Dictionnaire de théologie catholique/VOL, I. Notion, II. Malice

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 876-883).

VOL. — Cette étude sur le vol ne comprendra pas toutes les questions qui intéressent le sujet, mais seulement celles qui ne sont pas spécialement traitées dans d’autres articles du Dictionnaire. C’est ainsi que nous ne nous occuperons que de la nature de ce péché, donc de sa définition et de sa malice, et des causes qui autorisent certaines apparences de vol, tandis que nous écarterons la coopération au vol et l’obligation de restituer les choses volées. Voir les art. Coopération et Restitution.
I. Notion.
II. Malice (col. 3285).
III. Causes pouvant autoriser la soustraction du bien d’autrui (col. 3295).

I. Notion du vol.

Comme le sait tout théologien, vol, voler, voleur se disent en latin furtum, furari, fur, dont les étymologistes font remonter l’origine, non aux’mots furvum, fuscum comme le pense Isidore de Séville, Etym., t. X, P. L., t. lxxxii. col. 378, et comme l’adopte saint Thomas, II » — !  ! *, q. lxvi, a. 5, pour la raison que le vol se commet volontiers la nuit quand il fait sombre, mais au grec çcop signifiant voleur et dérivant de la racine cpépco d’où sort le verbe latin ferre au sens d’enlever, emporter. Le mot français vol en son sens secondaire d’enlèvement du bien d’autrui vient sans doute du latin volare qui signifie se mouvoir en l’air au moyen d’ailes ; mais c’est par un singulier détour qu’à la fin du xvie siècle il s’introduisit dans la langue et qu’il évinça peu à peu les termes alors en usage rober, larroner, embler. Le Dictionnaire de la langue française de Littré enseigne que voler, après embler, a d’abord traduit le verbe actif involare qui se disait du faucon ou autres rapaces chassant les oiseaux, puis bientôt du chasseur chassant au faucon ; finalement voler prit la signification dérivée et figurée de dérober ou d’enlever injustement.

Définition.

Les définitions qu’on donne du mot vol sont assez souvent restreintes et excluent des injustices que le bon sens populaire et la langue honnête qualifient de vol. Il est explicable que les formules d’un code pénal s’ingénient à différencier telle violation de biens matériels de telle autre injustice de même ordre, et qu’ainsi l’article 379 du code pénal français doive s’entendre strictement et uniquement du délit de soustraction frauduleuse de la chose d’autrui sans pouvoir s’étendre aux délits de rapine, d’escroquerie ou de contrat frauduleux. Mais il est permis de s’étonner que des définitions théologiques restent attachées à la substance de la définition de saint Thomas : occulta acceptio rei aliéner, q. lxvi, a. 3, laquelle ne touche que le larcin commis furtivement, en cachette et sans violence, et ne comprennent pas le concept de rapine ou vol commis publiquement et avec violence. Au temps de saint Thomas on avait de graves raisons de séparer vol et rapine et de condamner celle-ci plus sévèrement, parce que le brigandage seigneurial était la plaie sociale de l’époque, à laquelle il fallait remédier même par le moyen de la théologie. Il n’y a pas lieu aujourd’hui d’appuyer sur cette distinction, tandis qu’il nous paraît opportun et avantageux d’élargir la définition en y introduisant, non seulement la

rapine, mais encore deux grands vices de nos jours, l’escroquerie et la malhonnêteté à ne pas rendre le bien du prochain.

En conséquence, nous proposerions la définition suivante, plus large et moins juridique, donc proprement morale : le vol est l’action de s’approprier le bien d’aulrui par la soustraction volontairement injuste de ce bien.

1. C’est l’action de s’approprier le bien d’aulrui en en privant le légitime propriétaire par une prise de possession.

a) Le voleur, personne privée ou morale, par ses seuls moyens ou en recourant à la coopération d’auxiliaires, par ruse ou par violence, s’empare de biens matériels sur lesquels une autre personne, privée ou morale, jouit, avec ou sans actuelle possession, du droit de propriété, soit de plein domaine, soit de domaine partagé comme usage, usufruit, servitude. Ces biens sont ordinairement corporels, comprenant des immeubles ou des meubles, en particulier de l’argent, des bijoux, des livres, des animaux, des récoltes, d’autres objets ; ils peuvent être des biens incorporels ou droits de créance. Ces biens sont soustraits au propriétaire.

b) En plus de l’enlèvement du bien à son maître, est requise, comme élément essentiel du vol, l’intention qu’a le voleur de s’approprier le bien enlevé, donc de s’en assurer pour toujours la propriété et ainsi d’en user, d’en jouir, d’en disposer en maître au détriment du propriétaire qu’il a dépouillé de ses droits et de la possession de fait. Aussi ne considérera-t-on pas comme vol le fait de s’emparer du bien étranger dans l’intention, non de se l’approprier, mais de le détériorer ou de le détruire, ni surtout dans l’intention de le soustraire pour quelque temps au possesseur afin de lui causer de la peine ou de l’embarras.

L’intention de s’approprier le bien d’autrui est suivie, pour qu’il y ait vol, d’une prise de possession, laquelle se présente sous une triple forme : la soustraction proprement dite ou ablatio, l’action de recevoir l’objet des mains du possesseur ou acceptio, et l’acte de ne pas rendre une chose due ou retentio.

La -forme la plus ordinaire du vol et qui vient tout d’abord à la pensée est Vablatio ou l’enlèvement hors des mains du légitime possesseur, qu’il en soit le maître ou simplement le détenteur à titre de dépositaire, de locataire, d’emprunteur. Il se fait par ruse ou fraude, à l’insu du propriétaire, du moins au moment même du vol ; c’est le vol au sens strict selon saint Thomas que suivent encore de nombreux théologiens comme Lehmkuhl, Noldin, Vermeersch. Il se commet également de façon ouverte sous les yeux du possesseur et du public, et même par violence, exercée non seulement sur les choses par l’effraction, mais sur les personnes détenant le bien. La violence sera morale, employant des menaces qui font céder la volonté du possesseur, ou physique au moyen de la force matérielle qui vient à bout de la résistance et s’empare de l’objet.

