Dictionnaire de théologie catholique/ZWINGLIANISME VII. Idées sociales et politiques

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1177-1194).

VII. Idées politiques et sociales. —

Originalité de la sociologie de Zwingli. —

L’État est de toutes les ordinations et institutions divines celle qui nous montre le plus nettement que nous vivons dans un monde mauvais (E. Brunner). Zwingli, comme Luther, eût sans doute souscrit à cette formule. Cependant, à la différence du réformateur allemand, il se rend un compte exact des conditions d’existence de la nature déchue, et ce réalisme même le conduit à adopter à l’égard de l’État et de la société une attitude plus positive.

a) Comment expliquer les différences doctrinales en matière de sociologie entre luthériens et zwingliens, alors que les uns et les autres partent des mêmes prémisses et puisent aux mêmes sources littéraires, surtout bibliques ? H. Wendorf nous invite à reporter notre attention sur la personnalité même des deux réformateurs : l’un, plus religieux et plus mystique, n’arrive à fixer l’attitude convenable au chrétien à l’égard de l’État que par un détour et il est retenu jusqu’au bout par une certaine défiance à l’égard du politique ; l’autre, religieux aussi sans doute, mais plus ouvert aux réalités sociales et politiques, accepte d’emblée l’État, lui fait une place dans son système et lui consacre même une part de son activité (cf. H. Wendorf, Zwinglis Slellung zum Staale, dans Staat und Persônlichkeit, Erich Brandenburg zum 60. Geburtstag, Leipzig, 1928, p. 91-106). Encore est-il que

cette personnalité a grandi et s’est formée dans un milieu qui favorisait l’engagement politique. W. Kôhler en fait la remarque : « De prime abord, comme l’essence même de l’histoire et de la Constitution helvétique le postule, la personnalité est indissolublement liée à l’activité politique et ne saurait se retrancher dans une attitude abstentioniste » (W. Kôhler, Ulrich Zwingli und die Reformation in der Schweiz, 1919, p. 5). On pourrait raisonner de même en ce qui concerne l’activité sociale de Zwingli : « On se plaît à penser, écrit A. Farner, que la tradition subsistant encore spécialement en Suisse de la Markgenossenschaft (union forestière), qui reposait sur le principe du dévouement au bien commun, s’unit chez Zwingli aux exigences du commandement chrétien de l’amour dont il avait un sentiment très vif (pp. cit., p. 46). Voir aussi H. Meltzer, Das Nationale und Soziale bei Zwingli, dans Die Hilfe, 1931, n. 42, p. 1012-1014 ; n. 43, p. 1034-1037.

b) Si, comparée à celle de Luther, la doctrine de Zwingli sur l’État est plus positive, rapprochée de celle de Calvin, elle nous apparaît comme plus critique. Telle est du moins l’impression que donne l’étude de P. Wernle : Zwinglis und Calvins Stellung zum Staat, Referai in der Jahresversammlung des Pfarrvereins des Kantons Zurich im Jahre 1916. On peut regretter seulement que l’auteur juxtapose les deux théories plutôt qu’il ne les compare vraiment entre elles et ne cherche à établir des rapports de filiation. Ceux-ci sont sans doute difficiles à discerner, et là même où l’on croirait surprendre un emprunt, il n’y a peut-être qu’une source commune. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, Calvin cite les institutions d’Athènes et de Borne comme favorisant un contrôle de l’autorité par les échelons inférieurs ; W. Kôhler nous renvoie ici à un passage du Der Hirt de Zwingli (cf. C. R., iii, 36, 7) qui contient les mêmes termes ; en fait, comme Wernle le note (op. cit., p. 58, note), ce traité n’était alors abordable que dans le texte allemand et donc inaccessible à Calvin, qui, comme Zwingli lui-même, s’est renseigné directement auprès de Cicéron. Une étude comparative plus poussée reste encore à faire.

c) Ce n’est pas notre dessein de l’aborder. Fidèle à notre méthode, nous considérerons la doctrine zwinglienne pour elle-même et chercherons à l’expliquer selon ses propres principes et dans son évolution naturelle. Déjà L. von Murait a indiqué toute l’importance dans ce contexte du Von gottlicher und menschlicher Gerechtigkeit 1523 (cf. L. von Murait, Ueber protestantische Staatsanschauung, dans Schweizerische Rundschau, n. 6, 1937, p. 393-402). Là, pour la première fois, Zwingli, confrontant les données bibliques et ses expériences, se demande dans quelle mesure il convient au chrétien d’affirmer l’État, la propriété, d’accepter l’action sociale et politique. De rejet en bloc de toutes ces valeurs, à la manière des anabaptistes, il ne saurait être question, mais encore faut-il les justifier au regard de l’éthique chrétienne, et sans en sacrifier les principes. Qu’il s’agisse de l’autorité, de la propriété privée ou de la guerre, en tous ces problèmes d’actualité qui vont maintenant nous occuper, Zwingli a ressenti, encore que de façon inégale, la tension qui existe entre l’idéal et le réel.

Comment l’a-t-il surmontée ? En remontant à Dieu, qui, vu l’état actuel de l’humanité, a institué l’autorité, veut la propriété et permet la guerre. Mesuré à la norme de l’idéal et de l’absolu, la relativité de ces institutions et données sociologiques ne se manifeste que trop. Cependant elles servent, à leur ordre et en leur temps, l’accomplissement des desseins du Dieu-Esprit, qui dispose souverainement toutes choses. C’est donc le spiritualisme de Zwingli qui, en dernière

analyse, donne la clé d’intelligence de sa sociologie. Il explique aussi que pour lui action sociale et politique n’est nullement synonyme d’action profane, mais participe à la dignité même de tout ce qui est ordonné et voulu par Dieu. La sociologie du réformateur est donc un chapitre indispensable de sa théologie.

I. doctrine de l’état. — 1° Orientation de la doctrine. — Zwingli s’intéresse à l’État pour des raisons religieuses, confessionnelles. On ne trouve donc pas chez lui de théorie complète de l’État, mais seulement une prise de position sur des points déterminés pour faire échec aux doctrines adverses. Il combat sur trois fronts : a) contre l’autoritarisme ecclésiastique et la confusion des deux pouvoirs ; — b) contre les princes catholiques persécuteurs de la religion réformée et la papauté elle-même, en qui il voit une grandeur d’ordre temporel ; — c) contre les anabaptistes qui, arguant de la liberté évangélique, récusent toute autorité. À l’inverse, sa position est la suivante : affirmation de l’État et de l’autorité, mais non point inconditionnée. Le pouvoir étatique se voit assigner une double limite. Zwingli insiste sur la relativité qui lui est inhérente du fait même de son objet, le bien temporel (das zeitliche Gut) ; encore que celui-ci ait chez les réformateurs une certaine élasticité, il restreint la sphère d’action de l’État à la protection des intérêts temporels. En outre, même dans son domaine, l’État est sujet à une règle supérieure ; quand il la transgresse (usser der schnur Christi fahren ; C. R., il, 342, 26), il n’a plus droit à l’obéissance. Mais, à part ces réserves, on peut caractériser la doctrine zwinglienne comme une affirmation réfléchie du pouvoir étatique, avec tout ce que cela implique pour la vie du croyant.

1. Zwingli est amené à cette affirmation par des raisons polémiques, disons mieux, de politique confessionnelle. Sa critique de l’autorité ecclésiastique a fait craindre un instant une hostilité de la religion réformée à l’égard de tout pouvoir. Le mouvement anabaptiste accentua ce soupçon (cf. C. R., ii, 473, 1). Vers le milieu de 1523, Zwingli sépare sa cause de celle des anabaptistes ; et dès lors la pointe de sa doctrine est tournée contre eux. Commencé dans le Von gôltlicher und menschlicher Gerechligkeit (30 juillet 1523), traité auquel l’article 39 de Y Auslegung der Schlussreden sert de brouillon, l’exposé culmine dans le Commentaire (mars 1525) : De magistratu (C. R., m, 867 sq.) : c’est une apologie de l’État chrétien.

2. Zwingli suit son adversaire sur le terrain qu’il a choisi, Y Écriture. Cependant, au radicalisme biblique des anabaptistes, il oppose une interprétation beaucoup plus mesurée et compréhensive du texte sacré. Les Tâufer avaient surtout retenu le Sermon sur la montagne, qui semblait placer le chrétien dès cette terre au delà du légalisme étatique et le fixer dans un royaume régi par l’amour ; Zwingli s’attache aux paroles et à l’exemple du Christ qui indiquent de sa part une acceptation franche de l’État et de ses exigences ; il s’appuie aussi sur Rom., xiii, 1 sq., corroboré par Hebr., xiii, 17 (interprété à tort de l’autorité séculière) ; I Tim., ii, 1 ; I Petr., ii, 13. Ce texte majeur lui fournit tous les éléments dont il a besoin : l’ordination divine de l’État, sa fonction et ses limites. Les anabaptistes abusaient aussi du texte de Act., v, 29 : Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes. » Zwingli le ramène à son vrai sens et en souligne la portée exacte. En même temps, il s’applique à dissiper les préjugés et les inquiétudes des grands : l’évangélisme adopte par rapport à l’autorité, à la culture, au monde, une attitude positive (C. R., ii, 473, 1 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 59). Loin donc de voir en lui un ennemi, on doit s’eflorcer d’en faire un allié. Zwingli, de son côté, vise

à gagner les princes. Il place le pouvoir uniquement entre leurs mains, à une condition toutefois : c’est qu’ils l’exercent « chrétiennement » (christenlich), c’est-à-dire évangéliquement, en défenseurs ou promoteurs de la religion réformée.

3. Mais ni l’opportunité, ni l’Écriture ne suffisent à rendre compte de l’orientation de la doctrine zwinglienne en ce domaine : le facteur décisif, c’est l’inclination même du tempérament de Zwingli, qui le pousse à affirmer d’emblée la réalité sociale, quitte à chercher ensuite le moyen de la rattacher à l’Évangile nouveau. Zwingli a bien vii, et c’est là l’intuition fondamentale qui le guide et l’oppose aux anabaptistes, que la vie en société a des exigences auxquelles, dans l’état de nature déchue, il n’est pas suffisamment pourvu par le seul idéal évangélique de l’amour : il faut un droit, s’énonçant en principes, dont Yautorité est la gardienne. Cependant, loin d’en rester à une constatation purement empirique, comme beaucoup de modernes, ou de chercher, à la suite du stoïcisme et de la scolastique, à ancrer ce droit sur la nature humaine, Zwingli remonte à Dieu lui-même, auteur de tout bien, et il fonde immédiatement en Dieu, dans la volonté divine, l’ordre juridique.

Notion théologique de l’État.

1. Fondement et

fonctions de l’autorité. — a) « Apprends donc que si tu fais fonction d’autorité, c’est contre la nature corrompue » (in die zerbrochnen natur ; C. R., ii, 327, 24). L’État n’est pas une création du péché, mais il a été institué par Dieu, en vertu d’une ordination positive, pour remédier au péché (cf. C. R., iii, 875, 1). Le péché est, en effet, au jugement de Zwingli, non seulement offense de Dieu ou impuissance de l’individu, mais facteur de désagrégation sociale (cf. C. R., ii, 633, 5 sq. ; iv, 308, 10 et passim). C’est qu’en effet la déchéance de la nature consiste essentiellement pour lui dans Yégoïsme, qui rend toute vie sociale impossible. A moins d’admettre la lutte de tous contre tous, force est d’établir un ordre et de l’imposer du dehors par la force aux volontés rebelles (C. R., iii, 880, 13). Ailleurs, Zwingli explique que sans cet ordre la vie sociale risque de descendre à un niveau infra-humain (ibid., il, 488, 3 ; 523, 18). On voit que pour lui la cohésion sociale repose sur la force et la violence : ce sont là des éléments inséparables de la notion d’autorité (ibid., ii, 483, 25 ; 523, 20). Il aime à comparer celle-ci à un remède violent, à un cautère qu’on applique, quand tous les emplâtres, ou moyens de conciliation, n’ont pas réussi (C. R., ii, 305, 20). L’autorité est pour lui synonyme de pouvoir judiciaire (ibid., ii, 328, 10 ; 483, 20 ; iii, 402, 11 ; iv, 388, 23).

C’est dire que, si elle est tournée principalement contre les méchants, elle a aussi un rôle à remplir à l’égard des bons et des faibles, rôle de protection, de sauvegarde (C. R., ii, 332, 7 sq. ; 333, 3) ; — voire d’arbitrage, ainsi entre les riches et les pauvres (ibid., ii, 332, 25). La force est nécessaire à l’autorité, dès lors qu’elle est chargée de faire appliquer une loi et de la sanctionner par des peines, mais elle l’est plus encore du fait que les transgresseurs sont le plus souvent des riches et des puissants qui abusent de leur prestige ou de leurs moyens. Une autorité qui se laisserait intimider et abdiquerait, amènerait avec sa propre déchéance celle du corps social (C. R., ii, 333, 3 ; Sch.-Sch. , vol. vi, t. I, p. 562-564).

Ainsi Zwingli conçoit la fonction étatique comme une fonction de police, nécessitée par la corruption de la nature : c’est là son aspect primordial et essentiel. Il s’inspire ici de Rom., xiii, 3 et se place dans la tradition augustinienne. Il se rapproche aussi de Luther ; cependant, même alors, il se distingue de lui. Pour Luther, le chrétien est transféré dans le Reich Gottes, il n’a plus besoin pour lui-même de l’ordre étatique,

synonyme de coercition, de contrainte ; si néanmoins il s’y soumet, c’est par condescendance et pour le bien général. Zwingli en juge autrement. Sans doute, l’ordre juridique n’est nécessaire que pour les mécréants (golsschelmen), mais mécréants, nous le sommes tous (C. R., ii, 328, 20). Aussi longtemps que nous sommes sur cette terre, nous sommes sujets aux impulsions de la nature corrompue : seule une contrainte imposée du dehors peut les réprimer et nous maintenir dans l’ordre. Ici encore, c’est en prenant le contre-pied des anabaptistes que Zwingli parvient à un pessimisme aussi radical.

Dans le commentaire sur Matth., xvii, qui est visiblement postérieur, Zwingli fonde la nécessité de l’État, non plus sur la nature pécheresse, mais sur l’élément charnel qui est en nous. À l’antinomie des deux justices qui correspond au dualisme paulinien : péché-grâce, a succédé un dualisme métaphysique de source antique : évolution sociologique parallèle à celle que nous avons notée en morale (cf. supra, col. 3789, 3798 ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 331, c. fin. : Quandoquidem homo ex anima et corpore constat, corpus magistratui subiectum est, spiritus divino spirilu regitur. Nam donec non sumus spirituales, parère debemus magistratui donec spiritus plene in nobis obtineat et regnet).

b) Mais la fonction de l’État ne se borne pas à mettre un frein à la tyrannie des méchants : un rôle plus positif lui revient. Il est responsable de l’ordre et de la prospérité sociales ; il doit donc tendre à éliminer les abus et à introduire plus de justice et d’équité (C. R., ii, 515, 7 ; 520, 20 ; iii, 458, 14). Zwingli se prononce contre l’usure et l’accumulation des capitaux (C. R., ii, 339, 4 ; 495, 30 ; cf. P. Meyer, Zwinglis Soziallehren, 1921, p. 64). En revanche, il maintient le paiement de la dîme et des intérêts pour les prêts contractés, par souci de faire respecter les contrats dont l’autorité est garante et de maintenir ainsi l’ordre social qui repose sur la confiance mutuelle. Par cette attitude, Zwingli passait aux yeux des extrémistes pour conservateur et partisan de l’ordre établi. Il n’ignorait pas cependant que celui-ci est perfectible, et s’il préconisait des réformes, encore fallait-il qu’elles s’accomplissent graduellement et avec mesure. (Voir infra, col. 3906 sq.) Par ailleurs, l’État zwinglien hérite de certaines fonctions autrefois dévolues à l’Église, ainsi l’assistance publique, et il fraye le chemin à l’État-providence moderne (Wohlfahrtsstaat). Par cet aspect de son œuvre Zwingli apparaissait aux gens d’Église comme révolutionnaire. Il prétendait cependant faire rentrer l’État dans ses attributions propres.

c) Si l’on en croit A. Farner (Die Lehre von Kirche und Slaat bei Zwingli, 1930, p. 41 sq.), l’État tel que le conçoit Zwingli aurait une finalité qui dépasse les fonctions précédentes et achève de le légitimer : procurer l’instauration du règne de Dieu. L’auteur est très catégorique et il développe longuement cette affirmation, mais sans l’étayer par aucun texte. Le seul texte cité p. 43 (Sch.-Sch., vol. iii, p. 405) est de 1527 et ne fait pas argument. Des diverses acceptions du « règne de Dieu proposées par Zwingli (C. R., ri, 374, 17 sq.), aucune ne rentre dans ce cadre (cf. la critique de W, Kôhler, dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung, ut supra, p. 680).

