Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Avis Nécessaire

AVIS NÉCESSAIRE
_______


Découvertes et regain de la dernière heure. — Influence des dialectes provinciaux sur l’argot parisien. — Un nouveau contingent de vétérans. — De quoi se compose notre supplément. — De la quantité, de la qualité et de la sincérité en matière lexicographique. — Documents justificatifs.


À peine cette annexe est-elle terminée qu’il me faudrait donner le supplément du supplément. Chaque jour amène un mot ou une expression de plus. Condamné à n’être jamais complet, me voici donc offrant aux derniers venus, faute de mieux, l’hospitalité de cette première page. Au moins la France apprendra dès maintenant que nos anglomanes courent des drag, pratiquent le yachting et deviennent des yachtsmen accomplis[1], que nos malfaiteurs disent bourriques au lieu de roussins[2], et qu’ils préfèrent la Nouvelle[3] au régime des prisons centrales. Après avoir accueilli le substantif lâcheur, il est urgent de savoir que notre langue politique ne dédaigne point le verbe entreprendre[4] et qu’elle adopte l’adjectif Jéromiste[5]. Auprès des Cigaliers qui célèbrent à Paris la Provence, il convient d’annoncer les Sartaniers, leurs frères du Vaucluse[6]. Et quand nos poètes aimés ne dédaignent pas d’immortaliser en passant le nom d’une mode[7], comment résister à la tentation de leur dérober deux vers ?

Puis, c’est le théâtre qui donne au verbe être à un sens nouveau qu’il importe de préciser pour la sécurité de ses futurs commentateurs. Ainsi dans le Voyage en Suisse, qui a fait la fortune des Variétés pendant l’automne de 1879, un voyageur de chemin de fer s’écrie : « Je vais voir si ce mécanicien est à la cascade. » Gardez-vous de penser aux nécessités hydrauliques de la machine, et traduisez : « Je vais voir si ce mécanicien entend la plaisanterie, veut m’aider à faire une charge. »

N’oublions pas notre armée, qui n’a garde de rester en arrière ; elle a voulu avoir ses carapatins comme la marine a ses carapatas ; elle appelle gladiateurs ses souliers et vingt-huit jours ses réservistes[8].

Combien de synonymes n’a-t-on pas trouvés pour gazer l’image répugnante évoquée par le verbe vomir. Le plus discret nous manquait jusqu’ici. Hâtons-nous de réparer cette lacune par une ligne des souvenirs anecdotiques, que M. Saint-François publie sous le titre : Vieux péchés. « Sur six convives, il y en eut quatre qui restituèrent, » dit-il, en rappelant un dîner macabre, fait chez un conservateur de cimetière qui brûlait de vieilles croix pour rôtir le gigot.
  Le Figaro du 16 octobre 1879 me fournit encore deux exemples précieux ; l’un pour : tomber dans la limonade, être en déconfiture, (« Ils vous mangeront comme vous les avez mangés ; vous serez dans la limonade ») ; l’autre pour la formule dénégative Des plis ! donnée dans ce supplément sur la foi de M. Lucien Rigaud. (« Aujourd’hui on nous dit : Faut les délivrer. Des plis alors ; vous ne comprenez pas ? des nèfles !!… »)

Ce qu’il n’importe pas moins de saisir au passage, c’est l’acception nouvelle de mots déjà connus. Exemples :
  Dans l’origine, flirter, c’était toujours ce que nous avons toujours appelé coqueter, c’est à-dire s’aimer sans conclure ; (de l’anglais : flirtation, coquetterie). Aujourd’hui flirteuse devient synonyme de lorette, ce qui est tout l’opposé. On le voit par ce troisième exemple tiré du Figaro (20 octobre 1876) : « De ces eaux-fortes, l’une est ravissante, elle représente trois flirteuses aux Folies-Bergère et un vieux monsieur. »
  D’autre part, siffler au disque n’est plus attendre de l’argent, c’est attendre n’importe quoi, même une bonne fortune. « Rien à faire de cette femme-là !… J’ai sifflé au disque assez longtemps… Pas mèche ! la voie est barrée, » dit un prince facétieux dans les Rois en exil d’Alphonse Daudet.