La seconde forme, acceptio, se sert de mille ruses pour amener parfois le simple possesseur, mais surtout le propriétaire à mettre lui-même le voleur en possession de la chose convoitée. Le maître s’en dessaisit volontairement, trompé qu’il est par un mensonge et très souvent par les perspectives d’un gain fictif qu’on a fait miroiter à ses yeux, ou terrorisé par la menace de dénonciation ou d’autres maux effroyables tels que le déshonneur. Nous sommes ainsi en présence de Y escroquerie et du chantage, qui extorquent à des âmes naïves ou craintives des sommes parfois très considérables. C’est la forme des grands vols, des brigandages internationaux qui mettent à contribution des pays entiers, des fraudes sur une large échelle

qui enrichissent certains commerces et industries aux dépens d’innombrables acheteurs.

La troisième forme est à la portée des gens malhonnêtes les moins habiles ; la force d’inertie vient au secours de leur intention injuste, souvent aussi l’inattention, l’inexpérience et la faiblesse de leur victime. Pour voler, ils se contentent de conserver, avec la volonté de ne pas rendre, l’objet d’autrui que jusquelà ils détenaient justement comme trouveurs, dépositaires, emprunteurs, débiteurs. C’est le vol par retentio de ceux qui, très volontairement et sans raison valable, ne rendent pas les objets trouvés ou empruntés, ne sont pas fidèles à l’exécution des contrats, ne soldent pas leurs dettes, se refusent à payer le prix convenu, prétendent s’acquitter en mauvaise monnaie, etc. Voir Détention, t. iv, col. 640-641.

2. Pour qu’il y ait péché de vol, à l’appropriation matérielle doit s’ajouter l’élément formel d’injustice volontaire.

Le maître du bien est privé contre son gré de son strict droit de propriété ; il est rationabiliter invilus. Qu’il ait conscience ou non de la soustraction et du dommage matériel qu’elle lui a causé, son intention raisonnable et ferme est de ne pas renoncer à ses droits à moins que des droits supérieurs ne puissent lui être opposés. Il proteste ou du moins est censé protester, non précisément contre la manière extraordinaire et impolie, contre le sans-gêne de l’enlèvement, contre les ruses de l’extorsion, mais bien contre l’appropriation même de sa chose par une personne qui n’y avait aucun droit, donc contre l’injustice.

Le péché formel, cela va sans dire, ne sera commis que si le sujet s’appropriant la chose d’autrui a conscience de l’injustice de son acte et qu’il l’ait opéré librement. Sans quoi le vol, subi par le propriétaire, ne serait, de la part du voleur, qu’un péché matériel, commis de bonne foi et sans culpabilité, du moins tant que la bonne foi ne sera pas troublée et qu’il ne deviendra pas possesseur de mauvaise foi. En termes théologiques, l’animus injustus est nécessaire.

Espèces de vol.

Le commentaire de la définition

nous a fait connaître les trois espèces de vol du chef de la forme que revêt l’appropriation injuste du bien d’autrui. Il n’est pas à propos d’exposer les procédés typiques employés par les voleurs et escrocs de profession, pour en faire une autre catégorie d’espèces de vol ; l’ouvrage de F. Nicolay, Histoire des croyances, superstitions, mœurs, usages et coutumes, t. iii, p. 356-389, en donne un tableau pittoresque. La connaissance des délits variés de vol ou autres méfaits semblables, sanctionnés par le code pénal français, n’est pas non plus indispensable au théologien.

Mais il importe de distinguer les deux espèces morales du vol, le vol simple qui n’a qu’une malice spécifique et le vol qualifié qui en contracte plusieurs.

1. Le vol simple, quelles que soient les circonstances physiques qui l’accompagnent, est celui qui ne rend coupable que d’une seule malice spécifique, celle de l’injustice matérielle ex capite delentionis, donc de l’injustice de se lucrosa ou matériellement profitable à celui qui l’a commise. Pour être plus précis, considérons comme vol simple celui qui n’est affecté que de cette seule malice grave, et faisons abstraction d’une malice secondaire qui ne serait que légère, ainsi que nous l’expliquerons plus bas.

2. Le vol qualifié est celui qui, en raison de circonstances morales changeant l’espèce de péché, contracte en plus de la malice objective une ou plusieurs autres malices spécifiques circonstancielles ; ne faisons que mentionner les malices qui résulteraient de fins ou intentions spéciales.

Sous cet aspect de malice multiple, il nous faut considérer la rapine ou brigandage et le vol sacrilège. Par la rapine, dit saint Thomas, non solum infertur alicui damnum in rébus, sed eliam vergit in quamdam personee ignominium sive injuriant. Et hoc præponderat fraudi vel dolo, quæ pertinent ad furlum, q. lxvi, a. 9. Dans le vol commis avec violence, à main armée, se trouvent donc deux malices spécifiques d’injustice, l’une objective d’injustice matérielle et l’autre circonstancielle d’injustice personnelle et corporelle. Le vol sacrilège, constitué par l’enlèvement injuste de biens d’Église, sacrés en raison de leur destination au culte divin, est tout à la fois une injustice réelle et un péché contre la religion ou une profanation, grave de sa nature. À ce propos, les auteurs se demandent si le vol d’une chose privée, commis dans un lieu saint, entraîne à cause de cette circonstance la malice du sacrilège. On sera en pleine sécurité en suivant Lugo, De justitia, disp. XVI, n. 19, qui dénie à cette circonstance le caractère de specicm mutans, bien qu’elle puisse être aggravante. Il en serait autrement si l’objet avait été officiellement confié à l’Église et que celle-ci en eût accepté la garde ; car alors la chose lui appartiendrait d’une certaine façon, et l’Église serait responsable de sa perte et du tort fait à son propriétaire.

