Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Agricola (rodolphe)
par une société de professeurs et de savants
AGRICOLA (Rodolphe), surnommé Frisius à cause de son pays natal, était de Baffloo, village situé dans la Frise, à peu de distance de Groningue. Son véritable nom était Rolef Huesmann, et non de Cruningen, comme le prétend l’abbé Joly, abusé par une mauvaise prononciation de Groningen. On ne connaît la date de sa naissance que par celle de sa mort, arrivée le 28 octobre 1486. Il avait alors à peine 42 ans : c’est donc en 1444 qu’il faut placer sa naissance, et non en 1442, comme font la plupart des historiens de la philosophie. L’autorité décisive sur ce point n’est pas Melchior Adam, mais l’historien de la Frise ; Ubbo Emmius, ainsi que l’a fort bien établi Bayle (art. Agricola (Rod.). note A.)
Agricola, si l’on en croit un historien de la ville de Deventer, aurait fait ses premières études au collège de Sainte-Agnès, près de Zvoll, sous le fameux Thomas à Kempis. Ainsi s’expliquerait sa rare habileté dans l’art de copier et d’illustrer les manuscrits. À ce talent il joignit de bonne heure ceux de musicien et de poëte. De Zvoll, Agricola se rendit à Louvain, ou il se distingua bientôt par ses dispositions philosophiques et par son talent à écrire en latin. Il faisait de Cicéron et de Quintilien une étude assidue, et c’est d’eux qu’il apprit, non-seulement à écrire, mais encore à penser autrement que les scolastiques. Il soumettait à ses maîtres et développait très-habilement des objections contre l’ordre suivi dans l’enseignement traditionnel de la logique. Il eut tant de succès à Louvain, qu’il aurait pu y rester comme professeur ; mais ses goûts et sa vocation l’attiraient ailleurs ; ayant appris le français avec quelques-uns de ses condisciples, il partit pour Paris, afin d’y perfectionner ses études. Il y demeura plusieurs années, étudiant et enseignant tour à tour jusqu’à l’âge de trente-deux ans, et l’on doit s’étonner que ses biographes allemands aient glissé si légèrement sur ce séjour prolongé dans l’université de Paris. Il serait intéressant de savoir quelle fut l’attitude du jeune maître ès arts de Louvain, lorsqu’il se trouva en présence des logiciens les plus illustres de cette époque et dans la compagnie de son docte et subtil compatriote, Jean Wessel, qu’on avait surnommé magister contradictionis. On peut affirmer à coup sûr que ses leçons n’étaient pas l’écho de cette scolastique pour laquelle il avait tout d’abord éprouvé tant de répugnance, et peut-être ne furent-elles pas sans influence sur la génération nouvelle. Quoi qu’il en soit, Agricola, qui était d’humeur voyageuse et fort amoureux des lettres anciennes, se sentait attiré vers l’Italie où elles étaient enseignées avec éclat par les Grecs venus de Constantinople, et où l’avaient précédé plusieurs de ses anciens compagnons d’études. Étant arrivé à Ferrare en 1476, il y fut retenu par la libéralité du duc Hercule d’Este, et surtout par les leçons et les entretiens du philosophe et grammairien Théodore de Gaza, de l’humaniste Guarini et des deux poètes Strozzi. Avec le premier il étudia Aristote et la langue grecque ; avec le second il cultiva les lettres latines, avec tous il rivalisa de savoir et de talent. Après avoir suivi les leçons de Théodore de Gaza, il se fit entendre à son tour, et l’on admira son éloquence et sa diction aussi pure qu’élégante. Il séjourna deux ans à Ferrare, et c’est probablement à cette époque, c’est-à-dire à l’année 1477, que remonte la première ébauche de son principal ouvrage : car, en dédiant quelques années plus tard son de Inventione dialectica à Théodoric (ou Dietrich) de Plenningen, qu’il avait connu intimement à Ferrare, il lui rappelle que c’est à sa prière et sur ses conseils qu’il a entrepris ce travail, et il ajoute qu’il le fit un peu vite, au milieu des préparatifs de son départ et pendant le voyage, alors assez long de Ferrare à Groningue. On peut lire là-dessus le témoignage très-intéressant de son premier commentateur, Phrissemius, au début de ses Scholia in libros tres de Invent. dial. (Cologne et Paris, 1523 et 1539, in-4, Scholia in Epistolam déclic). C’est donc à tort que Meiners reporte aux années 1484 et 1485 la composition de ce traité.