Un peu plus loin, nous trouvons dans gaga un nouveau synonyme de gâteux. C’est un redoublement de première syllabe bon à retenir pour les arriérés, qui ne connaissent sous ce nom que les habitants de Saint-Étienne. (Voyez Gagat, page 186 du Dictionnaire.) Que deviendraient-ils en lisant ce passage : « Il vaut mieux qu’elle meure au combat que de finir dans un fauteuil de gaga. »
  À la page 286 du même roman, nous rencontrons pavé, avec le sens que voici : « Les fâcheux et les créanciers, ce qu’en argot parisien on appelle les pavés, c’est-à-dire des personnes ou des choses qui gênent la circulation. » Vers 1840, les débiteurs forcés d’éviter une rue, disaient : « On pave, c’est-à-dire : « Il y a des créanciers ici, il n’y faut point passer. » C’était une double allusion aux embarras de la circulation et aux prétextes allégués pour éviter toute fâcheuse rencontre.
  On possédait déjà cinq sens néologiques pour clou (mont-de-piété, prison, baïonnette, mauvais ouvrier, outil de graveur). Le critique musical de l’Événement (31 octobre 1879) en donne un sixième dans ce compte rendu d’opérette : « C’est le clou de la partition, comme on dit aujourd’hui. C’en est le bijou, aurait-on écrit autrefois. » — Clou désigne ici une partie remarquable, digne de fixer l’attention. Fixer aura paru faible, car en France on roule toujours sur la pente des superlatifs, et on aura dit clouer, ce qui est fixer forcément et pour longtemps.

Mais ce qui me tient le plus au cœur, c’est l’erreur à reconnaître et à réparer. Ainsi, je ne me pardonnerais point, si j’oubliais de dire que la lettre de forçats, citée dans notre dernière Introduction (page 11), a paru pour la première fois dans l’Intérieur des Bagnes, par Sers (Paris, Dépée, 1845, in-8, p. 35) ; la date en est donc bien plus ancienne que le manuscrit de M. Rabasse ne me l’avait fait penser.
  Autre remords de conscience. Manger sur l’orgue (dénoncer), que j’ai traduit mot à mot (p. 78) par manger sur lui, doit être traduit manger sur l’homme, puisque nous constatons plus loin (p. 92) que orgue voulait dire homme. Rectification d’autant plus importante que le mot similaire musique (réunion de dénonciateurs dans une prison) m’avait jusqu’ici fait prendre orgue au pied de la lettre. C’est surtout en fait d’étymologies, que le vraisemblable n’est pas toujours le vrai.
    Pour les exemples justificatifs, j’ai le regret de ne pas toujours mettre la main sur les plus anciens qui sont les plus précieux. Ainsi ai-je lu trop tard les Mémoires de Boucher de Perthes (Sous dix rois), où crucifié se trouve daté de 1814. « La foule des titrés ne peut être comparée à celle des crucifiés, écrivait-il le 19 juillet ; quel déluge de croix et de rubans ! »

Nous ne sommes pas encore au bout. C’est dans la restitution des mots appartenant à notre ancienne langue que nos découvertes de la dernière heure sont les plus nombreuses. On connaît notre opinion sur la matière. Le temps n’est plus où les chercheurs faisaient sérieusement venir argot du grec argos et gniaf du grec gnaphô[9]. On a reconnu, et, parmi les premiers, nous avons affirmé qu’il n’était pas besoin d’aller chercher des origines si loin. La part faite aux vieux mots de langue d’oc et de langue d’oil va s’élargissant dans chaque édition. On verra qu’il en est de même dans ce supplément, en dehors duquel il y a beaucoup à trouver encore, puisqu’il me faut ajouter ceci à la dernière heure.
    En commençant par les dialectes et patois, qui sont des monuments de la langue nationale, nous retrouvons louffe (vesse) dans le breton louf et dans le provençal loufia ; — hosto et lousteau (prison) dans le flamand ostiau ; scionner (frapper) dans le normand ; harpe (grille de fer) dans le champenois ; faire des emballes (faire de l’étalage) dans le manceau ; emballe (orgueilleux), balot (lèvre épaisse), et graffignoux (écrivain, huissier) dans le poitevin. Le Midi est un terrain particulièrement fertile. On y rencontre bobine (figure) dans bobin : moue, grimace ; — conni (mort) dans caunit : trépassé ; — harpion : griffe ; — palot : rustre ; — pichenet (petit vin) dans pichoun : petit (de même pour piccolo) ; — rapiat dans rapateou : qui enlève tout ; — tourtousine (corde) dans tourtouras : tordu. — Sabernau (savetier ambulant) est aussi connu depuis longtemps en Provence. Du reste, sabrenauder se trouve déjà dans le Dictionnaire de Trévoux de 1718 avec le sens de travailler grossièrement. N’oublions pas que baluchon vient de la partie du Berri qui confine à la Creuse.
    Enfin l’expression ah malheur ! qui a passé jusqu’ici pour éminemment parisienne, est d’origine campagnarde. C’est une exclamation d’étonnement sans idée d’exciter la compassion, écrit le comte Jaubert dans son Glossaire du Centre. — On dit : « Ah ! malhureux ! que de bestiaux dans ce pré ! » Nous avons entendu un Berrichon, venu pour la première fois à Paris, s’écrier à chaque objet qui excitait son admiration : « Ah ! malhureux[10] ! c’est-il beau ! »