En fait, pour Zwingli, l’ordination positive de Dieu, qui est à l’origine de l’État, suffit à le légitimer ; elle fonde l’obligation où nous sommes de lui obéir en conscience (C. R., Il, 508, 11 ; iii, 884, 32 ; 881, 18). S’il faut lui donner un complément de légitimation, celui-ci est à prendre du rôle providentiel qui lui est dévolu, entendez de sa fonction d’organe de la Providence (cf. infra). D’un concours direct de l’État à l’établissement du règne de Dieu ici-bas, il ne saurait

être question. D’autant que le règne de Dieu participe à la transcendance de la justice divine (C. R., iii, 872, 28), à laquelle l’État reste foncièrement extérieur et étranger. Par opposition à la Parole (ou à l’Église), qui s’adresse à l’homme intérieur, l’autorité regarde l’homme extérieur (C. R., ii, 484, 15 sq. ; iii, 707, 1 sq.) ; elle règle proprement les relations extérieures entre les hommes ; elle statue non sur les dispositions intérieures des sujets qu’elle organise, mais seulement sur leurs actes (C. R., ii, 485, 10 ; 504, 3 ; 524, 12). Elle a pour but d’établir un certain conformisme extérieur, qui peut bien se parer du nom de droit, mais qui n’a rien à faire avec la moralité. Tout au plus l’État, en instaurant un régime tranquille et pacifique (notion augustinienne, C. R., ii, 304, 20 ; 509, 21 ; 651, 23 ; iii, 884, 3), crée-t-il les conditions qui permettent à la moralité de germer et de se développer. Mais pas plus qu’il ne peut agir sur les consciences, l’État n’a la faculté de rendre les hommes bons. Il empêche cependant les mœurs de se détériorer, en retranchant les membres coupables avant qu’ils ne contaminent les bons (C. R., ii, 334, 26. Voir aussi ibid., iv, 389, 5). De même, à l’égard de la prédication de l’Évangile, il ne peut que la favoriser par tous les moyens en son pouvoir, notamment en étendant sa protection sur les prédicateurs et en veillant à leur entretien (C. R., ii, 524, 20 ; iii, 449, 12 ; Sch.-Sch., vol. iii, p. 405). Bref, son rôle par rapport à l’établissement du royaume de Dieu est périphérique ou indirect.

2. L’État et l’ordre providentiel.

Plus importante que la distinction de ces fonctions est l’affirmation de leur rôle instrumental au regard de la Providence (C. R., ii, 335, 18 : recher unnd diener gottes ; 332, 11 ; 507, 7 et 18 ; iii, 881, 8 ; 883, 25 ; 884, 3. 16). Zwingli obéit ici à la logique de son système, comme aussi à l’inspiration qui lui vient de l’Écriture, notamment de l’Ancien Testament, et il amorce la conception réformée de l’État. C’est W. Kôhler qui le remarque : « Zwingli introduit ici une note originale qui est restée la propriété du protestantisme réformé. Lentement, et d’autant plus nettement, l’État devient entre ses mains, de mal nécessaire qu’il était, l’organe intentionnel (zweckvoll) de la volonté divine, et de ce chef sa force se décuple et son activité s’épanouit » (Die Geisleswelt Ulrich Zwinglis, p. 127). Ainsi Dieu n’a pas seulement prévu le péché et ordonné positivement le Pouvoir pour le contrecarrer (C. R., ii, 483, 24 ; 486, 18), il préside aussi à son exercice, selon le principe que tout bien produit dans l’univers procède de lui comme de sa source (C. R., ii, 329, 17).

Ce rattachement de l’État à Dieu, plus étroit que l’origine ou la finalité ne l’exige, est pour Zwingli une nécessité idéologique. Concrètement, il se traduit, comme le note ici W*. Kôhler, par un essor nouveau conféré au Pouvoir qui est et se sait l’instrument providentiel. Même chez les princes iniques, cette relation ne fait pas défaut, puisque rien n’échappe à la causalité divine (cf. C. R., ii, 311, 23 ; 501, 5). Si Dieu nous envoie des tyrans, écrit Zwingli, c’est pour notre bien, en châtiment de nos infidélités, et il faut les supporter ; il ne manquera pas en temps voulu, comme il a fait pour le Pharaon, de susciter le Moïse qui nous en délivrera (C. R., ii, 311, 25 ; 501, 6 ; iii, 881, 2 ; 884, 16. Voir infra, col. 3894 sq.). Bien plus, il semble que pour Zwingli le détenteur du pouvoir soit le sujet de motions divines spéciales d’ordre pneumatique ou prophétique : plus que la loi écrite, plus même que la conscience du juge, c’est ici la volonté du Très-Haut qui décide souverainement. L’autorité la connaît par instinct prophétique et s’y accorde (cf. C. R., iii, 884, 21 sq. : Non enim semper adparet angelica specie aut voce, qui monet ut percutiamus ; sed corda intus movet

ac docet, ubi sit ignoscendum, ubi vero minus. Comp. C. R., ii, 335, 19). C’est aussi la conception sousjacente au prologue de Jérémie (Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 1 sq.).

C’est en haussant le pouvoir au plan du salut que Zwingli a réussi à surmonter tout ce qu’il y avait de négatif dans la définition de laquelle il était parti. De la sorte, il prépare idéologiquement la voie à la théocratie. Cependant, à ce stade du moins, les limitations, la relativité même du pouvoir demeurent. S’il est capable de développer des valeurs positives de l’ordre du bien temporel et de la culture, on ne voit pas qu’il concoure directement au bien des âmes ; il est seulement l’occasion d’un revirement chez les individus, ou la cause indirecte de l’expansion de l’Évangile.

3. L’État chrétien.

Corrélativement, Zwingli insiste sur le caractère chrétien de l’État, autorité et sujets. C’est là pour lui comme un qualificatif d’essence, encore que toute autorité même païenne, même mauvaise, vienne de Dieu (C. R., ii, 311, 23 ; iii, 868, 39) : car une autorité tyrannique peut bien un instant être le jouet de la Providence ; du fait qu’elle est tournée contre Dieu et qu’elle est établie sur la violence, elle est vouée à disparaître (C. R., iii, 881, 16). Il ne reste donc en cause que les princes ou les magistrats chrétiens auxquels doivent correspondre des sujets chrétiens. Car à quoi servent les bonnes lois, s’il n’y a pas de bons esprits pour leur obéir (C. R., il, 330, 26 ; iii, 868, 30) ?

Pourquoi seule l’autorité chrétienne est-elle véritablement digne de ce nom ? Du fait que la loi qu’elle administre va à rencontre des inclinations de la nature déchue et que celles-ci ne peuvent être vaincues que par la foi (C. R., ii, 326, 10 sq. ; iii, 868, 28). Ainsi l’ordre étatique suppose objectivement la négation des instincts de la nature corrompue ; subjectivement, cette négation n’est possible que par la foi. Zwingli retourne le sujet sur toutes ses faces, toujours il aboutit à la même conclusion. Toutes les lois ont leur principe et fondement dans la loi de nature, entendez la loi de justice et d’amour du prochain comme soi-même, qui n’est acceptée que par le croyant (C. R., ii, 324, 18 sq.). De même, le juge ne peut appliquer la loi que s’il possède la notion du juste et de l’injuste qu’il tire de la foi ; que s’il est capable d’apprécier la conformité d’une loi ou d’une mesure judiciaire avec le jugement même de Dieu, ce qui, Ici encore, relève d’un jugement surnaturel (C. R.. ii, 330, 10 ; 334, 17 ; iii, 884, 29). Et ce qui est vrai de l’autorité l’est aussi des sujets, dès lors qu’on leur demande un concours actif au bien commun (C. R., ii, 330, 26 ; iii, 808, 30). (Sur l’idée de solidarité sociale, cf. C. R., ii, 547, 33 ; iii, 872, 38 sq. ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 563, c. fin. Sur la notion de bien commun, cf. C. R., i, 174, 17 ; 175, 7 ; ii, 306, 15 ; 307, 2 ; 336, 15 ; ni, 870, 20. Sur le concours positif au bien commun, ibid., iii, 867, 18.) Finalement, par opposition aux anabaptistes qui affectent de mépriser le pouvoir pour son caractère charnel (Magistratus offlciurn est senmdum carnem ; Christianus autem est secundum spirittirn, dans In catabapt. stroph. elenchus, Sch.-Sch. , vol. iii, p. 404), Zwingli spirituatise le pouvoir (on détenteur Ml un homme spirituel : magis ergo tplrifu /ilis est hiiinsmodi iudex, ibid.), bien plus il le divinise (uiirfr ri rlrns (pst thgnntur eos su » nomine F.lohlm adprllarr, ibid.).

Zwingli a tant insiste sur la qualité, chrétienne de l’autorité (cf. C. K., iii, 873, 17 ; Sch.-Sch., vol. iii, p. 404) que celle-ci a rejailli sur sa conception mtmt de la fonction italique. À force de déclarer, contre les anabaptistes qui déclinaient le pouvoir comme mauvais ou indigne d’un Chrétien, qu’il n’y a de Véritable magistral que le magistrat chrétien (C. R., iii, 867.

12 ; 868, 38), le réformateur s’est mis à tabler sur ce titre de chrétien et à confier au magistrat des fonctions disciplinaires et religieuses qui, normalement, sont du ressort de l’Église. Il a réintroduit ainsi, sous l’égide du christianisme réformé, la confusion des pouvoirs dont il avait prétendu nous affranchir.

Critique de cette doctrine.

On voit que, du commencement

à la fin, Zwingli juge de l’État d’un point de vue strictement religieux ou confessionnel. Ce que Wernle écrit de ï’Auslegung der Schlussreden est vrai des autres ouvrages : « C’est une amorce de programme confessionnel, née d’une situation donnée et calculée pour les circonstances avec leurs oppositions ; rien d’une théorie abstraite de l’État > (P. Wernle, Zwinglis und Calvins Stellung zum Slaate, ut supra, p. 8). D’où les insuffisances de cette doctrine et les gauchissements qu’elle accuse :

1. En fait, Zwingli postule l’existence d’un ordre juridique qu’il rattache à la volonté divine, et il le justifie à partir de la corruption de la nature et des nécessités de la vie sociale, mais il ne se préoccupe pas de définir cet ordre, et encore moins de déterminer son fondement dans la réalité sociale elle-même. Si du moins sa pensée était ouverte à des compléments de ce genre ! Mais elle leur paraît rigoureusement fermée à raison même de sa position philosophique qui est volontariste. C’est pour avoir méconnu ce trait que Troeltsch et W. Kôhler ont cherché à prolonger la doctrine de Zwingli dans le sens de la doctrine moyenâgeuse du droit naturel. Non seulement cette notion ne se rencontre pas chez Zwingli, mais elle paraît positivement exclue par lui, cf. supra, col. 3810.

2. On interrogera cependant, surtout à propos des écrits de la dernière période (1528-1531) : l’instauration de la théocratie ne suppose-t-elle pas une conception plus optimiste de la nature humaine ? Plus explicitement, Zwingli a-t-il cru à l’établissement possible du royaume de Dieu sur cette terre, et faut-il interpréter dans ce sens la théocratie zurichoise ? Nous ne le pensons pas. Quand, renversant l’opinion luthérienne, Zwingli insiste sur la visibilité du règne de Dieu (C. R., ix, 452. 16), il entend par là les modalités extérieures accompagnant une réforme religieuse, et non point des réformes éthico-sociales. Cela ne l’empêchera nullement de travailler à l’amélioration de la condition humaine ici-bas, mais les réformes sociales dont il sera bientôt question restent à la périphérie du règne de Dieu tel qu’il l’entend. Comme le remarque W. Kôhler (art. cit., p. 680, n. 2, contre A. Farner), on ne saurait confondre service de l’autorité ad ampliendam pacem, et travail d’instauration du « Reich Cottes ». Disons donc : Le mouvement de réforme dont Zwingli est l’initiateur est proprement religieux, ecclésiastique, et non pas d’allure politicosociale. Il veut renverser même extérieurement le règne de l’Antéchrist…, mais 17 n’entend pas pour autant établir sur terre un règne de Dieu absolu, s’incarnanl dans des formes extérieures politiques et sociales. Bien au contraire, le principe de la relativité vaut Ici plus que jamais à raison de nos Imperfection et faiblesse qui demeurent. Précisément, la lettre à Rtaurer montre en Zwingli le réformateur religieux, non politique, et qu’il fin capable de faire les distinctions nécessaires, cela même concourt à le grandir » (P. Wernle, op. cit., p. 24-25).

La théocratie ne marque donc pas un retour à l’Idéal du Moyen Age symbolisé par le Corpus christianum, même à l’échelle de la Cité (cf. cependant C. R., m, 881, 21 : l’inge mim urbem aliqiiam sic Christo renatum.utex civibus nrmn non adriits rtgulam viral…), et on n’a que plus de raison d’abandonner ce concept comme principe d’explication (cf. supra, col. 3861). Ici, Domine dans le quasi Ion du droit naturel (cf. lupra,

col. 3788, 3810), les positions se prennent par rapporta la conception que l’on se fait de la nature. Le dualisme réformé, auquel Zwingli reste fidèle jusqu’au bout, empêche de parler et d’ordre juridique correspondant aux aspirations de la nature et d’établissement ici-bas du règne de Dieu.

3. Cependant une autre dialectique se fait jour chez Zwingli : celle de la réalité et de l’apparence. Si éloignés qu’ils soient du pur idéal de la justice divine, les préceptes qui composent la justice humaine doivent cependant tendre à s’y conformer (gleich/ôrmig sein, C. R., ii, 323, 20). La justice divine se crée ainsi jusque dans l’ordre extérieur dont l’État est le gardien et le promoteur, comme un double de soi-même. Zwingli dit expressément que la justice humaine, à la prendre à son niveau le plus bas, est l’ombre de la vraie justice (ibid., 330, 14). C’est ici sans doute que s’insère le rôle de personnalités chrétiennes et la raison pour laquelle Zwingli fait fond sur les caractères plus que sur les institutions (C.R., iii, 867, 13 ; Sch.-Sch., vol. iii, p. 405). Seules des personnes imbues de l’idéal évangélique sont à même de faire, sous la conduite de l’Esprit de Dieu, les transpositions nécessaires et de modeler la société d’ici-bas à l’image de celle de l’autre monde. Mais, de même qu’il avait renoncé à faire de l’Église visible une incorporation de l’Église invisible, de même, et a fortiori, Zwingli se refuse à incarner le règne de Dieu dans des structures temporelles. Sur ce point, il reste attaché à l’idée luthérienne : Regnum Dei non est externum.

En conclusion, comme le souligne Br. Brockelmann, « on retrouve dans la manière dont Zwingli imagine l’organisation du terrestre certaines représentations héritées du Moyen Age, mais le monde comme tel perd chez lui l’importance démesurée qui lui revenait au Moyen Age au titre d’image (Abbild) du Règne de Dieu. On perçoit ici une note nouvelle, un dégradé de la notion. Le monde ne reflète plus le royaume de Dieu, il ne fait plus que le symboliser » (Das Corpus christianum bei Zwingli, ut supra, p. 60). L’antinomie de base, annoncée par l’opuscule Von gôtllicher und menschlicherGerechtigkeit, demeure. Elle prend diverses formes : justice divine et justice humaine ; parole, autorité ; homme intérieur, choses extérieures ; chair, esprit, etc., et la théocratie la recouvre en partie, mais même alors les personnalités contrastées du prophète et du magistrat nous rappellent la brisure du péché (contre A. Farner).

II. FORMES DE gouvernement.

Cf. Commentaire, C. R., iii, 870, 24 sq. ; 873, 13 ; Christianse fidei exposiiio, Sch.-Sch., vol. iv, p. 59, et surtout prologue de la Complanatio Isaise Prophetæ, 1529, ibid., vol. v, p. 483 sq. Comp. J. Kreutzer, op. cit., p. 37 sq.

L’idéal politique de Zwingli.

Zwingli parle d’ordinaire

de l’ « autorité » (Obrigkeit) ; quand il veut embrasser l’État dans toute sa compréhension, il emploie une expression dualiste : Herr und Volk. Il ne s’élève pas à la conception unitaire moderne qui ne paraîtra qu’avec YAufklârung et il reste dans la tradition germanique moyenâgeuse, qui suppose une certaine dualité entre le pouvoir et les sujets. Concrètement parlant, le pouvoir lui apparaissait sous deux formes : pouvoir impérial ou de la noblesse (Kaiser, Fursten, Adel), magistrat urbain (Herren, magislratus). L’histoire des trente dernières années se résumait pour lui dans l’émancipation de la Cité suisse, guidée par son magistrat, de la tutelle où l’avaient longtemps maintenue la maison d’Autriche et les princes (cf. C. R., ix, 11, 16). L’essor de l’Évangile, favorisé par les uns, combattu par les autres, accentuait encore cette opposition. C’est sous les couleurs de celle situation historique que Zwingli se représente et dépeint les différents régimes, notamment dans le prologue du

Commentaire d’Isaïe. La comparaison tourne naturellement à l’avantage de l’aristocratie, ou de la Cité. Dans la Christianse fidei exposiiio (dédiée à François I er), il se borne à une simple énumération sans comparaison, sans doute pour ne pas déplaire au monarque dont il recherchait l’alliance.

