Dictionnaire général de la langue française de François Raymond/Préface

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PRÉFACE.


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Les limites dans lesquelles un Dictionnaire de la Langue française doit être renfermé sont encore une question à résoudre. Si l’on remonte à l’origine des mots, et si l’on veut en donner une explication complète, on arrive bientôt à faire une Encyclopédie ; si l’on se restreint au contraire à des définitions sommaires, on rentre dans le cercle resserré du Dictionnaire de l’Académie, on s’arrête à une langue pauvre qui semble appartenir plus à l’ordre des idées abstraites qu’à celui des faits matériels, à une langue froide, littéraire, copiée sur celle des salons du dix-septième siècle et sur l’ignorance élégante de cette époque. C’est le Vocabulaire des courtisans ; le peuple n’y est compté pour rien : les hommes que l’on désignait comme les interprètes des sciences et des hautes études n’étaient guère que des métaphysiciens et des grammairiens ; leur langage obscur et affété n’avait rien de la simplicité claire et précise avec laquelle s’expriment les savans de nos jours ; c’est alors que l’on conçut l’idée du Dictionnaire de l’Académie, Dictionnaire ad usum, pour l’usage de Louis XIV, de Richelieu, etc. La féodalité était éteinte, et avec elle expirait la langue colorée, pittoresque, de Rabelais et de Montaigne. La représentation royale était devenue la grande affaire de l’État ; Versailles, Marly, les oraisons funèbres et les madrigaux ; les ballets et le lever du Roi, caractérisaient la vie intellectuelle de la cour ; les académiciens qui vivaient de cette cour ou qui y étaient ducs, marquis, chevaliers, parlaient la langue aristocratique dont tous les mots, à peu près, sont dans les lettres de Madame de Sévigné. Aujourd’hui nous sommes moins délicats, plus positifs ; l’étiquette est sortie de la vie et des conversations, le peuple et son idiome ont été affranchis ; on ne dédaigne plus de descendre aux détails bourgeois de l’existence matérielle ; le bon ton, sotte satisfaction qui est restée aux hommes sans valeur personnelle, devient de plus en plus ridicule avec ses expressions empesées et ses petits mots choisis.

En même temps les distinctions de nation à nation s’effacent ; nous vivons les uns chez les autres, nous sentons que notre force n’est pas dans l’individualité, notre langue se généralise, elle s’enrichit en empruntant aux dialectes étrangers ; on semble moins s’inquiéter de son origine, de sa physionomie particulière ; on commence à comprendre que les mots n’ont de valeur que par les idées, et que l’adoption d’une langue universelle, titre auquel la langue française a des prétentions, serait le plus grand pas que l’humanité pourrait faire vers son perfectionnement.

À côté de la réhabilitation de beaucoup d’expressions roturières ou vieillies, et de la naturalisation d’un grand nombre de mots étrangers, on remarque aussi qu’au milieu du vaste développement que l’esprit humain a reçu depuis le siècle dernier, et lorsque toutes les branches de connaissances entrent de plus en plus dans le domaine de la science ; on remarque, disons-nous, qu’une foule de termes techniques ont passé de la langue plus riche des idéologues, des industriels, des artistes, des savans, dans le langage vulgaire. C’est sur ces faits, que nous indique la philosophie de l’histoire moderne, que doivent s’appuyer les lexicographes.

Boiste a compris le premier que notre Vocabulaire était encore à composer ; que c’était la nation qui faisait la langue, et que l’Académie devait la recevoir toute faite.

Gattel a suivi le même système d’indépendance, et Laveaux a senti la nécessité de perfectionner le Dictionnaire qu’il avait déjà publié.

Cependant aucun travail ne nous semble encore avoir répondu d’une manière satisfaisante aux besoins de notre temps : il est à regretter que M. Charles Nodier, dont la science éclaire si bien l’érudition, et dont l’imagination embellit à son tour l’érudition et la science, n’ait pas entrepris de donner à la France un Dictionnaire : ses fragmens philologiques sur les ouvrages de Boiste et de Gattel, ses articles sur la typographie, chefs-d’œuvre de goût et de délicatesse, donnent la preuve que personne mieux que lui n’était digne de recueillir les titres épars de notre langue.

L’auteur de cet ouvrage a eu cette haute témérité : voué depuis sa jeunesse à l’étude de la philologie, il a sacrifié à cette étude ses veilles et ses loisirs, et ses forces se sont déjà essayées dans un Supplément au Dictionnaire de l’Académie, un Traité de Ponctuation et d’autres écrits sur la langue française[1], avec la pensée que son zèle et sa patience pourraient suppléer à d’autres capacités littéraires. C’est ainsi qu’il a consacré vingt années à fonder, à l’aide de recherches fastidieuses et pénibles, un édifice en rapport avec nos progrès et nos mœurs actuels. Il a consulté les hommes et les livres. De savans professeurs, des grammairiens distingués ont bien voulu le seconder… Il doit surtout des remerciemens à M. L.-N. Amoudru, de Dôle.