Si nous nous reportons maintenant aux répertoires de notre ancienne langue, nous pouvons encore rallier un assez grand nombre de vétérans.
    Le lecteur pourra les joindra à ceux qu’énumère la page 3 de notre Introduction.
    Ainsi bille (argent monnayé), que je croyais abrégé de billon, semble plutôt une forme du vieux mot pille, qui a le même sens ; — les illusions vaniteuses caractérisées par se gober, gobeur, se retrouvent dans gobe : vain, plein de gloire et d’ostentation ; — goret (compagnon cordonnier) est admis par le dictionnaire de Ménage ; — de la pelure moderne au vieux mot pelé (habit fourré), il n’y a pas bien loin. — Au xvie siècle, dans les Nuits de Straparole, il est question d’un personnage qui, à coups d’un gros bâton « peigne son homme de toutes façons. » C’est bien la même image que nous avons conservée dans peignée. — D’un autre côté, peloter qui se dit aussi pour battre, me paraît maintenant bien proche de pelauder : rosser, étriller. Rognioner (grogner) est un vieux mot donné tel, comme les précédents, par le dictionnaire de la langue romane de Roquefort. De même pour paumoier (saisir) et paumer (tomber en défaillance), d’où viennent paumer (prendre) et paumer : perdre[11]. Je ne retrouve pas d’exemple aussi ancien de stuc (part de vol), mais un arrêt rendu par le Parlement de Paris contre un recéleur, n’a pas dédaigné d’en conserver trace ; il est du 22 juillet 1722. (Paris, Delatour et Simon, 1722, in-4o.) Avoir son arnaud (être de mauvaise humeur), est une déformation du vieux mot renos (fâcheux, grondeur), et lorsque j’ai fait observer qu’au lieu du renarder moderne, on disait autrefois renauder, j’aurais dû ajouter que renaud se disait autrefois pour renard, ce qui rétablit une similitude parfaite entre les deux expressions…
    Rabelais a usé d’un verbe qui est bien l’équivalent de nos morfier et morfiler (avaler), quand il dit : « Là, là ! c’est morfiaillé cela. Ô lacryma Christi !… c’est vin pineau. »
    Enfin, j’ai été assez heureux pour trouver un texte décisif sur une question bien controversée dans le monde de la philologie argotique.
    Dans cet autre passage : « Verse tout, verse de par le diable ! verse deçà tout plein, la langue me pelle : Lans stringue ! », Rabelais confirme mes premières conjectures[12] sur l’origine germanique de notre mannstringue (marchand de vin). — Dès 1725, l’ancien commentateur de Rabelais, Le Duchat, dit en effet que lans stringue est l’abréviation d’une formule populaire employée par les soldats qui demandaient à boire : landsmann, zu trinken (paysan, donne à boire !). Notre armée aura nationalisé à Paris ce man zu trinken, qui sera devenu le père du moderne mannstrinque, aujourd’hui mannezing. Le lands est resté en route, selon notre coutume abréviatrice.

