Dictionnaire de théologie catholique/VOEU, II. Etude théologique

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 834-852).

obligeons à faire pour lui. « Mais, alors que la promesse faite d’homme à homme exige des paroles ou autres signes extérieurs, on peut à Dieu faire une promesse par un simple acte intérieur de pensée. On formule pourtant quelquefois extérieurement des paroles ; c’est alors pour s’exciter soi-même, comme dans le cas de la prière, ou pour prendre à témoin d’autres hommes, en sorte que l’on soit détourné de rompre son vœu, non seulement par la crainte de Dieu, mais aussi par respect des hommes. » Ainsi « les deux éléments qu’on ajoute parfois » à la substance du vœu n’en sont qu’ « une certaine confirmation : à savoir la formule vocale, . Ps., lxv, 14, et le témoignage des autres », cf. Sent., t. IV, dist. XXXVIII : testificatio quædam promissionis spontaneæ. — « On peut d’ailleurs entendre ce témoignage du témoignage intérieur » de celui qui énonce à Dieu sa promesse : dans ce sens, « la testificatio se rapporte proprement à la définition du vœu », promesse formelle faite à Dieu.

Une promesse spontanée. — « La promesse elle-même procède du propos de faire (ce qu’on va promettre) : et ce propos exige préalablement une certaine délibération, étant acte de volonté délibérée. » Ces étapes, a-t-on remarqué, « sont requises en tout acte humain, en tout acte de religion. Pourquoi saint Thomas en signale-t-il plus spécialement l’exigence dans le cas du vœu ? C’est qu’il importe à un engagement comme celui-ci d’être le fait d’une raison prudente et d’une volonté bien décidée ». J. Mennessier, La religion, dans la Somme théol., édit. de la Revue des Jeunes, p. 373. N’est-ce pas aussi pour accueillir les mots propositum et deliberatio, traditionnels depuis des siècles dans le sens de « promesse spontanée », et pour ménager une place à la conception grecque d’oblation volontaire ? Car tous ces éléments sont de l’essence du vœu : « Ainsi, pour le vœu trois choses sont requises de toute nécessité : d’abord la délibération, puis le propos volontaire, enfin la promesse qui en est l’élément définitif. » On va voir la place de chacun d’eux dans les réponses aux objections.

Observations.

1. La délibération. —

La place de la délibération était fort grande dans la définition des sommistes : Conceptio boni propositi, animi deliberatione firmata, parce qu’ils donnaient au mot deliberatio le sens de décision ferme. Saint Thomas, qui le prend en son sens premier, fait observer que « la conception d’un bon propos n’est rendue ferme, du fait de la délibération mentale, que par la promesse qui fait suite à celle-ci ». Ad l um Si convaincu que l’on soit de l’excellence de l’œuvre à faire, l’on ne s’y oblige qu’en la promettant. La délibération nous fait voir tous ses avantages et opportunités et déjà, psychologiquement, notre volonté peut se trouver très fermement arrêtée dans son dessein de l’accomplir ; mais moralement elle n’est liée que par la promesse.

2. Le bon propos. —

Le nom même de vœu paraît venir de volonté » : on dit que quelqu’un agit selon ses vœux quand il fait ce qu’il veut. Or, l’acte de volonté, c’est le propos, tandis que la promesse est l’acte de raison < pratique qui énonce ce que l’on veut faire ». Réponse : C’est bien la volonté qui pousse la raison à promettre quelque chose parmi celles qui sont soumises à sa volonté. Voilà pourquoi le nom de vœu vient de « vouloir » : la volonté est le premier moteur du vœu. Ad 2um. « C’est parce que nous avons » le désir, « l’intention et le libre propos de nous obliger que nous prenons ce moyen qu’est la promesse. Celle-ci n’est donnée qu’en vertu de cette volonté que nous avons de nous lier. La volonté est donc bien la source de l’obligation que nous nous imposons..1. Menessier, op. cit., p. 374. De plus, la matière du vœu est à choisir circa ea <jua-voluntati subduntur. « Envisagé à ce point de vue. le vœu apparaît dans toute sa grandeur. Le domaine de l’homme commence en lui-même. Tout le reste n’est qu’une extension, pour ainsi dire, de cette maîtrise qu’il a de sa propre action. Or, c’est là ce dont le vœu, en promettant quelque action, va témoigner. C’est l’hommage à Dieu de ce qu’il y a de plus radical dans le domaine que nous exerçons… Voilà la valeur d’hommage du vœu : c’est l’offrande à Dieu de cette possession qu’il nous a donnée de nous même, de cette possibilité de faire ceci ou cela, d’user comme nous voulons des biens qu’il nous a remis. » op. cit., p. 472.

