Dictionnaire de théologie catholique/ZWINGLIANISME I. Sources du zwinglianisme

Jacques Vincent-Marie Pollet
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1108-1118).

I. Sources du zwinglianisme.

On a coutume de mentionner comme sources de la doctrine de Zwingli : la scolastique, l’humanisme et la Réforme naissante en Allemagne (Luther). Il s’agit là seulement d’un apport matériel et simultané plutôt que d’apports successifs, car les influences issues de l’humanisme et de la Réforme se sont constamment croisées dans la pensée de Zwingli. En outre, il a réagi sur ces données selon son génie propre, et finalement sa théologie porte le cachet de sa personnalité et ne se laisse pas réduire en ses composants par analyse. Cette personnalité elle-même baignait dans le milieu natal ; elle s’est développée au sein de la Confédération : les influences qui tiennent au cadre, au terroir, aux conjonctures historiques, pour être moins relevées que les précédentes, n’en ont pas moins agi puissamment sur l’orientation du génie de Zwingli (cf. infra, col. 391 7). C’est ce qui ressort abondamment de l’étude récente de O. Farner, Huldrych Zwingli, 2 vol., spécialement t. i : Seine Jugend, Schulzeit und Studentenjahre, 1484-1506 (Zurich, 1943). Y renvoyant le lecteur, on se contentera d’étudier ici l’influence sur Zwingli de la scolastique (I), de l’humanisme (II) et de Luther (III).

I. INFLUENCE DE LA SCOLASTIQUE.

Zwingli et la « via antiqua ».

« On a coutume d’accentuer le

caractère humaniste de la formation de Zwingli, mais il ne faudrait pas oublier qu’un fondement scolastique l’a précédé » (W. Kôhler). Les études de G. Ritter (Studien zur Spätscholaslik, ii, Via antiqua und via moderna au} den deutschen Vniversitâlen des 15. Jahrhunderts, dans Silzungsberichte der Heidelberger Akad. der Wiss., 1922) et de H. Hermelink (Die theologistche Fakultät in Tübingen vor der Reformation 1477-1534, Tübingen, 1906) contribuent à nous éclairer sur la formation scolastique de Zwingli, mais elles ne font pas la lumière de façon absolument décisive, puisque, O. Farner, revenant récemment sur le sujet (op. cit., i, 217 iq.), a remis en question l’appartenance du réformateur à la via antiqua. Il y a cependant des arguments positifs en faveur de cette assertion : témoignages de Zwingli lui-même, caractère de ses œuvres et de l’orientation de son esprit :

1. Dans le 18e article de l’Auslegung der Schlussreden, Zwingli se réclame de Th. Wyttenbach, qui lui a enseigné la futilité des indulgences et, à l’inverse, le prix unique de la mort salutaire du Christ (C. R., ii, 145, 25 sq. ; cf. v, 718, 5). D’après son biographe moderne (cf. Stæhelin, i, 40), Zwingli se référerait ici à une dispute postérieure, datant de 1515 (vor etwas zyten), à laquelle son maître de jadis (min herr und geliebter trüwer lerer) aurait pris part. Zwingli étudia à Bâle de 1500 à 1506 à la faculté des arts ; promu maître es arts au début de 1506, il entra à la faculté de théologie, où il suivit les leçons de Th. Wyttenbach pendant deux semestres. Wyttenbach lisait les Sentences et commentait l’Écriture, spécialement l’épître aux Romains. Le séjour de Zwingli à Bâle fut brusquement interrompu par sa nomination à la cure de Glarus. Si Th. Wyttenbach exerça une influence sur lui, ce fut plutôt à titre d’initiateur et par les horizons nouveaux qu’il lui ouvrit.

Or, de quelle école était Wyttenbach ? Nous connaissons ses ascendants (cf. H. Hermelink, 'op. cit., p. 156 et 163). Il était, l’élève de Paulus Scriptoris et de Konrad Sommenhart, qui représentaient alors à Tübingen la via antiqua. De Paris, où elle régnait depuis l’édit de 1473, qui excluait les occamistes, la via antiqua s’était répandue dans l’Allemagne du Sud ; elle fut introduite à Bâle par Johann Heynlin von Stein ; elle s’infiltra même jusqu’à Vienne, où Konrad Celtes, sous qui Zwingli étudia, était de ses adeptes. En revanche, dans l’Allemagne du Nord dominait le nominalisme occamien ou via moderna. Entre les deux réformateurs : Luther et Zwingli, il y a au départ la distance qui sépare les deux voies.

Elle est bien accusée dans une lettre de Glarean (Heinrich Loriti), ami de Zwingli, qui en 1511, alors qu’il étudiait à Cologne, lui envoie un écrit de Lambertus de Monte sur Aristote, disant : « Tu es un aristotélicien » (C. R., vii, 14, 3). Il se plaint aussi des vaines subtilités de la scolastique telle qu’on l’enseignait à Cologne (la logique des termini) et prie Zwingli de faciliter son transfert à Bâle, afin qu’il puisse s’instruire in via seu secta Scoti (C. R., vii, 3, 20). Ainsi désignait-on la via antiqua qui se donnait comme héritière de l’ancienne scolastique (S. Thomas, Duns Scot). Dans sa bibliothèque, dont W. Kôhler a fait l’inventaire (cf. Huldrych Zwinglis Bibliothek, Zurich, 1921), Zwingli avait un exemplaire de Duns Scot (éd. de Venise, 1503), ainsi que les Sentences de P. Lombard et le commentaire de Paulus Cortesius sur cet ouvrage (préfacé par Rhénan, Froben, 1513).

Sous une impulsion partie de Paris (Lefèvre d’Étaples), mais qui a pu avoir sa source première dans la Renaissance italienne (Académie de Florence), cette école de scolastique était en voie de renouvellement. Si l’on en croit la thèse de H. Hermelink (cf. Die religiösen Reformbestrebungen des deutschen Humanismus, Tübingen, 1907), l’humanisme allemand serait issu de ce courant ; disons du moins que la via antiqua favorisa l’essor de l’humanisme ; ainsi, sans nul doute, chez Zwingli, encore qu’à son insu. Cependant, une fois qu’il se fut attaché à Érasme, il partagea le mépris de celui-ci pour la scolastique (C. R., viii, 84, 6 ; cf. i, 377, 27 ; ii, 94, 28) — enveloppant sous ce nom anciens et modernes — et il oublia qu’avant même Érasme les anciens prônaient la restauration de la théologie sur ses bases véritables, soit donc le retour, par de la S. Thomas et Aristote, aux Pères et à l’Écriture,

2. Que Zwingli doive sa formation philosophique et théologique à la via antiqua, nous en avons le témoignage dans ses œuvres mêmes et l’orientation de son esprit : « Le cadre idéologique dans lequel se meut la théologie de Zwingli, écrit W. Köhler, est moyenâgeux, scolastico-réaliste et, de ce chef, tout effort pour en faire un penseur moderne, un précurseur de l'Aufklärung, se heurte à un sérieux obstacle » (Zwingli als Theologe, dans Ulrich Zwingli. Zum Gedächtnis der Zürcher Reformation 1519-1919, Zürich, 1919, p. 19).

Zwingli adopte les conceptions physiques du Moyen Age, qu’il étoffe seulement par la lecture des auteurs profanes et ses observations personnelles : il enrichit ainsi la preuve téléologique traditionnelle (cf. De Providentia, Sch.-Sch., vol. iv, p. 92-93). Par ailleurs, sa notion de Dieu est pour une large part empruntée à Aristote (Dieu, bien suprême, premier moteur, cause suprême et être par excellence, das « Ist » ). Son angélologie l’apparente aux scolastiques (cf. C. R., vii, 288, 22 : Neoterici s’entend des scolastiques par opposition aux Pères, appelés veteres theologi ; cf. C. R., , 929, n. 8). Il confesse avoir reçu sa psychologie des « philosophes », entendez des scolastiques, d’après C. R., i, 377, 27. Sa christologie, mûrie dans la controverse eucharistique, est influencée par les problèmes contemporains, scolastiques, qui se posaient dans le cercle de Lefèvre d’Étaples (ce dernier était lui-même aristotélicien de tendance : cf. P. Mestwerdt, Die Anfànge des Erasmus, 1917, p. 311, n. 2). Cette constatation a une portée générale : la problématique de l’École est à l’arrièreplan de bien des questions, telles qu’elles se posent à l’esprit de Zwingli, et la dialectique traditionnelle, à laquelle il était rompu, l’aide à les débrouiller. On a remarqué aussi que Zwingli à Glarus (1508-1516), soucieux de parfaire sa culture, accueille tous les ouvrages qui paraissent, édités par les humanistes, sur toute une gamme de sujets : sciences naturelles, physique, éthique, arithmétique, métaphysique, histoire, etc. Une lecture aussi abondante et variée suppose à son principe une vue réaliste de l’univers telle que seule la via antiqua la rendait possible. Cette curiosité si vaste et toujours en éveil est bien éloignée de l’attitude d’esprit d’un Luther.

La rencontre avec Luther à Marburg fournit justement la preuve cruciale de ce que nous avançons. Alors, il apparut que ces deux hommes venaient des coins les plus opposés de l’horizon philosophique du temps. À la base même de leurs conceptions eucharistiques divergentes, on trouve des préjugés philosophiques, métaphysiques, qui s’inspirent des deux écoles concurrentes. Le premier argumente en se fondant sur la pleine réalité du concept de corps, il accentue la limitation qui est absolument liée à ce concept et exclut l’ubiquité, insiste sur la localisation du Corps du Christ même glorifié. Le second part d’une formule et s’y tient : les termes appellent les réalités correspondantes. Il est dans la logique même de la via moderna d’isoler les apparences de la réalité : la foi seule franchit le fossé, en atteignant directement celleci. Luther aborde de front le miracle eucharistique, il y voit une occasion d’exercer sa foi, selon la manière même à laquelle sa discipline intellectuelle l’a accoutumé. Zwingli, en revanche, l’interprète comme une impossibilité métaphysique : sa théorie de la connaissance l’oblige à prendre les choses pour ce qu’elles sont : réalités ontologiques, réellement connaissables et nullement interchangeables entre elles. Il se refuse à faire du Corps du Christ le jouet de « spéculations qui ne tiennent pas compte de sa consistance », quitte à passer aux yeux de ses adversaires (Strauss) pour un « sophiste aristotélicien » (C. R., v, 492, 21 et la note).