Cela ne veut pas dire que je sois toujours heureux dans mes conjectures. En matière étymologique, le temps et la réflexion font tout ; on n’improvise ni les rectifications, ni les découvertes. Et si j’arrive à ne voir dans salé (payement de typographes) qu’un simple jeu de mots sur salaire ; si le vieux mot persepoux (tailleur couturier) me prouve que, de tout temps, les néologistes facétieux ont tenu à caractériser le va-et-vient d’aiguille que je crois avoir deviné dans piqueprune, d’autre part, je reconnais m’être trompé dans mes conjectures sur gaffe : bouche[13], qui est une formule populaire de gave, comme le verbe populaire se gaffer est une forme de se gaver. Et ce gave, je le retrouve dans gavion, gaviot (gosier), qui sont évidemment ses dérivés. Heureusement que Don Carlos est là pour me consoler. Selon le glossaire argotique d’Halbert, on appelle Don Carlos l’homme qui paye les filles. J’allais me perdre en Espagne, quand j’ai pensé à carle (écu), et j’ai compris le jeu de mots. C’était bien simple sans doute, mais le plus simple n’est pas toujours le plus aisé à reconnaître du premier coup.

Notre supplément est de 2784 mots (avant-propos compris). Ce chiffre est considérable, mais il est loin de représenter en réalité un contingent entièrement neuf ; on y trouvera beaucoup d’expressions négligées jusqu’ici à dessein, parce qu’elles ne pouvaient se justifier par des exemples. Pour ne m’en point passer plus longtemps, j’ai pris le parti de les placer sous la garantie des auteurs qui les ont publiées.
    Les 2784 mots se décomposent ainsi ; 1° Mots nouveaux, additions et rectifications, 926. — Mots placés sous la garantie de M. Fr. Michel, E. Colombey, Al. Pierre[14], Halbert, Vidocq, Delvau, etc., 990. — 3° Mots placés sous la garantie de M. Lucien Rigaud, 868[15]. — Cette méthode nous a paru bonne en ce qu’elle offre une date de constatation, sans enlever à chaque auteur le mérite et la responsabilité de ses petites découvertes.
    Tout dictionnaire redonnant d’ordinaire comme siens les mots déjà donnés par les dictionnaires précédents, attribuer à chacun la part qui lui revenait en propre, n’a pas été une tâche sans longueurs ni sans difficultés. J’ai, de plus, constaté les variations et l’origine de chaque mot lorsque cela m’a été possible.
    En livrant au lecteur tout le détail de ce triage, j’obéis au scrupule de conscience qui doit, selon moi, servir de règle pour la préparation d’un glossaire ; il ne suffit pas d’annoncer des inconnus, il faut les légitimer en quelque sorte, c’est-à-dire prouver leur existence autrement que par une simple affirmation. Précaution essentielle sur le terrain de l’argot où le contrôle est difficile, où rien ne paraît assez bizarre, ni assez étrange, à des lecteurs souvent trop crédules. L’auteur en vient alors à placer en première ligne la question de chiffres, et c’est à qui donnera beaucoup[16], le répertoire contenant le plus de mots étant tenu pour le meilleur. On n’a pas le temps d’apprécier si la masse est de bon aloi ; on la salue au passage et tout est dit, car le dieu du jour est la quantité. Le sacrifice que je lui offre à regret exigeait du moins ces réserves.

Plus que jamais aussi, je maintiens que toute la force de mon entreprise réside dans le choix et la multiplicité des exemples. Un avis placé en tête du texte dit pourquoi j’ai dû m’en priver trop souvent. Mais ceux que j’ai pu réunir ici ne m’en sont que plus précieux. Un traité fort intéressant de Justin Améro[17] m’a permis de bien caractériser les importations de l’anglomanie ; le Sublime de M. Denis Poulot m’a servi beaucoup pour ce qui regarde la classe ouvrière ; M. Richepin, le poète des Gueux m’a donné quelques bonnes rectifications ; les glossaires d’argot militaire, typographique et théâtral de MM. Désiré Lacroix, Boutmy et Bouchard m’ont été utiles. Enfin les romans de l’école naturaliste, qui reconnaît pour chef M. Zola, m’ont apporté des exemples que je désespérais d’avoir, car les études de mœurs n’ont jamais assez de hardiesses pour les chercheurs qui poursuivent la constatation de certains mots. L’essentiel est que ces hardiesses soient reproduites sincèrement, sans atténuation comme sans amplification.
    Terminons par un document de date relativement récente. J’ai déjà montré que, dans le langage comme dans la correspondance des malfaiteurs, l’argot ne comptait jamais que pour une faible partie du texte. Plusieurs lettres ont été citées comme preuves à l’appui ; en voici une autre non moins inédite et non moins curieuse. Le lecteur est prié de remarquer qu’elle est généralement orthographiée. Je regrette de ne pouvoir reproduire l’en-tête illustré et peint qui représente un groupe de chérubins entourant une croix. Au-dessous de cette pieuse composition, on lit :

Paris, ce 30 mai 1876.