3. La promesse. —

Parmi tous les gestes d’offrande, c’est le vœu qui, par la promesse, exprime de la façon la plus efficace le don essentiel que la volonté fait d’elle-même à Dieu dans l’acte de « dévotion. Voici, en effet, toute la distance qui sépare le bon propos de la promesse : celui qui a le propos de bien faire garde du moins la maîtrise de se mettre à l’ouvrage quand il voudra, puisqu’il n’a pas encore offert sa liberté à Dieu, de qui seul elle dépend. Au fond, « celui qui se borne à former un bon propos ne fait rien encore. Mais, quand il promet, alors il commence à s’offrir pour agir, bien qu’il n’accomplisse pas encore ce qu’il promet : c’est comme celui qui met la main à la charrue : bien qu’il ne laboure point encore, il prête tout de même déjà la main au labour ». Ad 3um. Se exhibet ad faciendum : jam aliquid facit. Ce n’est pas rien que de promettre quelque chose à Dieu : Dieu voit les choses comme elles sont, et il voit une âme qui se met vraiment à l’œuvTe en la lui promettant ; lorsqu’on l’accomplira, il n’y aura que tradition ou livraison d’une chose déjà offerte et donnée en principe. Cf. S. Augustin, Enarr. in Psalmos, ps. lxxxiii. n. 4, P. L., t. xxxvi, col. Î058 ; InPs., lxxvi, col. 2<18.

4. Les manifestations extérieures. —

Bien qu’elles ne soient pas essentielles au vœu, parce que Dieu comprend le langage du cœur, ces manifestations sont un adjuvant pour l’âme, tout comme elles le sont pour la prière. Elles consistent, dit saint Thomas dans « la formule vocale et dans l’assistance des témoins ». Corp. < Purement intérieur, le vœu n’aura pas toujours les qualités de prudence, de réflexion, de netteté, qu’il aura bien plus souvent quand il devra se préciser dans quelque formule très nette ; et quand les circonstances extérieures, telles que les cérémonies sacrées, concourront à lui donner un caractère de gravité qu’il n’aurait pas au même degré s’il s’accomplissait au dedans de l’âme seulement. Extérieur, mais sans publicité, il n’aurait pas les garanties qu’il trouve dans les conseils et dans l’examen officiel d’un supérieur ; les garanties de fidélité qu’il trouve dans le contrôle d’une autorité ayant charge et qualité pour en exiger l’exécution ; les garanties de paix qu’il trouve dans l’interprétation désintéressée et sans scrupules d’un pouvoir doctrinal ou administratif légalement constitué. » J. Didiot, Vertu de religion, p. 324. L’expression et la publication de la promesse, qui est d’une importance secondaire, accidentelle, extrinsèque, « est cependant requise pour donner au vœu son caractère pleinement social, et parfois même nécessaire à son entière validité au point de vue canonique. Le Code canonique, can. 1308, distingue à ce sujet le vœu privé du vœu public qui est accepté au nom de l’Église par un supérieur ecclésiastique, comme la profession religieuse et le vœu de chasteté des sous-diacres. Can. 488, S 1. Ce que nous appelons vœu public, les premiers scolastiques le dénommaient vœu solennel, et uniformément l’opposaient au vœu privé : Privatum in abscondilo faclum, solemne vero in’conspectu Ecclesùe. P. Lombard, /V Sent., dist. XXXVIII, P. L., t. cxcii, col. 132.

5° Conséquences morales.

Il résulte de ces observations que tout ce qui nuit à la délibération, au bon propos, à la promesse, voire à sa manifestation extérieure, est de nature à nuire au vœu, au point de le rendre nul en certains cas, et de constituer une faute.

Les moralistes précisent ainsi chacun de ces points :

1. Est nul nécessairement tout vœu fictif prononcé sans l’intention de faire une promesse à Dieu. C’est au moins une faute légère que de simuler ainsi un vœu ; et, si cette fiction constituait dans le concret un grave manquement au respect envers Dieu, un fait gravement scandaleux, ou bien s’il causait une grave déception au prochain, ce serait évidemment une faute grave. Par contre, les scrupuleux sont fort exposés à prendre leurs résolutions maladives pour des engagements et leur crainte même des vœux pour des vœux contractés.

2. L’ignorance de l’obligation inhérente au vœu rend nul celui-ci. Il suffit cependant d’une connaissance habituelle de cette obligation ; une advertance actuelle sur ce point n’est pas nécessaire. Mais une conjecture ou une opinion même exacte sur les obligations qu’on va prendre ne suffit point : il faut savoir ce qu’on promet.

3. L’erreur peut entraîner la nullité, soit qu’elle porte sur la substance ou les conditions essentielles du vœu, soit qu’elle ait été la cause de l’engagement. Cependant, lorsqu’il s’agit des vœux publics de religion, seule une erreur substantielle peut être invoquée comme cause de nullité.

4. Toute crainte grave et injuste rend le vœu nul de plein droit. Code, can. 1037, § 3. Pour les applications pratiques, voir J. Didiot, op. cit., p. 336-339.

5. Une dérogation grave dans l’expression d’un vœu public, accepté au nom de l’Église par un supérieur ecclésiastique, comme la profession religieuse, peut annuler un tel vœu, ou le transformer en vœu privé, suivant qu’en a décidé l’Église ou l’ordre religieux. En elïet. la question de l’extériorité du vœu se ramène toute à celle de son acceptation par son destinataire humain, comme l’a dit saint Thomas.