II. Malice du vol.

Après l’exposé du principe nous essaierons de déterminer la quantité nécessaire pour la gravité du vol ; enfin nous nous arrêterons brièvement à la question assez compliquée des petits vols ou furtula.

1° Le vol est un péché contre la justice qui de sa nature est mortel. — C’est là le principe qu’il est aisé d’expliquer et de démontrer quant à deux [joints, l’espèce infime du péché et sa gravité.

1. L’analyse du concept de vol, si superficielle qu’elle soit, fournit sans peine une idée fort claire de sa malice spécifique, de la species infima, selon le terme théologique, à laquelle il faut l’attribuer. En allant de l’espèce générique d’injustice jusqu’à celle qui n’a au-dessous d’elle que des actes concrets nettement distincts d’autres péchés contre la même vertu de justice, le vol se présente tout d’abord comme opposé à la justice commutative par la violation des droits stricts d’une personne privée, puis, d’une manière plus déterminée, connue injustice qui fait tort à autrui en le privant indûment de la propriété d’un bien matériel, enfin comme danmilication injuste qui se complète par l’usurpation du bien. Nous arrivons ; iinsi à la détermination de la malice objective du vol, à laquelle la forme de la soustraction ne change rien, ainsi que saint Thomas le fait remarquer : detinere id quod alteri debetur eamdem rationem nocuinenti habit cum acceptions, IP-ID, q. lxvi, a. 3, ad 2um ; cf. a. 5, ad 2um ; et il est permis d’ajouter que l’acceplio comprend non seulement l’action de s’emparer mais aussi celle d’extorquer et d’escroquer.

Le point de vue auquel se place saint Thomas et qui lui fait établir une distinction spécifique entre le Mil et la rapine l’amène à voir dans le larcin une malice particulière d’opposition à la droiture : ratione doit seu fraudis iiimni fur cummillil occulte et quasi ex (nsidiis rem aliénant usurpando, q, lxvi, a. <>. Cette malice, nous la reconnaissons tout comme celle de la Violence personnelle contenue dans la rapine. Avec celle différence toutefois qu’étant légère, du moins généralement, la malice de dol et de fraude n’affecte pas considérablement la malice objective, comme le dii d’ailleurs saint Thomas : Occultatlo est simples otrcumslanlia peccati. Et sic diminua peccalum : tum quia est signant VerecunditB, lum quia lnllil scanda

luni. tbid.. a. 3, ail l"". Ainsi pratiquement on peut

n’en pas tenir compte, tandis que la violence, grave

de sa nature, fait de la rapine un vol qualifié qu’il est obligatoire d’accuser comme tel au confessionnal. Pourtant, il n’est pas impossible que la ruse, en elle-même ou socialement, pas seulement en tant que cause du tort injuste, soit gravement coupable et revête une malice spécifique mortelle plus grave que celle de l’injustice ; mais l’escroc n’en aura pas conscience et sera plutôt tenté de s’en glorifier.

Qu’en plus de l’espèce infime d’injustice le vol implique une violation de la charité et de la justice sociale, il n’est pas besoin d’y insister. D’accord avec saint Paul qui, expliquant la loi, conclut que l’observation en est contenue dans l’exercice de la charité et donc que la désobéissance au septième précepte est également un défaut d’amour fraternel, Rom., xiii, 9-10, saint Thomas déclare : Omne nocumentum alteri illatum ex se charitati répugnai, quæ movel ad volendum bonum alterius. Q. lix, a. 4. D’autre part, il n’hésite pas à affirmer que le vol blesse la justice sociale : Si passim homines sibi invicem jurarentur, periret humana socielas, q. lxvi, a. 6. Ces deux malices entrent certainement dans la nature spécifique du péché de vol ; mais elles en font tellement partie intégrante que la déclaration distincte au tribunal de la pénitence en est superflue, même si le voleur avait eu très explicitement cette double intention mauvaise.

2. Le vol est un péché mortel de sa nature, indépendamment des circonstances morales graves qui l’accompagneraient ; ou mieux, avec la précision théologique, il est mortel ex génère suo, pouvant être véniel en raison de la légèreté de matière.

a) Il est mortel, violant gravement l’ordre divin, détournant l’homme de sa fin suprême et entraînant pour lui la ruine de la vie spirituelle ainsi que la mort éternelle. C’est ce que prouvent la révélation et la raison, chacune dans la mesure de sa compétence.

Non jurtum faciès, Ex., xx, 15 : tel est le septième précepte promulgué par Moïse au Sinaï. Rien que cette origine montre que le vol est un grave désordre ; il est la violation de l’ordre divin, social et moral, dont le décalogue est l’expression. La loi évangélique en a confirmé l’interdiction. Au jeune homme désireux de la vie éternelle Jésus recommande tout d’abord l’observation des commandements parmi lesquels il cite expressément le septième : « Tu ne déroberas pas », Matth., xix, 18 ; la fidélité à ce précepte est donc condition de vie éternelle. Jésus enseigne en plus cpie la malice du vol, comme celle de l’homicide et de l’adultère, vient du cœur avant de se manifester dans le fait d’une usurpation frauduleuse ou violente. Matth., XV, 19. Saint Pierre proclame que la société chrétienne ne doit pas compter de voleurs qui donneraient scandale en subissant la peine de leur délit : Nemo autem vrstrum patiatur ut Itnmii nia. aul fur, aul maledtcus aut alienorum appetitor, I Pctr., iv, 15. S. Paul complète la doctrine en déclarant que, pas plus que les autres sortes de criminels, les voleurs et les rapaces n’hériteront du royaume des cieux, I Cor., vi, 9 et 10 ; eux et leurs pareils ne sont pas dignes d’être membres de l’Église, royaume de Dieu sur terre, et plus tard ils n’entreront pas en possession du royaume céleste. Texte qui enseigne clairement que le vol est un péché mortel excluant de la béatitude et méritant la damnation éternelle.