        Ma chère petite femme,

Un des grands bonheurs, c’est d’écrire une lettre d’amitié à une petite femme que l’on aime.
    Je te recommande une chose, c’est : qu’aussitôt ta mise en liberté, de venir me voir et ensuite d’aller chez ma mère. Tout ce que j’ai à te recommander, c’est qu’une fois sortie de ne pas faire de bêtises, et de te rendre au gré (répondre aux demandes) de M. P…, car il y a peu de juges d’instruction qui ont une pareille bienveillance, envers les détenus, ce serait donc lui faire arriver des désagréments si tu ne te rendais à lui selon sa volonté.
    Ma chère petite femme, j’ai appris que les idées à Marie Loudevig, étaient changées à l’égard de Jean Keipp, mais si Marie l’a gamelé, je te dirai aussi qu’il nous a attachés un bidon le jour que je t’ai vue à l’instruction, pour aller avec Henri Chevet, il nous a quittés réellement comme un petit muffe et même sans nous prévenir, je te prierai de croire qu’il ne boira plus à notre table à l’avenir, ou bien si il y boit ce sera vraiment dans la grande tasse, car Ursin et Billon, ne sont pas trop contents après lui.
    Mon cher petit bébé chéri, une chose essentielle que j’allais oublier c’est : que quand tu viendras me voir, je te prierai de m’envoyer mon foulard, mes chaussettes ainsi que de l’encre bleue, de l’encre rouge, des crayons de toutes sortes de couleurs sans oublier du papier à lettres.
    Tant qu’à ce qui concerne la famille, tu pourras aller voir les parents et sans aucune crainte, car au contraire cela leur fera un sensible plaisir, voici leurs adresses : La mère, rue N……, n° 27 (en face la rue H……), aux 2 Moulins, ce n’est aucunement de ma faute si je ne t’en mets pas plus long, car je pars pour l’instruction.
    Je crois que tu ne pourras pas faire de jardin sur cette petite lettre, car il n’y a pas de mauvais bonniments, si il n’y en a pas long c’est assez joli ; car Billon a embelli ma lettre en y faisant les anges et les dessins qui sont en tête.
    Je termine en t’embrassant 45 minutes sans baver. Ton homme qui n’aime que toi pour la vie !

C. E.

U… vous souhaite le bonjour à toi et à Marie.

Mazas, 6e Don 86.

Mais nous ne saurions laisser le lecteur en une telle compagnie. Ajoutons, pour terminer, que si nous puisions plus largement aux sources manuscrites, on verrait combien l’argot fait de chemin, non plus dans les dernières couches sociales, mais dans la classe la plus intelligente et la plus relevée. J’en peux donner une preuve curieuse entre toutes, recueillie dans la collection d’autographes de M. Eugène Minoret, qui possède une partie de la correspondance intime de George Sand. Vers la fin de sa vie, à propos de théâtre, elle écrit à un vieil ami de la famille qui l’accompagnait dans ses voyages à Paris ou à Palaiseau :

« … Tu es un rude gobeur comme moi ; tu écoutes et tu ne critiques pas pendant la pièce… » (28 novembre 1865.)
    « … Je nai pas eu un cil mouillé, et tu sais si je suis gobeuse. » (19 mars 1866.)
    Le verbe piocher revient souvent sous la plume de cette grande travailleuse.
    « J’ai bien pioché, dit-elle le 1er janvier 1866. — Du moment que tu pioches, c’est bon ! écrit-elle encore vingt-cinq jours après. » (25 janvier 1866.)
    Et plus loin :
    « … Tu es un fameux loupeur, on ne te trouve jamais chez toi… » (15 avril 1866.)
    « … Je broie du noir… » (15 avril 1866.)
    « … J’ai très bien dormi avec mon perdreau dans le fusil. » (4 janvier 1867.)
    « … Tâche de nous avoir des passes pour que nous puissions voyager à l’œil. » (4 janvier 1867.)
    « … Il paraît que la panne te tient en haleine et en progrès… »
    « … Tu n’as pas soixante-cinq ans dans ton coffre. » (31 octobre 1868.)
    « … Les Parisiens sont des lâcheurs. » (2 janvier 1875.)