6. La volonté de ne pas l’accomplir peut-elle annuler le vœu ? Non, répondent les anciens moralistes, dès là qu’elle ne supprime point pratiquement la volonté de promettre : la volonté de manquer à sa promesse ou de la faire annuler par la suite suppose même la volonté de promettre, laquelle est, ni plus ni moins, celle de s’obliger en conscience. Sans doute la volonté de s’engager englobe-t-elle normalement l’intention au moins virtuelle de faire ceci ou cela, et cette mauvaise disposition foncière fait-elle de la promesse, comme dit Cajétan en son langage philosophique, un acte monstrueux », in h. foc ; mais il y a tant de contradictions en une psychologie humaine, et parfois des âmes ainsi complexes sont mises en des situations si fausses par leur ambition même ou leur dépit qu’il ne faut pas jurer qu’elles ont reculé devant un vœu dès l’abord sacrilège. Valencia note pourtant que ceux qui n’ont vraiment aucune intention de faire, en réalité ne veulent pas promettre, quoiqu’ils disent peut-être et pensent. même qu’ils le veulent ». Comm. theolog. in // » -//", t. m. disp. VI, q, vi, n. 1. Le vœu de ceux-là se ramènerait donc à un VOMI fictif.

IL Matii fus tu va t. ! " Dans la tradition. Cette seconde question était aussi embrouillée, dans la tradition théologique plus peut-être que dans la

Créance Commune. Alors que le vœu était regardé, dans l’Ancien Testament, Dent., xxiii, 22, et dans l’ancienne Église, comme portant sur des œuvres de lurérogation, Origène, foc. cit., recommandait aux chrétiens de « vouer leur justice, leur sagesse », aux gens mariés^ de « vouer, comme de bons naziréens, leur continence d’un jour », In Roman., t. IX, c. i. Dans l’Église latine, saint Hilaire regardait comme superflus les vœux des choses impossibles et voulait qu’on vouât des œuvres excellentes de notre foi, c’est-à-dire des œuvres approuvées par l’Église. In Ps.. ixiv, n. 3, 24, P. L., t. xi, col. 414, 434 ; cf. In Ps., cxxxiv, col. 765 ; mais saint Jérôme fait une place dans le vœu à l’observance des « préceptes communs à tous les chrétiens, comme la pratique de sa foi », In Eccl., v, 2, P. L., t. xxxii, col. 1052. C’est saint Augustin qui, le premier, distingua « le vœu commun quod omnibus œqualiler pnecipitur, et le vœu singulier », propre à chaque état de vie : il y a des vœux pour les vierges, pour les veuves, pour les gens mariés : une aumône, la fondalion d’un hôpital. In Ps., i.xxv, 12, P. L., t. xxxvi, col. 967. Mais, dit-il, on ne peut faire vœu de passer à un état inférieur au sien : « On appelle meilleur un bien comparativement plus grand qu’un autre. De bono viduitatis, n. 7, P. L., t. xl, col. 434. Ainsi le veuvage étant meilleur que le mariage ou les secondes noces, « parce qu’il a au-dessous de lui un autre bien sur quoi il l’emporte », n. 9, « l’amour de ce bien meilleur vous a enlevé [grâce au vœu de viduité| la faculté de ce qui vous était permis », n. 20.

Suivons cette expression chez les Pères : Prosper d’Aquitaine la commente sans rigueur, Epigramm., xv, P. L., t. li, col. 503 ; mais saint Grégoire : « On peut se marier sans péché, à moins qu’on ait déjà voué le mieux. Quiconque, en effet, a décidé, proposuil, de s’imposer un bien plus grand, bonum majus, s’est interdit le bonum minus qui lui était permis. Ainsi, pour qui s’était appliqué à plus forte entreprise, c’est évidemment regarder en arrière que d’abandonner des biens plus élevés pour se tourner vers de minimes. » Epist., xxvii, P. L., t. lxxvii, col. 104.

Hugues de Saint-Victor avait laissé tomber l’expression : « un bien meilleur », pour la remplacer par celle-ci beaucoup plus vague : ad ea quæ Dei sunt, loc. cit. ; mais Pierre Lombard l’avait reprise à saint Augustin : Votum est majoris boni conceplio… Cette définition faisait cependant difficulté à saint Bonaventure : « La matière du vœu ne peut-elle pas être un moindre bien ? On dira : Mais il est permis d’être ainsi ; il est donc permis aussi d’en faire vœu ! Réponse : De même que ce n’est pas un mal d’être loué, mais de rechercher la louange, ainsi n’est-il pas mal d’être dans cet état, mais cela fait injure à Dieu de s’obliger par une promesse à Dieu même de façon à ne pouvoir parvenir au mieux. Mais. dira-t-on, il est permis de le vouloir, pourquoi iule serait-il pas de s’y obliger et d’en faire vœu ? Voici : il y a deux manières d’envisager ce « moindre bien » : en tant qu’il désigne un état permis, ou bien en tant qu’il comporte la privation d’un bien plus grand. Du premier point de vue. il est licite d’en faire vœu respec.tu mati, parce que, comparé à cimal, c’est d’une certaine façon un plus grand bien : mais, s’il vous prive d’un plus grand bien, ce vœu n’est pas permis et n’oblige pas, sinon à la pénitence. C’est pourtant un cas semblable à celui du mariage, OÙ quelqu’un s’oblige, en se mariant, à un état d’imperfection ? Non, ce n’est pas la même chose : la on s’oblige envers une autre personne, qui se satisfait de cet engagement parce qu’elle ne cherche pas la perfection ; mais par le Vœu on s’oblige envers Dieu qui veut toujours le meilleur, i Sent.. I. IV. dist. XXXVIII, é.lit. Vives, t. vi. p. 379-380. Les questions connexes de mariage, de désir vertueux, d’état d’Imperfection, etc., ne faisaient qu’em brouiller la question, et l’expression : le bien meilleur n’avait été utile que pour le cas particulier des vœux de perfection. C’est pourtant par respect pour cette tradition que saint Thomas pose la question en ces termes : Ulrum votum semper debeat fieri de meliori bono ? a. 2 ; et l’on va voir qu’il se met à l’aise avec la formule.

