, sous prétexte que la loi de Dieu n’en parle point ; et enfin, il nia la divinité des livres de Moïse, parce qu’il jugea que la religion naturelle n’était point conforme aux ordonnances de ce législateur. S’il eût vécu encore six ou sept ans, il aurait peut-être nié la religion naturelle, parce que sa misérable raison lui eût fait trouver des difficultés dans l’hypothèse de la providence et du libre arbitre de l’Être éternel et nécessaire. Quoi qu’il en soit, il n’y a personne qui, en se servant de la raison, n’ait besoin de l’assistance de Dieu ; car, sans cela, c’est un guide qui s’égare : et l’on peut comparer la philosophie à des poudres si corrosives, qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elles rongeraient la chair vive, et carieraient les os, et perceraient jusqu’aux moelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs, mais, si on ne l’arrête point là, elle attaque les vérités : et quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir. Il faut imputer cela à la faiblesse de l’esprit de l’homme, ou au mauvais usage qu’il fait de ses prétendues forces. Par bonheur, ou plutôt par une sage dispensation de la providence, il y a peu d’hommes qui soient en état de tomber dans cet abus.

(H) Affectaient de dire qu’il n’était ni juif, ni chrétien, ni mahométan. ] Il y avait en cela, répondait-il, et de la malice et de l’ignorance ; car, s’il eût été chrétien, ils l’eussent considéré comme un idolâtre abominable, qui, avec le fondateur du christianisme, eût été puni du vrai Dieu comme un révolté. S’il eût suivi la religion mahométane, ils n’eussent point parlé de lui moins odieusement. Il ne pouvait donc en nulle manière se garantir des coups de leur langue, à moins qu’il ne s’attachât dévotement aux traditions pharisaïques. Considérons ses propres paroles : Scio adversarios istos, dit-il[21], ut nomen meum coram indoctâ plebe dilanient, solitos esse dicere, « Iste nullam habet religionem, Judœus non est, non christianus, non mahometanus. Vide priùs, pharisæe, quid dicas ; cæcus enim es, et licet malitiâ abundes, tamen sicut cæcus impingis. Quæso, dic mihi, si ego christianus essem, quid fuisses dicturus ? Planum est, dicturum te, fœdissimum me esse idololatram, et cum Jesu Nazareno christianorum doctore pœnas verò Deo soluturum, à quo defeceram. Si mahometanus essem, norunt etiam omnes quibus me honoribus fuisses cumulaturus : et ita nunquàm linguam tuam possem evadere ; unicum hoc effugium habens, nempè ad genua tua procumbere, et fœdissimos pedes tuos, tuas inquam nefarias et pudendas institutiones osculari. » Il se sert d’une autre réponse ; car il demande à ses adversaires si, outre les trois religions qu’ils ont nommées, et dont les deux dernières leur paraissent moins une religion qu’une révolte contre Dieu, ils en reconnaissent quelque autre. Il suppose qu’ils reconnaissent une religion naturelle comme véritable, et comme un moyen de plaire à Dieu, et qui suffit à sauver toutes les nations, excepté les Juifs. C’est celle qui est contenue dans les sept préceptes que Noé et ses descendans jusqu’à Abraham observèrent. Il y a donc selon vous, dit-il, une religion sur laquelle je puis m’appuyer, quoique je descende des Juifs ; car, si mes prières ne peuvent pas vous engager à me permettre de me mêler dans la foule des autres peuples, je ne laisserai pas de me donner cette licence. Là-dessus, il fait l’éloge de la religion naturelle.