Zwingli ne connaît en somme que deux régimes, qu’il appelle ailleurs : regnum, respublica (cf. Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 1). (Dans Y Exposiiio, il fait ressortir que respublica a une acception plus large que le terme grec : démocratie, ibid., vol. iv, p. 59.) Sans doute il n’ignore pas la théorie classique des trois régimes et de leurs corruptions, et à son tour il la cite et l’utilise. C’est là un bien antique que par de la la scolastique il aime à s’approprier ; en sus, ces catégories correspondent bien à son génie antithétique. Il est néanmoins remarquable que dans le prologue d’Isaïe, où il traite ex professo la question, il laisse tomber purement et simplement le troisième terme : la démocratie. (Voir aussi le Commentaire, C. R., iii, 880, 40 : Potestates eminentes dixit (Paulus) pro « magistratibus », sive monarchse sint, sive aristocratici ; hoc est, sive rex sit qui eminet, sive optimates.)

Mais il fait davantage : pour des raisons mi-idéologiques, mi-patriotiques, il renverse l’opinion des philosophes anciens et des théologiens du Moyen Age et donne le primai à l’aristocratie. C’est que sa méthode même, plus empirique, plus proche des faits, l’oblige à déplacer le problème : il ne s’agit pas tant de savoir quelle est la meilleure forme de gouvernement en soi que celle qui s’avère la meilleure en fait, entendez celle qui fournit le plus de garanties à un exercice sage et modéré. Or c’est l’aristocratie, définie comme le régime où le pouvoir repose sur la base large et solide de la consultation populaire et est exercé par un double organe : le Conseil avec son directoire (capul). De la sorte, chaque échelon a les attributions qui lui conviennent : la plebs exprime son suffrage ; le Conseil détient la potestas et imperium, tandis que l’exercice actuel de la juridiction est le fait de l’office suprême (primum officium). Sans lui, l’aristocratie serait acéphale (cf. Sch.-Sch., vol. v, p. 485-486).

Cette description correspond assez bien à la constitution de Zurich. Sur le détail de celle-ci, cf. C. R., t. i, p. 143, n. 3 ; L. von Murait, Stadtgemeinde und Reformation in der Schweiz, ut supra, p. 357 et W. Kôhler, Huldrych Zwingli, 1943, p. 47. Nous savons que finalement dans la théocratie la tête seule émergera (Conseil secret). Cependant, même alors, Zwingli maintient la nécessité d’une consultation populaire (C. R., iv, 480, 1 ; ix, 462, 19 ; 464, 21), du moins pour la forme, car les historiens nous enseignent que les consultations auxquelles il fait allusion (voir aussi Œchsli, op. infra cit., p. 111) avaient plutôt pour but de renseigner le Pouvoir sur les sentiments du public et de prévenir un retour à l’expérience malheureuse de Waldman. Ainsi Zwingli s’en tient à la formule Herr und Volk (cf. C. R., ii, 331, 23 ; 332, 4, et passim), qui représente son idéal politique, ces deux termes étant non seulement relies entre eux, mais référés également à la Parole de Dieu qui demeure la règle suprême de la conduite des peuples et des décisions des gouvernants.

2° Zwingli est-il démocrate ? — Il ne faudrait pas renverser cette pyramide et faire de Zwingli un partisan de la « souveraineté inconditionnée du peuple » (W. Œchsli, Zwingli als politischer Theoretiker, dans Zuricensia, Beitrâge zur zûrcherischen Geschichte, Zurich, 1891, p. 97). Sans doute, il tient plus que quiconque à la liberté, mais il entend par là la liberté publique (publicam libertatem) par opposition à la tyrannie (cf. Sch.-Sch., vol. v, p. 485, 488). Elle consiste dans l’état d’une Cité qui, affranchie du

pouvoir suzerain, se gouverne elle-même. Le peuple a en outre certains droits inaliénables, tels que celui de consentir l’impôt, et Zwingli connaît les libertés civiques, mais il n’a pas idée des droits politiques et sociaux de l’individu tels qu’on les conçoit de nos jours.

Cependant, et sans faire de lui, comme Œchsli et Kreutzer, le parfait modèle du républicain, on peut dire qu’il est démocrate de tendance, entendez qu’il est du côté du peuple contre la bourgeoisie et tous les privilèges, et plus encore qu’il apprécie un régime qui exige un concours actif de ses membres, avec une responsabilité graduée d’après la fonction de ceux-ci dans la hiérarchie, et qui favorise chez eux l’exercice du jugement politique. D’où la nécessité corrélative de former ce dernier, à laquelle lui-même ne faillira pas. Une part de son activité, et sans doute la plus féconde, est dirigée vers ce but : former le bon citoyen en éduquant le chrétien. (Cf. Quo pacto ingenui adolescentes (ormandi sunt, 1 er août 1523, C. R., H, 526 sq. ; O. Rùckert, Ulrich Zwinglis Ideen zur Erziehung und Bildung, 1900 ; W. S. Meister, Volksbildung und Volkserziehung in der Reformation Huldrych Zwinglis, 1939.) Les vertus civiques sont inséparables de la religion ; il n’est de cité vraiment digne de ce nom que la Cité chrétienne (cf. Sch.-Sch., vol. v, p. 489). De ce chef, déjà le recours à l’Antiquité lui était précieux : il y trouvait, dans le culte même des divinités tutélaires de la Cité, l’exemple de la religion servant de fondement aux vertus civiques et domestiques. En outre, la Polis de la Renaissance s’inspirait, en le rénovant, de l’idéal antique, et celui-ci, plutôt que la communauté israélite, transparaît dans certaines expressions de Zwingli (avec W. Kôhler, Zeilschrift der Savigny-Stiflung, art. cité, p. 682, contre A. Farner).

Sources de cette doctrine.

On distingue dès lors

sans peine les sources auxquelles il puise. (Parmi les sources livresques, il faut mentionner Marsile de Padoue, qui fut imprimé à Bâle en 1523 et probablement utilisé par Zwingli dans l’Auslegung der 67 Schlussreden. ) Son idéal politique est inspiré par l’humanisme, en même temps qu’il est marqué au coin du patriotisme suisse. Il n’est pas aussi sans relations avec sa culture biblique. Sans doute, la Bible fournit peu d’éléments institutionnels cadrant avec le modèle qu’il propose, encore qu’il croie découvrir dans la « république » instaurée par Moïse (Ex., xviii, 21) et dans l’aversion de Dieu pour la monarchie une preuve en faveur de sa thèse ; mais il s’agit plutôt ici d’une influence spirituelle que d’emprunts matériels. Celle-ci se révèle à trois traits : à la prépondérance donnée aux considérations éthiques et même proprement religieuses ; puis au jugement moral porté sur le Pouvoir et ses détenteurs. Zwingli s’arrête à considérer la tentation du Pouvoir ; il sait, l’expérience l’en avertit, que sa possession constitue pour la nature humaine contaminée par le péché un danger auquel peu résistent ; que les meilleurs eux-mêmes, une fois promus au premier rang, se laissent aisément corrompre et deviennent la victime de leurs passions déchaînées. Il note aussi quelle influence néfaste le chef indigne exerce sur la psychologie de la masse qui tend à se modeler a son image (Sch.-Sch., vol. v, p. 485, c. fin.).

Enfin, et c’est le troisième trait, ici comme dans ses autres écrits, Zwingli fait preuve d’un sens affiné de l’histoire que sa lecture de la Bible a sans doute développé. Ainsi il est impressionné par la caducité des empires qui reposent sur la base fragile de la volonté d’un homme devenue perverse ; il relève aussi la succession des régimes et l’interprète d’après les vues de sa philosophie politique : la monarchie, estime-t-il, unît de la dégénérescence de l’aristocratie ; alors que

les partis se disputent le pouvoir, on considère l’accession d’un seul au pouvoir comme un moindre mal ; celui-ci en abuse-t-il, on revient alors, après un long périple, à l’ancienne formule (ibid., vol. v, p. 488).

Finalement, ce qui frappe surtout, c’est le réalisme politique de Zwingli. Il ramène la question de la meilleure forme de gouvernement des hauteurs idéologiques, où philosophes et théologiens la reléguaient, au terrain solide de l’expérience et de l’histoire. Avec un certain positivisme, il analyse les faits que lui présente l’état actuel de la société : d’une part, ce sont des États livrés à la tyrannie des grands, à la rapacité de leurs courtisans ou créanciers, ici comparés à des harpies, et usant volontiers de violence envers les adeptes de l’Évangile (ibid., p. 486 ; C. R., iii, 430, 5 sq.) ; de l’autre, des cités s’administrant elles-mêmes, où règne la prospérité et dont il rêve de faire des sanctuaires de la religion réformée. En faisant l’apologie de leur régime, il entend renforcer chez leurs membres la conscience collective et les fédérer entre elles, en même temps qu’il les détache du Reich catholique (cf. W. Kôhler, Zwingli und das Reich, dans Die Welt als Geschichte, vi, 1940). Aussi n’est-ce pas sans une arrière-pensée politique qu’il dédie sa plus brillante esquisse, le prologue du Commentaire d’Isaïe, aux villes de Suisse et d’Allemagne du Sud qui ont adhéré au Christliches Bùrgerrecht.

III. DROIT DE DÉPOSITION DV TYRAN.

Cf. Aus legung der Schlussreden, 1522, art. 38 et 42 ; C. jR., ii, 320 sq. ; 342 sq. Commentaire, 1525 ; C. R., iii, 873, 25. Christianee fidei expositio, 1531 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 59. Voir L. Cardauns, Die Lehre vom Widerstandsrecht des Volkes gegen die rechtmâssige Obrigkeit im Lutherlum und Calvinismus des 16. Jahrhunderts, Diss., Bonn, 1903, p. 19-22.

Le droit de résistance à l’autorité.

1. Résistance

passive et droit de déposition. — L’autorité, avons-nous dit, n’a pas un droit inconditionné ; son pouvoir demeure subordonné à la conformité de ses prescriptions à la volonté de Dieu. Quand elle va contre cette volonté (c’est ainsi que Zwingli entend : usser der schnur Christi faren, cf. C. R., ii, 342, 26 ; 343, 14), elle perd son droit à l’obéissance. Ainsi en advient-il toutes les fois que l’autorité prend des mesures qui contrarient la libre prédication ou audition de la parole de Dieu. Il n’y a dans ce cas, pour le chrétien, qu’une seule attitude possible : le refus d’obéissance (cf. Act., v, 29), quoi qu’il en coûte. Zwingli rappelle la fécondité du sacrifice allant jusqu’au martyre. Les exhortations de l’Évangile (Matth., x, 28 ; Joa., xii, 24 ; cf. C. R., ii, 321, 16 ; 514, 24) et l’exemple des premiers chrétiens le guident. Le croyant est ici dans son rôle de témoin de la vérité qui a des droits imprescriptibles à se faire entendre (cf. C. R., ii, 503, 2 sq.). Zwingli se meut ici dans la ligne de Luther et de la theologia crucis (cf. L. Cardauns, op. cit., p. 3. Comp. C. R., ii, 321, 15).

Cependant la finale de l’Auslegung des 38. Arlikels laisse percer une autre note proprement zwinglienne : « Croyez-vous que le monde, alors même qu’il n’y aurait pas de Dieu, pourrait supporter plus longtemps votre attitude impie… ? Si cela continue ainsi, le traitement que vous faites subir aux autres se retournera contre vous. Recourez-vous à la violence, on usera de violence envers vous : car de la même mesure dont vous mesurez, on vous mesurera » (C. R., ii, 323, 4 sq.). Ces considérations de Justice prévalent dans l’art. 42 et dictent à Zwingli sa doctrine originale du droit de déposition du tyran.

2. Fondement de ce droit.

Il fonde ce droit sur l’P.criture. L’Ancien Testament nous montre Dieu, tantôt rejetant le roi même qu’il avait choisi : ainsi Satll, tantôt punissant les Israélites pour n’avoir pas

destitué l’impie Manassé (C. R., ii, 343, 22 sq.). Sous-jacente est l’idée que sujets et princes sont solidaires devant la justice divine, qu’une sorte de complicité s’établit entre le peuple et ses gouvernants, dès lors que celui-là accepte passivement ceux-ci, alors même qu’ils se sont rendus coupables et indignes de la faveur divine, et que donc il est juste qu’un même sort les atteigne tous deux (cf. C. iî., iii, 111, 4). Le Nouveau Testament vient renforcer cette idée. Déjà le Moyen Age connaissait l’emploi parabolique de Matth., xviii, 8 (par contamination de I Cor., xu), suggéré par l’analogie du corps social (cf. Sch.-Sch. , vol. v, p. 486 ; vol. vi, 1. 1, p. 563, c. fin.), où l’autorité joue le rôle des yeux. Le Christ apparemment nous enseigne qu’il ne faut pas hésiter à retrancher un membre devenu nocif, eût-il un rôle aussi essentiel que l’organe de la vue, entendez l’Autorité (C. R., ii, 344, 14 ; cf. Sch.-Sch., vol. v, p. 486 : Tanto peiores quanto miserius est omnes perire quam unum). Cette doctrine cadre avec la conception zwinglienne de l’État, selon laquelle le pouvoir vient de la grâce de Dieu et non du peuple, encore qu’il dépende quant à sa légitimité de l’agrément de ce dernier, qui est libre, après l’avoir accordé, de le retirer. Elle s’harmonise aussi avec le système théologique du réformateur, qui fait une si grande place à la justice de Dieu et aux dispositions souveraines de sa Providence. C’est donc moins la souveraineté du peuple qui est ici en question (Zwingli ne la connaît pas) que la souveraineté même de Dieu, de qui relèvent également princes et sujets (Herr und Volk).

Toute autorité vient de Dieu et entraîne de la part de son détenteur une responsabilité immédiate à l’égard de Dieu. Celle-ci est également partagée par le peuple et les échelons intermédiaires, qui favorisent par leur consentement ou leur concours l’accession au pouvoir du monarque ou du magistrat. En cas d’indignité, l’autorité mérite d’être destituée par Dieu lui-même, et Dieu ne manquera pas de le faire et d’intervenir en son temps. Sa conduite à l’égard d’Israël le prouve. Or Dieu ne change pas : les exigences de sa justice sont immuables (C. R., ii, 345, 2 ; iii, 873, 35). Quand donc, cédant à un motif religieux, le peuple se débarrasse d’un tyran, il ne fait que prévenir le jugement divin, disons mieux, il agit comme instrument de la Providence. En sus, il fait en ce qui le concerne soimême œuvre de prudence en même temps que de justice : il sépare sa cause de celle de l’impie et s’épargne à lui-même d’être inclu dans le châtiment final. Dans le cas contraire, la peine qui frappera le chef et ses séides l’atteindra lui-même, et justement, car il est coupable de les avoir trop longtemps tolérés.

3. Modalités d’application.

Encore faut-il néanmoins que la destitution du prévaricateur se fasse sans heurt ni trouble (C. R., ii, 344, 17 ; 345, 19). Ici à nouveau Zwingli parle comme Luther (Cardauns, op. cit., p. 5) et il a les mêmes raisons que lui de conseiller la modération (troubles anabaptistes et paysans). Le droit à la résistance active (que n’admettait pas Luther à cette époque) n’est pas synonyme de droit à la rébellion. Autant qu’au principe même de sa légitimité, Zwingli attache de l’importance au mode selon lequel le changement de gouvernants doit s’accomplir. Aussi s’attarde-t-il à le décrire longuement (C. R., iî, 344, 20 sq.). Retenons que nul particulier ne saurait s’arroger ce droit de déposition, qu’il appartient, dans le cas de la monarchie élective ou du magistrat urbain, à l’électorat : peuple ou collège. Si la mesure ne peut rallier l’unanimité, c’est que manque chez le grand nombre l’amour de la justice ; il leur reste donc à subir leur gouvernement, et si finalement ils sont enveloppés dans la même condamnation divine, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Dans le cas de la monarchie héréditaire, qui est pour Zwingli un non-sens, l’exercice de ce droit est plus délicat, mais le principe demeure : de gré ou de force, le roi indigne ou incapable doit céder la place à plus « sage que lui.

Dans le Commentaire (1525), Zwingli distingue deux attitudes, selon que l’autorité est simplement oppressive, ou que sa tyrannie se tourne à persécution. Dans la première hypothèse, il convient de la supporter avec patience et esprit de foi, voyant en elle une punition ou une épreuve faut enim deus punit admissa tua, aut patientiam explorât). Dans la seconde, il ne faut pas craindre de refuser au tyran obéissance (d’après Act., v, 29), tout en se remettant à la Providence du soin de nous en affranchir dans l’avenir, ainsi qu’il advint d’Israël et du Pharaon (C. iî., iii, 873, 27 sq.). Sans doute — Zwingli ne le dit pas, mais on peut compléter sa pensée sur ce point — la Providence ne manquera-t-elle pas de susciter à temps le nouveau Moïse, le libérateur. Même doctrine, plus explicite, dans la Christianæ fidei expositio : « Il faut obéir à l’impie qui abuse de son pouvoir jusqu’à ce que Dieu le lui enlève ou suggère les moyens par où ceux qui en ont la charge (quibus ea provincia incumbit) le privent de ses fonctions et le fassent rentrer dans l’ordre » (Sch.-Sch., vol. iv, p. 59).