Toutes ces facéties étaient signées George Sand. Comme elles n’étaient pas destinées à la publicité, leur divulgation ne saurait porter atteinte à une réputation littéraire qui reste, à bon droit, des plus pures. Elle montre seulement qu’aux heures de repos, l’écrivain se dédommageait volontiers de toute contrainte grammaticale, usant des libertés de langage à la mode dans le petit cénacle d’artistes qui admirait en elle le plus simple et le plus cordial des camarades. À son exemple, d’ailleurs, Balzac et d’autres grands esprits de notre temps furent enclins à s’amuser d’une expression nouvelle, comme des enfants. Mieux que personne, les maîtres en l’art difficile de formuler la pensée se laissent prendre au côté imagé, inventif, de nos irrégularités de langage. Et dans quel monde aurait-on le droit de le leur reprocher ? Est-ce dans le bon public, qui se jette sur les combles[18] après s’être enthousiasmé des questions ?
    La raison d’être de l’argot va plus loin que ces modes fugitives. Cherchez le Bulgare[19] n’eut qu’un jour ; gobeur et gobeuse dureront aussi longtemps que la naïveté française.

Lorédan Larchey.

            Paris, 8 novembre 1879.

  1. Drag, course où tous les cavaliers suivent un chef de file, qui attache n’importe quoi à la queue de son cheval. En Angleterre, on ne dédaigne pas d’y mettre un hareng, mais le hareng se prêterait mal à la curée chaude de cet exemple. « Fontainebleau, 27 juillet 1879. Les officiers du 11e hussards ont couru un drag avec l’équipage de M. Servant… La curée chaude a eu lieu dans la vallée de la Solle. » (Figaro août 79.)
      Yachting : « La pêche ou plutôt le yachting, ce sport nautique embrassant tous les plaisirs qu’on peut se donner sur l’eau. » (Figaro, 1er oct. 1879.)
      Yachtsman : « Les yachtsmen bordelais se préparent déjà pour les grandes régates de Nice » (Idem.)
  2. Bourrique : agent de la sûreté. — « Il se perdit dans le passage Vero-Dodat en criant aux autres : voilà les bourriques ! » (Petit Journal, 6 avril 1879.)
  3. Nouvelle : Nouvelle-Calédonie. — « Comme Je suis en récidive, à bientôt le voyage pour la Nouvelle, j’aime autant cela. » (Idem.)
  4. Entreprendre : commencer une suite d’attaques. « Il avait, dans son dernier numéro, entrepris M. Boucher. » (La Paix. oct. 1879.)
  5. Jéromiste : partisan du prince Napoléon, fils du roi Jérôme. « La feuille Jéromiste voit la décomposition faire des progrès dans le parti monarchique. » (Paix, 1er oct. 1879.)
  6. Sartane : Société des Sartaniers. En provençal, sartan signifie : poêle à frire. — Sartanier : membre de la société de la Sartane. — « Les cigaliers auxquels s’étaient joints les sartaniers ou Vauclusiens présents à Paris… La Sartane a pour président M. Escoffier, du Petit Journal. » (La France, oct. 1879.)
  7. L’homme actuel, sublime à la fois et mesquin,
    Est vêtu d’un complet comme un Américain.
    De Banville (La Vie Moderne, 1879).

    On sait que le complet est un habillement taillé dans le même drap (jaquette, gilet et pantalon).