Il ne faut point regarder un Dictionnaire comme une simple compilation, si l’on réfléchit que, pour être d’une utilité générale, il faut qu’il soit, pour ainsi dire, l’abrégé des connaissances de l’époque, que l’acception des mots peut changer, qu’ils ont leur histoire politique et morale, et que leurs définitions sont loin d’avoir toutes été conçues d’une manière exacte et précise.

L’auteur a dû se familiariser avec la langue des Lavoisier et des Haüy, des Cuvier et des Lacépède, des Portal et des Bichat, des Lagrange et des Laplace, etc. ; il a dû suivre pas à pas les découvertes, noter la langue à mesure qu’elle se faisait ou se modifiait. Il a puisé dans l’histoire, les voyages, et les travaux des archéologues, les noms des institutions politiques et religieuses des divers peuples : dans les mémoires particuliers, une foule d’expressions de cour ; — dans les ouvrages techniques, tous les termes des arts et métiers si peu considérés jusqu’à présent ; — enfin, dans les traités des sciences diverses, tous les mots qui avaient échappé aux autres lexicographes, et qu’une † fera reconnaître au lecteur[2].

Pour la naturalisation des mots étrangers, l’auteur n’a pas cru devoir se montrer sévère : notre langue est celle des cours et de la diplomatie, espèce d’idiome universel ; pour lui conserver et mieux


lui mériter ce titre, nous devons chercher à la rendre aussi riche, aussi complète qu’elle est claire et facile. Nos idées, nos mœurs ont eu d’abord la tendance méridionale, espagnole, italienne ; elles se rapprochent aujourd’hui du nord ; le langage a suivi les mêmes traces. Les origines helléniques jouent aussi un grand rôle dans la langue technologique ; une moitié de notre Vocabulaire est devenue grecque.

La mythologie ancienne a été traitée avec un soin judicieux ; elle a fait en quelque sorte partie de nos mœurs, après la renaissance des lettres en Europe. Toutes les créations, toutes les figures de la superstition grecque et romaine ont été adoptées parmi nous. Le christianisme resta long-temps banni de la poésie française, tandis qu’une foule de termes mythologiques passèrent même dans le langage du peuple.

L’auteur a étudié avec soin les divers attributs que les peintres et les écrivains ont donnés aux figures allégoriques, comme l’Amitié, l’Amour, la Constance, la Clémence, la Fureur, la Colère, l’Injustice, la Patience, la Religion, la Théologie, la Vérité, la Violence, etc., etc.

Une espèce de langue politique a encore été créée depuis 1789 : les diverses formes de gouvernements qui se sont succédés ont fait naître une foule de mots nouveaux qui tous ont été recueillis avec fidélité dans ce Dictionnaire. Les articles Écoles militaires ou autres, Saints-Simoniens, Saint-Simonisme, Saints-Simonistes, etc. (Voyez Simoniens (Saints-), etc.), sont neufs ; ils ont été traités avec toute la concision et la vérité que l’on peut désirer.

Enfin, l’on a cru devoir admettre un grand nombre de locutions qui, pour n’être usitées que dans certaines localités, ne sont pas dépourvues de tout intérêt. Sous le rapport des lettres et du commerce, les provinces méritent une attention particulière, aujourd’hui que, moins perdues dans la centralisation, elles peuvent avoir leur propre sphère d’activité.

La série des mots nouveaux, oubliés, ou introduits dans ce Dictionnaire, est considérable. On ne peut les énumérer tous dans cette Préface ; en voici quelques-uns qui viennent à la mémoire : Ablateur, Ablepsie, Absorptif, Acridothète, Actualiser, Aérivore, Aiguiserie, Allumetier, Allumière, Amadouerie, Amatelottement, Angiorragie, Angiorrhée, Antimonane, Archinavachie, Archine, Astromanie, Aumônière, Autoclave, Azoture, Baculomètre, Balnéographie, Barodrôme, Cantonnal, Daller (verbe), Fumivore, Mâchonnement, Main artificielle, Main de justice, Mamelliforme, Manuduction, Marcescible, Margarate, Margaritifère, Moteur, Matité, Mécanographie, Mélanaugide, Mélanique, Métateurs, Métation, Modelage, Momification, Momifier, Mulljenny, Mulage, Nagement, Navarchie, Nervimoteur, Nervimotilité, Onguicure, Orthophonie, Rainer, Sécuriclave, Sylvestrine, Trôner, Yatagan, etc., etc., etc., de même que beaucoup de noms de plantes, d’insectes, de poissons, de coquilles, de pierres précieuses, de pétrifications, et de beaucoup d’animaux quadrupèdes dont les noms étaient inconnus, et qu’on ne trouve guère que dans les ouvrages nouveaux d’histoire naturelle.

