Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Agrippa

Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

AGRIPPA mérite une place très-honorable dans l’histoire du scepticisme de l’antiquité. Nous ne connaissons de lui que ses Cinq motifs de doute (Πεντε τρόποι τής εποχής) ; mais cette tentative pour simplifier et coordonner les in­nombrables arguments de son école suffit pour témoigner de l’étendue et de la pénétration de son esprit. Suivant cet ingénieux sceptique, le dogmatisme ne peut échapper à cinq difficultés insolubles : 1° la contradiction, τρόπος άπό οιαφωνίας ; 2° le progrès à l’infini, τρόπος εις άπειρον έκβαλλων ; 3° la relativité, τρόπος άπό τού πρός τι ; 4° l’hypothèse, τρόπος υποθετικός ; 5° le cer­cle vicieux, τρόπος διάλληλος. Voici le sens de ces motifs, que les historiens n’ont pas assez re­marqués. Il n’y a pas un seul principe qui n’ait été nié. Par conséquent, aussitôt qu’un philoso­phe dogmatique posera un principe quelconque, on pourra lui objecter que ce principe n’est pas consenti de tous. Et tant qu’il se bornera à l’af­firmer, on lui opposera une affirmation contraire, de façon qu’il n’aura pas résolu l’objection de la contradiction. Pour se tirer d’affaire, il ne man­quera pas d’invoquer un principe plus général ; mais la même objection reviendra incontinent et le forcera de faire appel à un principe encore plus élevé. Or, c’est en vain qu’il remontera ainsi de principe en principe, l’objection le sui­vra toujours, toujours insoluble, dans progrès à l’infini. Poussé à bout, le dogmatiste déclarera qu’il vient enfin d’atteindre un principe premier, un principe évident de soi-même. Mais qu’est-ce qu’un principe évident ? celui qui paraît vrai. Reste à démontrer qu’il n’a pas une vérité seu­lement relative, πρός τι. Renoncez-vous aux preu­ves ? votre principe reste une hypothèse. Risquez-vous une démonstration ? vous voilà dans le diallèle, car il faut un critérium à la démonstra­tion, et le critérium a lui-même besoin d’être démontré.

On ne peut méconnaître dans ces cinq motifs d’Agrippa un grand art de combinaison et une certaine vigueur d’intelligence. Tennemann n’y a vu qu’une copie des dix motifs de Pyrrhon. C’est une grave erreur. Pyrrhon avait réuni en dix catégories un certain nombre de lieux com­muns, où il retournait de mille façons l’objec­tion vulgaire des erreurs des sens ; les cinq mo­tifs d’Agrippa trahissent, au contraire, une analyse déjà savante des lois et des conditions de l’intelligence. La valeur purement relative des pre­miers principes, la nécessité et tout ensemble l’impossibilité d’un critérium absolu, le carac­tère subjectif de l’évidence humaine, en un mot, tout ce que le génie du scepticisme avait conçu depuis plusieurs siècles de plus spécieux, de plus subtil et de plus profond, tout cela y est résumé sous une forme sévère et dans une progression exacte et puissante.

Le besoin de rigueur et de simplicité qui pa­raît avoir été le caractère propre d’Agrippa le conduisit à une réduction plus sévère encore. Il ramena tout le scepticisme à ce dilemme : έξ έαυτού ou par une autre chose, έξ έτέρου. Intelli­gible d’elle-même, cela ne se peut pas : 1° à cause de la contradiction des jugements humains ; 2° à cause de la relativité de nos conceptions ; 3° à cause du caractère hypothétique de tout ce qui n’est pas prouvé. Intelligible par une autre chose, cela est absurde : car, du moment que rien n’est de soi intelligible, toute démonstra­tion est un cercle, ou se perd dans un progrès à l’infini.

Simplifier ainsi les questions, c’est prouver qu’on est capable de les approfondir, c’est bien mériter de la philosophie. Voy. Sextus Empiri­cus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xiv, xv, xvi. — Dio­gene Laërce, liv. IX. — Euseb., Præparat. Ευ., lib. XIV, c. xviii. — Menag. ad Laërt., p. 251.

Em. S.


AGRIPPA de Nettesheim (Henri Cornélius) est un des esprits les plus singuliers que l’on rencontre dans l’histoire de la philosophie. Au­cun autre ne s’est montré à la fois plus hardi et plus crédule, plus enthousiaste et plus scepti­que, plus naïvement inconstant dans ses opinions et dans sa conduite. Les aventures sont accumu­lées dans sa vie comme les hypothèses dans son intelligence d’ailleurs pleine ae vigueur, et l’on peut dire que l’une est en parfaite harmonie avec l’autre. C’est pour cette raison que nous donne­rons à sa biographie un peu plus de place que nous n’avons coutume de le faire.