Zwingli propose cette doctrine dans l’intérêt de l’ordre et de la paix menacés par le tyran, en même temps qu’il se laisse guider par une vue supérieure de justice et le souci de sauvegarder la religion. Rien donc de révolutionnaire dans ce droit, ou plutôt dans ce devoir, et ce que l’affirmation de principe pourrait avoir de hardi est encore émoussé par les clauses qui en règlent l’application. Remarquons aussi que Zwingli, malgré les termes généraux dont il se sert, vise une situation très concrète, celle-là même créée par l’opposition des grands à laquelle se heurte la diffusion de l’évangélisme : c’est dire que pour lui le droit de déposition ne joue que pour des motifs proprement religieux. Sans doute il connaît les pays où une pauvre plèbe gémit sous le joug que lui imposent des gouvernants ambitieux, rapaces et débauchés (cf. Sch.-Sch. , vol. v, p. 486). Mais il semble que les intérêts en jeu (il s’agit du « bien temporel » ; cf. C. R., ii, 520, 13) ne soient pas assez puissants pour motiver la déposition. La patience et l’abandon à la Providence sont donc ici le seul refuge. Dans le Von gottlicher und menschlicher Gerechtigkeit, Zwingli menace des foudres divines les souverains qui s’acquittent mal de leurs fonctions et abusent de leurs sujets : Dieu « saura bien envoyer un vengeur de son peuple, il le fera venir des terres lointaines » (C. R., ii, 510, 15). Néanmoins on sortirait de la perspective de Zwingli, si l’on cherchait à étendre le droit de déposition aux cas de violation de la justice générale.

Origine et évolution de la doctrine.

1. Interprétations

modernes. — D’après A. Farner (op. cit., p. 62), Zwingli serait partagé entre deux conceptions ou attitudes opposées : l’une, chrétienne, c’est l’obéissance ou la résistance passive de celui qui s’en remet à Dieu du jugement, renonçant à l’exécuter lui-même ; l’autre, germanique et plus proche du droit séculier : ici s’affirme un droit réel de déposition en vertu du principe que les relations entre peuple et gouvernants sont réglées par la règle supérieure du droit. « L’autorité ne peut subsister que dans le droit et par le droit. » C’est en faisant valoir des principes de ce genre que les juristes allemands amenèrent Luther, à partir de 1530, à se tourner résolument contre l’Empereur (cf. Cardauns, op. cit., p. 8).

P. Meyer écrit de même : « Cette question n’engage pas la souveraineté populaire (que Zwingli ignorait), mais l’obligation où selon le droit germanique moyen

âgeux peuple et souverain se trouvent à l'égard de la justice. À la base du droit de résistance zwinglien il y a cette notion familière au Moyen Age que l’autorité est chargée de protéger la justice, faute de quoi elle perd son caractère d’autorité légitime et devient tyrannique. Il y a aussi sous-jaccnte l’idée que le peuple tout entier est devant Dieu responsable du maintien de la justice. Et donc il ne s’agit pas, sous ce terme de résistance, de quelque chose qui puisse être exercé ou non, ni d’un pouvoir du peuple lésé dans son droit — celui d’opposer la violence à la violence — mais bien d’un devoir moral et religieux, qui doit être accompli, fût-ce au prix de sacrifices » (Zwinglis Soziallehren, p. 120-121). Le même auteur reconnaît par ailleurs, mais sans parvenir à l’expliquer, que Zwingli juxtapose les deux attitudes : obéissance passive et résistance active, lesquelles, ajoute-t-il, semblent bien s’exclure l’une l’autre.

2. Le vrai principe d’explication : la foi zwinglienne en la Providence. — En fait, ces interprétations, pour exactes qu’elles soient, ne mettent pas l’accent sur Yoriginalilé de la doctrine zwinglienne. Celle-ci n’est à référer ni à la tradition ancienne, ni à quelque théorie juridique moyenâgeuse, mais bien au propre système de l’auteur.

Disons, si l’on veut, que cette doctrine se situe, non pas tant au plan de la « justice humaine » (encore que celle-ci demeure règle immédiate et que les gouvernants comme les sujets soient comptables à son endroit) qu'à celui de la « justice divine », justice rélribulive cette fois, dont les exigences dominent le cours de l’histoire et doivent en toute hypothèse prévaloir : d’où le rôle dévolu au prophète qui est chargé de les rappeler opportunément aux grands tentés de les oublier (cf. infrà). Dans cette considération théologique de la Providence, les deux points de vue signalés, loin de s’exclure, se rapprochent et se réconcilient. Car si le peuple croyant persécuté s’humilie sous la main de la Providence, qui entend châtier ainsi ses fautes et ses infidélités antérieures, il se relève dès qu’il aperçoit que les droits mêmes de Dieu sont en cause, et il s’offre à Lui pour lui servir d’instrument dans le châtiment des coupables. 'L’activisme de Zwingli l’empêchait de s’en tenir à la première attitude, mais nous ne croyons pas qu'à la différence de Luther il ait été conduit par des raisons juridiques à adopter la seconde. Les considérants de cet ordre ne tiennent guère de place dans sa doctrine (cf. C. R., ii, 346, 1 sq. : allusion à la « loi de nature » violée par le tyran et qui entraîne éventuellement sa déposition, s’il se trouve assez de sujets pour la prendre à cœur). Il lui suffisait de suivre la logique de son système pour rencontrer la solution à la fois juste et mesurée.

En définitive, les vicissitudes des sujets comme l’alternative du bien et du mal chez les gouvernants sont soumises au conseil supérieur de la Providence. Quand Dieu nous envoie de mauvais souverains, en vue de châtier nos propres dérèglements, il nous faut les tolérer avec patience ; mais lorsqu’il nous apparaît plus conforme à sa volonté que nous les éliminions, il n’y a plus à hésiter. À la tolérance ou à la résistance passive succédera V action énergique à laquelle le sentiment d'être l’instrument de Dieu et une certaine ardeur mystique communiqueront un nouvel élan.

3. Progrès de la doctrine : le passage à la résistance armée. — À partir rle 1528, la doctrine de Zwingli évolue. Il ne se contente pas fie prêcher la patience et la soumission aux dispositions rle la Providence, ni même de préconiser la résistance |> : ir las voies légales ; il enseigne la légitimité fie l’opposition armée. L’en semble de sa politique et l’exemple même qu’il donne

en font foi. Cependant il fait retour au principe initial : la vérité évangélique a un droit imprescriptible à être entendue. Il ajoute seulement : là où la persuasion ou la légalité ne réussit pas, il est légitime d’employer la violence. De la résistance active à la résistance armée il n’y avait qu’un pas, et Zwingli, autant par tempérament que par conviction, était assez enclin à le franchir.

Sa doctrine d’ailleurs restait ouverte à ce développement, accéléré par la pression des circonstances. Si d’autre part il n’eut pas les mêmes scrupules que Luther à entrer dans des coalitions dirigées contre l’Empereur, si même il n’hésita pas à les susciter, c’est que sa position était autre que celle du réformateur allemand, les cantons suisses ayant été déliés par la guerre souabe des liens de vassalité à l'égard du pouvoir impérial. Zwingli rallia Philippe de Hesse à son parti, et dès lors la doctrine obtint une incidence politique. Comp. la lettre de Philippe de Hesse à Sturm, qui est dans l’esprit de Zwingli : Trois voies nous sont ouvertes, y est-il dit : la première consiste à renier le Christ ; la seconde, à tout subir sans rien faire ; « la troisième, à se défendre : c’est sur ce chemin que nous rencontrerons la fortune et l’espérance, la seconde ne présente aucune chance » (cité d’après C. von Kugelgen, Die Ethik H. Zwinglis, p. 88, n.).

Zwingli et le lyrannicide.

Est-ce à dire que

pour autant Zwingli ait enseigné la légitimité du lyrannicide ? M. Lossen remarque avec raison : « De là (du droit de résistance) à la justification du tyrannicide, la distance est grande. Que Luther ou Zwingli l’ait franchie, la critique des adversaires même aiguillonnée par la haine religieuse n’a pas réussi à en faire la preuve » (Die Lehre vom Tyrannenmord in der christlichen Zeil, Munchen, 1894, dans Festrede gehallen in der ôfjentlichen Sitzung der b. d. Akademie der W issenschaften zn Munchen, p. 22).

1. On cite la lettre à Ambr. Blaurer (1528). Elle enseigne qu’il ne faut pas hésiter à poignarder les évêques (contrucidet), dès lors qu’ils s’opposent avec opiniâtreté à la Réforme, comme jadis Élie massacra les prêtres de Baal (C. R., ix, 465, 4 ; cf. iii, 449, 25 ; 460, 19). L’imagination de Zwingli est ici hantée par les grands exemples de l’Ancien Testament, les Ézéchias, Jéhu, Jonas, Élie, qui, soulevés par l’Esprit, n’ont reculé devant aucune démarche propre à défendre le culte du vrai Dieu. « Pourquoi hésiter à suivre des exemples, même d’une dureré implacable, du moment que l’Esprit nous donne la même Trvnpoq>op{a (assurance) dont ils étaient remplis ? » (ibid., ix, 465, 6). Zwingli argue aussi des exigences du salut commun, selon l’analogie déjà citée : « Il faut tuer (les récalcitrants) en vue du salut du reste du corps, s’il est vrai qu’il vaut mieux arracher un œil devenu aveugle que de laisser périr tout le corps » (ibid., 11 ; comp. C. R., ii, 335, 5 sq.). Outre les précédents invoqués et l’utilité commune, il y a pour légitimer une entreprise aussi audacieuse, et c’est le motif le plus impérieux, les intérêts supérieurs de la religion : il importe d'éliminer même par le glaive l’adversaire convaincu d’erreurct contumace, dès l’instant qu’une plus longue tolérance ser.iit directement nuisible à la religion (ibid., 18).

Que penser de ces textes et convient-il d’en limiter la portée aux seuls évêques adversaires de la religion réformée ? Notons que Zwingli voyait en eux aussi bien les détenteurs d’une autorité séculière, et ailleurs (Ci R., ii, Mo, 13) il observe qu' « il y a dans le monde de l’Autorité des abus qui n’ont pas moins besoin de

punition et d’amendement que ceux qu’on rencontre

cbez les ecclésiastiques », Voir nussi C. R-, IY, 883, B, Néanmoins, loin que l’autorité séculière soit ici en cause, C’est à elle (avec le concours tU peuple : C. R-.

ix, 464, 21 ; 465, 24) qu’il incombe de faire justice. Aux Caïphe et aux Anne s’opposent les Ézéchias et les Josias.

2. Dans le Commentaire sur Jérémie, d'époque tardive (1531), Zwingli paraît encore plus radical, et surtout sa doctrine gagne en universalité. Il joint aux témoignages de l’Ancien Testament ceux de l’Antiquité classique : deux sources qu’en la matière Luther ne recevait pas (cf. Lossen, op. cit., p. 22 ; Cardauns, op. cit., p. 4). À l’exemple des Israélites et de Manassé succède celui des Clodius, des Caton et des Cicéron : « N'était-il pas expédient que Clodius, cet homme funeste, fût assassiné par Milon, ou fallait-il que le peuple romain fût forcé de le supporter dans ses débordements de tout genre ? Beaucoup eussent préféré voir Caton tirer le glaive contre César plutôt que de le tourner contre soi-même. Cicéron se serait vu épargner bien des labeurs, si un vengeur de la patrie s'était présenté qui eût eu le courage d'éliminer Catilina devenu un danger pour l'État » (Sc/i.Sch., vol. vi, t. i, p. 115).

Et voici la leçon morale de portée universelle et toujours actuelle. Zwingli enseigne la responsabilité collective : « Il n’y a qu’une nation corrompue à pouvoir supporter des mœurs plus corrompues encore que les siennes. L’humanité a ceci de bon que les hommes les plus pervers n’osent pas accomplir leurs desseins dans une société mêlée de bons et de méchants qui leur ressemblent. Une certaine pudeur à l'égard du bien qu’ils ne peuvent associer à leur crime, ou la crainte des châtiments, les retient. Ainsi, quand tu entends dire que quelqu’un se livre à tous les forfaits sans trouver d’opposition, ne doute pas que, selon le proverbe, il y a là deux choses bien appariées (similes habel labra lactucas). C’est ainsi que Manassé a trouvé autour de soi des gens sans honneur qui lui permirent d’agir de même » (ibid.).

3. Néanmoins, l’exemple une fois proposé et la leçon tirée, Zwingli en limite l’application. De la légitimité du meurtre du tyran, ne nous hâtons pas de conclure qu’il appartient à l’homme d’en prendre l’initiative. Non, ici encore, Zwingli se réfère au conseil de la Providence divine qui coïncide avec les vues de son spiritualisme. * Il faut éviter avant tout la conjuration (ou la rébellion). Mais dès lors que des bons et des innocents sont opprimés, le juge ne saurait se faire attendre longtemps. Il faut donc tendre l’oreille, afin que, quand le Seigneur viendra pour tirer vengeance, nous ne tardions plus : jusque-là, et sans un ordre exprès de lui, on ne saurait rien tenter. Cet ordre nous est communiqué par une apparition, des signes, ou par les prophètes, avec une telle évidence qu’il n’est personne alors à ne pas voir ce qu’il faut faire » (ibid., p. 115-116).

Uu nouvel élément s’est ici introduit : il ne s’agit plus, comme tout à l’heure, pour le peuple ou ses représentants, cédant à un motif de justice, de déposer le souverain qui enfreint cette règle, mais bien, pour l’individu guidé par une inspiration divine, d’obéir à l’ordre d’en haut, si dur, si implacable qu’il puisse paraître. Déjà le cas de SaUl et d’Agag avait suggéré à Zwingli, dans YAuslegung des 4.0. Artikels, une pensée semblable : « Dieu ordonne-t-il de tuer sans droit (on recht) dans une guerre ou autrement, il faut lui obéir, et pas auparavant » (C. R., ii, 335, 20). Cela, selon le principe que Dieu est au-dessus du droit (cf. supra, col. 3786), et que sa volonté est souveraine. Ce passage de l’objectif au subjectif est bien dans la logique du système zwinglien. On entrevoit tout le parti qu’on en peut tirer en faveur de la légitimité du tyrannicide. Il semble donc qu' « on puisse déduire de là que le tyrannicide, tel que Knox par exemple l’enseigne, est conforme à la pensée du réfor mateur ; mais, à s’en tenir à la lettre, il demeure faux de prétendre que Zwingli l’ait ouvertement justifié » (J. Kreutzer, op. cit., p. 88).

Conclusion. — En conclusion, Zwingli envisage le problème de la déposition du tyran d’un point de vue exclusivement religieux, qui confine même parfois, nous venons de le voir, au spiritualisme mystique. Les considérations juridiques n’ont aucune place chez lui. Alors que Luther revisera son opinion sous l’influence des juristes, Zwingli suit jusqu’au bout la logique de son système. S’il adopte d’emblée des solutions plus radicales que Luther, ce n’est pas en vertu d’une mystique révolutionnaire à l'égard de laquelle tous deux se trouvaient également en défiance, mais bien à raison de son pneumatisme en qui religion et politique s’unifient et échangent leurs moyens.

Aussi bien, de même que l’excommunication est précédée de la monition, la déposition du tyran a pour condition la correction préalable de ce dernier par le prophète (cf. C. R., iii, 27, 13 sq. ; 36, 7 sq. ; 57, 9, etc. ; 432, 14 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 59 ; vol. v, p. 485 sq. ; vol. vi, t. i, p. 264). C’est quand tous les avertissements prophétiques sont demeurés sans effet que la majorité du peuple chrétien ou ses mandataires, épris du même idéal de justice et de religion, et plus encore soulevés par le même Esprit, portent le coup décisif : destitution et éventuellement exécution sanglante ou extermination à la suite d’un conflit armé. En tous ces cas, l’homme n’est qu’instrument de la justice, encore qu’il poursuive directement un bien social : épargner à la communauté, en éliminant son chef, les pires déboires.

Finalement, c’est dans une perspective eschatologique qu’il convient de se placer pour comprendre la doctrine zwinglienne : « Déjà la cognée est à la racine de l’arbre. Refusez-vous de vous convertir intérieurement, et de mettre votre bon plaisir dans la justice divine, les situations temporelles pour lesquelles vous luttez changeront de face sans doute à vos dépens. Vous devez aussi vous bien persuader que la force d’un roi, disons de tout détenteur de l’autorité, réside dans son peuple. Si celui-ci se détourne de lui, où donc est son pouvoir ? » (Wer Ursache gebe, C. R., iii, 446, 4 sq.)

iv. idées sociales de zwia’Gli. — Nous considérerons brièvement le développement, puis les principaux points de la doctrine sociale de Zwingli.

Développement de la doctrine sociale de Zwingli.