Plus de cinq cents mots, tels que Dansomane, Dansomanie, Monomane, Monomanie, Perdable, Percepteur, Tourbillonnement, Tourbillonner, Tourbier, Tourdelle, Treizièmement, Vocifération, Vociférer, etc., etc., que tous les Vocabulaires ne donnent pas, ou plutôt qui ne sont réunis dans aucun, se trouvent dans celui-ci.

Une amélioration que nous ne devons pas omettre de signaler, c’est que ce Dictionnaire rappelle quelques sobriquets et surnoms qui, bien que n’étant pas français, sont devenus des noms appellatifs. Par exemple, Bobèche, ustensile, ou espèce de garde-suif, nous rappelle le nom que la gaieté parisienne a donné à un fameux Paradiste des boulevards ; Daphné, plante, celui de la Daphné de la fable Fontanges, espèce de parure de femme, celui de Madame de Fontanges, célèbre favorite de Louis XIV Porus, plante, le nom propre de Porus, roi des Indes ; Villette, une petite ville, le nom propre d’une banlieue de Paris, etc.

Sans prodiguer les exemples, l’on n’a pas négligé ceux qui ont paru nécessaires pour l’intelligence plus rationnelle des mots, soit dans leur emploi le plus curieux, soit dans leurs alliances les plus remarquables. D’ailleurs, les exemples ont le mérite de faire lire les Dictionnaires en ajoutant de la clarté aux définitions et aux différentes acceptions des mots, et en diminuant la sécheresse naturelle des travaux de lexicographie.

Il serait trop long ici de discuter la valeur des orthographes différentes adoptées dans les divers Dictionnaires. L’auteur a généralement suivi celle de l’Académie, mais sans servilité. Il s’est attaché à conserver celle des ouvrages qui lui ont fourni des mots nouveaux, et surtout celle des Traités de médecine, de chimie, de pharmacie, sciences dont l’étude a besoin d’être entourée de tous les secours possibles.

Un grand nombre de mots, tels que Diguiale, Diguiaux, Digniaux, Erminette, Herminette, Écarrissoir, Équarrissoir, Eccarthartique, Eccorthatique, Sannequin, Samequin, etc., se représentent quelquefois écrits dans le même Dictionnaire avec deux orthographes différentes, mais avec une définition identique : a-t-on craint de se prononcer, ou sont-ce seulement des erreurs commises par les premiers lexicographes qui, arrivés, par exemple, à la lettre H, et au mot Herminette, ont peut-être oublié que ce mot était déjà classé sans H à la lettre E ? On a dû laisser subsister les deux orthographes en faisant suivre l’une de la définition du terme, et l’autre de l’expression de renvoi V. (Voyez.)

Une Grammaire, dont fait partie le Traité de Ponctuation déjà publié par l’auteur, est placée en tête du Dictionnaire, qui est suivi d’un Recueil de Synonymes, dont les matériaux ont été extraits des ouvrages les plus estimés ; d’une Liste alphabétique des Personnages les plus remarquables jusqu’à nos jours : enfin, d’un Abrégé de Géographie. Au résumé, l’auteur a pensé qu’un Dictionnaire universel devait avoir pour but de marquer le cadre des connaissances humaines sans aller jusqu’à en présenter l’Encyclopédie. Ce cadre est si vaste aujourd’hui, que l’on se dirait près d’atteindre le terme des progrès, si l’on ne savait, par la philosophie de l’histoire, que l’horizon des idées recule toujours à mesure que l’on avance. Notre langue, on peut l’avouer avec orgueil, se montre, dans cet ouvrage, riche, monumentale ; pour les étrangers, pour la France elle-même qui ignore tout ce qu’elle possède, ce sera une découverte : n’aurait-ce pas été toutefois une étrange anomalie que le Vocabulaire fût resté pauvre, tandis que notre civilisation faisait une si large acquisition d’idées ?

Arrivé au terme de ses efforts, et ayant la conscience de ses longs et pénibles travaux, l’auteur, qui n’a eu que la pensée d’être utile, et qui n’a pas oublié que les Dictionnaires sont de ces ouvrages d’où jaillit peu de gloire, sans chercher les honneurs qui n’appartiennent qu’à une haute science et à une profonde érudition, espère pourtant que quelques suffrages amis viendront témoigner de sa persévérance et de son dévouement.

  1. Supplément au Dictionnaire de l’Académie, imprimé chez MM. Masson et fils en 1835, en un volume in-4o, mêmes caractère et dimensions que celui de l’Académie. Nous ferons remarquer ici que depuis l’apparition de cet ouvrage, beaucoup d’autres mots se sont introduit dans notre langue ; ils se trouvent tous insérés dans celui-ci.
  2. Quoique les † précèdent un grand nombre de mots puisés dans la mythologie, comme ceux de certaines divinités, etc., ces mots ne sont point compris dans le nombre dix mille dont il est fait mention au frontispice de ce Dictionnaire.