Synthèse thomiste.

Il faut d’abord se bien remettre à la question spéciale qui nous occupe : la matière du vœu, et la résoudre par ses principes propres, ceux qui régissent toute promesse véritable : qu’est-ce que l’on promet à quelqu’un ? « Nous avons défini le vœu une promesse faite à Dieu. Or, une promesse porte toujours sur quelque chose que l’on fait en faveur de quelqu’un volontairement. » Il y a donc deux termes à considérer : le bénéficiaire de la promesse, et celui qui promet de faire quelque chose. Pour Dieu, bénéficiaire du vœu, il faut que l’action promise soit de celles qui puissent être sans injure offertes au Dieu de toute sainteté ; pour nous, il faut que ce soit un acte volontaire.

1. Du côté de Dieu.

« Ce serait, non pas une promesse, mais une menace que de dire qu’on va agir contre cette personne. De même ce serait une promesse vaine si on lui offrait quelque chose qui ne lui serait pas agréable. » Or, le bénéficiaire du vœu, c’est Dieu lui-même, qui exigeait dans l’Ancien Testament que les victimes offertes par vœu fussent sans défaut. Lev., xxii, 23. « Aussi, comme tout péché va contre Dieu, et que d’autre part, aucune œuvre ne lui agrée que les œuvres vertueuses, il en faut conclure que le vœu ne peut porter sur rien d’illicite, ni sur quelque chose d’indifférent, mais seulement sur un acte de vertu. » Nul donc serait le vœu qui aurait pour but premier ou comme condition nécessaire quelque chose de mauvais. Mais saint Thomas ne dit pas qu’en matière de vœu Dieu exige toujours le mieux : il exige le bien, c’est-à-dire qu’il ne veut ni une chose mauvaise, ni une chose indifférente. Il attend de nous le mieux et nous y oblige, non pas au titre du vœu, mais par le précepte de la charité ; et ceci est une autre question. Cf. Suarez, Opéra omnia, t. xiv, p. 756. Dieu acceptera le vœu de ne pas retomber dans tel péché : sans être une œuvre excellente, la promesse qui en est faite est un acte de vertu.

2. Du côté de l’homme. —

Si l’homme qui fait un vœu est normalement amené à choisir le bonum melius, c’est, dans la logique de son geste, « parce que le vœu implique une promesse volontaire ». S’il fait ce vœu, c’est par sa volonté libre : « c’est elle qui pousse sa raison à promettre quelque chose parmi celles qui sont à la disposition de sa volonté. » A. 1, ad 2um. Ici reparaît le caractère essentiellement spontané et généreux d’une telle promesse. En effet, nécessité et volonté libre s’excluent. Il en résulte que :

a) « Ce qui est nécessaire absolument, et qui ne peut manquer d’être ou de ne pas être ne peut aucunement faire matière d’un vœu : ce serait sottise de faire vœu de mourir un jour, ou de ne point voler comme un oiseau ». Il s’agit ici de nécessité physique, ou d’impossibilité manifeste : dans les deux cas, il n’y a pas de vœu. Les moralistes ont, avec raison, annexé ici le cas de l’impossibilité morale. « Est nul le vœu d’éviter tous les péchés véniels même semi-délibérés, puisque cela est impossible sans un secours spécial de Dieu ; de même celui d’éviter tous les péchés véniels délibérés, à moins qu’il ne s’agisse d’une personne sérieusement adonnée à la perfection. » Noldin, De prseceptis, n. 211. Pour les objets en partie possibles, cf. toc. cit. et Suarez, De relig., p. 839. Sur le vœu du plus parfait, voir d’Alès, Dict. d’apologétique, t. iv, col. 1926.

b) « Il y a cependant d’autres choses dont la nécessité n’est pas absolue, mais dépend nécessairement d’une fin qu’on veut obtenir, par exemple ce sans quoi on ne peut être sauvé : ces choses peuvent être matière d’un vœu en tant qu’on les fait volontairement, mais non pas en tant qu’elles sont nécessaires » à la fin, c’est-à-dire obligatoires. Cette nécessité de prendre tel moyen pour arriver à telle fin se distingue de la nécessité physique parce qu’elle s’impose à une volonté qui demeure toujours libre d’agir ou non ; et, quand elle agit librement, même d’une matière de précepte elle peut faire matière de vœu, avec la même spontanéité qu’en matière de conseil. C’est pourquoi, lors même que nous sommes déjà obligés à de tels actes, nous pouvons nous aider à les mieux remplir en en faisant spécialement la promesse. Remarquons qu’il n’y a pas que les préceptes de droit naturel ou divin qui peuvent ainsi être voués, mais aussi les commandements de l’Église, les devoirs d’état, etc. : on peut, non pas s’obliger à assister à la messe le dimanche, puisque le précepte ecclésiastique le fait déjà, mais promettre et affermir ainsi sa volonté dans ce bien obligatoire en en faisant l’objet d’une offrande volontaire.