2° Zivingli et la « via moderna ». — Est-ce à dire que Zwingli est le disciple exclusif de la via antiqua, et les hésitations de O. Farner n’ont-elles pas aussi leur bien-fondé ? Non. Ici encore il y a des témoignages et des faits qui parlent en sens inverse :

1. A Bâle, on était arrivé depuis 1492 à un compromis entre les deux voies. Des maîtres de tendances opposées se succédaient dans la même chaire ou enseignaient parallèlement. Or il n’est pas dans le tempérament de Zwingli, et il n’a jamais été dans sa pratique, de s’attacher tellement à un maître qu’il renonce pour cela à un autre qui lui aussi a sa contri bution originale à apporter. Lui-même en fait l’aveu, avec une certaine candeur : « Dès ma jeunesse, Dieu m’a donné la disposition de chercher à m’instruire avec assiduité, tant dans les sciences divines que dans les humaines… Et jamais, au cours de mes études, je ne me suis attaché à un maître au point que pour cela je dusse m’éloigner d’un autre et refuser ce qui me viendrait de la supériorité de ce dernier en savoir et en clarté. » Et voici une profession d’éclectisme qui explique ce qu’il peut y avoir de disparate dans les écrits et le système du réformateur : « J’ai considéré l’ensemble de tous les sages et saints docteurs qui ont vécu en un temps quelconque comme formant une seule assemblée, disons mieux : un repas, auquel chacun a le droit et le devoir d’apporter son écot » (Sch.-Sch., vol. v, p. 547-48). Ainsi ses préférences pour Aristote ne l’obligent pas à délaisser Platon ; dans l’étude des Saintes lettres, il consulte tour à tour les maîtres hébreux, grecs et latins. Aborde-t-il Isaïe, il confronte les LXX et S. Jérôme et s’aide du commentaire récent d’Œcolampade. Sa philosophie fortifie en lui cette inclination : « La vérité est pour moi ce que le soleil est pour le monde. De même que le soleil par sa présence répand joie et ardeur au travail, de même l’esprit soupire après la lumière de la vérité, et partout où il en rencontre un rayon, il s’y porte avec un joyeux empressement » (ibid., p. 552-53). Sur l’éclectisme de Zwingli, cf. P. Wernle, Reformatorisches Clauben und Denken, dans Kirchenblatt fiir die reformierte Schweiz, xx, 1903, p. 151 sq.

2. Dans son dernier ouvrage (cf. Huldrgch Zwingli, 1943, p. 22), W. Kôhler se refuse à reconnaître dans la pensée de Zwingli des traces de l’influence de la via nova, à moins, ajoute-t-il, de faire commencer celle-ci avec Duns Scot. De ce dernier Zwingli est largement tributaire (cf. infra, col. 3796 3807, 3909 etc.). Dans sa conception de la loi et du péché, de la foi, de la Providence, partout on relève la note volontariste qui, s’il s’agit de Dieu, risque de se dégrader en un déterminisme absurde (Dieu supérieur à toute loi ; sa volonté seule règle du bien et du mal ; de l’élection et de la réprobation, etc. ; cf. infra, col. 3781 sq.). Dans le De Providentia, Zwingli attribue à saint Thomas, concernant la prédestination, une opinion qui lui est entièrement étrangère (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 113). C’est là une fausse réminiscence. Pensons plutôt à G. Biel (cf. H. Hermelink, Die theol. Fakultût in Tùbingen, ut supra, p. 116). Il y a aussi dans la dogmatique de Zwingli des éléments qui supposent une certaine familiarité avec le nominalisme occamien et la logique des termini (cf. C. R., i, 551, 12 ; cf. ii, 154, 7). Ainsi le monothéisme zwinglien tend-il à réduire les propriétés personnelles en Dieu à de simples noms (nomina sive personœ) ou à confondre les attributs divins avec les personnes de la Trinité (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 47, 83). En christologie, l’Allôosis, substitut de la communicatio idiomalum, a une saveur nominaliste (cf. infra, col. 3792). E. Seeberg aperçoit un rapport entre le symbolisme sacramentel de Zwingli et le nominalisme (art. infra cit., p. 56 ; voir aussi, en morale, Sch.-Sch., vol. iii, p. 286 : alia atque alia nomina [en parlant des diverses vertus]).

Mais à quoi bon relever tel ou tel trait, alors que tout le système de Zwingli se place dans la ligne de l’occamisme ? Car la distinction occamienne entre le monde des apparences, ouvert à nos sens, et l’être réel des choses, qui ne peut être atteint que par la fol, où la trouve-t-on plus constamment affirmée que chez Zwingli ? Encore que, partant d’un point de vue différent d’Occam, métaphysique, non logique, Zwingli a été amené à vider les choses de leur substance et à mettre toute leur réalité en Dieu. Entre les sensibilia et les intelligibilia (ou spiritualia), point de médiation

possible. Et ce qui chez l’un est un principe de connaissance devient chez l’autre le fondement d’une conception nouvelle de la religion. Si, d’autre part, il existe une affinité entre ces vues et la doctrine néoplatonicienne des degrés de l’être (dont Zwingli a connaissance par le stoïcisme ou la mystique dyonisienne), ceci n’est pas pour déplaire à l’éclectisme zwinglien qui trouve dans ces spéculations un surcroît de lumière.

II. influence DE L’BUMANisme. — La période de Glarus (1506-1516) marque l’éveil de l’esprit de Zwingli à l’humanisme. Il multiplie ses lectures d’auteurs anciens : historiens, poètes, géographes, philosophes, etc. Il noue des relations avec les humanistes de Paris, notamment avec Lefèvre d’Étaples, grâce à ses amis Glarean et Beatus Rhenanus, qui étudient dans la capitale. De cet auteur, il possède le Psalterium quintuplez (1508) ; on ne sait s’il a connu son commentaire sur saint Paul (1512). Cependant Érasme vient se fixer à Bâle (1514) ; autour de lui se forme rapidement un cercle d’admirateurs et d’amis. Zwingli s’y sent attiré ; son transfert à Einsiedeln (1516) le rapproche du foyer de l’humanisme en Suisse. Dès le printemps 1516, écrivant son second poème politico-religieux, le Labyrinthe, il laisse percer une note érasmienne. Après le tableau des guerres et des dérèglements qui en sont la suite, il s’interrompt : Hat uns das Christus glert ? (C. R., i, 60, vs. 213.) On reconnaît ici le courant de piété érasmienne qui, parti de Deventer (Frères de la vie commune), veut susciter autour du maître, avec une ferveur accrue, un renouveau de vie individuel et social. Il est possible que Zwingli ait pénétré dans l’entourage d’Érasme par le biais de la politique : on y était acquis au pacifisme qui pouvait passer en effet, même au jugement d’un Zwingli, pour la solution de l’heure (cf. infra, col. 3911). Nul doute, en tout cas, que Zwingli ait été séduit par les incidences sociales du programme érasmien. La « renaissance du christianisme », qui en était l’objet, s’entend de l’Église, mais aussi de la société ambiante : à la réforme des abus ecclésiastiques devait s’ajouter la réforme des mœurs publiques. Les aspirations à la fois moralisatrices et patriotiques de Zwingli y trouvaient leur compte. Celui-ci puisait aussi dans l’idéal érasmien un enrichissement personnel — Érasme l’orientait décidément vers les sources de la culture chrétienne et antique — voire une règle de vie. Car la mystique érasmienne, christocentriquc, était doublée d’une ascèse, à laquelle le futur réformateur était prêt à se soumettre (cf. C. R., vii, 110, 8).

De 1516 à 1519, Zwingli fut le parfait disciple d’Érasme : non seulement il modela son idéal sur le sien, le suivit dans son retour aux sources et ses préférences d’érudit, mais il prit au sérieux tous les points de son programme de rénovation et, cloué comme il l’était d’une nature fougueuse, prompte à l’action, il tenta de les mettre en œuvre. A Einsiedeln, et surtout à Zurich dès 1519, Zwingli fut, si l’on en juge par les thèmes de sa prédication, un réformateur d’abus, et cela sous l’impression même qu’il avait reçue de son contact avec Érasme et de tout ce que ce nom symbolisait pour lui. Or ici il achoppa — nous indiquerons bientôt pourquoi - et du même coup les failles de l’idéal érasmien se découvrirent à lui. Cependant l’influence des idées érasmiennes se continua bien après qu’il eut rompu avec le maître ; il ne cessa de la prolonger lui-même en son esprit et tous les fils de sa propre doctrine y conduisent. Cet alliage singulier d’humanisme et de christianisme qui caractérise son système, il rn <i trouur l’indication chez Érasme. Mais, à son tour, [’Influence d’Énume dépasse celui-ci, puisque le principal mérite du maître fut de renvoyer ses disciples à l’antiquité, aux Pères, à l’Écriture surtout,

et de les aider, par ses propres écrits, à s’abreuver à ces sources. Ainsi, à la question : qu’est-ce que Zwingli doit à Érasme ? il y a une double réponse, ou, si l’on veut, l’influence d’Érasme se situe sur deux registres : à côté d’emprunts immédiats, il faut relever les sources auxquelles Zwingli fut conduit par la médiation d’Érasme.