De retour dans sa patrie, Agricola refusa les honneurs et les charges qu’on lui offrit comme à l’envi, à Groningue, à Nimègue, à Anvers. Il consentit seulement à suivre quelque temps, en qualité de syndic de la ville de Groningue, la cour de Maximilien Ier, auprès de qui il était patronné par d’anciens condisciples ou élèves ; mais au bout de six mois, ayant réussi dans sa négociation, il quitta la cour, malgré les efforts des chanceliers de Bourgogne et de Brabant pour l’attacher au service de l’Empereur. Il tenait à son indépendance, et répugnait à toute fonction qui l’aurait oblige à une vie sédentaire. Il aimait à changer de place, et, suivant l’expression de Bayle, menait une vie fort ambulatoire. Cependant un noble personnage, nommé Jean de Dalberg, à qui il avait appris le grec, ayant été fait évêque de Worms, trouva moyen de l’attirer et de le retenir, un peu malgré lui d’abord, tantôt à Worms, tantôt à Heidelberg, où l’électeur Palatin le combla de ses faveurs. Dans cette dernière ville d’ailleurs il retrouvait son ami le chevalier Dietrich de Plenningen, qu’il surnommait son cher Pline (Plinium suum), et dont la maison fut la sienne. Puis il gardait la faculté de se déplacer, en allant d’une ville à l’autre ; il accompagna même l’évêque de Worms à Rome, en 1484, lors de l’intronisation du pape Innocent XIII que Jean de Dalberg allait complimenter au nom du comte palatin.
Agricola fit quelques leçons à Worms, mais il y trouva des habitudes scolastiques tellement enracinées, qu’il désespéra d’en triompher. Il finit par adopter de préférence le séjour de Heidelberg où il passa la plus grande partie de ses dernières années, de 1482 à 1486. Il y enseigna avec un grand succès, traduisant et commentant les écrits d’Aristote, notamment ceux d’histoire naturelle, alors inconnus en Allemagne. Son commentaire était surtout philosophique, comme on en peut juger par le développement qu’il présenta un jour à des auditeurs enthousiastes de cette pensée extraite du de Generatione animalium (liv. II, ch. m) : Τόν νοϋν μόνον θύραθεν επεισιεναι καί 6ε’ον είναι μόνον, ce qu’il traduisait ainsi : « Mens extrinsecus accedit, et est divinum quid, nec nascitur ex materia corporum. »
Agricola se livra aussi à l’étude de la théologie et de la langue hébraïque. Il y apporta la même liberté d’esprit qu’en philosophie, et peut-être se serait-il appliqué tout entier aux questions religieuses, si une mort prématurée ne l’eût arrêté subitement au milieu de ses travaux, le 28 octobre 1486. Son ami, le savant Reuchlin, qui vivait à Heidelberg depuis quelque temps, prononça son oraison funèbre.
Agricola avait écrit, en prose, en vers, en latin, et même en allemand. L’ouvrage par lequel il a conquis une place distinguée parmi les philosophes de la Renaissance est intitulé : de Inventione dialectica libri tres. Érasme, qui en admirait les idées et le style, en a fait, dans ses Adages, un éloge presque enthousiaste ; mais par une inadvertance que justifie le contenu de ce traité, il lui donne le titre de : de Inventione rhetorica. Agricola, en effet, ayant pris tout d’abord Cicéron et Quintilien pour guides dans l’étude de la dialectique, fut conduit à la considérer comme instrument de l’art oratoire plutôt que de la science et de la philosophie. De là cette définition : Dialecticam esse artem probabiliter de una quavis re disserendi. De là aussi la division de cet art en deux parties, l’invention et le jugement ou disposition. L’invention dont il veut parler est celle des preuves, qui se fait au moyen de lieux communs, entendus aussi à la manière des rhéteurs grecs et latins plutôt que d’Aristote. Comment Brucker a-t-il pu affirmer que le traité d’Agricola est conçu dans l’esprit et suivant les vrais principes d’Aristote (juxta genuina Aristotelis principia) ? Assurément rien ne rappelle ici les Analytiques, à peine y a-t-il une analogie avec les Topiques. Loin de suivre l’auteur de l’Organon, Agricola s’en sépare assez nettement, tout en témoignant pour lui du respect et même de l’admiration ; mais en vérité, il ne le comprend guère, quoiqu’il ait sous les yeux le texte original, et l’on doit reconnaître qu’il n’était point de force à le corriger et à le perfectionner. Aussi ne trouve-t-on guère d’idées neuves dans cet ouvrage, dont le mérite le plus saillant consiste dans le style. La théorie des lieux est vague et confuse ; sous prétexte de dialectique, l’auteur traite dans le second livre des moyens de donner au discours du mouvement et du charme ; et dans le troisième, il se livre à des considérations dont on chercherait en vain le rapport avec l’invention, dans le sens restreint ou il prenait ce mot. Ce qui donne au de Inventione dialectica une physionomie particulière, ce qui en fait l’originalité et l’importance historique, c’est d’une part l’esprit d’indépendance qui s’y déploie, surtout à l’égard de la scolastique, et d’autre part le style qui, malgré la diffusion que le savant Huet a critiquée à bon droit, est très-remarquable dans un écrivain allemand du xve siècle, par la clarté, l’élégance et une grande valeur d’images, d’exemples, de comparaisons ingénieuses.