c) Enfin, « il y a des œuvres qui ne tombent ni sous une nécessité absolue, ni sous une nécessité conditionnelle ». Il est manifeste, pour employer les termes concrets de Suarez, « qu’il se présente souvent des actions moralement bonnes que ni la raison naturelle ne donne comme nécessaires, ni l’Écriture ni l’Église n’imposent comme précepte ». Loc. cit. « Ce sont des œuvres qui relèvent entièrement de notre bon vouloir, et, par suite, c’est là que le vœu trouve sa matière tout à fait appropriée. Or, c’est là aussi ce qu’on nomme un bien meilleur, par comparaison avec le bien qui est de façon commune nécessaire au salut. C’est pour cela qu’on dit que le vœu a pour matière un bien meilleur », art. 2. « C’est dans ce domaine du mieux-être spirituel que le vœu, qui est lui-même un moyen remis à notre libre disposition, trouve sa matière vraiment appropriée. » J. Menessier, p. 375.

a. L’exégèse thomiste. —

Cette explication ne se donne pas comme l’interprétation exacte de l’axiome augustinien : saint Augustin, comparant seulement état à état, avait demandé de vouer au Seigneur « un état meilleur » et il entendait bien que la virginité était un bien meilleur en soi que le mariage ; saint Thomas renonce à comparer ainsi un conseil à un précepte commun, au point de vue de leur excellence intrinsèque, ce qui serait contraire à ses idées en la matière ; voir plus loin l’art. Vœux de religion. Mais, pour tirer parti de cette formule courante, il compare précepte et conseil du point de vue de l’homme et de sa volonté ; il rejoint, à cette occasion, la doctrine traditionnelle qui avait vu dans le vœu un élan généreux : le vœu est un cadeau que nous faisons à Dieu, avaient dit les Pères grecs ; le Docteur angélique, continuant leur pensée, nous rappelle que le vœu est une libre démarche qui franchit les barrières de l’obligation commune, et qui ne trouve son objet « propre » qu’au delà de l’obligation, dans les œuvres de surcroît. C’est bien là ce que les Pères, les auteurs du Moyen Age et les fidèles de tous les temps ont compris par ce « bien meilleur ». Si bien que l’exégèse de saint Thomas répond en somme à la pensée profonde de saint Augustin sur le vœu. Il faudrait pourtant se garder de croire que l’expression « le bien meilleur » ainsi entendue couvre toute la matière du vœu, puisque les Pères, nous l’avons vii, avaient recommandé de plus humbles promesses, et que saint Augustin lui-même avait préconisé les vœux sur tous les devoirs du chrétien. Mais tous ceux qui ont tour à tour usé de l’expression n’avaient pas lu assez attentivement saint Augustin ou n’avaient pas pour lui le même respect : il est arrivé que les auteurs ascétiques du Moyen Age, avant et après saint Thomas, ont vu dans la maxime augustinienne l’affirmation qu’il n’y avait de vœu possible qu’en matière de subrogation et que les vœux tenant à des devoirs communs à tous les chrétiens n’étaient point de véritables vœux. C’est contre quoi s’insurgèrent d’excellents théologiens : il y a d’autres vœux que ceux des religieux, il y a d’authentiques vœux portant sur les préceptes de Dieu et de l’Église ! Et ces vœux-là sont encore, disaient-ils, de meliori bono ; ils disaient cela pour conserver au bénéfice de leur doctrine qui était juste l’autorité de saint Augustin. Et c’est là que peut-être ils voulurent pousser trop loin leurs avantages…

b. L’exégèse moderne. —

Déjà du temps de Soto et de Suarez, et maintenant encore, quand les moralistes veulent définir d’un mot l’objet général du vœu, sa matière suffisante et adéquate, ils enseignent que c’est une promesse faite à Dieu de bono meliori. Ne feraient-ils pas mieux de renoncer au bénéfice d’une formule qui ne prétendait en signaler que la matière la plus excellente, l’objet le mieux approprié ? Ils pensent peut-être qu’ils sont en accord avec saint Augustin, ce qui n’est pas soutenable. Et plusieurs d’entre eux, fidèles à la doctrine de saint Thomas, voudraient que celui-ci ait pris l’adage augustinien dans le même sens qu’eux : on va voir qu’il n’en est rien : il suffira de considérer les termes de comparaison multiples qu’ils apportent pour faire ainsi du « meilleur bien » l’objet commun à tous les vœux, au plus ordinaire comme au plus parfait.