1° Zwingli disciple d’Érasme dans la lecture de l’Écriture et des Pères. — 1. J.-M. Usteri a passé en revue les principales acquisitions de Zwingli dues à sa lecture des Pères (cf. Initia Zwinglii, dans Theol. Studien und Kritiken, 1885, p. 607 sq. ; 1886, p. 95 sq.). Notons qu’il avait accès aux Cappadociens par les traductions de Cono et de Beatus Rhenanus ; qu’il témoigne de bonne heure un intérêt pour les questions trinitaires et christologiques. Il est spécialement redevable à Grégoire de Nysse pour l’anthropologie. Par ailleurs, son intérêt se concentre sur Origène et Jérôme, auxquels on peut ajouter Ambroise (Ambrosiaster ) : c’étaient les auteurs préférés d’Érasme, qui les trouvait plus fertiles d’esprit qu’Augustin. Zwingli recommande au curateur de l’abbaye d’Einsiedeln, Diebold von Geroldzegg, la lecture de saint Jérôme (C. R., ii, 145, 7 ; cꝟ. 212, 6). Lui-même s’intéresse surtout à ses lettres, aux commentaires et au psautier (Psalterium quadruplex, couvert de notes) ; il y cherche plus particulièrement le détail philologique ou archéologique qui facilite l’intelligence du texte sacré. En revanche, à Cyrille d’Alexandrie (il a lu son commentaire sur saint Jean [trad. lat., Paris, 1508] avant la parution du Nouveau Testament d’Érasme) et surtout à Origène, il demande de l’éclairer dans l’interprétation spirituelle de l’Écriture. Ici encore, cette préférence pour le sens spirituel ou allégorique, Zwingli la doit à Érasme. Il la portera si loin que sa dogmatique en recevra l’empreinte (cf. son symbolisme sacramentel, infra, col. 38Il sq.). Par ailleurs, Zwingli unit à ces préoccupations spiritualistes une curiosité très éveillée d’érudit et d’exégète. Pour obtenir la pure doctrine, il faut d’abord se soucier de la pureté du texte sacré : c’est pourquoi il se sert de l’Instrumentum d’Érasme, s’entoure de lexiques et de commentaires. Alors qu’en 1515-1516 Luther commentait doctoralement l’épître aux Romains, Zwingli s’attaquait au même texte un peu plus tard, 1516-1517, non pour l’interpréter d’après des vues personnelles, mais d’abord pour le comprendre. W. Kôhler termine son examen des méthodes de travail de Zwingli par un saisissant parallèle, dont on retiendra la conclusion : « Luther commence là où Zwingli s’arrête » (art. infra cit., 89).

2. On ne peut cependant échapper à la question : si objectif et impersonnel que fût son travail, comment, avec quels yeux Zwingli lisait-il l’Écriture et les Pères ? Or, ici, nous avons pour nous renseigner un document incomparable : le manuscrit des épîtres de saint Paul transcrites par Zwingli au cours de son séjour à Einsiedeln (1516-1517). Érasme conseillait à ses disciples de se faire un résumé de la doctrine du Christ à l’aide des évangiles, des épîtres et des Pères (cf. J.-M. Usteri, Zwingli und Erasmus, 1885, p. 14) ; cette consigne du maître est à l’origine de la tâche que Zwingli s’est imposée : transcrire en grec (avec les fautes du débutant : il avait commencé le grec en 1513) le texte qu’Érasme venait de donner en librairie et l’éclairer à l’aide de gloses marginales : textes parai lèles de l’Écriture et passages des Pères. Les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament révèlent déjà j une grande maîtrise du texte sacré et le sentiment de i l’unité organique de la Bible : cette inspiration par-J tait sans doute de Lefèvre d’Étaples, à qui Zwingli doit le principe exégétique de l’interprétation de l’Écriture par elle-même.

Si l’on étudie, à la suite de W. Kôhler, les gloses de Zwingli sur l’épître aux Romains (cf. Die Randglossen Zwinglis zum Rômerbrief, dans Forschungen zur Kirchengeschichte und zur christlichen Kunst, Leipzig, 1931, p. 86-106), on s’aperçoit qu’il ne doit rien à la théologie d’Érasme (il a utilisé les Annotations, mais non les Excursus) ; en revanche, il puise constamment dans Origène. Il suit cet auteur dans l’interprétation des notions de loi et de péché ; souligne avec lui l’opposition de la chair et de l’esprit et retient son insistance sur la régénération dans l’Esprit. Certains traits de la morale zwinglienne trouvent ici leur explication : chez lui comme chez Origène la Loi prend un caractère intemporel, supra-historique, et tend à se confondre avec la loi naturelle inscrite par l’Esprit dans les cœurs, ou avec l’Esprit lui-même. De même, la chair est le siège du péché, l’Esprit la cause de la régénération, sinon même son aspect dominant. Les chapitres vin sq. de cette épître, où saint Paul décrit la vie dans l’Esprit, méconnus par Luther, ont suscité une résonance profonde chez Zwingli ; Origène n’y est sans doute pas étranger. Par ailleurs, dans le domaine de la grâce et de la foi, Zwingli serait plutôt tributaire de l’Ambrosiaster. Il demeure que « l’autorité théologique de Zwingli dans l’étude de l’épître aux Romains, c’est en premier lieu Origène ». Or, Origène fait la liaison avec Platon, et il sollicite Paul dans le sens de son système (W. Volker, Paulus bei Origenes, dans Theol. Stud. und Krit., en, fasc. 3, 1930, p. 265, parle de stândiges Umdeuten). Il ne faut donc pas s’attendre à rencontrer beaucoup de paulinisme « génuine » dans le Zwingli de ces années ; tout au plus peut-on dire que cette épître, en l’obligeant à se concentrer sur la question du péché et de l’attitude de l’homme régénéré, l’a amené à proximité du champ battu alors en Allemagne par les écrits de Luther et la Réforme naissante. Que manquait-il pour qu’il y entrât ? On est tenté de répondre : la médiation de saint Augustin. C’est un fait que ce Père ne figure pas dans les gloses marginales pour la période d’Einsiedeln.

3. A Einsiedeln, Zwingli « annonce le Christ » : entendez que le Christ et son message forment le thème central de ses prédications, comme le voulait Érasme, et le peuple l’écoute volontiers (C. R., vii, 120, 15). Il lit encore l’Évangile par péricopes, mais à Zurich il rompt décidément avec l’usage ecclésiastique et se met à commenter à la suite l’évangile de saint Matthieu : inaudilum Germanis hominibus opus (C. i ?., vii, 106, 4 ; cf. R. Stæhelin, H. Zwingli, vol. i, 1895, p. 132). Selon une suggestion d’E. Brunner (cf. Monatschrift fur Pastoraltheologie, xxvii, 1931, p. 314), la différence de théologie des deux réformateurs serait à mettre en relation avec le fait que, à Wittenberg, la Réforme a commencé avec l’étude de Paul, à Zurich, avec celle de Matthieu. Dans la théologie de Zwingli, les Synoptiques, qui chez Luther rétrocèdent devant Paul, reçoivent le traitement qu’ils méritent à côté de l’apôtre. En fait, si la remarque n’est pas tout à fait exacte (en cette même année 1519, dans la Stadtkirche de Wittenberg, Luther, interrompant la série des péricopes, se met à commenter Matth.), elle vaut dans sa généralité. En bon disciple d’Érasme, Zwingli présente à la communauté qu’il entend réformer, avant tout, la doctrine et l’œuvre de Jésus ; il les trouve dans les Synoptiques, et spécialement dans le sermon sur la Montagne. C’est là le résumé de la morale évangélique qu’il entend inculquer à ses auditeurs : Christus lehren, Christus einhammern, ces expressions reviennent souvent dans sa correspondance de ce temps.

Sans doute, il est important de le reconnaître, chez Zwingli comme chez Luther, la lecture des épîtres précède temporellement et d’une priorité réelle celle des Synoptiques ; mais est-ce à dire, comme le voudrait

Fr. Blanke (ibid.), qu’à Zurich comme à Wittenberg on lit les Synoptiques avec des lunettes pauliniennes ? Il ne le semble pas. Zwingli avait devant les yeux le portrait du Christ peint par Érasme, qui se ressent de l’hellénisme plus que du paulinisme ; en outre, il reste fidèle jusque dans ses prédications à la méthode que lui a enseignée le maître ; il se compose une chaîne de textes patristiques tirés d’Origène et des Homélies de saint Jean Chrysostome (cf. C. R., vti, 225, 15 ; Usteri, Festschrift, ut infra, p. 12, note), qu’il suit dans l’explication de l’Évangile. Et quel but se propose-t-il en ce faisant ? Amener la conversion des cœurs, au sens luthérien, suscitant chez ses auditeurs la douleur de leurs péchés et leur rappelant le prix de la croix du Christ ? Non pas, mais bien : « enseigner aux hommes la justice » (erudire homines ad iustiliam ; lettre laudative de Simon Stumpf à Zwingli, 2 juillet 1519, dans C. R., vu, 195, 12), c’est-à-dire réformer la morale privée et publique selon les normes de la doctrine éthico-religieuse du Christ, qui correspondent d’ailleurs, selon le syncrétisme humaniste et érasmien, à ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, son aspiration à la justice. Zwingli fait œuvre d’humaniste et d’Aufklârer autant que de prédicateur ; il enseigne la « philosophie du Christ » et il attend une réforme religieuse et sociale plutôt que des fruits de sainteté intérieure (sur Zwingli prédicateur, cf. R. Stæhelin, Zwingli als Prediger, Bâle, 1887 ; W. Kôhler, Der Prediger Zwingli, dans Protestantische Rundschau, 1942, 3. Jahrg., p. 98-101).

4. À côté de ses prédications, il poursuit d’ailleurs, toujours selon l’idéal érasmien, une œuvre pédagogique qui, commencée avec l’école de latin de Glarus, culminera dans l’institution à Zurich de la Prophezei (cf. infra, col. 3767). Ici Zwingli explique d’une manière plus savante, mais toujours de façon à la rendre accessible aux simples, l’Écriture de l’Ancien Testament, les Psaumes d’abord, plus tard les Prophètes. A l’égard du Nouveau Testament, ses préférences elles-mêmes varieront. À mesure qu’il se laisse davantage gagner par des vues spiritualistes, son intérêt passe des Synoptiques à saint Jean. Dans l’Arnica Exegesis (1527), il écrit : Toile enim Ioannis evangelion — solem mundo abstulisli (C. R., v, 564, 10). On peut dire qu’en ce domaine biblique son éclectisme le sert : non seulement il a su faire une place, qu’on serait tenté de trouver trop grande, à l’Ancien Testament à côté du Nouveau, mais il accueille toute la lumière qui lui vient de celui-ci, qu’elle dérive des évangiles ou des épîtres (Jac. ou Hebr.). Si, parmi les épîtres de saint Paul, il a comme Luther une préférence pour Gai. (C. R., i, 563, 5), il ne fut jamais paulinien au sens exclusif, unilatéral, de Luther. Si cependant on cherchait un parallélisme avec l’attitude de Luther, on trouverait dans Rom., ix, 20 sq. (la prédestination, effet de la toute-puissance absolue de Dieu) le verset qui a fourni à Zwingli le leitmotiv de sa théologie, correspondant à ce qu’a pu être Rom., i, 17 (la justification par la foi) pour Luther.