Sur ce point, la doctrine de l’Église a toujours été explicite, surtout aux époques où vols et rapines étaient pratiqués par les foules séditieuses et révoltées ou par les puissants de la terre. Qualifiant le Vp] comme mortel de sa nature, elle a aussi combaltu les doctrines subversives de la propriété privée cl Veillé i écarte ! de la théologie des opinions laxistes.

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Ainsi furent proscrites les propositions suivantes : Rem au/erre aliénant non esse peccutum mortule, etiam domino invita ; c’est l’erreur du chanoine Zaninus de Solcia condamnée par Pie II dans la lettre Cum sicut, 14 nov. 1459, n. 8, Denz.-Umberg, n. 717 h. Plus tard, Innocent XI rejeta plusieurs propositions de théologiens laxistes, dont nous nous contentons de citer la première : Permissum est furari, non solum in extrema necessitate, sed etiam in gravi. Décret. S. Off., 2 mars 1679, n. 36, Denz.-Bannw., 1186 ; cf. n. 37-39, Denz.-Bannw., n. 1187-1189.

La raison reconnaît pleinement la malice du vol. Si profond est le sentiment des droits de la propriété privée que, pour toutes les consciences, même les plus frustes et les moins éclairées, le vol après le meurtre est l’injustice par excellence ; l’idéal de ces natures inférieures est de n’avoir ni tué ni volé. La raison, nourrie de réflexion et basée sur la philosophie, n’a pas besoin d’en démontrer la malice à grand renfort d’arguments. Saint Thomas se contente des preuves les plus simples : propter contrarietalem ad justifiant quæ reddit unicuique quod suum est, I a -II », q. lxvi, a. 5 ; et il conclut que le vol est un péché mortel parce que contraire à la charité, q. lxvi, a. 6, qui exige que nous voulions et fassions du bien à notre prochain.

b) Tout vol pourtant n’est pas concrètement un péché mortel. Il ne l’est que si la matière est grave, mais il est véniel si la matière volée n’est pas considérable. Selon l’expression théologique, il est mortel ex génère suo, donc admettant légèreté de matière.

Pour le moment, laissons de côté la question ardue de la limite entre matière grave et matière légère. Bornons-nous à constater que le sentiment général s’accorde avec la théologie pour dire qu’il y a de petits vols, qui ne sont que des péchés véniels.

Saint Thomas en admet certes la légèreté de matière, mais on avouera que sur ce point il raisonne tout à l’opposé d’un casuiste. À l’article 6, il objecte : inconveniens videtur quod pro furto alicujus parvæ rei, puta unius acus vel unius pennæ, aliquis puniatur morte selerna. Il répond ad 3um, d’abord d’une manière générale : illud quod modicum est ratio apprehendit quasi nihil ; il faut que la chose volée soit de peu de valeur et puisse être tenue pour rien, c’est la première condition. Toutefois, il semble bien que le saint docteur réclame encore deux conditions : du côté du voleur, qu’il n’y ait pas intention de commettre une injustice, et du côté du volé qu’il n’y ait pas sentiment d’avoir subi un tort injuste : in his quæ minima sunt homo non reputat sibi nocumentum inferri ; et ille qui accipit potest præsumere hoc non esse contra voluntatem ejus cujus est res. En effet, il ajoute sans aucune obscurité : si tamen habeal animum jurandi et inferendi nocumentum proximo, etiam in talibus minimis potest esse peccatum morlale, sicut et in solo cogitatu per consensum. Q. lxvi, a. 6, ad 3um. La seconde condition pour que le vol soit péché véniel est donc qu’il n’y ait pas d’animus injustus, ce qui n’a lieu que si l’intention demeure dans les limites d’une matière peu considérable.

Suarez fait remarquer que le vol, tout en se rapportant à une matière grave, peut être véniel en raison d’une advertance imparfaite : Quidam enim, observet-il, ex consuetudine ita sunt propensi et veluti determinati ad furandum, ut rem auferant priusquam perfecte adverlant quid agant. Idem fieri potest ex vehementia tentationis, præsertim in festinatione, ubi non conceditur deliberatio. De justitia et jure, sectio ii, c.xii, dub. vi, 28. Il importe que cette observation n’échappe pas aux confesseurs, non seulement quant aux cleptomanes et aux voleurs de profession, mais aussi quant aux voleurs d’occasion ;

il est vrai que la question change d’aspect quand il s’agit du devoir de la restitution.

Détermination de ta matière grave.

Le vol étant

péché grave de sa nature et admettant légèreté de matière, il nous faut aborder le problème éminemment casuistique de la fixation de la matière du péché mortel. Deux points sont à examiner : les règles posées par les théologiens, et la justification de ces règles.

1. Règles posées par les théologiens.

Pour fixer les limites, en matière de vol, entre péché mortel et péché véniel, les théologiens se sont ingéniés, non sans difficulté, à déterminer la quantité de tort injuste nécessaire pour qu’il y ait péché grave. Or, comme le tort matériel non seulement va au détriment du propriétaire dépouillé, mais, à partir d’une certaine valeur, nuit encore à la société dont les membres souffrent solidairement chaque fois que l’ordre est profondément troublé, il s’ensuit tout d’abord que la frontière entre matière grave et matière légère varie selon que le tort est considéré exclusivement sous l’aspect privé ou encore sous l’aspect social. Ainsi, à la base du jugement sur la gravité du vol, interviendra parfois l’appréciation des deux intérêts, privé et public.

a) C’est de l’intérêt privé qu’avant tout il faut tenir compte. Mais la droite raison interdit de prendre une même mesure pour apprécier la gravité des torts causés à différentes personnes. En effet, le même tort matériel est très souvent inégalement ressenti par plusieurs victimes, gravement par l’un, plus légèrement par d’autres. Ce n’est donc pas la seule valeur marchande de l’objet volé ou la seule valeur d’achat des sommes monnayées qui sera le critère obligatoire de la gravité ou de la légèreté du péché. Ce critère n’est pas absolu, et le tort se mesure encore à d’autres échelles qui sont des circonstances générales de temps et de lieu, et surtout les circonstances de personnes en raison de leur situation économique et de leurs dispositions de propriétaires plus ou moins inviti.