Quand on parle, en effet, d’un bien qui est meilleur, on le compare évidemment à un autre qui est moindre ; car il n’a jamais été question d’assigner au vœu un bien qui fût meilleur en soi que tout autre bien possible. Dira-t-on qu’on peut se contenter d’un bien meilleur que tel ou tel autre bien particulier ? Mais ceci ne veut rien dire, puisqu’il serait toujours possible de trouver à n’importe quel projet de vœu un autre objet bon qui lui soit inférieur. Ajoutons que, pour bien des auteurs, cet objet réputé inférieur, un acte de la vie commune par exemple, serait lui-même susceptible d’être voué, en considération de la fin ou des circonstances qu’on lui assignera : je puis faire vœu de ne pas me fâcher au jeu, comme dit Suarez, ou d’assister sans passion à un combat de taureaux ! En rigueur de doctrine, bien certainement : en somme, enseignent nos théologiens, l’objet du vœu peut être un bien quelconque, qui n’est pas meilleur que n’importe quel autre. — Pourquoi donc, leur dira-t-on, s’obstiner à parler de bonum mclius ? — C’est que nous ne faisons que généraliser la maxime de saint Augustin : il avait dit qu’on peut faire vœu de garder la virginité et non de se marier parce que la virginité est meilleure que le mariage : nous disons plus généralement qu’on peut vouer tout bien meilleur que son contraire ; voilà un principe qui semble absolument universel ; ainsi l’on peut promettre de donner une aumône, car il est meilleur de faire l’aumône que de ne pas la faire, etc. Mais ledit principe était encore insuffisant, car il est meilleur d’étudier que de ne pas le faire, cependant l’étude ne peut être vouée aux dépens de l’oraison, <>n a donc ajouté : H faut vouer une œuvre meilleure que son omission et qui ne soit p ; is un oi>st iule à un plus grand bien. Lessius, I. II, c. xi.. Suarez explique longuement qu’il s’agit d’un obstacle permanent, el non d’un obstacle purement actuel à un plus grand bien : par exemple on peut promettre de se vouer à une étude, bien qu’elle doive empêcher pour un moment l’oral son. En somme, « il est bien vrai que tout vœu a pour objet le bien avec, le souci du mieux, sub ratione melioris, c’est-à-dire à condition qu’il n’y ait pas mieux à faire. » Suarez, De religione, 1. II. c. viii, n. 6, Opéra omnia, t. xiv, p. 864.

Tout cela est exact, mais apparaît trop compliqué pour être l’explication légitime du bonum melius traditionnel. Revenons donc à l’explication de saint Thomas, en faisant remarquer, si l’on y tient, que les œuvres de subrogation meilleures que les œuvres de précepte, parce que plus volontaires, ne sont pas uniquement des œuvres de la vie religieuse, mais aussi une foule de pratiques de la vie commune, comme le jeûne, l’aumône, la prière, etc… Suarez, op. cit., p. 864.

Ajoutons encore, pour suivre les moralistes dans leurs dernières précisions, que l’œuvre promise n’a pas besoin d’être meilleure que son contraire objectivement, mais qu’il suffit qu’elle le soit en fonction de la personne qui fait le vœu Objectivement parlant, le contraire d’un conseil évangélique ne peut être voué, puisque ce serait s’obliger envers Dieu à faire le contraire de ce qu’il désire : il y a là une irrévérence et un blasphème qui ne peuvent être excusés de péché grave que par l’ignorance de celui qui croit ainsi rendre hommage à Dieu. Cajétan, In Summ., q. lxxxviii, a. 2. Cependant, il peut être parfois permis à certaines personnes d’en faire le vœu, par exemple, il peut être meilleur de se marier que de rester dans le célibat, non seulement parce que melius est nubere quam uri, mais aussi pour faire cesser un concubinage ou légitimer un enfant. Cf. S. Alphonse Theol. mor., t. III, n. 209. De graves auteurs pensent pourtant qu’un tel vœu est invalide, Soto, Jean de Saint-Thomas, etc. Il sera, en tous cas, plus simple de dire à de tels gens : Mariez-vous, mais n’en faites pas le vœu. Saint Alphonse ajoute que « le vœu absolu de ne pas faire de vœux est invalide, parce que melius est vovere quam non vovere ; cependant, le vœu est valide pour telle personne de n’en pas faire sans la permission de son confesseur ; au cas où elle en ferait un nouveau, ce vœu imprudent serait cependant valide… Loc. cit., n. 210. En un mot, le vœu ne doit pas empêcher le plus grand bien d’une âme.