  8. Carapatin, fantassin, dérivé de court-à-pattes. Voir Carapata. — « Ils reprennent le chœur en cadence répètent avec les vieux carapatins. » (R. Maizeroy. La Vie Moderne, oct. 1879.)
      Vingt-huit jours : réserviste. — Allusion au temps exigé pour leur service. « Les vingt-huit jours croient déjà humer les émanations de la soupière. » (Idem.)
      Gladiateurs : souliers. « Lève donc tes gladiateurs pour ne pas faire de poussière. » (Idem.) Allusion ironique au cheval de course Gladiateur.
  9. Je n’invente rien, comme on peut le voir par cet extrait des Français peints par eux-mêmes : « Le mot gniaffe, comme tout ce qui est greffé sur l’argot, nous a semblé plus populaire et plus expressif. L’étymologie d’ailleurs en est brillante : ainsi que la plus grande partie du jargon des voleurs, ce terme est d’origine hellénique et vient du mot grec γναφεύς, cardeur ou peigneur, et dérisoirement racleur ou gniaffe, formé de γνάφω, racler, c’est-à-dire racler ou ratisser de vieux cuir. » (P. Borel.)
  10. C’est-à-dire : « Combien je m’estime malheureux (pauvre) devant une telle magnificence ! » L’admiration se manifeste ici dans un humble retour sur soi-même.
  11. Ce double sens de paumer, en apparence si contradictoire, s’explique mieux si on considère le premier paumer comme une forme de notre verbe empaumer, tandis que le second vient de pausmer qui voulait dire autrefois : se pâmer, défaillir.
  12. « Mannezingue : mot à mot homme (mann) vendant à boire (zu trinken). On a dit d’abord mannstringue. » — Excentricités du langage. 5e édition.
  13. Il est bon de préciser, car aux cinq ou six sens connus de gaffe, le Figaro du 25 septembre 1879 vient d’ajouter celui-ci : « La gaffe est synonyme d’impair ; faire une gaffe ou faire un impair signifie pour tout Paris, dire la chose précise qu’il ne faut pas dire. »
  14. Argot et Jargon, par Alexandre Pierre, directeur de l’administration des recherches et renseignements. Seule édition de l’argot des filous qui n’est intelligible qu’entre eux. — Imp. Bonaventure et Ducessois, 1850 à 1860 ? Placard in-folio.
  15. Lucien Rigaud. Dictionnaire du jargon Parisien, Paris, Ollendorff, 1878, in-12, de 347 pages à 2 col., 5 francs. Ce livre très substantiel, dont le titre et le plan serrent d’aussi près que possible notre 6e édition (Dictionnaire de l’Argot parisien), contient bon nombre de mots qu’on chercherait vainement ailleurs.
  16. C’est cette misérable question d’effectif qui a fait donner comme argotiques par d’autres livres, les mots suivants que je livre à l’étonnement du lecteur : « Mandrin, mangeaille, manger sur le pouce, manigance, manivelle, maquerelage, maquerelle, maquignonnage, maquignonnes, marmaille, margouillis, marmiteux, marmonner, marmot, marmotte, matois, mauvais coucheur, mazette, meublant, mijoter, minois, minable, mitonner, mitron, monter sur ses ergots, monter sur ses grands chevaux, gouge, gouine, gourd, gourgandine, gandin, gourme (jeter sa), gousset (sentir du), graisser la patte, greluchon, grève, gribouiller, grigou, gringalet, avoir en grippe, grivois, grogner, grugeur, gruger, gueuserie, guigner, guignon, guindé. » — Je n’ai pris que dans deux lettres. On peut par là juger du reste. Ce qui n’empêchait pas le lexicographe susdit d’affriander le lecteur par cette pompeuse annonce : « J’ai cueilli sur leur tige et ramassé sur leur fumier natal tous les mots de mon dictionnaire. »
  17. L’anglomanie dans le français et les barbarismes anglais usités en France, par Justin Améro. Paris, Dramard-Baudry, 1878, in-12.
  18. Le comble est un jeu de mots fort à la mode de l’année 1879. Voici deux exemples des oppositions d’idées qui en font le charme :
        « Le comble de la gourmandise, c’est de dévorer un affront. »
        « Le comble de l’habileté pour un pêcheur à la ligne, c’est d’accrocher son hameçon à une ligne d’omnibus. »
        On est parti de là pour dire : un comble. « M. P… poussant les gens à la modestie. Cela ne semble-t-il pas un comble ? » — (Fr. Sarcey. Le XIXe siècle du 15 octobre 1879.)
  19. Nom d’une des premières questions qui furent à la mode vers 1877, au moment où les affaires d’Orient entraient dans la période militante. La question consistait, si on s’en rappellera retrouver certaines figures dans un dessin qui paraissait contenir tout autre chose au premier coup d’œil. Ainsi une gravure représentait un jardin, avec un arrosoir au premier plan. Au-dessous, cette légende : « Voici l’arrosoir, où est le jardinier ? » (De là, le mot question.)
        En cherchant dans les arbres qui ornaient le jardin, on retrouvait un profil d’homme figuré tant bien que mal par le contournement des branches. Ce n’était pas en proportion. Rien n’annonçait un profil de jardinier plus que celui de tout autre. Mais le public ne critiquait pas ; il devinait et il était heureux.