Né à Cologne, en 1486, d’une famille noble, il choisit d’abord le métier de la guerre. Il servit pendant sept ans en Italie, dans les armées de l’empereur Maximilien, où sa bravoure lui valut le titre de chevalier de la Toison-d’Or (auratus eques). Las de cette profession, il se mit à étu­dier à peu près tout ce que 1 on savait de son temps, et se fit recevoir docteur en médecine. C’est alors seulement que commence pour lui la vie la plus errante et la plus aventureuse. De 1506 à 1509 il parcourt la France et l’Espagne, essayant de fonder des sociétés secrètes, faisant des expériences d’alchimie qui, déjà à cette épo­que, étaient sa passion dominante, et toujours en proie à une dévorante curiosité. En 1509, il s’arrête à Dole, est nommé professeur d’hébreu à l’université de cette ville, et fait sur le de Verbo mirifico de Reuchlin des leçons publiques ac­cueillies avec la plus grande faveur. Ce succès ne tarda pas à se changer en revers. Les Cordeliers, peu satisfaits de ses doctrines, l’accusèrent d’hérésie, et ses affaires prenaient un mauvais aspect, quand il jugea à propos de s’enfuir à Londres, où ses études et son enseignement, prenant une autre direction, se portèrent sur les épîtres de saint Paul. En 1510, on le voit de re­tour à Cologne, où il enseigne la théologie, et en 1511, il est choisi par le cardinal Santa-Croce pour siéger en qualité de théologien dans un concile tenu à Pise ; mais le concile n’ayant pas duré, ou peut-être n’ayant pas eu lieu, il se ren­dit de là à Pavie, où, rentrant à pleines voiles dans ses anciennes idées, il fit des leçons publi­ques sur les prétendus écrits de Mercure Trismégiste. Il en recueillit le même fruit que de ses commentaires sur Reuchlin à Dole. Une ac­cusation de magie est lancée contre lui par les moines de l’endroit, et il se voit obligé de cher­cher un refuge à Turin, où il n’est guère plus heureux. En 1518, grâce à la protection de quel­ques amis puissants, il est nommé syndic et avocat de la ville de Metz. Ce poste semblait lui offrir un asile assuré ; mais, combattant avec trop de vivacité l’opinion vulgaire, qui donnait à sainte Anne trois époux, et prenant, en outre, la défense d’une jeune paysanne accusée de sor­cellerie, on lui imputa à lui-même, et pour la troisième fois, ce crime imaginaire. Il reprit donc son bâton de voyage, s’arrêtant successive­ment dans sa ville natale, à Genève, à Fribourg, et enfin à Lyon. Là, en 1524, dix-huit ans après avoir reçu le grade de docteur, dont il n’avait jusque-là fait aucun usage, il se mit dans l’esprit d’exercer la médecine, et se fait nommer par François Ier premier médecin de Louise de Sa­voie. N’ayant pas voulu être l’astrologue de cette princesse dans le même temps où il prédisait, au nom des étoiles, les plus brillants succès au con­nétable de Bourbon, alors armé contre la France, il se vit bientôt dans la nécessité de chercher à la fois un autre asile et d’autres moyens d’exis­tence. Ce moment fut pour lui un véritable triomphe. Quatre puissants personnages, le roi d’Angleterre, un seigneur allemand, un seigneur italien et Marguerite, gouvernante des Pays-Bas, l’appelèrent en même temps auprès d’eux. Agrippa accepta l’offre de Marguerite, qui le fit nommer historiographe de son frère, l’empereur Char­les V. Marguerite mourut peu de temps après, et il se trouva de nouveau sans protecteur, au milieu d’un pays où de sourdes intrigues le me­naçaient déjà. Agrippa leur fournit lui-même l’occasion d’éclater, en publiant à Anvers, qu’il habitait alors, ses deux principaux ouvrages, de Vanitate scientiarum, et de occulta Philoso­phia. Pour ce fait il passa une année en prison à Bruxelles, de 1530 a 1531. À peine mis en li­berté, il retourna à Cologne, repassa en France, et chercha de nouveau à se fixer à Lyon, où il fut emprisonné une seconde fois, pour avoir écrit contre la mère de François Ier. Quelques-uns prétendent qu’il mourut en 1534, dans cette dernière ville ; mais il est certain qu’il ne ter­mina son orageuse carrière qu’un an plus tard, à Grenoble, au milieu du besoin, et, si l’on en croit quelques-uns de ses biographes, dans un hôpital. Il assista aux commencements de la Ré­forme, qu’il accueillit avec beaucoup de faveur ; il parlait avec les plus grands égards d « Luther et de Mélanchthon ; mais il demeura catholique autant qu’un homme de sa trempe pouvait res­ter attaché à une religion positive.

Il y a dans Agrippa, considéré comme