1. Les principaux thèmes sociaux de Zwingli et les courants du temps. — a) Zwingli a débuté à Zurich, comme réformateur social, en un temps où le désir d’un ordre social nouveau était général (cf. C. R., m, 70). Dans le résumé de ses premières prédications que nous a laissé Bullinger, les thèmes sociaux tiennent une grande place : « Il se mit à prêcher avec vigueur contre l’erreur, la superstition et l’hypocrisie. Il inculqua avec énergie la nécessité de la pénitence ou amendement de vie, et de l’amour et de la fidélité chrétiennes. Il censura durement les vices tels que l’oisiveté, l’intempérance dans le manger, le boire et les vêtements, la débauche, l’oppression des pauvres, les pensions et les guerres ; insista fortement pour que l’autorité jugeât avec justice et s’en tînt au droit ; protégeât la veuve et l’orphelin, et que l’on s’appliquât à maintenir la liberté de la Confédération, quitte à fermer la porte aux mandataires des princes et des seigneurs » (Heinrich Bullingers Reformalionsgeschichte, i, p. 12). Zwingli était alors sous l’impression d'Érasme et du Sermon sur la montagne. Aux pauvres il enseignait la patience et la modération dans les désirs (C. R., i, 383, 28 ; 417, 7). Il s’enhardit même à parler contre la dîme (C. R., vii, 272, 15). Il faisait ainsi écho aux plaintes du menu peuple qui ne voyait

pas sans envie les privilèges dont jouissaient les chanoines du Grossmùnsterstift. C’était la Bastille de Zurich, « un État dans l’État », a-t-on dit (E. Egli), la seule puissance capable de s’opposer à l’ascendant de la municipalité zurichoise. Elle tomba en 1523, à la suite d’une réforme à laquelle elle dut consentir et qui la mit sous la coupe de l’autorité séculière ; l’organisation du chapitre fut aussi remaniée de façon à s’adapter au statut de la nouvelle Église évangélique, mais il garda son droit à percevoir la dîme. Entre temps, Zwingli en était devenu membre (printemps 1521) : il sut à temps corriger sa thèse (cf. Vortrag und Gutachten belrefjend die Reformation des Stifls, septembre 1523, C. R., ii, 609 sq. ; spécialement 615, 11).

b) Parmi les abus que présentait la situation sociale aux environs de 1520, le plus criant, à son jugement, était : le service mercenaire et les pensions (cf. E. Beurle, Der politische Kampf um die religWse Einheil der Eidgenossenschaft, Linz, 1920, p. 15 sq.). Aussi son effort principal porta-t-il de ce côté : préparer l’opinion publique à Zurich, et aussi loin que son influence pouvait s’étendre, à un renversement de la politique de la Confédération et obtenir spécialement de la municipalité de cette ville la condamnation du régime des pensions. Il eut gain de cause (cf. mandat du Il janvier 1521). Avant même de prendre cette décision qui interdisait de recevoir des pensions de l’étranger sous les peines les plus sévères, le Conseil avait refusé d’adhérer à l’alliance française : Zwingli salua ces événements comme « le premier fruit de l’Évangile à ceux de Zurich » (C. R., i, 70). Il poursuivit jusqu’au bout avec une ténacité indomptable cette politique qui pourtant lui valut bien des ennemis (C. R., iii, 484, 23). En 1529, il fit de sa reconnaissance par l’ensemble des cantons une condition sine qua non de la paix, et quelques années plus tôt, à Zurich même, la tête du vieux Jakob Grebel, inculpé d’avoir touché une pension de l’étranger, tomba sous la hache du bourreau. Ce parti pris politique et surtout cette rigueur nous surprennent. Nous avons peine à réaliser tout ce que représentait pour la Confédération, à la troisième décade du xvr 3 siècle, au point de vue national, social, économique, l’abandon du mercenariat. Zwingli en a résumé les dangers en quelques points (cf. Eine gôttliche Vermahnung an die Eidgenosscn zu Schwyz, 16 mai 1522, C. R., i, 155 sq. ; Eine frcundliche Bitte und Ermahnung an die Eidgenossen, 13 juillet 1522, ibid., 210 sq.).

Politiquement, le mercenariat (Solddienst) épuisait les ressources vitales du pays, alors même qu’il paraissait le fortifier en l’alliant à telle ou telle puissance ; mieux valait un isolement apparent, auquel correspondait une force intérieure réelle. Économiquement, il conduisait à abandonner la culture pour un métier plus périlleux, mais aussi plus lucratif. Zwingli se plaint qu’on ne trouve plus assez de bras pour cultiver la terre. Argue-t-on que celle-ci ne suffit pas à nourrir ses habitants, il prétend le contraire, citant même l’exemple de César qui, au lendemain des dévastations de la guerre, renvoie ses compatriotes à la terre comme seule capable d’assurer leur subsistance. Que l’on mène une vie simple et frugale, modère ses goûts et renonce aux besoins que les campagnes à l’étranger ont fait naître, et moyennant quelques échanges la Suisse suffira à faire vivre son peuple. Indépendance politique et autarcie économique, telles sont, traduites en style moderne, les consignes de Zwingli. Mais c’est surtout moralement et socialement qur le système alors en faveur apparaît au réformateur comme pernicieux. Le mercenariat avec le régime annexe des pensions ne se soutient, à son jugement, que par la cupidité insatiable

des hommes ; on y vend à prix d’argent le sang de ses frères. Ceux-ci, quand ils ne périssent pas en campagne, ramènent au pays des vices ou des mœurs nouvelles qui ne cadrent pas avec la simplicité ancestrale et l’idéal évangélique. Une révolution dans les mœurs et les usages de la vie domestique et publique s’accomplit obscurément, tout en se couvrant des titres du prestige et de la gloire. En même temps, des fortunes immenses s’accumulent. Les capitalistes du temps étaient les pensionnés et plus encore les notables des villes, agissant pour le compte de l’étranger dont ils étaient comme les fermiers. Zwingli compte comme bien mal acquis l’avoir d’un capitaine des gardes, qui s’est enrôle au service d’un prince étranger (C. R., ii, 297, 10). Cette nouvelle noblesse d’argent s’alliait souvent à l’ancienne pour faire échec à la Réforme ; raison de plus pour la combattre.

c) Zwingli serait sans doute devenu le Savonarole de Zurich, s’il n’y avait pas eu les anabaptistes. Ceux-ci lui soufflèrent son programme social, et, avec leur esprit étroit et leur biblicisme, ils le transformèrent en un absolu : les chrétiens sont déliés de toute obligation à l’égard de l’autorité, ne sont pas tenus à la prestation de la dîme, etc. (Cf. C. R., ii, 473, 1.) Circonstance aggravante : cette doctrine était prêchée dans les campagnes, dans le temps même où une vague de mécontentement contre les seigneurs, venue d’Allemagne, déferlait sur le canton de Zurich. Une collusion entre l’anabaptisme et le mouvement paysan, qui semble bien prouvée pour les années 15241526 (cf. V. Claassen, Schweizer Bauernpolilik im Zeitalter Ulrich Zwinglis, Socialgeschichtliche Forschungen, hrsg. von St. Bauer und L. Moritz Hartmann, fasc. iv, Berlin, 1899), pouvait dégénérer en insurrection contre l’autorité et ébranler l’ordre social ; en même temps, elle eût discrédité à tout jamais la Réforme aux yeux des autorités et des possédants, à quelque classe qu’ils appartinssent. La municipalité de Zurich et Zwingli lui-même prirent peur. La tactique de ce dernier pour désarmer l’opposition rurale fut de dissocier les paysans des prédicants anabaptistes, en réservant ses rigueurs pour les seconds et en adoptant à l’égard des premiers un ton conciliant, voire en faisant quelques concessions superficielles (ainsi en suggérant l’abrogation de la petite dîme, si la grande était payée ponctuellement, hypothèse d’ailleurs vaine), tout en demeurant intransigeant pour le fond, entendez sur le respect dû à l’autorité, le paiement des intérêts contractés et des dîmes, etc. Les documents de cette crise sont intéressants, car ils montrent que Zwingli avait su gagner la confiance à la fois du Conseil et des paysans, et que notamment le premier s’en rapportait à son jugement en matière économique (cf. les n. 57, 58, 62, 66 du t. iv des Œuvres).

2. Sources et inspiration de la doctrine sociale de Zwingli. — a) À quelles sources puisait et à quelles normes se tenait ce jugement ? La Bible prise dans sa teneur littérale semblait donner raison à l’adversaire : ainsi dans sa condamnation du prêt à intérêt. Mais l’Écriture présentait aussi une autre série de textes et comme une seconde ligne de défenses sur lesquelles Zwingli se replia (cf. Rom., xiii, 1-7 : I Tim., vi, 1 ; I Petr., n. 13-18). Ici il n’est question que de respect de l’autorité et des contrats, de Jostii a et d’équité ; par là même l’Écriture sanctionnait, du moins indirectement, tout ce qui était approuvé par l’autorité et stipulé par contrat, donc le paiement des intérêts et des dîmes, alors même qu’une base institutionnelle, dans l’Ancien ou le Nouveau Testament. f ; iis : iit définit. À cette occasion. Zwingli ne craignit pas de sVmr/rr du principe de In suffisance de V f’rriliirr.

Il y a, accordait-il, toute sorte de pratiques et d’usages qui n’ont pas d’appui dans l’Écriture et auxquels cependant il faut se tenir pour éviter le désordre (cf. C. R., iv, 531). Finalement il renvoyait au Landrechl, dont l’autorité était la gardienne. C’était admettre une évolution historique pouvant engendrer des situations sociales et économiques, que le seul recours au texte biblique ne suffisait pas à éclairer.

Le tort des anabaptistes et des gens frustes égarés par leur propagande, c’était de ne pas tenir compte des faits et de vouloir revenir à l’âge d’or du christianisme. Zwingli avait trop de sens pratique, disons mieux, de véritable sens chrétien pour les suivre. Mais en même temps qu’il rompait avec eux, il s’appuyait sur l’autorité et lui devenait plus ou moins inféodé, même doctrinalement. Le Sermon sur la montagne demeura à titre d’idéal : c’était la justice divine ; mais dans le concret tout son effort visa à obtenir de tous l’observation des préceptes de la justice humaine (Tu ne prendras pas le bien d’autrui), dont l’autorité était garante (cf. C. R., ii, 483, 12 sq. ; 486, 18 sq. ; 490, 9 sq. ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 586 sq.). // ne s’agissait plus de réformes de structure, mais de quelques aménagements partiels, avec, simultanément, dans le cadre même des institutions existantes, l’accent mis sur les dispositions intérieures de l’âme. On en a un exemple en matière de propriété. La légitimité de la propriété privée est pour Zwingli, comme pour le Moyen Age, le pivot de l’ordre social (Kern, P. Meyer) ; mais, dans les limites de cette reconnaissance extérieure, il convient à chacun de tendre à la surmonter intérieurement — car elle demeure en soi un mal, encore qu’inévitable du fait du péché et de l’égoïsme — en se détachant de ses biens et en les distribuant aux pauvres. Ainsi « à Zurich comme dans le Reich, le mouvement paysan se soldait pour l’élément démocratique de la Réforme par des pertes sensibles » (W. Kôhler, au t. iv des Œuvres, p. 344).

b) Est-ce à dire que Zwingli devint simplement conservateur et défenseur de l’ordre existant ? Non pas. Il avait un sens social trop aiguisé qui lui faisait apercevoir les abus, auxquels la charité évangélique le pressait de remédier. Nul plus que lui ne percevait la tension, que le progrès économique même ne rendait que plus aiguë, entre l’idéal évangélique de la communauté des biens et le droit social existant. Seulement la solution des Tâufer qui consistait à nier purement et simplement l’un des termes lui paraissait trop simpliste. Une autre raison, pour laquelle on ne saurait voir en lui, même en 1525, un avocat des classes possédantes, c’est que, à l’époque, son alliée, la municipalité, était progressiste. Par désir d’émancipation, elle tendait à prendre l’initiative des réformes sociales, voire à prendre en mains l’organisation de la charité et de l’assistance publique, qui, jusque-là, relevaient de la compétence du pouvoir ecclésiastique ; les nécessités mêmes de la Réforme poussaient Zwingli dans cette voie. Il trouva dans les édiles de Zurich l’instrument qui lui permit de réaliser son programme social et charitable (cf. infra, col. 3909).

Enfin, troisième raison, la plus importante sans doute, qui presse Zwingli de poser les bases d’un ordre social nouveau, c’est son opposition au catholicisme. On ne l’a peut-être pas assez remarqué ; et cependant, à lire un traité comme Wer Ursache gebe zu Aufruhr (décembre 1524 ; C. R., iii, 355 sq.), on ne peut méconnaître que V anticatholicisme fut pour Zwingli le levier caché de bien des réformes. Il se trouvait confronté par un ordre temporel dont toutes les avenues, jugeait-il, conduisaient vers Rome ; pour détacher les croyants de cette obédience, ce n’était pas assez de les rallier à l’évangélisme, il fallait encore créer un substitut de l’ordre que l’on critiquait, dans la réalité

sociale et économique elle-même. Or on ne pouvait le faire qu’en renonçant à l’universalisme et en travaillant dans le cadre national, cantonal ou local. En fait, les réformes zwingliennes, si louables qu’elles soient par certains côtés, frappent par leur particularisme : la chrétienté fait place à la Cité, et dès lors on tend à rendre celle-ci aussi autonome que possible, on prend des mesures qui lui permettront d’assurer la subsistance de ses habitants (évalués alors pour Zurich à 7 000 âmes), en tenant un compte exact de tout : liste des indigents, contrôle de la distribution de la farine et du prix du pain, etc. Il était devenu pour Zwingli axiomatique que toute communauté de ville ou de campagne devait être à même de subvenir à l’entretien de ses ministres et de ses pauvres ; la conversion des biens d’Église et des couvents fut opérée en partie dans ce but. En même temps, Zwingli visa à développer certaines valeurs qui, au déclin du Moyen Age, ne recevaient plus dans l’économie la place qu’elles méritaient : ainsi le travail productif.

La rançon de ces réformes : sécularisation des biens ecclésiastiques, insistance sur la nécessité d’un travail utile et rémunérateur, c’est que toute une partie de l’activité sociale et même économique qui était orientée vers le culte : donations, œuvres d’art, etc., fut bientôt réduite à néant. Zwingli n’avait aucun sens pour l’œuvre désintéressée, destinée seulement à rehausser le culte de Dieu ; ou plutôt elle lui apparaissait comme suprêmement intéressée, ayant pour fonction de gagner à son auteur la récompense céleste. Par là Zwingli est profane, et il prépare la voie aux temps modernes (cf. C. R., ii, 247, 30 ; 352, 1 sq. ; iii, 179, 20 sq. ; 184, 13 sq. ; 530, 20 sq.).

c) Cependant on ne saurait méconnaître l’inspiration profondément religieuse de son œuvre, qui s’étend au domaine social même. À la racine de tous les maux dont souffrait son époque, il a décelé l’égoïsme, la cupidité, mots chargés pour lui de sens théologique ; il s’est appliqué à en réfréner les principales manifestations, en s’appuyant sur le Décalogue ; mais il savait quelles barrières fragiles celui-ci élève contre les intérêts et les égoïsmes coalisés, s’il n’est étayé par l’amour. Il eût pu s’approprier le mot de saint Augustin : Ama et fac quod vis, et, de fait, il enseigne expressément que dans les relations d’affaires toujours plus complexes il n’y a, en définitive, que le précepte divin de la charité qui puisse prescrire la mesure à observer : « Sic cuilibet fideli in censibus, divitiis et negotiis secularibus faciendum est, ut quam proxime ad divinum prœceptum omnia agat » (Sch.-Sch., vol. v, p. 183 ; cité d’après P. Meyer, op. infra cit., p. 67).

D’autre part, chez lui, le pessimisme du réformateur était constamment tenu en échec par l’optimisme de l’humaniste, assimilé d’ailleurs par le sens chrétien. C’était sa conviction que les abus sociaux viennent du manque de connaissance de Dieu, et que, dès lors, il suffit de répandre la lumière du savoir et de la vérité pour que les cœurs s’ouvrent à la charité et que les mœurs et avec elles les institutions se transforment.

Ainsi Zwingli se garde de mêler l’Évangile aux intérêts et aux situations temporelles, à la question sociale, et cependant il ne laisse pas de penser que la solution de cette dernière est à chercher dans l’Évangile. Il existe donc chez lui, et cela le distingue même comme théologien des doctrinaires du luthéranisme, un sens pratique, social, qui, greffé sur son christianisme, a contribué à faire de lui l’initiateur d’un courant nouveau du protestantisme, destiné à se continuer après lui, car, Hundeshagen le remarque dans ce contexte : « La différence la plus sensible entre luthériens et réformés ne réside pas dans la dogmatique des deux confessions ni dans les autres sujets où on l’a

jusqu’à présent cherchée. Elle réside bien au contraire uniquement dans la manière si divergente dont les deux confessions envisagent la tâche ecclésiasticosociale du protestantisme » (K. S. Hundeshagen, Beitràge zur Kirchenverfassungsgeschichte und Kirchenpolilik, insbesondere des Protestantismus, t. i, 1884, p. 332).

2° Principaux points de la doctrine sociale de Zwingli. — 1. Travail et propriété. — a) Par réaction contre le mercenariat et l’usure, Zwingli revient à la valeur économique fondamentale : le travail. Et par là, il entend de préférence le travail agricole ou paysan (C. R., i, 392, 7). Ce faisant, il se souvient de ses origines, en même temps qu’il exploite certains thèmes chrétiens, empruntés à la Bible ou aux Pères. Le travail est peccati pœna (Sch.-Sch., vol. v, p. 18) ; il a une valeur ascétique individuelle (C. R., ii, 547, 12 ; ni, 106, 21) ; plus d’ailleurs que sur cet aspect, Zwingli insiste sur la joie au travail (C. R., ii, 247, 30 ; Sch.-Sch. , vol. vi, t. i, p. 269). Il a aussi valeur sociale et charitable comme moyen de subsistance et de bienfaisance (C. R., ii, 546, 23 ; iii, 384, 29).