c. Conciliation des deux exégèses. —

Bien que le désaccord ne soit avoué ni par Cajétan, ni par Lessius, ni par Suarez, il est incontestable qu’il existe et qu’il est irréductible sur le terrain objectif : « Le meilleur bien, à notre époque, c’est, en somme, n’importe quel bien meilleur en soi que son contraire, tandis que pour les contemporains de saint Thomas, c’était seulement ce qui est de conseil. » C. Kirchberg, De voti natura, obligatione et honestale, Munster, 1895, qui renvoie à un article de Stephinsky dans Der Katholik, 1876, p. 561. Mais il-y a pourtant un terrain de conciliation tout Indiqué par les concessions dernières des moralistes et, d’autre part, par les préoccupations pastorales de saint Augustin. Celuici, quand il comparait étal à état, voulait avant tout détourner telle catégorie de fidèles d’un changement qui fut une déchéance pour eux ; et, de même, les casuistes n’ont de condamnations définitives que pour les partis qui empêchent le plus grand bien de telle âme. Mettons nous donc résolument sur ce plan subjectif, et disons : Ou bien, par le Vœu, on passera du mal OU de l’indifférence au bien ; et alors l’objet voué pourra être un bien quelconque, lequel mani lestement scia meilleur que l’étal précédent », qui était mauvais : de la tant de religieuses promesses qui ont précisément pour but de retirer les âmes de dangereuses habitudes. Ou bien, par le V09U, on passera du bien à un autre bien, lequel devra alors être préférable à l’état antérieur » de cette personne. « L’objet qui est légitimement promis à Dieu est donc toujours meilleur que celui dont on se défait en son honneur. » J. Didiot, op. cit., p. 348. On aura ainsi le bénéfice de garder pour tous les vœux une même consigne d’application commode et qui indique si bien le but de tout vœu : cherchons seulement si elle est suffisamment observée par l’individu qui s’engage. « Pour reconnaître donc pratiquement si… le vœu est validé de ce chef, il faut rechercher si cette promesse mettra de plus en plus le sujet en état de sanctifier et de sauver son âme. > J. Didiot, loc. cil.

Observations.

Pour expliquer les exégèses successives du melius bonum de saint Augustin, nous avons suivi les moralistes et casuistes dans leurs ultimes concessions, jusqu’aux xviie et xviiie siècles. Revenons donc en arrière pour marquer les acquisitions dues à saint Thomas sur les vœux d’obligation générale, les vœux dont l’objet se révèle illicite et les vœux en matière indifférente ou de peu de valeur morale : par quoi il restreint, autant que possible, le domaine propre du vœu à ces œuvres excellentes que sont les œuvres de pur conseil : il faudra que les discussions renaissent entre théologiens du XVe siècle, dénégations méprisantes et réhabilitations des œuvres de précepte, pour élargir à nouveau le domaine du vœu à toutes les plus humbles observances.

1. Les vœux d’obligation générale. —

Nous entendons par là les vœux qui engagent toute la vie d’un chrétien à l’observance de tous les commandements divins : c’était pratiquement ce que nous appelons encore les « vœux du baptême ». Sont-ils de véritables vœux ?

La question était sans doute résolue depuis longtemps dans le sens négatif par la prédication courante, qui n’aurait pas osé charger d’un sacrilège toutes les infractions même graves des chrétiens aux promesses de leur baptême. Mais elle avait été embrouillée par une malencontreuse allusion du Maître des Sentences : « Il faut savoir, enseignait le Lombard, qu’il y a deux sortes de vœux : le vœu « commun » et le vœu « singulier ». Le premier est celui que tous font au baptême, lorsqu’ils promettent de renoncer au diable et à ses pompes. Il y a vœu singulier lorsque quelqu’un promet spontanément de garder la virginité, la continence, ou quelque autre chose semblable. » Sent., t. IV, dist. XXXVIII. Le Maître ne se prononçait point sur la valeur religieuse du vœu du baptême, et le distinguait même discrètement des autres vœux qui sont « spontanés » ; cependant, il le classait parmi les vœux et surtout lui donnait ce titre de vœu « commun » qui n’était pas pour le déconsidérer.

Qu’avait donc dit saint Augustin de ces vœux communs ? Entendait-il par là les vœux du baptême ? ou du moins des vœux de portée générale ? Pas le moins du monde. « Tous tant que nous sommes, avait-il dit, omnes communiter, que devons-nous vouer ? Mais de croire en Dieu, d’espérer en lui la vie éternelle, de bien nous conduire selon la règle commune. Car il y a une règle commune à tous : ne pas voler ne s’adresse pas moins aux gens mariés qu’aux religieux. Il y a aussi des vœux singuliers, propres à chacun [de ces états] : le premier promettra la chasteté conjugale : c’est un grand vœu… Que chacun fasse le vœu qui lui agrée : voveat quod vovere volueril. » Enarr. in Psalm., i xxv, n. 16, P. L., t. xxxvi, col. 967. Saint Augustin, propagandiste infatigable des vœux sous toutes leurs formes, ne va pas jusqu’à conseiller aux chrétiens en général de promettre d’observer intégralement « la règle commune », c’est-à-dire la morale chrétienne, mais « de bien se conduire selon cette règle commune, secundum communem modum » sur tel ou tel point, par exemple de ne pas voler, ce qui est le vœu « commun » d’un précepte particulier. Le vœu qu’il appelle « singulier » de cet homme marié consistera à garder la chasteté conjugale. Sur ces mêmes vœux spéciaux à chaque état de vie, voir Enarr. in Psalm., lxxxii, n. 4, col. 1058. Ailleurs, sans doute, il assigne à ces « vœux distincts » des objets qui nous semblent bien généraux : Redde vota distincta : confitere le mutabilem, Illum incommutabilem, In Ps., i.xv, v. 14, col. 798 ; cf. In Ps., lxxv, n. 16, col. 967 ; In Ps., xciv, n. 4, col. 1218 ; mais il ne voit point là des vœuxpromesses, simplement des prières : conftleamur, utique laudantes, col. 1218, des « choses dues quoique non promises ». Epist., cxxvii, P. L., t. xxxiii, col. 486. En tout cas, dans le passage classique qui a trompé Pierre Lombard, ses vœux communs, tout comme ses vœux singuliers, sont des promesses d’une vertu déterminée : la foi, l’espérance, ou d’un précepte précis : la chasteté conjugale, l’honnêteté en affaires. Toute la différence entre les deux espèces, c’est que les vœux singuliers s’adressent à une catégorie spéciale de chrétiens, tandis que les vœux communs sont de mise dans tous les états de vie : omnes communiter, par exemple ne pas voler. De plus, ces vœux, même communs, sont des promesses que les fidèles s’imposent volontairement : Quisque quod potest voveat et reddat, loc. cit. ; ils ne peuvent s’entendre des promesses du baptême, imposées, celles-là, à tous les baptisés.