Par sa première réponse, il est aisé de connaître que les juifs lui faisaient une objection plus spécieuse que forte : elle avait moins de solidité que d’éclat ; elle était plus propre à les amener à leurs fins que conforme aux lois exactes du raisonnement : elle était au fond un peu suspecte de supercherie. Voici d’où vient son éclat. L’esprit de l’homme est tellement fait, que, par les premières impressions, la neutralité en fait de culte de Dieu le choque plus rudement que le faux culte ; et ainsi, dès qu’il entend dire que certaines gens ont abandonné la religion de leurs pères, sans en prendre une autre, il se sent saisi de plus d’horreur que s’il apprenait qu’ils étaient passés de la meilleure à la pire. Cette première impression l’éblouit, et le remue de telle sorte qu’il se règle là-dessus pour juger de ces gens-là ; et c’est à quoi il proportionne les passions qu’il conçoit contre eux. Il ne se donne point la patience d’examiner profondément si en effet il vaut mieux s’aller ranger sous les étendards du diable, dans quelqu’une des fausses religions que cet ennemi de Dieu et des hommes a établies, que de garder la neutralité. On peut donc croire que les Pharisiens, qui persécutaient Acosta, ne faisaient valoir leur objection, qu’à cause qu’ils la trouvaient propre à effaroucher le peuple et à intéresser les chrétiens dans ce procès. J’avoue qu’ils auraient fait moins de vacarme s’il eût embrassé le christianisme à Amsterdam, ou le mahométisme à Constantinople ; mais ils ne l’eussent pas trouvé effectivement moins perdu, moins damné, moins apostat : leur ménagement n’aurait été qu’une retenue de politique, et l’effet d’une juste crainte du ressentiment de la religion dominante. À juger des choses selon les premières impressions, il n’y a guère de protestans qui, sur la nouvelle que Titius aurait quitté la profession de l’église réformée, sans entrer dans aucune autre communion, ne prétendissent qu’il serait plus criminel que s’il s’était fait papiste ; mais je demanderais volontiers à ces protestans : Vous êtes-vous bien sondés ? Avez-vous bien examiné ce que vous diriez en cas qu’il fût devenu un grand dévot du papisme, qu’on le vît chargé de reliques, et courir à toutes les processions, et qu’en un mot il pratiquât tout ce qu’il y a de plus outré dans l’idolâtrie et dans les superstitions des moines ? Pourriez-vous répondre que vous ne changeriez pas de langage, si vous appreniez qu’il s’était fait juif, ou mahométan, ou adorateur des pagodes de la Chine ? Encore un coup, c’est ainsi que l’esprit de homme est tourné : la première chose qui le frappe est la règle de ses passions ; il profite de l’état présent, et ne cherche point ce qu’il dirait sous une autre conjoncture. Ce particulier nous a quittés, et n’a point pris de parti ailleurs ; c’est par là qu’il faut l’attaquer : son indifférence doit être son plus grand crime : s’il s’était fait païen, nous l’attaquerions par là, et nous dirions, ou pour le moins nous le penserions : Encore s’il s’était tenu neutre et attaché au gros de la religion naturelle, passe ; mais, etc.

Par la seconde réponse, Acosta ôtait à ses adversaires un grand avantage : il se mettait à couvert de cette forte batterie : Il vaut mieux avoir une fausse religion que de n’en avoir. aucune. Nonobstant cela, nous conclurons que c’était un personnage digne d’horreur, et un esprit si mal tourné qu’il se perdit misérablement par les travers de sa fausse philosophie.

  1. Uriel Acosta, in Exemplari Vitæ humanæ, init. pag. 346.
  2. Ibid., pag. 347.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Virgil. Georgie lib. III, vs. 452.
  6. Sallust. in Bello Catilin. pag. 160.
  7. Cotin, Œuvres galantes, tom. I, au Discours sur la Vérité des Songes, pag. 260.
  8. Acosta, Exemplar Vitæ hum. pag. 347.
  9. Acosta, Exemplar Vitæ hum. pag. 347.
  10. Ibid.
  11. Ibid., pag. 348.
  12. Ibid., pag. 349.
  13. Ibid.
  14. Voyez le livre du Deutéronome, chap. XIII.
  15. Acosta, Exemplar humanæ Vitæ, p. 352.
  16. Philippus à Limborch in Refutat. Urielis Acostæ, pag. 361, et seq.
  17. Acosta, Exemplar hum. Vitæ, pag. 350.
  18. Je l’ai tiré de l’Exemplar humanæ Vitæ, d’Acosta, pag. 349 et 350.
  19. Biblioth. Univers. tom. VII, pag. 327.
  20. Joh. Helvicus Willemerus in Dissertat. philologicâ de Sadducæis, pag. ult. Il cite Mullerus, Judaïsm. Proleg. pag. 71.
  21. Acosta, Exemplar. hum. Vitæ, pag. 351.

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