L’état économique général du temps et du pays entre évidemment en considération, et comme il est soumis à d’incessantes variations ainsi que la valeur de l’argent, la gravité du tort sera fixé, selon les époques, à un taux plus ou moins élevé.

Aux époques de civilisation matérielle moins développée, la théologie déterminait comme matière grave une quantité qui nous paraît médiocre. Au xiiie siècle, la matière grave commençait à huit deniers, pouvant monter à douze, c’est-à-dire un sou, et saint Thomas lui-même, comme matière légère, ne cite que la valeur d’une aiguille ou d’une plume (penna). Suarez, à la fin du xvie siècle, établissait la limite entre un réal de vingt deniers et deux réaux. Pour la seconde moitié du xviii c, nous sommes mieux renseignés par saint Alphonse qui a minutieusement relevé les opinions de nombreux théologiens. Nous nous contentons de résumer cette page de sa Theologia moralis, t. III, n. 527 : selon la situation du volé, l’appréciation des théologiens commence à un demi-réal s’il s’agit de pauvres, monte à deux réaux pour les terrassiers, à cinq ou six pour les gens à l’aise, à un florin valant quatre à six réaux pour les riches, à un aureus ou à un ducat valant trois florins pour les magnats et les communautés opulentes. Au n. 528, le saint docteur donne son sentiment personnel qu’il exprime dans la monnaie napolitaine.

Toutes ces indications restent, pour nous, assez vagues, vu l’impossibilité de nous représenter exactement la valeur relative et le pouvoir d’achat de ces différentes monnaies. Nous y voyons un peu plus clair au xixe siècle durant lequel la situation économique fut suffisamment stable. En France, la 3 2 S ! t

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matière grave moyenne était généralement fixée à un écu de cinq francs, tandis qu’elle était plus élevée dans les pays riches tels que les États-Unis d’Amérique et l’Angleterre, mais plus basse dans des pays moins fortunés tels que l’Italie, l’Espagne et surtout les colonies.

Passons au xxe siècle, où très rapidement, surtout après la guerre de 1914 à 1918, la valeur de la monnaie diminuant, les théologiens se voient contraints de hausser en compensation la limite de la matière considérable, tant la limite pour les différentes catégories de volés que la limite moyenne qui est celle des artisans, des ouvriers spécialisés ou des commerçants ordinaires et qui est applicable aux cas où la situation de fortune du volé est inconnue. Que si le voleur n’ignore pas la fortune de sa victime, certains théologiens se plaisent à préciser la quantité nécessaire selon qu’il s’agit d’un pauvre vivant d’aumônes, d’un ouvrier journalier, d’un ouvrier spécialisé, d’un employé, d’artisans et de commerçants à leur compte, de propriétaires ou rentiers à l’aise, de riches commerçants ou industriels, de maisons ou sociétés puissantes.

On est tenté de n’attribuer que peu de valeur à ces appréciations, changeant fatalement à chaque édition. Aussi vaut-il mieux s’appuyer sur un principe déjà communément admis au xviiie siècle et qu’il est facile d’exprimer en francs de la valeur du moment : est matière grave ce qui suffit et est requis pour l’entretien journalier de chacun selon sa condition. Chacun, en effet, qu’il soit pauvre, ou ouvrier, ou employé, ou commerçant, ou rentier, les richissimes exceptés, regardera comme grave le tort le privant de ce qui lui est nécessaire pour son entretien d’une journée. Accidentellement, on descendra en dessous de cette mesure, si l’objet volé, même de minime valeur, est indispensable pour le travail qui assurerait le gain de la journée. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, l’exemple classique du vol d’une aiguille et d’une bobine de fil.

En revanche, la marge s’élargit dans les circonstances indiquant que le propriétaire ressent moins le tort qui lui a été fait par le vol, qu’il est minus inuilus selon le terme théologique. Ces circonstances, qui causent la présomption d’une moindre résistance à l’injustice, tiennent aux relations personnelles entre voleur et volé, ainsi entre époux, parents et enfants, maîtres et domestiques, et a l’objet lui-même qui se trouve tout à la fois sans protection et en grande quantité, comme les récoltes en plein champ, les carrés de charbon à la mine.

Il est patent qu’entre gens vivant en communauté en raison de la parenté il y a une certaine communauté de biens à côté des biens propres à chacun ; ce qui fait que vols entre époux, enfants et parents, sont moins vivement ressentis et assez facilement pardonnes, et qu’en conséquence Vanimus invilus du volé et Vanimus injuslus du voleur ne se révéleront qu’à partir d’une quantité plus considérable. les théologiens n’hésitent pas, généralement, à la doubler. — Quant aux gens de maison, ils sont moins indulgents, et ils n’admettent la nécessité d’une valeur plus grande que pour les aliments ordinaires que le personnel se ferait une habitude de prendre en surplus contre le gré des patrons, mais la rejettent s’il s’agit d’aliments ou autres objets fie luxe ou de grand prix ; à cet égard, les vols des domestiques sont à apprécier de la même façon que s’ils étaient commis par des étrangers.

Ordinairement, on admet aussi une échelle plus élevée pour juger de la gravité du vol d’objets exposés sans protection aux mains de tout le monde. I.e propriétaire ne peut s’attendre à ce que son bien soit

intégralement respecté, car il connaît la nature humaine des passants dont beaucoup ne résisteront pas à la tentation ; et ayant fait le calcul et le sacrifice de pertes qu’il croit inévitables, il ne sera vraiment invitus que contre des soustractions très considérables par grands vols ou trop multipliées en petits vols. En conséquence, la matière à péché mortel ira jusqu’au double de la quantité ordinaire.

b) La justice’sociale a aussi son mot à dire pour déterminer la quantité nécessaire à un péché mortel. En d’autres termes, il faut, dans l’appréciation du tort, tenir compte de l’intérêt commun. On comprend aisément que le tarif de l’intérêt public est de soi plus élevé que celui de l’intérêt privé du volé, car la société ne commence à être troublée que par des vols très graves. Aussi les théologiens ont-ils établi à côté de la gravité relative une autre mesure, celle de la gravité absolue, au delà de laquelle, quel que soit le propriétaire lésé et dût-il même être compté parmi les ditissimi comme l’État, les grandes banques, les richissimes maisons de commerce, et ainsi ne subir qu’un dommage supportable, il y aura néanmoins matière à péché mortel.