Zwingli est ici strictement traditionaliste ; il manque à sa conception « le caractère rationnel, méthodique de l’éthique calviniste de la profession (Berufsethik) » (P. Meyer, Zwinglis Soziallehren, p. 47). Son originalité s’avère seulement en ceci qu’il met le travail de l’homme en relation avec l’activité divine ; de ce chef, la créature devient comme l’instrument de Dieu dans la production de valeurs nouvelles. « Et pour couronner le tout : fruit et croissance suivent la main assidue du travailleur, comme au début de la création toutes choses par la main de Dieu reçurent vie. Ainsi, parmi les choses extérieures, le travailleur est plus semblable à Dieu que quoi que ce soit au monde » (C. R., iii, 107, 1 sq.).

b) Zwingli a plus de peine à adopter à l’égard de la propriété une attitude aussi positive. Finalement cependant, il se rallie à une vue qui est symétrique de celle que nous avons exposée concernant l’autorité.

La propriété privée est un mal qui résulte du péché (C. R., ii, 511, 9). Cependant Dieu l’a sanctionnée, en l’entourant de sauvegardes : ce sont ses défenses qui sont de deux ordres : Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui, ce qui déjà, implicitement, inclut son existence ; puis, ce commandement étant encore trop lourd à la faiblesse humaine : Tu ne prendras pas le bien d’autrui (ibid., ii, 490, 9 ; 511, 18). Dès lors la propriété privée peut se réclamer d’une institution positive de Dieu qui suffît à la légitimer. Cependant cette légitimation n’est complète que si l’on fait appel à une autre considération : si Dieu sanctionne la propriété privée, c’est seulement en fonction de la société humaine qui, sans elle, péricliterait et tomberait dans le désordre et l’anarchie ; de son propre point de vue, de même qu’il donne aux hommes libéralement et gratuitement la terre et ses fruits, il entend qu’ils imitent son geste, se réglant du moins quant à l’usage sur sa volonté (C. R., ii, 490, 21 ; 515, 19 sq. ; 516, 10). Toute dérogation à cette règle est coupable à ses yeux, alors même qu’elle ne serait pas châtiée par la loi civile.

Positivement, l’homme se doit d’utiliser ses richesses pour l’honneur de Dieu et le bien de ses frères, c’est-à-dire, concrètement, de les distribuer aux pauvres (ibid., 451, 11 ; 515, 26 sq.). Ce faisant, dans cet usage et répartition sous contrôle divin et aux fins providentielles, il agit à nouveau comme instrument de Dieu et agent de sa Providence (C. IL, II, 451, 10 ; iii, 402, 10) ; et cette considération proprement théologique, et bien dans la logique du système zwinglien, achève de fonder le droit de propriété. « Dès 1523, et plus encore dans les dernières années, écrit P. Meyer,

les exigences de Zwingli concernant la vie pratique se rattachent à cette idée que les biens en notre possession nous sont seulement confiés, que nous ne pouvons en disposer à notre gré, mais que nous en sommes seulement les gérants (Schafjner) » (Zwinglis Soziallehren, p. 51).

Mais quels sont les litres de propriété ? Il n’y a pour Zwingli de richesses bien acquises que celles qui procèdent d’un travail et se développent de préférence dans le cadre d’une économie rurale. Zwingli a ici en vue un certain idéal patriarcal, qui est à l’antipode du régime économique moderne. Il estime cependant le travail manuel ou artisanat (C. R., ii, 547, 12 ; sur les techniques, cf. Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 621 : non débet ergo ars culpari, sed abusus) ; en revanche, le négoce et les tractations financières lui paraissent entachés de péché (cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 565 et vol. iv, p. 132 : mercalores, genus hominum non semper utile). Une richesse consciencieusement acquise et développée par la culture ou l’élevage, comme celle d’Isaac, est une bénédiction du ciel (Sch.-Sch., vol. v, p. 119). Il se glisse même ici un préjugé défavorable au pauvre. S’il est pauvre, c’est qu’il ne sait pas régir sa maison, qu’il manque de certaines qualités (C. R., iv, 400, 24). Zwingli n’en glorifie pas pour autant le parvenu : il enseigne plutôt qu’il est tenu plus impérieusement de faire part aux autres de ses richesses (cf. Auslegung der Schlussreden, art. 23 et 33, C. R., n, 239 et 292). À tous, il inculque le détachement intérieur, et il interprète dans ce sens les conseils de l’Évangile les plus absolus (Marc, x, 21 ; Luc, vi, 20 ; xii, 33 ; cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 521, 584, 654). Au dépouillement effectif, synonyme de pauvreté volontaire, Zwingli substitue le détachement de l’ « homme intérieur », qui ressemble parfois à l’indifférence souveraine du sage à l’égard des biens de ce monde. « Cette opposition de l’homme intérieur et de l’homme extérieur, qui rappelle la distinction luthérienne de la morale personnelle et professionnelle, ne laisse pas que de paraître, dans une large mesure, artificielle » (P. Meyer, op. cit., p. 54).

Conclusion. — Les conceptions de Zwingli évoluent donc avec le temps vers la droite. Cependant entre la conception des premiers écrits et celle de la période postérieure on ne peut guère constater de véritable différence, il y a plutôt une variation de note (au début Zwingli met plutôt l’accent sur le devoir de bienfaisance corrélatif à l’indigence d’autrui ; dans la suite, il insiste sur le danger que présentent les richesses pour le possesseur lui-même et sur la nécessité du détachement). On ne peut lui reprocher d’avoir déchu de son idéal originel ; rapproché de la réalité, le point de vue des dernières années est encore assez radical et utopique. Veut-on le ramener à une formule, on peut parler d’une communauté d’usage, établie sur la base de la propriété privée et résultant de la charité, un peu comme dans la doctrine de Thomas d’Aquin » (P. Meyer, op. cit., p. 55).

2. Prêt à intérêt ; redevances et servage. — a) La position de Zwingli sur ce point est un corollaire de la précédente : a. Il condamne le prêt à intérêt, pour la raison qu’il engage et vend à autrui le travail de l’emprunteur. Bien plus, d’après le système existant, il grève le sol et conduit à une désertion des campagnes. Mieux vaut, estime Zwingli, renoncer à emprunter et vendre sa propriété et ses biens, et puis s’exiler en se confiant à Dieu, comme Abraham. Dieu ne manquera pas de veiller à la subsistance de ses enfanta et de leur assurer un autre établissement (C. H-, tu, 452, 1 sq.). Cette belle confiance en la Providence ne tient pas compte de la législation alors en vigueur, qui rendait très difficile les transferts de propriété ; niais elle natt de la répulsion qu’éprouve le réformateur pour

les prêts souvent usuraires du temps. (Il tient d’ailleurs un autre langage en 1525 ; cf. C. R., iv, 27.) Le prêt à intérêt était interdit par le droit canon ; les légistes cependant tournaient ses prescriptions à l’aide d’une fiction (C. R., ii, 516, 30 sq.). L’emprunteur gageait sa terre et ses revenus ; l’intérêt correspondait non à la somme prêtée, mais à ceux-ci. Il n’empêche qu’il était tenu au versement intégral de l’intérêt convenu, même quand la terre, champ ou vigne, ne rapportait rien : c’était là déjà une injustice que dénonce Zwingli.

b. Est-ce à dire qu’il enseigne que le débiteur ne soit pas comptable ? Non pas. Car au-dessus des intérêts particuliers du prêteur et de l’emprunteur il y a la règle de la justice : celle-ci oblige à rendre à chacun selon son dû (Rom., xiii, 7, cf. C. R., iii, 387, 18 sq.). Dès qu’un prêt a été consenti et qu’il est conforme aux stipulations de l’autorité, le contrat doit être observé ; dans le cas contraire, si le contrat est usuraire et illégal, il peut être considéré comme nul et non avenu. L’autorité est donc garante des prêts contractuels. Les recommandations de Zwingli à son endroit portent sur deux points (C. R., iii, 451, 21 sq.) : corriger les abus concernant les prêts contractés, en favorisant par exemple la rémission des rentes perpétuelles ; éliminer complètement, si possible, le prêt à intérêt dans l’avenir en veillant à ce qu’aucun nouveau prêt ne soit contracté. Dans le détail, les suggestions de Zwingli varient : partisan d’abord d’une échelle mobile de l’intérêt gradué d’après le rapport des terres hypothéquées (1523-1524), il se rallia ensuite à l’intérêt fixe 5% qui paraît déjà avoir été l’usage du temps (Luther, de 4 à 6%). Estime-t-il ce taux un maximum en 1525 (Ratschlag belreffend Ausschliessung vom Abendmahl fur Ehebrecher, Wucherer, etc., G. R., iv, 32 sq.), il le juge plus tard convenable et conforme au droit des gens (Commentaire sur Jérémie, 1531 ; Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 158). Cf. P. Meyer, op. cit., p. 58 sq.

c. Il est clair que Zwingli ne pense pas dans ce domaine autrement que l’Église et la tradition moyenâgeuse. Le prêt à intérêt est contraire à l’Écriture (C. R., iii, 390, 7). Mettre l’accent sur l’obligation de celui qui l’a contracté, au nom des exigences de l’ordre social, n’équivaut nullement à le légitimer (ibid., iii, 391, 14 sq.). Car en même temps on renvoie le créancier à sa conscience : à lui de répondre de cette opération devant Dieu (C. R., iv, 356, Il sq.). On maintient seulement qu’une injustice ne saurait en réparer une autre (ibid., iii, 389, 10). On continuera donc à prêcher contre le prêt à intérêt (C. R., iv, 356, 14), et on rappellera aux chrétiens que l’idéal est que chacun « prête (muluum det) à son prochain sans espoir de gain, comme l’enseigne le Christ, imitant ainsi la conduite du Père céleste, qui nous octroie tout gratuitement » (Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 566).

Zwingli n’a pas entrevu le principe de la fécondité de l’argent. Concrètement d’ailleurs, tel qu’il était pratiqué de son temps, le prêt à intérêt correspondait moins aux intérêts du riche en quête d’un placement pour ses capitaux qu’aux besoins du pauvre, acculé à la faillite et à la détresse. De la part du premier, le prêt équivalait à une charité ; ne convenait-il pas que le second lui-même, pour ne pas demeurer en reste, récompensât son bienfaiteur à sa manière ? De même que l’un avançait le capital, l’autre donnerait l’intérêt. De la sorte, le prêt à intérêt se trouvait soulevé du plan de la justice contractuelle à celui de la charité. On se doit de relever sous la plume de Zwingli cette constatation assez peu usuelle : Ut enim caritas exigit, ut qui rem habeat egenti mutuum det, sic eadem caritas exigit ut quandoquidem opitulatus sit frater, ego vicissim beneficium rependam (Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 157).

b) Dans la question de la dîme, Zwingli adopte une attitude semblable (cf. C. R., ii, 609 sq. ; iv, 338 sq., 434 sq., 530 sq.). Aux paysans ameutés par les prédicants anabaptistes, qui demandent la rémission d’une partie au moins de la dîme, il fait répondre par le Conseil (qui rédige les mandements d’après ses rapports ) et il répond lui-même que la dîme une fois consentie est due en justice. Une abrogation de la dîme amènerait d’ailleurs des perturbations dans la vie économique (C. R., iii, 399, 17). Tout au plus le Conseil promet-il de s’employer auprès des propriétaires pour obtenir d’eux l’exemption de la f petite dîme ». Ensuite d’ailleurs, sans doute instruit par l’expérience, il renverra les paysans eux-mêmes aux seigneurs. Si la difficulté pouvait se régler à l’amiable quand il s’agissait de propriétaires domiciliés sur le territoire de Zurich et des communes annexes, il n’en était plus de même dans le cas des * étrangers > (c’est-à-dire des propriétaires résidant dans d’autres cantons). Dans ce cas, on espérait seulement que l’exemple de Zurich édifierait et ferait loi (cf. C. R., n, 611). Enfin, contre les récalcitrants, il restait toujours à Zwingli cette arme souveraine : le recours au jugement divin. Toute rébellion attirera sur ses fauteurs la colère de Dieu (ibid., iv, 439, 6). C’est toujours le même esprit de justice inexorable que nous avons déjà relevé.

A la différence du prêt à intérêt, Zwingli est enclin à reconnaître le bien-fondé de la dîme, du moins comme institution ecclésiastique, quitte cette fois à en corriger les abus (C. R., iv, 356, 22). Ceux-ci venaient des ventes de dîmes au dehors, transferts, etc. Le principe est que la dîme doit servir à l’entretien des pasteurs (ou des maîtres) et des pauvres du heu. Elle a été instituée dans ce but (C. R., iii, 454, 10 ; iv, 404, 19), et, si elle n’existait pas, il faudrait inventer une autre taxe. Zwingli argue ici du sens originel de l’institution (C. R., iii, 393, 2 sq.), sanctionné d’ailleurs par la pratique des siècles (cf. C. R., iv, 532). Nous savons qu’il a pris soin de se renseigner sur l’histoire de la dîme et a consulté divers ouvrages sur le sujet (cf. C. R., vin, 279, 2 et n.). Pour le détail, cf. P. Meyer, op. cit., p. 67 sq., et R. J. Bôppli, Die Zehntablbsung in der Schweiz, speziell im Kanton Zurich, 1914.

c) On a fait crédit à Zwingli d’une politique libérale en ce qui concerne le servage. On a même vu dans les termes du mémoire collectif des pasteurs de Zurich, qui préconisent son abolition, comme une annonce de la Déclaration des droits de l’homme en Amérique (cf. A. Farner, op. cit., p. 90). En fait, il ne s’agit, dans cette question, que des tailles et corvées publiques (sans préjudice des obligations envers les particuliers), et non du servage à la manière antique (cf. C. R., iv, 340, n.). On invoque, pour les supprimer, le principe de la fraternité chrétienne (ibid., 346, 17) et non le droit naturel. Et Zwingli lui-même, qui ne paraît pas avoir pris l’affaire spécialement à cœur, déclare, dans son rapport annexe, le servage « aussi acceptable que l’autorité, du moment que Dieu le veut ainsi » (ibid., 355, 23 ; cf. P. Meyer, op. cit., p. 119, n.).

Conclusion. — Pour nous résumer, * la politique économique de Zwingli a un caractère nettement conservateur. Certes Zwingli n’entend pas tout laisser dans l’état actuel ; il propose en ce qui concerne le prêt à intérêt des réformes qui vont loin. Mais l’esprit de ces réformes n’est guère radical. Zwingli part toujours de principes conservateurs. Sa politique en matière d’intérêts et de dîmes repose sur un concept de propriété nettement circonscrit et intangible. La propriété privée… est divinement sanctionnée et elle est le fondement de tout ordre civique. Si Zwingli exprime dans ce contexte des idées plus radicales,

elles concernent l’éthique individuelle et n’ont rien à faire avec la politique économique officielle. Il s’agit alors non pas d’un effort pour faire passer des tendances radicales dans la législation, mais d’un appel à la réflexion, à la conscience de l’individu. L’idéalisme de Zwingli, qui ne perd jamais de vue l’idéal absolu, est tenu en échec par un sentiment très fort des exigences de l’équité et de l’honorabilité bourgeoises. Ajoutons que, mesurée à l’échelle de son christianisme paulinien, l’opinion radicale lui apparaît comme non biblique, et dans l’Évangile lui-même il ne trouve rien qui appuie les tendances révolutionnaires de ses adversaires… Ce n’est donc pas par inconséquence que Zwingli adopte une attitude conservatrice. Sans doute des raisons politiques empêchent toute collusion de l’Évangile avec la question sociale — ce serait là une tactique dangereuse qui compromettrait le progrès de la Réforme — mais ce n’est pas là le facteur décisif. Il se laisse guider non par des considérations d’opportunité, mais bien par des motifs religieux » (P. Meyer, op. cit., p. 71-73).

3. Assistance publique.

Cf. W. Kôhler, Armenpflege und Wohltâtigkeit in Zurich zur Zeit Ulrich Zwinglis, dans 119. Neujahrsblatt hrsg. von der Hùlfsgesellschajt in Zurich auf das Jahr 1919, Zurich, 1919.

C’est surtout dans le domaine de l’assistance publique que Zwingli fit œuvre positive et féconde. Il a eu une vue claire du but à atteindre : la suppression de la mendicité, cette lèpre qui s’étendait alors sur les villes de Suisse comme d’Italie ; et il a disposé de nouveaux moyens qui lui ont permis de réaliser son programme : savoir les biens d’Église et des couvents qui, après liquidation, revenaient de droit, estimait-il, au soulagement de la misère et à l’entretien des maîtres ; les fondations pieuses ou de messes — il s’opposa au nom de la justice à ce qu’elles fassent retour au donateur — ; les offrandes volontaires qui, ne trouvant plus de destination dans le culte, furent canalisées au profit des pauvres. On peut dire sans hyperbole que dans la cité zwinglienne les pauvres héritèrent l’auréole des saints, en ce que l’on vit en eux, selon l’expression du réformateur, i les vivantes images de Dieu » (die lûbenden bilder goltes, C. R., m, 51, 28 ; cf. ibid., 179, 33 ; 184, 13).

