Dictionnaire des proverbes (Quitard)/Niquée

niquée. — Être dans la gloire de Niquée.

C’est-à-dire au comble de la joie, de la satisfaction, de la prospérité, dans l’enivrement des plaisirs et des honneurs. Cette expression qu’ont employée beaucoup d’auteurs, entre autres Brantôme, Saint-Evremont, madame de Sévigné, Voltaire, a dû son origine au roman d’Amadis de Gaule. Voici ce que nous apprend là-dessus le chapitre 24 du livre viii de ce roman, traduit de l’espagnol par Nicolas de Herberai : La fille du roi de Thèbes, épouse du soudan de Niquée, avait mis au jour, dans une seule couche, un prince nommé Arastarax et une princesse nommée Niquée. Le frère devint éperdument amoureux de la sœur. Pour arrêter les progrès de cette passion incestueuse, leur tante Zirfée, reine d’Argènes et fée très habile, eut recours aux secrets de son art. « Elle fit dresser dans la grande salle du palais qu’habitoit Niquée, un théâtre à quinze marches, le tout couvert d’un grand drap d’or, et mit au haut une chaise tant enrichie de perles et orfévrerie que la pareille ne fut oncques vue. Le plancher de la salle fut mué par magie soudainement en une voûte de crystal soutenue par piliers et arcs-boutans de pur jaspe, à chacun desquels se présentoit la statue d’une femme si au vif, qu’elle sembloit proprement vouloir remuer les doigts pour sonner la harpe ou violon qu’elle tenoit entre ses mains. Lors appela, Zirfée, sa nièce, laquelle elle fit vestir d’un accoustrement tant canetillé et brodé, que Sparte ny Lacédémone ne se pourroit vanter en avoir jamais paré dame ni damoyselle d’un si excellent. Puis lui posa sur le chef qu’elle avait nu, et les cheveux épars plus blonds qu’un bassin, un diadème d’impératrix. Et ce fait, appela les infantes Brizèle et Todomire, lesquelles semblablement elle para de riches accoustrements, et mit sur le chef de chacune couronnes fleuronnées, faisant asseoir Niquée en la chaise de parement et les deux princesses à genoux devant elle, tenant un miroir de telle grandeur que le vif et naturel du chevalier de l’ardente épée s’y montroit ni plus ni moins que s’il eût été présent. Dont Niquée esbahie et quasi ravie de grand plaisir, voyant ce qu’elle aimoit et désiroit sur toutes choses, reçut telle gloire qu’elle estimoit être mieux logée et plus aise que les propres dieux au meilleur endroit des Champs-Elysées… Et quant et quant les statues se prindrent à sonner leurs instruments avec telle harmonie qu’Orphéus et Amphion eussent été tenus pour rudes et grossiers s’ils s’en eussent voulu mêler, pour les égaler ou atteindre. Mille fleurettes de toutes sortes et plus suaves et odoriférentes ni que le bouton de rose en Provence, ni le basme ou myrrhe au Caire ou Damas, furent semées en tous endroits, voletants entre la voûte et le bas une infinité d’oisillons dégoïsants leur ramage de si bonne grâce, que celui seroit vraiment bien dégoûté qui n’y prendroit plaisir. Étant donc les choses ainsi ordonnées, Zirfée, pour ne rien laisser derrière (ains embélir le lieu de tout ce qui pouvoit satisfaire à l’œil et au cœur), fit par son art représenter, au lieu de tapisserie, les parois de crystallin et au-dessus les histoires de maints loyaux amants...... Zirfée appela Anastarax et le pria d’entrer en la salle pour lui dire son avis de ce qu’il y trouverait. À quoi il obéit ; mais il n’eut pas plutôt franchi le seuil de l’huis, de qu’avisant Niquée en sa gloire, mit toutes choses en arrière pour s’approcher, et de fait parvint au degré treizième...... Et là fut ravi de joie tant indicible que, sans avoir en l’esprit autre chose que la beauté et excellence de sa sœur, demeura à deux genoux devant elle, si ententif à la contempler, que prenant l’une des harpes chanta virelais et chansons propres à la louange. Ce que voyant Zirfée paracheva son sort, et par ses conjurations établit loi que Niquée n’en partiroit jusqu’à ce qu’elle fût délivrée par le meilleur et le plus loyal chevalier qui fût depuis l’Orient jusques au Septentrion. » Ce chevalier fut Amadis de Grèce, surnommé le damoysel de l’ardente épée, dont Niquée, pendant son enchantement, se délectait à regarder l’image dans le miroir que Brizèle et Todomire tenaient placé sous ses yeux.