Comment fixer cette limite absolue ? La difficulté paraît encore plus grande que pour la gravité relative ; car comment apprécier le tort fait à la justice sociale ? Le sentiment des citoyens les plus prudents variera à l’infini et ne s’entendra que sur la nécessité d’une quantité plus grande. Les théologiens, pendant le xixe siècle, ont suivi la règle de saint Alphonse qui fixait la matière grave à deux ou trois aurei de la valeur de cinq francs. Mais bientôt on monta jusqu’à une et même deux pièces d’or équivalant chacune à un louis d’or, une couronne, une livre, cinq dollars ; nous croyons qu’aucun théologien n’osera guère dépasser la valeur de cent francs-or. À ces déterminations essentiellement variables, préférons une règle générale, analogue à celle de la gravité relative : est matière absolument grave ce qui est requis pour l’entretien d’un homme de situation moyenne pendant toute une semaine. Cette règle a été suggérée par la Nouvelle Revue Ihéoloyiqut, 1926, p. 132, et elle nous paraît sage et raisonnable.

2. Justification de ces règles.

Ces règles casuistiques ont besoin d’être justifiées et défendues contre quelques difficultés d’ordre soit général, soit spécial.

L’objection qui se présente tout d’abord ironisera volontiers : « Puisqu’on volant à quelqu’un le gain d’une journée, disons 200 francs du commencement de 1945, je commets un péché mortel, vais-je conclure que ce ne sera que péché véniel de voler 198 francs à un employé de condition pareille ? » Répondre : Votre objection n’a pas le sens commun, ne saurait satisfaire. La réponse de Suarcz est meilleure ; pourtant, vu la position des théologiens modernes, elle ne fait que reculer la difficulté. « Il y a encore péché mortel, dit-il, si la différence est tellement minime qu’elle équivaut à rien ; quæ enim parum distant, nihil distare videntur. « Par exemple 20 centimes.de notre monnaie de 1945 pratiquement ne sont guère que 0, puisque actuellement, un timbre excepté, on n’achète rien avec 20 centimes, lue fois hors de ce quasi-rien, nous restons perplexes devant le problème : y a-t-il encore matière grave ou est-ce déjà matière légère, si l’objet volé a une valeur de 198 ou 196 ou 194 francs ? L’objection n’est donc pas négligeable ; essayons d’répondre d’abord d’une façon générale puis par des arguments propres à la vertu de justice.

a) C’est là une difficulté qui se rattache au problème de la quantité morale et de ses limites ; problème qui ne se mesure pas géométriquement ou

arithmétiquement, mais qui ne peut être résolu que moralement, donc prudemment et au moyen de.i

leurs variables, laissées à la libre et raisonnable appréciation des hommes sages. C’est la question des frontières entre le bien et le mal, entre le mal mortel et le mal véniel, entre la certitude morale et le doute. Frontières qui, tout à la fois, sont nettes et indécises : elles ne se situent pas à un point précis comme celui de l’ébullition de l’eau à 100°, mais souvent sur une ligne idéale ou mieux sur une bande plus ou moins large. Au-dessus de cette bande, l’action est certainement permise ou n’est que véniellement défendue ; en dessous, elle est défendue sous peine de péché mortel ; mais au sujet de ce qui se trouve sur la largeur de la bande, on entendra différentes opinions.

b) Quand il s’agit de justice, le problème se complique du fait qu’il touche à des valeurs matérielles qui se chiffrent à des sommes exactes et qu’il faut transposer sur le plan moral. La morale se voit obligée de baser ses conclusions sur des données arithmétiques, mais elle ne pourra y arriver prudemment qu’en prêtant à ces données arithmétiques un rôle moral, au besoin un rôle même pastoral. S’agissant du vol, ce rôle pratique des règles sur la gravité de la matière peut être considéré sous un double aspect, psychologique et pénitentiel : rôle psychologique qui vise à arrêter le voleur au moins avant le péché mortel ; rôle pénitentiel fixant au service du confesseur une norme au delà de laquelle il devra refuser l’absolution. On conviendra que ce double rôle ne manque pas d’importance.

Le rôle psychologique des limites déterminant la matière grave du vol est d’arrêter avant le péché mortel le croyant tenté de prendre le bien d’autrui. C’est l’avertissement du danger grave, le signal du bord de l’abîme, le poteau indiquant la ligne qu’il ne faut pas dépasser sous peine de perdre la grâce sanctifiante et de commettre le péché mortel. Toute conscience chrétienne, sans doute, pénétrée de l’esprit de l’Évangile, devrait reculer devant tout péché caractérisé et par conséquent devant toute injustice, ne serait-ce que le tort d’un centime. Malheureusement, tous les baptisés n’ont pas cette délicatesse, et tout au moins il est souhaitable de les faire reculer devant le péché mortel. C’est pour ces consciences élastiques que les frontières ont « été fixées. De même que Dieu fait de l’enfer un épouvantail d’une terrible réalité, ainsi la théologie easuiste, à la fin d’éviter des désordres sociaux graves ainsi que des ruines spirituelles, essaie-t-elle de marquer la frontière entre péché mortel et péché véniel. Est-elle, aux yeux de Dieu, plus éloignée ou plus proche, cela importe assez peu. Du moins, beaucoup, qui n’hésiteraient pas devant de petits larcins, reculeront devant un vol mortel ; quant aux autres, qui n’ont plus de conscience, la casuistique n’a pas a s’en occuper. La règle remplira son rôle psychologique : plus d’un qui n’est pas scrupuleux en fait d’honnêteté, s’arrêtera tout de même devant le signal avertisseur.