Mais ces moyens n’eussent pas suffi à assurer le succès de l’entreprise, si Zwingli n’avait trouvé dans la municipalité un auxiliaire capable de les mettre en œuvre. C’est qu’en effet avec lui l’organisation de la charité change de mains ; elle passe du pouvoir ecclésiastique au pouvoir séculier, et c’est là la grande réforme. Elle s’opéra en plusieurs temps. Mentionnons : a) la fondation d’une caisse municipale pour les pauvres (Satzung vom Almosen, 8 septembre 1520). Contre Stæhelin, V. Kôhler a prouvé que cette mesure avait été réellement appliquée et qu’elle constituait la première initiative de ce genre connue ; la priorité était attribuée jusqu’alors à la Wiltenberger Beutelordnung de fin 1521 (cf. O. Winckelmann, Ueber die âltesten Armenordnungen der Reformationszeit, dans Histor. Vierteljahrschrift, 1914, p. 207, n. 33). — b) Les mesures de sécularisation des couvents au bénéfice des pauvres (13 mai 1524) (cf. P. Schweizer, Die Behandlung der Zùrcher Klostergiiter in der Reformationszeit, 1885). En de telles mesures, Zwingli eut parfois à lutter contre la municipalité qui voulait s’approprier le bénéfice de ces fonds (W. Kôhler, op. cit., p. 54 et G. Pestalozzi, Das zurcherische Kirchengut in seiner Entivicklung zum Staatsgul, 1903).

— Enfin et surtout : c) Le Mandat du 15 janvier 1525 (Ordnung und Artikel betr. das Almosen), qui consacrait la politique charitable de Zwingli (cf. rétamé dans l’article d’A. Bouvier, Zwingli précurseur social, dans Le Christianisme social, 8 « année, 1937, p.

420). Dans son sermon sur l’usure, de 1519, Luther avait exprimé le désir que la mendicité fût bannie ; avec Zwingli, ce souhait devenait réalité. Seulement, tandis que le réformateur allemand envisageait l’exercice de la charité comme un acte de la vie communautaire de l’Église, son émule suisse le confiait à l’autorité séculière (cf. C. R., iii, 450, n. 8).

Or, comme W. Kôhler l’a montré, ce développement était préparé du côté du pouvoir séculier lui-même qui, depuis quelques années, au lieu de faire ses charités par l’organe de l’Église, entretenait ses pauvres. Peu à peu, il se substitua a l’Église, créant notamment un hospice (Spital) destiné à recevoir les malades indigents ou les pauvres sans asile. La Réforme arriva à point nommé pour lui permettre d’exécuter tous ses projets et d’acquérir en quelque sorte le monopole de la charité publique (la charité ou assistance privée demeura). Le résultat ou la rançon de cette transformation, ce fut l’installation de la bureaucratie dans l’administration même de la charité : sous l’impulsion de Zwingli, on se mit à établir des curateurs ainsi que des préposés par quartier, voire à tenir registre des pauvres, des baptisés, des mariés, etc. Cette méthode fit école, et les registres de baptême et de mariage furent introduits de ce jour dans nombre de villes d’Allemagne. Bref, toutes les personnes et catégories de personnes furent étiquetées, et les pauvres assistés reçurent même un insigne (les pauvres honteux étaient dispensés du port). Il est à noter d’ailleurs que, s’il entendait éliminer la mendicité, Zwingli ne songeait nullement à faire disparaître la pauvreté. La société continua à se composer pour lui de deux classes : les riches et les pauvres (C. R., m, 451, 10.23.25). Rien donc chez lui d’un humanitarisme utopique ni d’un idéalisme révolutionnaire.

Mais, en même temps qu’elle se particularisait et se faisait plus méticuleuse, la charité se refermait sur la cité. On n’admit à l’assistance que les pauvres indigènes ; les étrangers n’étaient tolérés que quelques heures et encore hébergés pendant ce temps, afin qu’on ne vît en ville aucun mendiant. Comme aux pauvres locaux, les couvents leur servaient d’asile, selon la devise ancienne que Zwingli remettait en honneur en en altérant le sens : Monasleria monachorum xenodochia pauperum (C. R., iii, 422, 7). On éliminait ainsi, par le fait même, les spirituels et les colporteurs de nouvelle doctrine qui, souvent, erraient sur les grands chemins, et on contribuait à stabiliser, avec la situation sociale, le progrès de la Réforme zwinglienne. Il est vrai que, à la suite de certaines représailles subies, des réfugiés d’un autre genre se présentèrent : non seulement les employés de l’assistance acceptèrent de leur octroyer des secours, dont les mentions figurent en nombre toujours grandissant sur les registres conservés, mais les portes mêmes de la ville s’ouvrirent pour les accueillir : les Hutten, les Pellican, les Hofmeister, etc. Cet exemple ne fut pas perdu : sous l’impulsion de Zwingli, la Suisse découvrait sa vocation de terre d’asile.

Sur la couverture d’un registre de mendicité conservé aux archives de Zurich, on lit, écrite au crayon rouge d’une main contemporaine de Zwingli, cette inscription : « Soyez miséricordieux, dit le Seigneur, comme votre Père qui est dans les cieux est miséricordieux. » Ainsi jusque dans l’exercice de la charité qui désonnais, en vertu de l’évolution que nous avons suivie, allait revêtir un caractère officiel, Zwingli restait fidèle à ses grandes vues théologiques : Dieu, idéal absolu de perfection et de bonté proposé à notre imitation, en même temps qu’il l’Inspirait du plus pur évangélisme.

v. ZWINOLI f.t la guerre, la politique zwixglienne. — 1° La pensée de Zwingli sur la guerre a

été de nos jours un sujet de controverse. Au début du siècle, E. Egli louait le pacifisme du réformateur suisse et le proposait en modèle aux ecclésiastiques d’Angleterre, qui appuyaient leur nation dans la guerre des Boers (cf. Zwingli ùber den Krieg. Ein Wort an die Geisllichen Englands, dans Protestantische Monatshejle, t. iv, 1900, p. 194-197). Lors de la première guerre mondiale, Karl Barth et Martin Rade se donnèrent la réplique : le premier crut reconnaître ici cet « autre esprit » dont parlait Luther, et, contre toute attente, c'étaient les luthériens qui faisaient figure de bellicistes, tandis que Zwingli et les siens défendaient la cause de la paix. V. Kôhler mit bientôt les choses au point (cf. Zwingli und der Krieg, dans Die christliche Well, xxix, 1915, n. 34, col. 675682). Il montra que le pacifisme érasmien n’avait été adopté par le cercle d’humanistes suisses à la tête duquel se trouvait Zwingli (cf. C. R., vii, 232, avec la note) que parce qu’il servait alors (on était en 1515, au lendemain de la défaite de Marignan) l’intérêt national : il ne préjugeait donc en rien de l’orientation profonde de la doctrine zwinglienne. De fait, on découvre sous les formules mêmes dont Zwingli se sert pour condamner la guerre durant cette période — W. Kôhler examine spécialement Eine gSlUiche Vermahnung an die Eidgenossen zu Schwyz (16 mai 1522 ; C. R., i, 165 sq.) — un autre courant de pensée qui tendrait plutôt à la légitimer.

Non sans un certain fatalisme, Zwingli écrit qu’il faut qu’il y ait des guerres, comme il y a des scandales. Malheur sans doute à ceux qui en sont les fauteurs ; mais parfois la guerre est comme une verge dans la main de Dieu. Dans ce cas, Dieu l’a donc voulue, encore que Zwingli évite cette conséquence et montre plutôt Dieu comme habile à tirer le bien du mal. Le même Zwingli qui stigmatise le service mercenaire évoque avec fierté les victoires helvétiques du passé : Morgarten, Sempach et Nàfels. Dieu lui-même a conduit ces batailles : « C’est lui qui a donné aux Confédérés victoire, honneur et bien. C'étaient des combats pour la protection de la patrie et pour la liberté, et les soldats de Schwyz qui y ont pris part étaient « de pieuses gens ». Les prescriptions du Sermon sur la montagne ne valent donc pas pour les guerres de libération, preuve que les intérêts patriotiques font chez Zwingli concurrence aux thèmes religieux.

2° Nous croyons pouvoir compléter les observations de W. Kôhler. Il convient d’abord, à notre gré, d'éliminer de cette question la diatribe de Zwingli contre le mercenariat et la guerre au service de l'étranger (cf. W. Œchsli, Zwingli als Slaatsmann, dans Ulrich Zwingli. Zum Gedàchlnis der Zurcher Reformation 1519-1919, Zurich, 1919, spécialement : ii, Zwingli im Kampj gegen Solddienste und Pensionen, p. 94-114) ; elle n’est pas ici ad rem. Elle montre seulement la clairvoyance de Zwingli qui, à rencontre de bien des esprits, s’est refusé à voir dans les campagnes d’Italie la continuation glorieuse, encore que mêlée de revers, des guerres de libération. La fameuse Lettre à Vadian, écrite au lendemain de Pavie (automne 1512 ; C. R., i, 23 sq.), où s’exhale la ferveur guerrière, se réfère à des impressions premières, renforcées par des souvenirs antiques, sur lesquelles Zwingli est revenu. Il a compris que la grandeur de son pays n'était pas là, dans la guerre de métier, qui payait sans doute ses promoteurs et la clientèle qui en vivait, mais qui se soldait pour le pays tout entier par un terrible déficit moral. Devant pareille entreprise, il avait beau jeu d'être pacifiste. Mais on aurait tort d’isoler ses déclarations et de les mettre au compte de la guerre en général. Notons aussi que la condamnation de la guerre mercenaire s'étend aux guerres de conquête

déchaînées par des despotes ambitieux qui en attendent un agrandissement de pouvoir et de prestige, ou simplement le moyen de payer leurs créanciers (C. R., iii, 436, 14).

Enfin, grâce à ce sens du social qui lui est propre et le distingue de Luther (cf. Julius Richter, Lulhers Slellung zum Kriege, dans Die christliche Welt, 1915, n. 10, p. 194), Zwingli paraît bien enseigner la responsabilité collective de ceux qui prennent part à une guerre injuste (du premier type) : « Tous ceux qui participent à une campagne sont solidairement coupables de tous les massacres qui s’y commettent. Ils forment tous ensemble une collectivité ou multitude, poursuivent le même dessein, ne font tous qu’une même œuvre, y prennent chacun leur bénéfice, encore que l’un puisse pécher plus que l’autre, au prorata de sa coopération au mal (C. R., ii, 335, 25).

3° La vraie pensée de Zwingli sur la guerre n’est pas à chercher dans ses « Avertissements » à la nation suisse, ou mises en garde contre le service mercenaire, qui datent (cf. aussi Eine treue und ernstliche Vermahnung an die Eidgenossen, 2 mai 1524, C. R., m, 97 sq.), mais dans des traités d’allure plus didactique tels que l’exposé des 67 thèses, le Lehrbuchlein (Quo paclo ingenui adolescentes formandi sunt, 1 er août 1523) ou les commentaires sur l'Écriture. Voir aussi Commentaire, C. R., iii, 758, 21. Dans YAuslegung des 40. Artikels (C. R., ii, 335, 20), Zwingli enseigne que le commandement : Tu ne dois pas tuer, vaut sans doute pour la guerre mercenaire qui est « une chose inhumaine, honteuse, peccamineuse », mais non pour les guerres conduites par l’autorité sur l’ordre de Dieu, en particulier les guerres de vindicte qui ont pour but de punir un roi coupable devant la justice divine — Zwingli cite l’exemple de la campagne de Sattl contre Agag et les Amalécites. Dieu peut ordonner alors « de tuer sans droit » ou motif apparent (on recht tôden). Il s’agit ici plutôt d’expéditions punitives, auxquelles on donne une légitimation en les référant à la volonté divine, source du droit, voire supérieure au droit. Zwingli dépasse déjà ici nettement la position luthérienne, qui justifie la guerre par l’autorité qui la commande, le droit de guerre étant indu dans le ius gladii. Il s’inspire de l’Ancien Testament qui lui dicte son interprétation générale de l’histoire, et spécialement de celle du peuple suisse, Gesta Dei per Helvetios. Ainsi, avons-nous vii, a-t-il interprété le passé, et, comme les voies de la Providence sont immuables, il ne doute pas que Dieu ne se serve à nouveau dans l’avenir du peuple suisse pour faire justice de ses ennemis. Le point de vue religieux et le point de vue national se rapprochent et coïncident, et c’est le spiritualisme zwinglien qui fait la soudure.

Dans le Lehrbuchlein il est encore plus formel : « L’idéal pour un chrétien serait de s’abstenir de toute guerre, pour autant que la situation générale et la tranquillité publique le permettent » (C. R., ii, 546, 23) ; mais qu’il s’agisse de la guerre ou de la paix, il faut avant tout se rallier au conseil supérieur de la Providence. Dieu, qui a aidé David dans la lutte contre Goliath et défendu contre leurs ennemis les Israélites désarmés, « nous protégera sans aucun doute, ou, s’il lui paraît bon d’agir autrement, 17 armera nos bras au combat ». Si donc la guerre devient une nécessité, « il faut avoir exclusivement pour but de défendre la patrie et ceux que Dieu nous ordonne (de protéger) » (ibid., 547, 6). « Formule assez élastique », note W. Kôhler (art. cit., p. 680), « qui met le droit moral de la guerre dans la main de la politique », mais d’une politique qui est censée puiser en haut ses lumières.

Dans le Commentaire sur saint Luc, d'époque postérieure (cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 561-565), la

guerre est envisagée comme moyen de légitime défense aux mains de l’autorité, dont elle se sert contre les perturbateurs de l’ordre public : c’est le point de vue luthérien ; mais ici encore Zwingli le dépasse en ouvrant une perspective sur des guerres d’une tout autre portée. Il s’agit de se défendre contre les ennemis du dehors qui mettent en danger les biens que le chrétien doit chérir par-dessus tout : la patrie, la vérité, la religion. Pour les conserver, il doit exposer même sa vie. Refuser son service serait, de sa part, gravement coupable. Zwingli prend ici le contre-pied de la thèse des anabaptistes qui, comme les Quakers de nos jours, prônaient la non-résistance au mal. Il semble que ce radicalisme n’ait pas peu contribué à discréditer aux yeux de Zwingli le pacifisme érasmien, auquel d’ailleurs il ne s’était rallié un instant que par un amour de l’idéal teinté d’opportunisme. Sans doute, la patience recommandée par le Christ est bonne, mais à l’égard de ceux qui veulent bien entendre raison. Pour les autres, la patience, interprétée sans doute comme un signe de faiblesse, « ne fait que pousser leur férocité à bout. Il faut alors, quand la justice publique et la vérité sont menacées, user de sévérité envers les impies » (Sch.-Sch., loc. cit., p. 565). Zwingli adopte ici une attitude agressive, qu’il fonde sur les intérêts supérieurs de la vérité et de la religion. L’histoire des années 1528-1531 se chargera d’illustrer et de commenter cette doctrine.

4° Assurément, pour Zwingli comme pour Luther, la guerre reste un mal ; l’idéal, ce serait que les hommes vivent pacifiquement au sein des cités ou des nations ; de ce point de vue les anabaptistes ont raison. Mais c’est là la justice divine, irréalisable sur terre ; la guerre est œuvre de justice humaine, et il peut arriver qu’elle soit inévitable, que la prudence même conseille la guerre préventive (les velléités de guerre préventive ne manquèrent pas chez Zwingli au lendemain même de la première paix de Rappel, 1529). Elle participe donc au régime de l’autorité et de la propriété, dont on commence par déclarer qu’elles sont un mal, pour affirmer ensuite que, dans l’état présent de l’humanité, ce sont des institutions indispensables et qui concourent à assurer un grand bien : la protection de l’ordre public et de toutes les valeurs qui y sont incluses pour la patrie et la religion. Il semble cependant que, à propos de la guerre moins que dans les deux cas précédents, Zwingli ait ressenti cette tension entre l’idéal sublime proposé aux chrétiens et la réalité brutale de la vie d’ici-bas qui Impose la guerre. Il a accepté celle-ci comme il a accepté l’idée de patrie, et à l’idéal pacifiste-cosmopolite il a substitué un autre idéal qui lui semblait tenir compte à la fois de ces deux valeurs : patrie et vérité évangéliquc, tout en se tenant plus près des faits : la guerre patriotique au service et pour la protection de l’Évangile. Et, si tension encore il y avait entre l’idéal et le réel, il la surmontait en remontant à Dieu, qui se sert de la guerre (ainsi que de l’autorité) comme d’un instrument pour châtier les rebelles. La guerre est alors moins un mal qu’un remède : Ultimum ergo remedium est bellum, quo non raro dominus tanquam virga et baculo negligentiam nostram punit isch.-Sch., ibid., p. 564).

Les Bernois s’étonnaient que Zwingli tentât de « planter la foi avec des hallebardes. Le réformateur eût sans doute répondu que, si celles-ci avaient été mohilisécs, c’était non p ; ir raison d’État, mais en vertu d’une consigne du Tn’s-Ilaut et pour la défense de la foi évangélique. Aussi longtemps qu’il y avait un parti catholique d’opposition dans la Confédération, l’évangélisme pour Zwingli était en état de légitime défense. Bref, Zwingli n’a pas connu les hésitations de Luther : celui-ci s’est du moins demandé

DICT. DE THBOL. CATHOL.

si la guerre était justifiable comme état ou comme activité au regard de la conscience (ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein kônnen), et il a toujours considéré la guerre comme un mal nécessaire ou une funeste nécessité. « À l’inverse, Zwingli a mis très vite les scrupules de côté, et il a marié l’Évangile et la guerre pour en faire la guerre évangélique » (W. Kohler, art. cit., p. 681).