Emprunts immédiats à Érasme.

1. Zwingli s’est

nourri des ouvrages d’Érasme, dont vingt-trois figurent dans sa bibliothèque, notamment de ï’Enchiridion et du Compendium seu ratio verse theologiæ. À leur auteur il doit certains de ses procédés méthodologiques : le recours à l’allégorie (cf. lettre d’Érasme à Luther, 30 mai 1519), la recherche des origines des dogmes et les excursus historico-critiques à leur sujet (cf. C. R., iii, 809, 15 ; iv, 468, 14 ; 502, 6 ; v, 599, 27). Une analyse des Schlussreden permettrait de relever des emprunts moins formels : les premiers articles, l’insistance sur le rôle du Christ-Tête et maître de doctrine, sont d’inspiration érasmienne (cf. Enchiridion, c. init.). Plus profondément encore, Zwingli trouve dans YEnchiridion l’un des thèmes majeurs de

sa théologie : « La chair ne sert de rien » (cf. W. Kôhler, Erasmus, 1917, p. 50). L’idéal moral de Zwingli, tel qu’il est esquissé dans le Lehrbùchlein (C.R., ii, 526 sq.) et qui se résume dans les deux termes de : veritas et innocenlia, est aussi très proche de celui d’Érasme. A Glarus, Zwingli apprenait par cœur les histoires de Valère-Maxime et les exploitait pour l’édification de ses auditeurs. Érasme l’instruisit d’un rapport plus intime entre humanisme et christianisme : celui même qui est donné dans un idéal de perfection humaine couronné par l’Évangile.

Mais, plus encore que le moraliste, c’est le mystique chez Érasme qui a exercé de l’influence sur Zwingli. Cela est si vrai qu’il a pu rapporter à un poème religieux d’Érasme : Expostulatio Jesu, tombé entre ses mains en 1514-1515 (cf. C. R., U, 217, 8 sq.), ses premières impressions de réformateur. Érasme enseignait dans ses écrits le mépris du monde et l’attachement au souverain bien. À son tour, Zwingli déclarait à l’évoque de Constance : « Autant que je peux, j’appelle les âmes loin de toute espérance en une créature quelconque au seul et vrai Dieu et à son Fils unique » (Architeles, C. R., i, 286, 11). Ainsi, entre Dieu et le monde, il y a une rupture. La métaphysique creusera toujours davantage le sillon ouvert ici par la mystique. Le symbolisme devient alors une nécessité, en théodicée (cf. infra, col. 3779) et plus encore en matière sacramentelle. Or ici, à nouveau, l’influence d’Érasme se fait sentir : selon Usteri (Zwingli und Erasmus, 28-29) et V. Kôhler (cf. in/ra, col. 3834-35), Zwingli doit beaucoup à sa mystique sacramentelle.

2. Comme Érasme, Zwingli professe le culte de la vérité, mais il y met plus de sérieux. La vérité reconnue n’est pas seulement objet de jouissance esthétique, elle entraîne une obligation morale (cf. L. von Murait, dans Zivingliana, vi, li » 32, p. 360). En outre, pour le spiritualisme zwinglien, la vérité, où qu’elle se présente, est un don de Dieu (C. R., tu, 664, 27 ; 853, 9). Elle prend donc, même sous sa forme philosophique, valeur religieuse. Ajoutez que pour Zwingli, comme d’ailleurs pour Érasme, la vérité n’est pas le partage exclusif des chrétiens. Partout où tu rencontres quelque chose de vrai, regarde-le comme chrétien , est-il dit dans l’Enchiridion. À son tour, Zwingli accueille les éléments de vérité et de vertu qui existent en dehors de la Révélation chrétienne. Cette réceptivité est développée chez lui par son contact avec l’Académie de Florence. La doctrine des deux Pics, selon qui le divin ne se laisse nulle part sans témoignage dans l’esprit humain, se retrouve dans le De Providentia (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 93). C’est ce qu’il faut retenir de la thèse de Ch. Sigwarl, Ulrich Zwingli. Der Charukler semer Théologie mit besonderer Riicksicht au) Ficus von Miranduta dargestelll, 1855. Mais il faut renoncer, comme l’a tenté cet auteur, à vouloir expliquer Zwingli par Pic (cf. la critique de E. Zeller, Theol. Jahrbùcher, xv, 1857, p. 45 sq.). -- De Joh. Fie on ne trouve aucune citation dans les ouvrages de Zwingli ou annotations des Pères pour la période initiale (il ne parle que deux fois de Pic : dans l’introduction à lsaïe. Sch.-Sch., vol. v, p. 556, et dans Ueber Lulhers Uekenntnis usw., ibid., vol. ii, t. ii, p. 106). De Joh. -Franz l’ic, il possédait deux écrits qui figurent au catalogue de sa bibliothèque. Il se peut qu’au moment où il composa le De Prooidenlia il s’occupait de Pic et qu’il tomba alors sur des idées qui lui étaient congénitales et qui se présentaient sous une forme adaptée. C’est l’hypothèse d’Ulteri. Si cette lecture est antérieure, elle ne porta ses fruits que plus tard et renforça l’influence d’Érasme.

Au demeurant, Zwingli doit beaucoup à Érasme et l’on comprend l’exclamation de celui-ci à la lecture du

DtCT. DE nu’.. il.. CATHOL.

De vera et falsa religione commentarius (1525), sorte de compendium de la doctrine zwinglienne : t O bon Zwingli, qu’écris-tu là que je n’aie d’abord écritl » (C. R., viii, 333, 28.)

3. Cependant l’influence d’Érasme n’a pas été heureuse à tous les titres. Non seulement Zwingli hérita des faiblesses de sa théologie : conception naturaliste du péché, notion superficielle de la justice de la loi et interprétation de Rom., v, 12 (cf. R. Pfister, Das Problem der Erbsiinde bei Zwingli, ut infra, 1936, p. 106), mais, en suivant Érasme dans l’abandon de la scolastique et le cuite exclusif de l’Écriture et des Pères, il s’habitua à penser en dehors de la tradition ecclésiastique. Une lettre de B. Rhenanus du 6 décembre 1518 nous éclaire sur ce que signifiaient pour Zwingli et ses amis le rejet de la scolastique et le retour aux sources : c’est le concept traditionnel de religion qui est en jeu (cf. C. R., vii, 1 15, 5 sq.) : « Rien ne me fait plus de peine que de voir le peuple chrétien surchargé de cérémonies absolument vaines, bien plus, d’une sottise ridicule. À cela je ne vois point d’autre cause que celle-ci : les prêtres, déçus par ces scolastiques (summularios) et sophistes, enseignent une doctrine païenne ou juive. Je parle du commun des prêtres, car, pour toi et tes pareils, je sais que vous proposez au peuple la très pure doctrine du Christ puisée aux sources mêmes et non pas falsifiée par les interprétations de Scot ou de G. Biel, mais exposée de façon véritable et authentique à l’aide d’Augustin, d’Ainbroise, de Cyprien et de Jérôme. »

La critique des abus ecclésiastiques instituée par Érasme et l’humanisme trouva chez Zwingli un auditeur attentif : lui-même, dans sa lecture des Pères, souligne avec avidité tout ce qui pourrait être interprété comme une critique de la hiérarchie ou des pratiques catholiques de son temps. Érasme pouvait se laisser aller à ces critiques, qui d’ailleurs n’étaient pas dénuées de fondement : il s’y livrait avec la verve de l’humaniste et il gardait au fond du cœur la tidélité essentielle. Zwingli avait un autre tempérament, il était homme d’action : non content de dénoncer les abus, il s’appliquera à les éliminer. D’autre part, il n’était pas arrêté par les mêmes obstacles qu’Érasme : du catholicisme il ne voyait que l’extérieur, encore que selon W. Kôhler il ait connu certains courants spiritualistes du catholicisme de son temps (cf. Zwin gli und Luther, Leipzig, 1924, p. 89, note).

Son attitude contraste aussi avec celle du réformateur allemand. La conscience religieuse de Luther s’est formée au sein d’une tradition ecclésiastique et philosophique : en rompant avec l’Église, il était enclin à conserver ce qui s’accordait en quelque manière avec la foi telle qu’il la concevait. Le génie de Zwingli a grandi beaucoup plus librement : il ne s’attache à aucune tradition ni à aucune école, et l’humanisme a contribué encore à son émancipation. La démarche que Luther accomplit au prix de luttes intimes douloureuses dut lui paraître le terme d’une évolution qui coïncidait avec les étapes successives de sa carrière. Aflranchi intérieurement de toute obédience et disciple d’Érasme, il ne recule pas devant la critique la plus aiguë ; il rejette ce que son intelligence ne peut concevoir comme nécessaire. Ainsi l’explique le radicalisme de sa doctrine et de ses réformes (cf. W. Kôhler, Luther und Zwingli, dans Zeilschr. /tir Théologie und Kirche, 1925, fasc. 6, p. 462).

/II. gWIMQU et LvruKR. — 1° Etat de la question. — 1. On connaît le Jugement de Calvin, daiu s ; i lettre à I u il (4 mars 1540) : Uruntur boni viri (il s’agit des gens de Zurich), si quis Lulherum audit prwjerre Zwlnglio, quasi Evangclium nobis pereat si quid Zwinglio decedit, neque tamen in eo /il ulla Zwinglio iniuria. Et il ajoute : Si inter se compurantur, scis ipse quanto

T. — XV,

118 —

intervallo Lutherus excellât. Dès ce temps reculé, la tradition zurichoise, sans se prononcer sur le degré d’excellence comparé, tient pour l’indépendance de Zwingli par rapport à Luther. Selon elle, le réformateur suisse aurait été, dès la période de Glarus (15151516), en possession de son message, et cela grâce à Érasme qui, en lui donnant accès à la Bible et aux Pères, l’aurait conduit à une nouvelle compréhension de l’Évangile, celle même qui devait servir de substrat à l’idéal réformé. Ainsi ont pensé, abusés sans doute par certaines déclarations de Zwingli (cf. en particulier C. R., ii, 217, 5 sq.) : Joh. Kaspar Môrikofer (1867), August Baur (1883) et Budolf Stæhelin (1895). Dans sa dissertation magistrale : Ulrich Zwingli, ein Martin Luther ebenbiïrtiger Zeuge des evangelischen Glaubens, dans Festschrift auf die éOOjàhrigen Geburtstage der Reformaloren… (citée par abbrév. : Festschrift), Zurich, 1883, Joh. Martin Usteri se range à cette opinion.