En résume, Agricola était humaniste plus que philosophe, et c’est par ses qualités d’homme et d’écrivain, plus que par les mérites sérieux de sa dialectique, qu’il contribua à préparer une ère nouvelle, celle de la Renaissance. Il eut l’honneur d’enseigner le grec à Heidelberg avant Reuchlin, d’écrire et de parler un bon latin, avant Erasme, de tenter une réforme de l’enseignement philosophique avant Mélanchthon. Il fut donc, pour ainsi dire, le premier initiateur de l’Allemagne, puisque le premier il y introduisit le goût et la connaissance de l’antiquité classique. Son œuvre fut continuée parmi ses compatriotes par de nombreux disciples, parmi lesquels il suffira de citer Rodolphe Langius, Antonius Liber et Alexandre Hégius, qui fut le maître d’Érasme. Sa réputation était grande en Italie, témoin l’éloge que fit de lui Paul Jove, et cette épitaphe composée par le célèbre humaniste Hermolaus Barbarus (Ermolao Barbaro) de Venise : Invida clauserunt hoc marmore futu Rodolphum
Agricolam, Frisii spemque decusque soli. Scilicet hoc vivo meruit Germania laudis. Quicquid habet Latium, Græcia quicquid habet.
Le traité de Inventione dialectica, publié à Cologne en 1523 par J. M. Phrissemius, fut bientôt connu et employé dans plusieurs collèges de l’Université de Paris, où il obtint un si grand succès grâce aux leçons de Latomus, de J. Sturin et de Jean le Voyer (Visorius), qu’en 1530 la faculté de théologie accusait hautement la faculté des arts d’abandonner Aristote pour Agricola. Ainsi ce dernier eut le privilège de préluder en France, aussi bien qu’en Allemagne, aux essais plus hardie et plus efficaces de Mélanchthon et de Ramus.
Les ouvrages d’Agricola ne furent recueillis qu’assez longtemps après sa mort, par un de ses compatriotes, Alard d’Amsterdam, en deux volumes in-4 (Cologne. 1539) ; dont le premier est une réimpression aes trois livres de Inventione dialectica ; le second, sous le titre de Lucubrationes, contient un commentaire du Pro lege Manilia de Cicéron, des notes sur Sénèque le rhéteur, la traduction latine de divers morceaux de Platon, de Démosthène, d’Isocrate et de Lucien, quelques poésies latines, plusieurs discours et des lettres fort intéressantes à Antonius Liber, à Langius, à Reuchlin ; à Hégius, à J. Barbirianus, et à un frère utérin d’Agricola, qui s’appelait Jean. Il manque à cette édition, pour être complète : 1° les Commentaria in Boethium, publiés par Murmelius à Deventer (sans date) ; 2° des poésies allemandes qui probablement ne furent jamais imprimées ; 3° un livre d’histoire, de Quatuor monarchiis, qu’Agricola avait composé sur la demande et sans doute pour l’usage exclusif de l’électeur Palatin. Outre les écrits de Rodolphe Agricola, on peut consulter sur la vie et les travaux de ce personnage, les ouvrages suivants : Oratio de vita Rod. Agricolœ, recitata Witebergæ a Ioanne Saxone Holsatico, à la suite de la Vie de Nie. Frischlin publiée à Strasbourg en 1605, in-8 ; — Melchior Adam, Vitœ german. philosophorum, 1615, in-8 (p. 13 et suiv.) ; — J. P. Tressling, Vita et merita Rod. Agricolœ, Groningæ, 1830, in-8 ; — A. Bossert, de Rod. Agricola Frisio, Paris, 1865. in-8 (64 p.). Ce dernier travail contient des inexactitudes et plusieurs assertions qui auraient besoin d’être accompagnées de preuves.