Le rôle psychologique des règles établies par la théologie est complété par leur rôle pénitentiel ou pastoral au service du confesseur ; ce qui fait leur justification.

Il n’est pas inutile de rappeler que, pour juger de la conscience de son pénitent, le confesseur n’a pas besoin d’une certitude absolue concernant la gravité des fautes ou des dispositions du pénitent. Ainsi, en matière de vol, lui suffira-t-il de connaître, par l’aveu du voleur, que la somme se tenait dans les environs de la quantité fixée comme matière grave, pour juger qu’il y a eu péché mortel d’injustice ; quelques francs de moins ne modifieront pas son jugement, à moins que d’autres éléments n’interviennent. D’ailleurs, que le confesseur, toujours failli ble, se trompe dans le sens de la sévérité ou de l’indulgence, cela n’est d’aucune conséquence fâcheuse quant à la valeur du sacrement : jugé mortel quand il est véniel, ou véniel quand il est mortel, le péché est remis par l’absolution, pourvu que le pénitent en ait eu un regret surnaturel.

Le confesseur a besoin d’une règle fixant la matière grave surtout en ce qui concerne une autre de ses fonctions, celle d’imposer la restitution du bien volé. Quel est son devoir, si le pénitent, pouvant le faire, s’obstine à ne pas restituer ? La doctrine théologique, sur ce point, est très nette : si le tort certainement n’est que léger, l’absolution ne peut être refusée pourvu que, par ailleurs, le pénitent soit bien disposé ; si le tort est jugé comme certainement grave, le refus d’absolution est de rigueur. Pour le juger tel, le confesseur n’a pas pleine liberté d’appréciation ; les théologiens approuvés lui fournissent une règle, à laquelle il doit se conformer. Il a certes le droit de suivre les théologiens moins sévères, mais il ne lui est pas loisible d’absoudre le voleur refusant sans motifs de restituer une somme dépassant au jugement de tous la limite de la matière grave.

Question des furlula.

C’est là une question

qui reste parfois enveloppée d’obscurités dans les manuels de théologie ; il importe donc de la déterminer avec précision avant d’en essayer la solution.

1. État de la question.

Elle peut se résumer en ces termes : entre plusieurs petits vols dont chacun a été ou sera un péché véniel, y a-t-il coalescentia possible, c’est-à-dire union des quantités volées en sorte que leur somme, si elle est considérable, puisse constituer matière à péché mortel avec, comme conséquence, l’obligation grave de restituer ? Le problème est posé surtout depuis qu’Innocent XI a condamné comme scandaleuse et dangereuse la proposition suivante : Non tenetur quis sub pœna peccati mortalis restiluere quod ablatum est per pauca furta, quantumcumque sit magna summa totalis, 2 mars 1679, n. 38, Denz.-Bannw., n. 1188.

Établissons d’abord qu’il s’agit de petits vols moralement distincts, ayant chacun sa malice propre selon les principes de la distinction numérique des péchés. En effet, si au contraire plusieurs vols n’étaient que les exécutions partielles mais se succédant sansinterruption morale d’une seule et même intention injuste, le problème de la coalescentia ne se poserait pas, ou plutôt il serait déjà résolu d’une façon parfaite. Ainsi, celui qui, voulant enlever un double quintal de farine et ne le pouvant en une seule fois, s’y prend à vingt reprises au cours d’une journée, ne commet pas vingt furlula, mais moralement un seul vol.

Cette première supposition faite, il y a lieu de se demander si un total considérable de petits vols s’étendant sur un temps assez long peut faire conclure à une grave culpabilité. Le problème ne se présente certainement pas sous un aspect arithmétique, bien que cet élément matériel soit essentiel à la solution. Il faut qu’à l’élément matériel du total considérable des torts injustes vienne s’adjoindre, comme dant tout acte humain, l’élément formel de l’intention mauvaise de l’agent, ici l’animus injustus du voleur avec une advertance au moins confuse de ce total. L’addition des quantités doit être faite et aboutir à une somme considérable de dommages. Toutefois, ce n’est pas au confesseur ou au théologien à faire cette opération après coup ; elle a été faite avec plus ou moins d’exactitude par le voleur qui a approuvé les mauvaises suggestions de sa cupidité et par cette intention a lié les uns aux autres les petits vols déjà commis ou à commettre plus tard. Encore faut-il qu’il y ait possibilité de faire cette opération d’arithmétique morale, en d’autres

termes de lier moralement les différents vols ; ce qui n’a pas lieu s’ils sont séparés par de trop grandes distances. Il fallait rappeler ce principe, parfois oublié, du traité des actes humains. Donc pour qu’il y ait coalescenlia, deux conditions sont nécessaires : somme considérable des torts obtenue par addition, lien moral unissant les petits vols.

2. Solution de la question.

Les deux conditions requises se réalisent en trois cas, à’savoir : la volonté formée d’avance d’arriver à un profit considérable au moyen de furtula ; la volonté de ne pas restituer le produit considérable de petits vols auparavant commis ; la coopération formelle, avec médiocre profit, à un vol considérable.

a) Le cas le plus simple de la coalescenlia des furtula est celui de l’intention de se procurer un profit injuste considérable au moyen de petits vols répétés plus ou moins fréquemment. D’avance ou à partir d’un certain moment, le voleur a visé un total et a déjà fixé en quelque sorte le nombre et la valeur des termes de cette frauduleuse addition. C’est le cas de la caissière désireuse d’une fourrure de prix, du commis ayant envie d’une bicyclette neuve, des deux employés voulant, en vue de leur prochain mariage, se monter en ménage à peu de frais, qui décident de prendre des marchandises par petites quantités ou de l’argent par petites sommes, jusqu’à ce qu’ils aient le moyen de s’acheter les objets désirés. Ou bien, c’est le commerçant qui, s’étant fixé dix années de travail pour faire fortune et prévoyant ne pouvoir y arriver en restant honnête, est résolu de commettre tous les jours toutes les petites injustices possibles au détriment de tous ses clients.