Cependant, deux ans plus tard, il fut contraint de la changer à la suite de l’examen graphologique des gloses marginales du fameux manuscrit de Zurich (texte des épîtres de saint Paul transcrit de la main de Zwingli, cf. supra). Il s’aperçut qu’une légère variante d’écriture, due sans doute à une graphie différente en usage à Zurich, permettait de distinguer les gloses de la période d’Einsiedeln de celles de la période zurichoise. Il était désormais possible, à l’aide de ce détail, qui jusqu’alors avait échappé à l’attention, de se faire une idée de l’évolution de la pensée de Zwingli et de départager les influences qu’il avait subies avant et après la mi-juillet 1519. Or, en fait, alors que les gloses antérieures décèlent un courant de piété érasmienne-humaniste, nourrie de l’étude d’Origène et de Jérôme, les gloses postérieures laissent transparaître une doctrine de la grâce, d’inspiration nettement augustinienne et réformée. Cette impression fut renforcée par la publication entreprise en 19Il de la correspondance de Zwingli pour les années 15101522 sq. (4 vol. du Corp. Réf. ; cf. aussi Huldrych Zwinglis Briefe ùbersetzt von 0. Farner, i, 1512-1523, Zurich, 1918 ; ii, 1524-1526, Zurich, 1920). À la réflexion d’ailleurs, il apparaissait peu probable que Zwingli eût conservé si longtemps pour lui-même une découverte qui devait, plus que tout autre événement, transformer sa vie et lui faire prendre conscience de ce que ses disciples ont appelé sa vocation de réformateur. L’article de J.-M. Usteri, où sont consignés quelques-uns de ces résultats (cf. Initia Zwinglii, dans Theol. Stud. und Krit., 1885, p. 607 sq.), marque donc le passage de l’ancienne interprétation de Zwingli à la nouvelle.

2. Les modernes sont enclins à rapprocher de la date de sa rencontre avec Luther les intuitions maîtresses de Zwingli concernant l’évangile du péché et de la grâce. Ils ne le peuvent sans mettre en question l’indépendance du réformateur suisse par rapport à l’allemand, que leurs devanciers croyaient avoir suffisamment assise en reculant fort en arrière la première appréhension de cette doctrice. Paul Wernle et à son instigation Oskar Farner se sont attaqués à ce problème (cf. Zwingliana, iii, 1913-1915, p. 1-180). La correspondance de Zwingli jusqu’en 1522 fut passée au crible ; on fit le décompte des ouvrages de Luther qu’il avait lus année par année, comparés à ceux d’Érasme, etc. ; et finalement on conclut à l’influence décisive de cette littérature luthérienne sur le cours des pensées de Zwingli : c’était bien à elle qu’il devait d’être devenu, de réformateur d’abus au sens humaniste qu’il était avant le tournant 1518-1519, un réformateur tout court. Restait à disposer des évidences contraires, notamment de ses déclarations répétées et embarrassantes qui parlent en sens inverse : car Zwingli a toujours protesté énergiquement de son

indépendance à l’égard de Luther et on ne pourrait, dans sa carrière, signaler un moment où il se soit placé par rapport à lui dans l’attitude du disciple par rapport au maître, ainsi qu’il advint à l’égard d’Érasme.

3. Aujourd’hui, il semble que le pendule oscille à nouveau en direction opposée. W. Kohler, qui en 1923 affirmait encore sans ambages : « C’est un fait que Zwingli tient l’idée de la Réforme de Luther », devait écrire vingt ans plus tard, dans cette ultime biographie qui condense les résultats de ses recherches sur Zwingli : « Dès lors, non seulement il est facile de comprendre que Zwingli ait pu se croire indépendant de Luther : il l’a en fait été plus que la critique récente ne l’assume communément » (Huldrych Zwingli, 1943, p. 74). À son tour, O. Farner est revenu sur les sources de l’histoire de Zwingli et les a soumises à un examen plus rigoureux. La conclusion de son ouvrage de date récente (cf. Huldrych Zwingli, ii, Seine Entwicklung zum Reformater, 1516-1520, Zurich, 1946) nous oblige à plus de réserve. Si les écrits de Luther ont agi sur l’orientation de la pensée de Zwingli, leur influence n’est pas aussi décisive qu’on l’avait jugé jusqu’ici. Aussi bien, ce n’est pas la quantité qui compte, mais la qualité, entendez le genre de lecture, et l’utilisation que Zwingli a faite des écrits luthériens qui arrivaient jusqu’à lui. C’est ce que rappelle opportunément Arthur Rich (Die Anfànge der Théologie Zwinylis, dans Qucllen und Abhandl. zur Geschichte des schweizer. Protestantismus, vi, Zurich, 1949 ; cf. Zwingliana, t. viii, fasc. 9, 1948 (Zwinglis Weg zur Reformation, p. 511-535). Travaillant de son côté, cet érudit est arrivé, par une autre voie, à une conclusion semblable à celle de O. Farner.

Sources qui nous renseignent sur la relation ZwingliLuther.

Il faut faire état : 1. du témoignage

exprès de Zwingli lui-même ; — 2. de sa correspondance et de ses œuvres.

1. Zwingli s’est expliqué à plusieurs reprises sur l’influence de Luther, et toujours pour démentir une filiation quelconque de ses idées par rapport à celles du réformateur wittenbergeois (cf. Bitte und Ermahnung. .., 13 juillet 1522, C. R., i, 224 ; Architeles, 2223 août 1522, ibid., i, 284, 26 sq. ; et surtout : Auslegung der Schlussreden, art. 18, juillet 1523, ibid., ii, 146 sq. ;

— cf. O. Farner, Zwinglis Aussagen ùber sich selbst, Furche, 1931). Son argumentation se résume en quelques traits : il ne prêche pas autre chose que l’Évangile, et cela depuis 1518, c.-à-d. en un temps où il n’avait pas encore entendu parler de Luther (le nom de Luther est mentionné pour la première fois dans une lettre de B. Rhenanus du 6 décembre 1518 ; C. R., vu, n. 49). Zwingli remonte même à deux années en arrière, jusqu’en 1516, date à laquelle il s’est mis au grec pour lire l’Écriture dans le texte : signe que dès cette époque il avait résolu de s’en tenir à l’Écriture (nachdem ich mich allein der biblischen geschriffi gehalten habe ; C. R., ii, 147, 7). Il est sous-entendu, ici encore, que l’Écriture n’est passible que d’une interprétation et que Luther n’a pu y découvrir autre chose que Zwingli. W. Kohler fait bien de rapprocher ces assertions de celles qui ont inspiré à Zwingli l’opuscule Von Klarheit und Gewissheit des Wortes Gottes, 1522 (cf. Zwingli als Theologe, ut supra, p. 36). La parole de Dieu est * claire et certaine ; on y croit ou on n’y croit pas ; il n’y a pas de troisième terme. A l’origine de la Réforme, l’Évangile n’a qu’un sens : il se définit par opposition à la tradition ecclésiastique. Les divergences n’apparaîtront que plus tard. Arrive Luther : il se place sur le terrain de l’Évangile contre la tradition dite « humaine ». Zwingli, de son côté, adopte une attitude semblable. Dans l’Évangile annoncé par Luther, il croit reconnaître son Évangile, qui est aussi l’Évangile >, et il méconnaît l’origina

Hté de Luther ; — ou, s’il lui attribue quelque mérite, c’est celui d’avoir lu l’Écriture avec une pénétration inégalée et d’avoir fait plus que personne la lumière sur son contenu (C. R., ii, 147, 15).

Mais il y a plus : des raisons tactiques motivent la position prise ici par Zwingli. On sent, à le lire, qu’il est sur la défensive : il a à lutter, à l’intérieur même de la communauté zurichoise, contre une forte opposition catholique (cf. Theodor Pestalozzi, Die Gegner Zwinglis am Grossmùnsterslift in Zurich, Diss., Zurich, 1918). Or l’arme la plus redoutable dont se soit servi contre lui le parti catholique (ainsi encore Joh. Eck, lors de la dispute de Baden), c’est de le confondre avec Luther, et de ce chef de l’envelopper dans la condamnation dont Luther était l’objet. En 15181519, Zwingli suit de très près l’affaire Luther et s’y intéresse, comme si la cause de la réforme zurichoise lui était liée : à présent, tandis que lui parviennent les premières nouvelles de la bulle Exsurge, il dessine un mouvement de repli et commence à se désolidariser d’avec Luther (lettre à Myconius, 24 juillet 1520 ; C. R., vu [n. 151], 344, 1). À partir de cette date, il s’abstient de lire les écrits luthériens (ibid., 344, 23), sans pourtant rapporter le jugement favorable qu’il avait émis auparavant : At quæ vidimus hactenus, in doctrina evangelica non putamus errare (ibid.). Mais ici même on perçoit une certaine réticence : l’Évangile est la norme ; la doctrine de Luther ne se confond déjà plus avec lui.

Zwingli voyait les nuages s’amonceler à l’horizon. Il n’a pas attendu l’édit de Worms (1521) pour séparer sa cause d’avec celle de Luther. On ne saurait donc arguer de l’antériorité de ces assertions par rapport à cette mesure en faveur de leur objectivité (malgré A. Rich, art. cit., dans Zivingliana, p. 514-515). Cependant, ce qui a pu être une parade habile de la part de Zwingli se concilie fort bien avec la vérité objective. De la sorte, la question reste entière et doit être décidée sur d’autres terrains. On peut seulement dire que, dans la perspective des années 1522-1523, Zwingli croyait avoir suivi sa ligne propre, indépendante de celle de Luther, et que cette conviction constitue un préjugé en faveur du fait qu’il est réellement original.

