Dictionnaire des proverbes (Quitard)/épaule

épaule. — Jeter ses dettes derrière l’épaule.

Il est à Paris plus d’un drôle
Empruntant dans tous les quartiers
Et jetant assez volontiers
Les dettes derrière l’épaule.

(H. Morel.)

D’après une ancienne coutume consacrée par la loi salique, au titre de Chrenecruda ou de la cession, l’homme qui était dans l’impossibilité de payer intégralement la composition exigée de lui, devait produire douze témoins chargés d’attester par serment son insolvabilité. Reconduit ensuite à son logis, il y ramassait, aux quatre coins, un peu de poussière qu’il mettait dans le creux de sa main gauche ; après quoi, se plaçant sur le seuil et tenant le poteau de la porte avec la main droite, il jetait cette poussière derrière son épaule à son plus proche parent, pour signifier sans doute qu’il se déchargeait sur lui de sa dette et qu’il le rendait responsable du déshonneur qu’il y avait pour la famille à ne pas l’acquitter. C’est de cet usage que sont venues, dit-on, les expressions Jeter ses dettes derrière l’épaule ou par dessus l’épaule, et Payer par dessus l’épaule, pour signifier ne point payer.

Remarquons qu’il y avait chez les Hébreux une façon de parler analogue, Rejeter quelque chose derrière soi, dont le sens était : n’en pas tenir compte, l’oublier. Tu as rejeté derrière toi toutes mes fautes, dit Ézéchias à Dieu, dans son cantique.

Pasquier, dans ses Recherches (liv. viii, ch. 47), a donné une autre explication. « Nous disons un homme estre riche ou vertueux par dessus l’épaule, nous mocquans de luy et voulans signifier n’y avoir pas grands traicts de vertu ou de richesse en luy. Duquel dire appris-je l’origine et dérivaison par quelques joueurs de flux… Il advint qu’un quidam, en se riant, dist qu’il avoit deux as en son jeu, et les exhibant sur la table, fut trouvé que c’estoient deux varlets, chacun desquels, comme l’on sçait, porte une unité sur l’espaule : à quoi ayant appresté par son mensonge à rire à la compagnie, il répondit véritablement qu’il en avait deux, mais que c’estoit par dessus l’espaule, qui est prendre ce propos (dont nous faisons un proverbe) en sa vraye signification ; car chaque teste, soit cœurs, careaux, trèfle et picque, a un as dessus l’espaule pour faire cognoistre de quel jeu ils sont roys, roynes ou varlets ; et toutefois, ceste unité ne représente pas un as : parquoy, si nous voulons rapporter ce commun proverbe à ce jeu, nous le trouverons estre dit avec quelque fondement de raison, combien qu’autrement il semble avoir esté inventé à crédit et par une témérité populaire. »

Porter quelqu’un sur les épaules.

C’est en être ennuyé, fatigué. — Métaphore empruntée probablement de l’usage symbolique d’après lequel le vainqueur se mettait sur les épaules du vaincu et le chevauchait même, pour marquer qu’il le tenait sous sa dépendance absolue. Cet usage, dont les temps féodaux offrent plus d’un exemple, était né dans les âges antiques, et les Grecs y fesaient sans doute allusion lorsque, voulant exprimer l’extrême insolence d’un homme, ils disaient proverbialement qu’il montait à cheval sur les épaules de quelqu’un. Leur expression avec laquelle la nôtre est en rapport, comme un effet avec une cause, a été conservée par Eschile, qui s’en est servi plusieurs fois dans ses Euménides (vers 145, 718 et 781). Des auteurs latins l’ont aussi employée. Plaute, dans l’Asinaire (act. iii, se. 3), fait dire à Liban parlant à Argyrippe :

Vehes, Pol, hodie me, si quidem hoc argentum ferre speras.

Par Pollux, il faut qu’aujourd’hui je monte à cheval sur toi, si tu veux avoir cet argent.

Horace met le vers suivant dans la réponse de la magicienne Canidie (ode 17 du liv. v) :

Vectabor humeris tune ego inimicis eques.

Alors je serai portée comme un cavalier sur tes épaules ennemies.

Notez que, dans un conte des Mille et une Nuits, le supplice dont Canidie menace le poëte est infligé par un magicien à un malheureux qu’il a ensorcelé.

Les évêques adoptèrent dès le dixième siècle, pour la cérémonie de leur intronisation, l’usage de se faire porter sur les épaules des principaux seigneurs du royaume, auxquels ils inféodèrent des terres sous cette expresse condition ; et c’est de là qu’ils prirent, dit-on, le nom de prélat formé de prælatus, porté devant. Un évêque de Paris somma un frère de saint Louis de lui rendre personnellement ce devoir, dont Philippe-Auguste s’était acquitté par procureur, comme seigneur de Corbeil et de Montlhéry, et dont Charles V et ses successeurs, jusqu’à Charles IX inclusivement, s’acquittèrent de la même manière envers les évêques d’Auxerre, depuis la réunion de ce comté à la couronne. Les Montmorency, soumis à une telle servitude envers l’évêque de Paris, s’en tenaient d’autant plus honorés qu’ils avaient le premier rang parmi les barons qui la partageaient. De là, suivant Millin, leurs titres de premiers barons de la chrétienté, ce nom de chrétienté étant alors spécialement consacré pour désigner la cour, la juridiction, les droits et toutes les prérogatives épiscopales. De là aussi le cri de cette illustre maison : Dieu aide au premier baron chrétien.

Il ne faut pas croire pourtant que les seigneurs portassent eux-mêmes les évêques. Ceux-ci auraient couru risque d’être culbutés. Les barons mettaient seulement la main sur le brancard, et en laissaient le fardeau à de vigoureux mercenaires. C’est ce qu’atteste ce passage d’un procès-verbal : Tandem in jam dictâ cathedrâ, ab ecclesiâ sancti Martini ad turrem carnotensem, à quatuor hominibus ex parte baronum deputatis magnifice portatus est.