5° Est-ce à dire que Zwingli, qui était soucieux d’accomplir la révolution religieuse au dedans, à Zurich même, dans la légalité et sans provoquer le moindre trouble, ait été partisan d’autres méthodes plus brutales, quand il s’agissait de propager la Réforme au dehors ? Non pas. E. Beurle a montré que la politique zwinglienne avait connu une première phase, idéaliste (cf. Der politische Kampf um die religiôse Einheit der Eidgenossenschaꝟ. 1520-1527, Linz, 1920, p. 2627). Zwingli est persuadé que la parole de Dieu se répandra de Zurich dans les autres cités, comme une lumière se communique de proche en proche ; que, à cet effet, deux conditions seulement sont nécessaires : la prédication et la protection officielle. L’attitude de Zwingli est alors à double face : elle est diplomatique en ce qui concerne l’État, missionnaire en ce qui regarde l’Église. Le premier point est connu ; le second a été moins remarqué.

Longtemps Zwingli chercha à seconder l’essor de la Réforme en Suisse en opérant par les voies légales (cf. E. Beurle, op. cit. et W. Œchsli, Die Anfûnge des Glaubenskonfliktes zwischen Zurich und den Eidgenossen 1521 bis 1524, Wintherthur, 1883) : faire que Zurich reprît sa place et son influence au Tagsatzung, obtenir la liberté de la prédication dans les Gemeine Herrschaflen, entr’ouvrir du moins la porte dans les cantons qui s’étaient fermés à l’évangélisme, en les amenant à adoucir leur législation pénale (commutation de la peine de mort décrétée contre les réformés en emprisonnement et confiscation des biens). L’accession de Berne à la Réforme (7 février 1528) (cf. W. Kôhler, Zwingli und Bern, Tiibingen, 1928) invita Zwingli à adopter une autre tactique, la première n’ayant pas donné les résultats attendus (cf. Was Zurich und Bern not ze betrachlen sye im fùn/ortischen handel, 1529, Sch.-Sch., vol. ii, t. iii, p. 101 sq., et Sigmund Widmer, dans Zwingliana, t. viii, fasc. 9, 1948, p. 535-554).

De ce moment, il se crut en mesure de faire pencher la balance en faveur de l’évangélisme, quitte à y mettre son épée. Toute sa politique fut dès lors fondée sur la supériorité numérique et guerrière du parti évangélique : présomption à laquelle les faits devaient infliger un démenti pour lui cruel. Il s’agissait toujours de frayer la voie à l’Évangile. Mais par quelles armes ? Il semble que le réformateur ait renoncé toujours davantage à ce qu’on a appelé les « moyens pauvres », et ait recouru avec une inclination toujours plus marquée aux armes tantôt subtiles de la diplomatie, tantôt lourdes de la guerre. Cependant, un avantage militaire était-il obtenu, ainsi en 1529, il ne songeait qu’à l’exploiter en envoyant les prédicateurs qui prépareraient sur place la consultation populaire et, éclairant les esprits, la feraient tourner à l’avantage de la religion réformée (cf. W. Œchsli, Zwingli als Staatsmann, ut supra, p. 159).

6° W. Œschsli (op. cit., p. 124-188) a soutenu la thèse que la politique d’alliance avait été suggérée à Zwingli par l’attitude des catholiques, qu’elle n’était même que le contre-pied de leur politique et qu’elle en partageait les mérites sans avoir à les payer aussi cher. Tandis que l’alliance des cantons catholiques avec Ferdinand d’Autriche tendait à ramener l’ennemi héréditaire sur le sol helvétique (Ferdinandeische Bund), Zwingli, par le Christliche Burgrecht, fédérait

T. — XV.

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Zurich et les villes de l’Allemagne du Sud : ce qui, outre le résultat tactique de faire sortir la métropole de sou isolement et de briser toute tentative d’encerclement, avait l’avantage politique de détacher ces villes du Reich et de les amener dans l’orbite de la Confédération, voire de préparer le rattachement de Constance à la Suisse. Nous laissons aux historiens le soin d’apprécier cette thèse (cf. du point de vue catholique : O. Vasella, dans Zeitschrift fur schweizerische Kirchengeschichte, xxxix, 1945, p. 171 sq.). Sur la politique étrangère de la Confédération à cette époque et la part qu’y ont prise les réformés, cf. W. Gisi, Der Anteil der Eidgenossen an der europâischen Politik, 1517-1521, dans Archiu fur schweiz. Gesch., xvii, 1871, p. 63 sq. ; H. Escher, Die Glaubensparteien in der Eidgenossenschaft und ihre Beziehungen zum Ausland, vornelimlich zum Hause Habsburg und zu den deutschen Protestanten, 1527-1531, Frauenfeld, 1882.

Il est bien clair que, si dans cette course aux alliances l’initiative est partie d’ailleurs, Zwingli, dès qu’il sentit son œuvre menacée, s’est mis à rechercher des alliés avec entrain, utilisant les nombreuses relations de l’humaniste et du réformateur dans un but politique. La confiance qu’il avait mise jadis dans la vertu immanente de la Parole, il la plaçait maintenant dans la politique d’alliance (cf. Lettre à Andréas Osiander, 6 mai 1527 : Non prseteribunt très anni, quin Italia, Gallise, Hispaniæ, Germania pedibus in nostram ierint sententiam ; C. R., ix, 130, 1).

Et puis il n’entendait pas se laisser arracher l’initiative des opérations, d’où son Plan zu einem Feldzug, composé vers la fin de 1524 (C. R., iii, 539 sq.) ; d’où son désenchantement à la suite de la première paix de Kappel, son horreur des compromis et des demimesures (Proviantsperre) ; sa démission de l’été 1531, qui lui permit de rétablir la situation à son profit et, ayant obtenu un vote de confiance du Conseil, de se lancer de plus belle vers la guerre préventive, dont il fut lui-même victime.

7° H. Dreyfus (op. infra cit., p. 156) attache trop d’importance au plan de campagne que nous venons de citer : toute la politique zwinglienne des dernières années y serait déjà indiquée en traits lumineux, les événements subséquents ne seraient que le déroulement du programme ici arrêté. En fait, c’est là seulement une esquisse, prématurée d’ailleurs et qui est restée sur le papier. Son principal intérêt est de nous découvrir, si nous ne le savions déjà par ses compositions poétiques et politiques antérieures (cf. C. R., 1, 1 sq., 39 sq.), que Zwingli excellait à saisir tous les éléments politiques d’une situation et à déterminer la ligne de la politique helvétique, entendez celle qu’il jugeait la plus convenable aux buts qu’il poursuivait dans l’intérêt de la Confédération.

Par ailleurs, ainsi que W. Kôhler l’a montré (cf. Huldrych Zwingli, 1943, p. 191), Zwingli n’a été initié que cinq ans plus tard à la grande politique européenne, en 1529, lors du voyage de Marburg. Son arrêt à Strasbourg, qu’on a nommé « le bureau de renseignements central » de l’époque (L. von Murait), fut fécond. Bucer s’y révéla un agent de premier ordre ; il le renseigna sur les intentions des princes catholiques allemands et de l’empereur lui-même. A Marburg, les conférences politiques continuèrent en marge de la controverse eucharistique : alors vraiment Zwingli devint le politique réaliste. Il prit goût au jeu de la politique, forma avec Philippe de Hesse et Ulrich de Wûrttemberg ce qu’on a appelé le t triumvirat de la politique évangélique d’alliance ( W. Kôhler ) (cf. M. Lenz, Zwingli und Landgraf Philipp, dans Zeitschrift fur Kirchengeschichte, t. iii, 1879, p. 2862, 220-274, 429-463) ; il semble même qu’il ait été tenté par la Machtpolitik, toujours au service de

l’Évangile bien entendu ; mais, comme le remarque encore W. Kôhler, « laissons hors de conteste la légitimité de ces plans et de cette action sur le terrain politique : même celui qui voit en Zwingli un politique génial doit accorder que cette Realpolitik a été faite certes pour la foi chrétienne, mais qu’elle se développe avec une autonomie souveraine selon ses propres normes et qu’elle n’est nullement gênée par les considérations de l’éthique chrétienne » (Zwingli und der Krieg, ut supra, p. 681).

8° Cependant cette observation n’est pas ultime, et W. Kôhler lui-même ne paraît pas avoir saisi le ressort secret de la politique zwinglienne : si hardie, si téméraire même qu’elle nous paraisse et si éloignée des réalités et de l’esprit même de la foi, elle rentrait, pour son auteur, dans la grande aventure de l’évangélisme et était soulevée par le même Esprit. Jamais sans doute ces deux extrêmes, qui sont comme les deux pôles entre lesquels oscille la pensée zwingUenne, n’avaient paru avec un tel relief : le mysticisme spiritualiste et le réalisme pratique. Chez Zwingli, le politique, le guerrier même sont portés par une vague spiritualiste, disons mieux, prophétique, qui transfigure la réalité, voit le but dans les moyens, la sublimité du but compensant le machiavélisme des moyens, et, tout en laissant à Dieu le mérite de la victoire, entend faire tout ce qui dépend de l’homme pour la hâter. Ajoutez d’ailleurs que sa théologie elle-même reçut une incidence politique, du fait que, selon lui, les obstacles confessionnels devaient tomber devant les nécessités politiques, dès lors qu’on était uni sur l’essentiel, et que, d’autre part, dans son attitude à l’égard du pouvoir impérial, il n’était pas retenu par les mêmes préjugés que les théologiens luthériens (cf. supra).

9° Dans la suite, ce qui n’était chez Zwingli qu’à l’état de résolution ou de tendance deviendra un courant dans le protestantisme, car, on ne saurait l’oublier, t sur les épaules de Zwingli et de Calvin se tiennent Cromwell et Roger Williams » ( W. Œchsli). Si l’on demande à quoi est due, en définitive, cette étroite union, ce mélange de la politique et de la religion dans la doctrine de Zwingli, nous répondrons qu’il faut l’attribuer à sa notion particulière de l’une et de l’autre : « Laissez vos curés se disputer entre eux au sujet de la foi et des sacrements, écrivait-il aux Confédérés (C. R., iii, 110, 4) ; pour vous, tenez-vousen à la religion et au Dieu de vos ancêtres. » Il s’agissait sans doute dans sa pensée d’une religion qui, en prônant la souveraineté de Dieu sur la vie humaine en ses diverses manifestations, de préférence sociales, encourageait le culte des vertus domestiques et civiques. Aussi, quand il se retournait de Dieu vers le peuple lui-même et passait de l’éthique au social (Volkstum), Zwingli y découvrait toujours la même vérité inspiratrice : le peuple périt faute de la vraie connaissance de Dieu (cf. C. R., i, 59, 1. 197 : In uns ist gar ghein goltes lieb…). Entre politique et religion, il n’y avait pas pour lui dualité, puisqu’il retrouvait Dieu au tréfonds de l’âme populaire, dans la conscience nationale dûment orientée. Cette conscience nationale lui préexistait, c’est le mérite de l’ouvrage de H. Dreyfus de l’avoir souligné (cf. Die Entwicklung eines politischen Gemeinsinns in der schweizerischen Eidgenossenschaft und der Politiker Ulrich Zwingli, Zurich, 1926) ; mais lui-même a contribué puissamment à la façonner. Il s’est inséré dans un courant (le nom de patrie, Vaterland, appliqué à la Suisse apparaît dans la littérature au tournant du xvie siècle ; voir, chez Zwingli lui-même, C. R., iii, 103, 16 et passim), s’est laissé porter par lui, quitte à lui imprimer ensuite la direction que lui suggérait son génie propre, sa personnalité.

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    1. ZWINGLIANISME##


ZWINGLIANISME. LE PROP H ÉTISME ZWINGLIEN

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Conclusion, génie et destinée de Zwinoli. — En définitive, Zwingli appartient à la lignée de ces hommes des frontières, qui se sont senti une vocation à l’égard d’un pays auquel sans doute un léger déplacement de bornes eût suffi à les rendre à tout jamais étrangers. De son village natal, il voyait l’Autriche, le sol de l’ennemi héréditaire. Il grandit dans l’ambiance de la guerre souabe et fut expulsé de l’Université de Vienne en 1498-1499, sans doute à la suite d’un différend politique (cf. O. Farner, Huldrych Zwingli, t. t, Zurich, 1943, p. 190). En 1516, il dut quitter sa paroisse de Glarus à raison de son attitude politique. A Zurich, il se servit de sa chaire comme d’une tribune (cf. C. R., i, 73, etBullinger, Reformationsclironik, i, 51) ; il n’hésita pas à prendre parti publiquement à l’occasion des grandes décisions politiques de la Cité et en vue même de les déterminer (C. R., ii, 313, 13 sq.). Il s’attribua même une sorte de magistère à l’égard des autres cantons, comme en témoignent ses t Avertissements » et les épîtres dédicatoires de ses différentes œuvres (sur la Christianx fidei expositio dédiée à François I er, cf. Paul Brûschweiler, Les rapports de Zwingli avec la France, Thèse, Paris, 1894, et V. Kôhler, Zu Zwinglis franzosischen Bùndnisplànen, dans Zwingliana, t. iv, 1928, p. 302 sq.). Il eût sans doute joué le rôle d’un directeur de la conscience nationale, n’était advenue la Réforme. Cependant, s’il prit parti pour celle-ci, c’est qu’elle lui paraissait susceptible de rendre au peuple suisse la santé morale et la cohésion intime qu’il était en voie de perdre. Tout au cours de son activité réformiste, il ne poursuivit dès lors qu’un but : réaliser une Confédération unie et rénovée sous l’égide de l’évangélisme.

Il serait vain de demander lequel a le primat dans ses intentions : l’esprit réformé ou le zèle patriotique. Car, nous l’avons souligné, replacées dans sa psychologie concrète, ces valeurs s’incluent pour lui mutuellement. Du diagnostic de la situation de son peuple, il remontait à Dieu, et de Dieu, en qui il voyait surtout le maître souverain, il redescendait, par un nouvel élan de son âme religieuse, vers ce même peuple objet d’une providence spéciale (cf. C. R., iii, 110, 7). Par ailleurs, le caractère totalitaire de l’évangélisme rendait tout compromis avec le catholicisme impossible, et il n’eut jamais même l’idée d’une Confédération divisée confessionnellement comme elle l’est aujourd’hui. Par là s’expliquent son âpreté et son bellicisme : il était sans cesse placé devant l’alternative : tout ou rien — et de même à l’échelle européenne, ce qui s’alliait bien aussi avec l’absolu de son propre tempérament. De là aussi son intolérance, car, W. Œchsli lui-même en fait l’aveu, ce qui choque, c’est de voir que Zwingli exigeait des V cantons (catholiques) pour les réformés une liberté de foi, que lui-même à Zuricli n’accordait pas aux catholiques » (Zwingli als Staalsmann, ut supra, p. 143).

On en a fait un précurseur des libertés démocratiques de la Suisse moderne et un pionnier de la Constitution de 1848 (cf. Stæhelin, ii, p. 353). En fait, s’il lui avait été donné de réaliser ses projets, la Confédération eût présenté une tout autre structure que celle qui lui est échue : la direction religieuse et politique (Fûhrung) eût été attribuée à Zurich et à Berne, « comme deux bœufs attelés à un chariot qui tirent au même joug (Zwingli), à moins que Zurich n’eût évincé Berne ; et l’ensemble des cantons évangéliques reliés entre eux et à ces deux villes mattresses eût, à son tour, agi sur les destinées du reste de l’Lurope et l’eût Incliné dans le sens de la Réforme. La défaite de Rappel ( 1 531 j est venue à temps arrêter ce développement : c’est une de ces rencontres historiques où le sort du catholicisme a été décidé sur un champ de bataille. Ce qui est resté du testament

politique de Zwingli, il est assez difficile de le démêler. Retenons que chez lui la politique est élevée presque au plan de la Heilsgeschichte, et qu’à son tour la religion tend à s’abaisser au niveau de la politique et de la caractéristique morale d’un peuple (Volkstum). Et ce qui, finalement, fait l’équilibre entre ces deux tendances, en même temps qu’il donne au complexe son orientation et son élan, c’est le prophétisme. En descendant dans l’arène politique, Zwingli croyait accomplir son office prophétique et continuer, à l’égard du peuple suisse, l’œuvre des prophètes d’Israël. Ainsi, selon la remarque de H. Escher, « chez Zwingli l’homme d’État est en très étroite relation avec le pasteur et le prophète. Ce que celui-ci reconnaît comme nuisible à son œuvre doit être éliminé impitoyablement par celui-là. De la conception que Zwingli se faisait de l’office prophétique découle cet effet à la fois puissant et unique, qui confère à la politique zwinglienne un élan et une force d’expansion singuliers ; à leur tour, ces facteurs ont conduit à méconnaître les situations réelles et à abandonner les fondements indispensables à un sain développement, erreurs qui, dans la suite, devaient être payées si cher (Zwingli als Staatsmann, dans Zwingliana, t. v, 1931, p. 300-301).