Comment juger ces petits vols dont chacun est et reste un petit vol distinct des précédents et des suivants ? Il y a union entre eux dès le commencement ou à partir d’un certain moment ; les voleurs les ont unis par leur volonté de commettre une injustice grave. Mais à quel moment le péché grave a-t-il été commis ? Distinguons entre péché interne et péché externe. In a/Jcctu le péché interne d’injustice grave a été commis sitôt la décision prise ; péché qui se renouvelle chaque fois que se répétera la résolution d’injustice grave, surtout s’il y avait eu rétractation et remords suivis d’une nouvelle faiblesse. Extérieurement, le péché de vol ne sera mortel qu’au moment où le voleur aura conscience d’avoir atteint la quantité qu’il considère comme grave, même si ce premier total est encore au-dessous de la somme convoi 1er. Au contraire, le péché de vol ne deviendra pas extérieurement grave, si le voleur, volontairement ou non, s’arrête avant la matière grave.

b) Le second cas de coalescenlia est celui de l’intention de retenir et de ne pas restituer le produit Considérable de petits vols commis auparavant. Calculant, Intentionnellement ou par hasard, les petits vols commis antérieurement et en faisant l’addition, le voleur constate qu’il a atteint ou même dépassé une quantité considérable. Si alors il se décide à garder tout ce qu’il a pris ou emprunté sans avoir jamais eu fini eut ion de rendre ou acheté avec l’intention de ne jamais payer, cette décision établit une eoaleteentia entre les vols précédents et distincts. Ce lien moral les unit et en fail un vol considérable, pourvu toutefois qu’il y ; iil possibilité morale de les lier il qu’ils ne soient pas séparés par un trop grand espace de temps. Ainsi, un vieil employé retraité. réfléchissant sur les torts causés ; ï sa maison en cin quante années de service et en faisant l’addition, arrive à un total d’environ cinquante francs or. Entre

letlts vols de marchandises, argent, articles de

bureau, etc…. la liaison morale ne peut si’[aire, car Il y a eu de longues Interruptions J les petits vols

restent petits vols sans s’agglomérer en un vol gravement coupable.

Au contraire, les deux conditions étant remplies, les petits vols antérieurs viennent faire une masse considérable devant la conscience du voleur : s’il se décide à tout garder, il se rend coupable d’un péché intérieur grave ; si, en fait, il ne restitue pas quand il en a les moyens, le péché de vol devient un vol effectif grave. Ainsi en est-il du jeune employé qui, sans plan, vole chaque jour au magasin tout ce qui lui tombe sous la main, le consomme ou le dépense ; après six mois, il constate qu’il a volé pour une somme de 1 500 francs, c’est à ce moment que, selon sa décision, il pourra y avoir coalescentia de ses furtula.

c) La coopération formelle à un vol considérable est le troisième cas de coalescentia, bien que les parts des complices soient insignifiantes, donc au-dessous de la matière grave. La formule elle-même indique lés conditions de la coalescentia : il est supposé que la part du butin pour certains complices a été relativement minime et au-dessous de la matière grave, mais leur coopération au vol et à tout le vol a été formelle, donc volontaire et libre, et même accompagnée de la connaissance de l’importance de l’affaire projetée et exécutée. Un péché intérieur de vol grave a été certainement commis, car la coopération formelle en principe fait encourir la responsabilité sur tout le dommage. Quant au péché extérieur, cela dépendra de la nature de la coopération plus ou moins immédiate, et la question du devoir de la restitution devra se résoudre d’après les règles si compliquées de la solidarité.

3. Questions particulières.

Deux questions secondaires peuvent se poser au sujet des furtula : est-on autorisé à fixer la matière grave du total au-dessus de la quantité grave moyenne ? qu’en est-il si les furtula ont été commis au détriment de plusieurs personnes ?

a) Les théologiens sont à peu près d’accord pour admettre le principe d’une quantité plus considérable comme matière à péché mortel quand il s’agit de furtula. La raison en est que le maître est censé moins invitus pour un tort qui lui est fait par l’enlèvement répété de petites quantités que pour un dommage d’égale grandeur fait en une seule fois ; en fait, le tort est moins vivement senti d’autant que, souvent, le volé ne s’aperçoit pas de tous ces petits vols. Aussi, généralement, les auteurs exigent-ils, pour le péché mortel, la quantité de 15(1 ", , de la matière grave commune, donc la moitié en plus ; quelques-uns vont jusqu’à doubler la quantité grave moyenne. Nous serions volontiers de ce dernier sentiment quant au péché extérieur ; toutefois, le péché grave intérieur est commis quand la volonté a conseil li au tort grave même si la matière est moindre. Noldin, n. ion sq., dislingue entre les cas, et il n’admet une quantité plus élevée que pour le second cas, el la rejette pour le premier et le troisième.

b) Si les furtula ont été commis au détriment de plusieurs personnes, il faut, croyons-nous, considérer tout d’abord le détriment que chacune a subi. S’il est grave dans le sens donné plus haut, nulle difficulté n’existe qliant au péché contre la justice coin mutative et la grave obligation de restituer. Mais si le lort n’csl que léger à l’égard de nombreuses personnes, qui sont par exemple les clients d’un cnmmcr çanl trop cupide, el que le total soit absolument grave, deux difficultés se présentent. Y a-t-il péché grave (outre la justice commutât ie ? Nous ne le pensons pas et nous ne voyons que (les ols légers cl

une grave violation de la justice légale. En consé quence, l’obligation de restituer ne peut être elle

même grave, mais elle se partage en aillant d’obligations légères qu’il y a eu de volés. u9f> VOL. CAUSES OUI Al TO Ml SE NT 3296