2. Mais l’cst-il réellement ? On se prend à en douter en lisant sa correspondance et ses écrits de l’époque : notamment Von Erkiesen und Freiheit der Speisen, 16 avril 1522 (C. R., i, 74) ; Von Klarheit und Gewissheil des Wortes Golles, 6 septembre 1522 (ibid., 328) ; Eine kurze christliche Einleitung, 17 novembre 1523 (ifci’d., ii, 626) ; et Auslegung der Schlussreden, 14 juillet 1523 (ibid., 1). Ces thèses d’une importance capitale

— elles jouent à l’entrée de la carrière réformatrice de Zwingli un rôle comparable à celui des 95 thèses de Wittenberg pour Luther — n’ont jamais été soumises à un examen critique ; on n’a pas cherché à dégager l’apport luthérien de ce qui est d’origine érasmienne. A première vue, les emprunts faits à Luther et à Mélanchton (Loci : cf. P. VVernlc, Zwingli, 1919, p. 144) paraissent considérables. V. Kôhlcr, résumant l’impression générale qu’il retire de ces écrits, s’exprime ainsi : divers indices (l’acte d’accusation du Chorherr Hofmann, la correspondance de Zwingli) prouvent qu’il manque totalement à l’origine dans la prédication de Zwingli ce qui constituait l’article central et le coeur même de la religiosité luthérienne : la justification par la foi. La morale n’es ! donc pas fonction chez lui de la relation immédiate que l’Ame religieuse entretient avec Dieu. Or un regard sur les écrits de Zwingli et ses Ici 1res depuis 1520, à commencer par le premier écrit réformateur : Von Erkiesen und Freiheil der Speisen, montre que tout est là d’un seul coup. On rencontre à chaque pas des pensées de Luther : les concepts de fol, justification, liberté du chrétien ;

l’antithèse : Loi et Évangile, et même un thème aussi purement érasmien que le culte de Marie est traité d’une manière qui rappelle V Auslegung des Magnificat de Luther. Derrière la Mère se trouve en transparence le Fils ; Marie est quasi une chrétienne avant le Christ [cf. Eine Predigt von der ewig reinen Magd Maria, 17 septembre 1522 ; C. R., i, 385] » (W. Kôhler, Zwingli als Theologe, ut supra, p. 43).

Cependant l’évolution de Zwingli ne s’arrête pas en 1523. D’autres influences sont à l’œuvre dès 1524 : la lettre d’Honius (cf. art. Sacramentaire (Controverse), col. 447, et infra, col. 3832-33) lui apporte l’interprétation symboliste concernant l’eucharistie, dont son esprit était comme en attente. Dans la suite, les voies de Zwingli et de Luther divergent décidément, et la conférence de Marburg ne conduit pas à un rapprochement réel. Sur quinze points que comportent les articles de Marburg, un seul, il est vrai, proclame ouvertement le désaccord, mais les annotations de Zwingli sur ces articles (dont Luther d’ailleurs n’eut jamais connaissance) constituent autant de correctifs ou de rétractations qui annulent chaque concession apparente (cf. Sch.-Sch., ol. iv, p. 183). Enfin, en 1530, Zwingli fait transmettre à la Diète d’Augsbourg une confession de foi séparée, Fidei ratio (ibid., p. 1 sq.). C’est là un indice que dans la pensée du réformateur zurichois son système a pris forme et s’oppose au luthéranisme. A l’inverse du parti luthérien, Zwingli ne désirait pas hâter cette évolution qu’on appelle Bekenntnisbildung : il céda à la pression des événements, qui fut salutaire en ce sens qu’elle le força à mettre plus de rigueur dans ses pensées et à cristalliser celles-ci autour de quelques chefs doctrinaux. Ce fut l’œuvre de la Fidei ratio, dont on rapprochera la Christianæ fidei expositio, légèrement postérieure (Sch.-Sch., vol. iv, p. 42 sq. ; cf. W. Kôhler, Zwinglis Glaubensbekenntnis, dans Zwingliana, v, 1931, p. 242-261). Il faut connaître ces développements avant de juger des écrits de la période initiale : les isoler, c’est s’exposer à prendre pour une dépendance réelle ce qui peut n’être qu’une similitude verbale. Or le danger, quand il s’agit de Zwingli, n’est pas illusoire.

Dès lors qu’on a fréquenté un peu la littérature zwinglienne, on s’aperçoit que son auteur se laisse facilement influencer, dans la rédaction et les expressions employées, par les sources immédiatement consultées. Lui-même confesse le caractère hâtif de ses productions (cf. C. R., iii, 344. 7 ; 91 1, 22 ; i v, 462, 25 sq.). Même une œuvre systématique, longuement mûrie et méditée comme le De Providentia, la seule œuvre parfaite qui soit sortie de sa plume, si l’on excepte les Confessions de foi, trahit les lectures du moment (Sénèque, sans doute aussi Pic). Zwingli a lu tous les écrits de Luther publiés en 1517-1519 (VV. Kôhler, art. cit., p. 34) ; dans sa bibliothèque on en compte vingt-cinq. Rien d’étonnant à ce que ses premiers écrits réformateurs portent le cachet luthérien. Cependant une ressemblance superficielle, verbale, l’adoption des mêmes thèmes ne permettent pas de conclure à une identité de contenu, à moins que nous n’ayons par ailleurs l’évidence que Zwingli a rompu avec Érasme pour s’attacher à Luther et qu’il a dès lors épousé la pensée de celui-ci dans ses contours originaux. Seule une étude de l’évolution Intérieure de Zwingli au cours des années cruciales 1519-1520, si brève soit-elle, peut nous renseigner sur ce point qui est le nœud du problème.

3° Fadeurs m/ant influé sur l’évolution intérieure de Zwingli au moment où il devient réformateur (15191-iiO). — Ils sont de trois ordres : déception éprouvée dam son ministère zurichois, qui n’était mitre que la mise en œuvre de l’idéal érasmien ; rencontre de Luther et du courant réformateur allemand qui gagne la

Suisse ; expérience religieuse personnelle et inédite. Faute de considérer le troisième facteur, on serait tenté de se représenter Zwingli comme passant simplement d’une obédience à une autre, d’Érasme à Luther, et d’expliquer son évolution par le jeu des circonstances extérieures. Cette solution facile, à laquelle s’arrêtent nombre d’auteurs, ne satisfait pas, car de toute manière on obtient un reliquat qui n’est ni érasmien ni luthérien, dont on ne saurait minimiser l’importance. N’est-ce pas lui qui fait l’originalité du système zwinglien ?

1. Échec de l’expérience érasmienne.

Les débuts

du ministère de Zwingli à Zurich furent heureux. À la fin de 1519, il enregistrait que près du tiers de la population était conquis (C. R., vii, 245, 15). Six mois plus tard, le ton change. Dans une lettre datée du 24 juillet 1520 (C. R., vii, 341, 6 sq.), il fait part des résistances rencontrées. » Depuis longtemps, écrit-il, l’espérance est née, chez tous ceux qui aiment l’éclat des belles-lettres et de la culture, que ces temps heureux pour la science reviendraient où tous ou peu s’en faut seraient instruits et éclairés. Mais cet espoir a été réduit à néant par le refus opiniâtre, pour ne pas dire éhonté, de certains de s’ouvrir au savoir ; ils préfèrent tout souffrir plutôt que de donner accès à un commencement de savoir et de lumière — bien entendu, ils redoutent que leur manque de culture ne soit ainsi mis à découvert. Ils ont pour alliée la guerre, qui est en constante hostilité avec la sagesse. » C’est le prédicateur humaniste qui parle, V Aufklàrer qui ne sépare pas l’essor de l’Évangile du progrès de la culture.

Voici qui concerne plus directement les vicissitudes de l’Évangile lui-même : « En même temps, l’espérance a surgi, toute vive, d’une renaissance du Christ et de l’Évangile : nombre de chrétiens bons et instruits se sont mis à courir au but de toutes leurs forces, la semence était près de mûrir. Mais voici que cet espoir lui-même est déçu à raison de l’ivraie que l’ennemi a semée, tandis que les gens dormaient et n’étaient pas sur leurs gardes. À présent qu’elle a déjà pris racine, il est à craindre qu’elle soit si intimement liée avec les racines du bon grain qu’on ne puisse en séparer celui-ci sans danger. » Zwingli a prêché la « philosophie du Christ » et, après dix-huit mois de patient labeur, il aboutit à un échec : tandis que certains s’ouvrent à l’Évangile, d’autres le combattent, et leur opposition menace de tout compromettre. Exaspéré, Zwingli pense d’emblée à une intervention diabolique.

A la réflexion cependant, il prend conscience des lacunes et des faux présupposés du système érasmien. La vertu est un savoir, il suffit de l’enseigner pour convertir les cœurs et modifier les mœurs sociales. Ainsi a-t-il pensé à la suite d’Érasme. La réalité a donné un démenti à ses espérances et voilà le bienfondé du système érasmien remis en question (cf. W. Kchler, Zwingli als Theologe, ut supra, p. 25-26, 42).

2. Influence de la réforme luthérienne.

a) Or c’était l’heure où apparaissait Luther. Celui-ci voulait revenir aux sources, à l’Évangile, mais il l’entendait autrement. La renaissance du christianisme » ne rendait pas le même son à Wittenberg et à Bâle. Là on faisait fond moins sur la valeur de l’homme, sa faculté de se hausser jusqu’à l’idéal évangélique, que sur la grâce de Dieu. En 1519, les écrits de Luther pénètrent en Suisse ; les imprimeurs de Bâle, Froben en tête, les éditent. Car c’est un fait qu’on ne saurait trop souligner ici : l’Évangile de la Réforme a pénétré en Suisse par Luther (cf. P. Wernle, Das Verhâltnis der schweizerischen zur deulschen Reformation, 1918, p. 27 sq., et Rudolf Steck, Luthers Bedeutung fur die schweizerische Reformalion, dans Protestantische Monalshefle, 1917, p. 193-200).

Zwingli et ses amis font eux-mêmes œuvre de propagandistes (cf. C. R., vii, n. 53, 82, 86). Parmi les écrits de Luther, certains appuyaient les réformes que lui-même préconisait dans ses sermons du Crossmiinster ; ainsi, concernant l’invocation des saints, il trouvait un témoignage de surcroît dans l’explication du Vaterunser de Luther, et il était heureux de pouvoir se prévaloir de cet accord devant le peuple (C. R., il, 146, 9). Luther est cité comme un témoin (ibid., vu, 181, 9), non comme une autorité.

D’autres écrits du même Luther allaient plus au fond du problème : il est impossible que Zwingli n’y ait pas été attentif. De fait, sa correspondance de cette époque le prouve : t Si, jusque mi 1519, ses lettres ont plutôt le caractère de jolis morceaux de style, à partir de cette date, à l’inverse, le mystère intérieur de la religion évangélique, la grâce et la justification par la foi y résonnent. Le moral sourd du religieux et n’est pas indépendant ; ceci précisément est luthérien » (W. Kôhler, Luther und Zwingli, dans Zeitschr. fur Théologie und Kirche, 1925, fasc. 6, p. 459).

b) D’après Stæhelin (i, 172), la publication de la Bannbulle en Suisse quin 1520) aurait été l’occasion d’un revirement chez Zwingli ; alors, il prit conscience de l’opposition qu’il y avait entre l’évangélisme et l’Église catholique et de sa propre vocation de réformateur. Nous croyons qu’il faut remonter plus haut. Nous savons par H. Bullinger (Diarium, éd. Egli, p. 5) que dans l’entourage de Zwingli on datait la Réforme de la dispute de Leipzig (1519), et à juste titre : c’est là le tournant capital. Les positions se prennent alors — d’un côté Érasme, Glarean, Zasius, de l’autre Luther et Zwingli — et la reconnaissance du droit divin de la papauté est la pierre de touche.

Zwingli semblait prédéterminé par son passé à se ranger aux côtés de Luther. Sans doute, il entretenait les meilleures relations avec la Curie et ses représentants en Suisse. Si Bâle était le centre intellectuel, c’était Zurich qui était alors regardée comme la capitale officielle du catholicisme romain en Suisse. Les légats y résidaient. Zwingli lui-même toucha une pension papale jusque fin 1520. Mais le fait précisément qu’il abordait l’institution sous l’angle de la politique officielle (alliances, mercénariat, etc.) et de la fiscalité ne l’inclinait pas à un jugement favorable. Dans une conversation avec le cardinal Schinner, il exprima librement ses critiques (das das ganlz bapsltuomb einen schlechten grund habe ; C. R., iv, 59, 13). Sa correspondance avec Zasius surtout est instructive (C. R., vii, n. 100, 109, 113, 119, 129). Elle montre, par induction et en tenant compte de la réserve habituelle à Zwingli, qu’il avait cessé lui-même dès lors (1519-1520) de croire au pape comme à l’évêque universel (C. R., vu, 250, 14).

c) Mais la dispute de Leipzig eut un autre effet : refuser de croire à la primauté du pape, c’était du même coup accepter la théorie luthérienne de la Heilsgewissheit qui était la contre-partie du dogme rejeté. Zwingli eut connaissance des thèses défendues à Leipzig, ainsi que de la condamnation des maîtres de Cologne et de Louvain. Si paradoxales que les positions luthériennes parussent à son entourage (cf. lettres de Myconius, C. R., vii, n. 184 ; Zasius, ut supra ; Érasme, ibid., viii, n. 315 ; Faber, ibid., vii, n. 108 ; viii, n. 310, p. 97-98), elles firent impression sur son esprit. Il révisa ses vues sur le libre arbitre. Une lettre de Myconius du 15 juillet 1521 (C. R., vii, 463, 3 sq.) insinue que, au cours des tractations consécutives à la dispute de Leipzig, même dans les cercles de l’Allemagne du Sud et de Suisse, les vues traditionnelles sur la grâce et le libre arbitre furent soumises à révision.

C’est à cette époque aussi que Zwingli se mit à lire

saint Augustin : ou s’il se remit à le lire, ce fut avec des yeux nouveaux, car il avait cette fois un problème religieux qui était à l’unisson. Or, ici encore, nous sommes aiguillés vers Leipzig, s’il est vrai que Carlstadt déclara alors : Einen Origenes, Chrysoslomus, usw. musse man behulsam lesen und es dafùr mit Augustin halten (cf. Usteri, Initia Zwingli, p. 101, note). Ce fut pour Zwingli le signal d’un changement d’obédience. A la suite d’Érasme, il s’était surtout attaché aux Synoptiques, à saint Jérôme, à Origène et aux Pères grecs. Ces derniers avaient confirmé son optimisme théologique et fortifié sa confiance dans le pouvoir de notre libre arbitre. Avec Luther, il acquiert de nouveaux maîtres : saint Paul et saint Augustin, et il accueille d’autant plus volontiers leurs leçons que, nous l’avons vii, il est lui-même désabusé et subitement enclin au pessimisme. En 1527, il confessera avoir perçu toute la portée de l’Évangile à la lecture de saint Paul et du Commentaire de saint Augustin sur saint Jean (Tract, in Ion., C. R., v, 713, 3 sq., avec la note).

d) La dispute de Leipzig eut en outre sur Zwingli une influence psychologique considérable. Jusqu’à cette date, il n’était entré que timidement dans la voie des réformes. S’il avait interdit le culte des saints, il ne l’avait pas supprimé (C. R., v, 395, 23). Arrive Luther, qui d’emblée attaque la papauté en visière. Il est remarquable que les expressions laudatives que Zwingli emploie à son adresse le désignent comme le lutteur : ein treflenlicher stryler goltes (C. R., ii, 147, 14) ; David (ibid., v, 722, 4) ; Hercule (ibid., 723, 1). Voir aussi Èlie (ibid., vii, 250, 11), le précurseur. Sur ce point, Zwingli se sait l’épigone de Luther. L’acte téméraire de Luther libère en lui des énergies latentes : les réformes se succèdent alors à une cadence accélérée — dès 1520, Il s’en prend au Grossmùnsler, à la dîme (cf. infra, col. 3908), et bientôt il accusera Luther de n’être pas assez radical : sur le sujet du purgatoire, du culte des saints, de la confession, 11 « a trop peu parlé > (C. R., ii, 148, 5).

Il semble donc qu’il soit juste de conclure avec W. Kôhler que Luther a agi sur Zwingli moins par ses écrits que par son exemple et le principe qu’il a posé par ses actes. Érasme ne demandait à ses disciples que de faire à la vérité l’hommage de leur esprit. L’ascendant de Luther était d’un autre ordre : ici la volonté et toutes les puissances d’action sont sollicitées de se mettre en branle au service de l’Évangile nouveau. Sans doute l’Intelligence a aussi sa part — d’où le culte voué à saint Augustin — mais des éléments émotifs ont joué chez ZwlngU qui otit achevé de le déterminer. W. Kôhler parle de Wendung vom Inlellekt zum Willen.

3. Le t Pesterlebnis », facteur décisif de révolution intérieure de Zwingli. — Un événement fortuit fit le reste. La peste éclata à Zurich durant l’été 1519. Zwingli était alors aux eaux. Avec cette Intrépidité qui a toujours été la sienne, Il revint dans la ville et faillit être victime de son dévouement. La maladie lui arracha quelques strophes pathétiques. Notons que ses poèmes sont comme autant de jalons qui marquent son itinéraire religieux : si le premier (Das Fabelgedicht vom Ochsen) a une allure politique, le second (Der La ht/ri nlh) est d’inspiration érasmienne, et le troisième (Das Pcsllied) révèle son expérience religieuse Intime. Zwingli se sent devenu comme un jouet entre les mains du Tout-Puissant : qu’il le conserve ou qu’il le « brise » selon son bon plaisir (C. R., i, 67, 24). Dieu est tout, la créature est néant ; le libre arbitre se dissout dans cette Intuition mystique. Nous sommes Ici aux antipodes d’Érasme qui écrit dans son De libero arbitrio : Quelle valeur reste-t-ll à l’homme, si Dieu opère en lui comme le potier travaille l’argile et comme

il pourrait aussi bien opérer sur un caillou ? » Il n’est pas sûr cependant que Zwingli ait senti cette rupture avec l’idéal érasmien (cf. C. R., v, 721, 6) : Érasme a connu la summa religionis aussi bien, sinon mieux, que Luther (ibid., 816, 2) : Luther ne serait rien sans Érasme et les autres humanistes. Aussi bien, comme l’écrit W. Kôhler, « autour du noyau central de sa théologie reçu de Luther, se disposent des éléments érasmiens, qui lui donnent son sertissage original, bien plus ils pénètrent jusqu’au noyau lui-même (Zwingli als Theologe, ut supra, p. 46). Parce qu’elle procède par accrétions successives, la pensée de Zwingli ne se laisse pas aisément définir. Cependant Zwingli n’eût pas réussi à ordonner les divers éléments de son système, s’il n’avait bénéficié à l’origine d’une intuition originale : celle-ci nous paraît donnée dans le Pesterlebnis, et, mieux que ne pourraient toutes les confessions, le Pestlied nous renseigne sur l’intime de l’âme de son auteur.

Là, dans ces jours où il était brûlant de fièvre, Zwingli a vécu l’expérience religieuse fondamentale — le néant de la créature en face de la transcendance divine — dont il chercha dans la suite à se rendre compte à soi-même, en l’illustrant et en l’étayant de vues philosophiques. À la lumière de cette expérience, il interpréta le message luthérien lui-même : c’est dire que son « Évangile ne coïncide pas entièrement avec celui de Luther, car une expérience est toujours vécue comme quelque chose d’original, d’indépendant.

Récemment A. Rich, après d’autres, a cherché à minimiser l’importance de cette expérience (cf. Zwingliana, 1948, t. viii, fasc. 9, p. 530 sq.). Il reporte l’accent sur la déception que Zwingli éprouva à la suite de son essai manqué à Zurich selon la méthode érasmienne, quitte d’ailleurs à ajouter que cet échec lui ouvrit les yeux sur l’impuissance radicale de l’homme à se sauver lui-même et la nécessité d’une intervention divine. Mais le fait que ce critique, pour légitimer ses vues, soit obligé de déplacer la date du Pestlied, ce qui va contre les vraisemblances et le genre littéraire du morceau, montre que cette reconstruction est erronée ou incomplète.

Conclusion.

Rref, « la question Luther et Zwingli

est beaucoup plus difficile et embrouillée qu’on ne le croit généralement » (W. Kôhler, Luther und Zwingli, ut supra, 471). Du côté de Luther, la relation est toute simple (cf. O. Farner, Das Zwinglibild Lulhers, dans Sammlung gemrlnverstândlicher Vortrâge, n. 151, Mohr, 1931), car Luther ne sut presque rien de Zwingli, de ses premiers écrits, de la Réforme à Zurich, jusqu’en 1524. À cette date, il eut connaissance par un rapport de Franz Kolb de ses Idées sur la Cène ; c’était à quelques mois de la diffusion des écrits de Carlstadt. Une collusion se produisit dans son esprit et il est toujours resté sur ce premier jugement, t Ce fut une vraie fatalité que le Wittenbergeois n’ait appris à connaître le Zurichois que sur un point où il s’écartait de lui, et plus encore, sur un point qui était particulièrement sensible à Luther. À l’inverse, tout ce qu’il y avait de commun entre eux. si important que cela fût et en dépit des représentations qui lui furent faites postérieurement, ne vint jamais pour lui en considération » (W. Kôhler, ibid., 462).

En revanche, Zwingli rencontra de bonne heure, à un tournant de sa carrière, le personnage de Luther et Il en eut une impression favorable avant do connaître l’adversaire. Dans la suite il est revenu à ses premières impressions : il a argué de Luther première manière contre l’autre ; Il n’a pas oublié ce qu’il lui devait. Cependant, à part même leur personnalité, le passé de ces deux hommes était trop différent pour qu’ils pussent longtemps cheminer côte à côte, et notamment, avant de rencontrer Luther. Zwingli avait

déjà derrière lui une longue étape : celle de l’humanisme, et, circonstance aggravante, cette étape n’était pas close. Réformateur, émule de Luther, l’humanisme continuerait à vivre en lui (cf. C. R., viii [n. 514], 677, 8 sq. : lettre de 1526). Dans la discontinuité que suppose le passage d’Érasme à Luther, subsiste néanmoins une ligne de continuité. Il semble même que là où il cesse d’être sous la mouvance de Luther, là où il est le plus lui-même — ainsi dans le De Providentiel (avec Van Bakel, cf. Zeilschr. fur Kirchengesch., IIIe sér., t. lii, 1933. p. 253) — il renoue avec la tradition érasmienne, ou plutôt il porte à sa pleine maturité ce qui avait été son idéal des années 1516-1519 : l’alliance du christianisme et de l’antiquité.

IV. CONCLUSION GÉNÉRALE DE CETTE SECTION : VUE D’ENSEMBLE SUR L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE ZWINGLIENNE. DESSEIN ET MÉTHODE DE CET ARTICLE.

— Ce serait cependant une erreur de méthode que de juger Zwingli uniquement en fonction de ce qu’il doit ou ne doit pas à Luther. Car l’influence de Luther, si elle a été réelle, efficace, au tournant des années 15191521, si même elle a pu se prolonger jusqu’en 1524, a été dépassée dans la suite, comme celle d’Érasme ; et finalement Zwingli est une figure qui vaut pour elle-même. Les années 1524-1525 forment un nouveau bloc dans la carrière du réformateur : c’est le temps de la lutte contre l’anabaptisme qui l’obligea sur plusieurs points à un réajustement de ses idées. Les œuvres de la dernière période (1528-1531) sont encore à considérer à part, car, outre que leur facture est différente (traité didactique, comme le De Providenlia, confessions de foi), elles témoignent du tour nouveau pris par la pensée de Zwingli. Ce sont elles qui, à notre gré, révèlent le mieux le génie du réformateur parvenu à sa maturité et cherchant ultimement à réconcilier foi et raison, à réaliser comme par un prodige la fusion des deux valeurs maîtresses : Christentum und Antike. Tel n’est pas cependant l’avis de tous les auteurs. Ainsi, parmi les modernes, R. Pflster, pour avoir méconnu le sens de l’évolution de la pensée zwinglienne, parle, à propos du De Providenlia, de « retombée postérieure dans l’humanisme » (op. infra cit., 16).

Dans l’analyse succincte de la doctrine de Zwingli qu’on va lire, on s’efforcera de tenir compte de cette évolution, et notamment de distinguer les trois périodes de l’activité littéraire de Zwingli : 1523-1524 : période anticatholique : Auslegung der Schlussreden et écrits annexes ; — 1525-1527 : écrits polémiques contre anabaptistes et luthériens ; — 1528-1531 : écrit didactique et confessions de foi. Il ne suffit pas, en effet, de dessiner les contours de la doctrine de Zwingli d’une manière statique, comme a pu le faire E. Zeller : il faut encore en montrer le mouvement, les étapes, les fluctuations, les contradictions intimes. Nous croyons que la pensée de Zwingli est restée sensiblement la même du début à la fin — son intuition maîtresse s’entend — mais celle-ci, pour s’affirmer, a dû lutter contre bien des obstacles et, par contre-coup, elle a subi des fléchissements, des retombées et des reprises. Elle s’est nourrie aussi à diverses sources et s’est grossie, à mesure du progrès, des courants rencontrés et bientôt intégrés. Il y aurait peut-être quelque témérité de la part d’un théologien catholique à entreprendre cette tâche, si toute la doctrine de Zwingli se résumait dans son anticatholicisme. Sans doute, c’est là un trait important et que le xixe siècle, avec son libéralisme, a méconnu ; mais il ne suffit pas à caractériser une doctrine qui a constamment évolué dans ses expressions et sa mise en œuvre, a rencontré d’autres résistances (luthérienne, anabaptiste) et s’est façonnée en conséquence. De la sorte, la doctrine de Zwingli mérite d’être exposée pour elle-même, et non

pas seulement sous l’angle des antithèses qu’elle comporte.

Nombreuses sont les interprétations qui en ont été données au cours des âges, et, bien entendu, chaque génération de théologiens a tenté d’y retrouver ses propres positions. C’est ce qui ressort de l’ouvrage de Kurt Guggisberg, Das Zwinglibild des Protestantismus im Wandel der Zeilen (dans Quellen und Abhandlungen zur schweizerischen Reformationsgeschichle, viii, Leipzig, 1934). Cet auteur ne repasse lui-même les opinions professées antérieurement que dans le dessein de leur substituer la sienne propre, ou plus exactement de faire l’apologie du réformateur suisse, qui n’a pas reçu, selon lui, dans la critique la place qu’il mérite. De la sorte, les deux points de vue historique et apologétique se croisent. Il serait intéressant de prolonger cet ouvrage par une étude de l’œuvre et de la doctrine de Zwingli vues par les catholiques. On ferait ici état des écrits de controverse. Pour la période contemporaine, nous ne connaissons du côté catholique que les excellentes études historiques de O. Vasella, Huldrych Zwingli, dans Zeilschr. fur schweizerische Kirchengesch. , xxxix, 1945, p. 161-181 ; Die U rsachen der Reformation in der deulschen Schweiz, dans Zeilschr. fur schweizerische Geschichte, xxvi, 1947, p. 401-424.

Encore qu’il suive les règles de la méthode historique, l’essai qu’on va lire est proprement théologique. Il exploite les plus récentes publications sur le sujet (cf. V. Kohler, Die neuere Zwingli Forschung, dans Theologische Rundschau, nouv. sér., 1932, p. 328369, et la bibliographie à la fin de l’article). On s’est efforcé de renvoyer le plus possible aux ouvrages même de Zwingli, autant dire d’interpréter Zwingli par lui-même. Ceci, non seulement par souci d’objectivité, mais dans le but d’introduire à la connaissance de ses œuvres que, pour une partie du moins, la graphie dialectale rend difficiles d’accès au lecteur de langue française.

Il convient aussi de préluder à cet article par le rappel des décisions du magistère qui atteignent la doctrine de Zwingli. De ce point de vue proprement dogmatique, signalons que le concile de Trente s’est occupé spécialement des erreurs de Zwingli dans la sess. xiii, qui concerne la sainte eucharistie (voir notamment le can. 1, qui condamne l’interprétation symbolique, Denz.-Bannw., n. 883 ; cf. A. Michel, Les décrets du concile de Trente, dans Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. x-1, p. 240) ; de même, dans la sess. xiv, à propos de la pénitence (Denz.-Bannw., n. 9Il sq. ; A. Michel, ibid., p. 289). Les erreurs de Zwingli sur le péché originel et le baptême sont visées, du moins implicitement, par les canons des sess. v et vu (Denz.-Bannw., n. 789, 857 sq.) ; il en est de même de sa doctrine sur les sacrements en général, aux can. 1 sq., sess. vu (Denz.-Bannw., n. 844 sq. ; cf. A. Michel, ibid., p. 48, 228). Plus formel encore est le texte de la sess. xxii qui défend le canon de la messe contre des erreurs telles que celles qu’on trouve exposées dans le De canone missæ epichiresis (cf. infra, col. 3843) (Denz.-Bannw., n. 953 ; A. Michel, ibid., p. 427). Enfin, en rappelant la doctrine de l’Église concernant le culte des images, la dernière session du concile donnait un démenti aux prétentions iconoclastes de Zwingli (Denz.-Bannw., n. 984 sq. ; A. Michel, ibid., p. 598). — Ces différents points ont été abordés au cours du Dictionnaire, soit dans un cadre similaire : ainsi aux art. Zwingli et Réforme, xiii, col. 2043-44, 2050-51, 2057-59, 2064-65, 2070-73, 2079-80, 2083-84, 2089-90, 2094-95 ; — soit dans des articles spéciaux, qui concernent chacune de ces erreurs en particulier et les réformateurs qui les ont partagées : sur Zwingli, voir spécialement art. Péché originel, xii, col. 512-13 ; Justification, viii, 3765 ZWINGLIANISME. SOURCES ET NORMES DE LA CROYANCE 3766

col. 2137, 2154 ; Sacrements, xiv, col. 555, 560, 597 sq. ; Sacramentaire (Controverse), xiv, col. 447 sq. ; Baptême, ii, col. 315-24 ; Eucharistie, v, col. 1341-42 ; Messe, x, col. 1094-95, etc. Ceci nous dispense d’y revenir. Nous donnerons plutôt une appréciation d’ensemble du système (cf. infra, VIII et X), après en avoir déterminé la caractéristique propre. — Parmi les théologiens catholiques qui ont combattu directement la doctrine zwinglienne, mention spéciale doit être faite du card. Cajétan dont nous rapportons les douze thèses (cf. infra, col. 3841-42) : elles renferment une condamnation générale très pertinente du système.