Nul doute cependant que les dits vœux généraux fussent pour saint Augustin, In Psalm., cv, ꝟ. 13, t. xxxvii, col. 1194, des vœux véritables, bien que d’un genre spécial et innommé. En Afrique plus qu’ailleurs, ils revêtaient une solennité qui en disait long : après sa triple confession à la Trinité, face à l’orient, le catéchumène, tourné vers le couchant, c’est-à-dire face au diable, prononçait un triple renoncement avec le rite énergique de la sputation.

Au Moyen Age, on disait couramment, avec la Glose ordinaire, du ps. i xxv, ꝟ. 12, que « dans le baptême les gens font vœu de renoncer au diable… », cf. S. Thomas, IP-II*, loc. cit., ad l um. On rappellera sans doute, et avec raison, qu’à cette époque le sens du mot vœu s’était un peu vulgarisé, et qu’une promesse de ce genre, à portée universelle et qu’on renouvelait à la moindre occasion, était placée au dernier rang de ces engagements de fidélité qui enserraient la vie des chrétiens. Cependant, c’est un vœu, nous dit Hugues de Saint-Victor, que de s’engager à vivre en bon chrétien : c’est même un vœu nécessaire, indispensable : « Si vous n’avez pas fait ce vœu, il faut le faire, parce que vous ne pouvez pas être un bon [chrétien] sans faire ce vœu [général[ ; et puis il faut y être fidèle. » C’est même le seul qui soit incommutable : De sacramentis, t. II, p.xii, P. L., t. clxxvi, col. 552.

Que ce soit là un vœu, et un vœu indispensable, admettons-le, répondaient les canonistes ; mais, au point de vue des obligations qui découlent de promesses si essentielles, appelons-les vota necessitatis, pour les mettre bien à part des vota voluntatis que les chrétiens s’imposeront ensuite de leur propre initiative. « Les vœux de nécessité, dit saint Raymond de Penafort (1175-1275), sont ceux dont l’accomplissement est nécessaire pour tout le monde, qu’on fasse vœu ou non, comme par exemple renoncer au diable et à toutes ses pompes, tenir la foi catholique, accomplir le décalogue, et, en bref, tout ce qui est nécessaire au salut. C’est à quoi tout le monde s’oblige au baptême ; c’est pourquoi tout péché mortel commis ensuite comporte une transgression de ce vœu ; et donc il faut faire pénitence pour le péché et pour cette transgression. Cependant, vous devez dire que cette pénitence ne doit pas être donnée pour des péchés mortels distincts, mais se rapporte seulement à un unique péché simplement aggravé par cette circonstance de la transgression du vœu. » Somme des cas de conscience sur la pénitence et le mariage. C’était sagement ramener la portée de ces promesses générales, faites au baptême ou renouvelées par la suite, à une simple confirmation des obligations communes à tous les chrétiens ; c’était aussi laisser pendante la question de savoir s’il y a ou non dans la promesse nécessaire exigée du baptisé un vœu véritable.

Pourtant, Pierre Lombard († 1160) avait assimilé, nous l’avons dit, ces vœux d’obligation universelle aux « vœux communs » de saint Augustin : et celui-ci avait vu dans le vœu commun, c’est-à-dire à la portée de tous, celui de ne pas voler, par exemple, une véritable promesse faite à Dieu ; le Maître des Sentences ne dit rien de précis, mais il y voit une catégorie de vœux véritables, réduite, il est vrai, à ces vœux du baptême. Que faire entre deux tendances si diverses au premier abord, entre deux terminologies si distinctes tout au moins, celle des théologiens et celle des juristes ?

Saint Thomas, comme tous ses prédécesseurs sententiaires, adopte la terminologie du Maître : il rattache, dans son Commentaire des Sentences, In 7V" m Sent., dist. XXXVIII, a. 2, qu. 1, cette question des vœux du baptême à la distinction pseudoaugustinienne du volum commune et du votum singulare. Mais, pour la solution du problème, il se dirige dans le sens des juristes et de leurs vota necessitatis. Il lui suffit, pour opérer ce redressement, de faire subir à son donné théologique un traitement philosophique sévère : appliquant au binôme désormais traditionnel : vœu commun, vœu singulier, les ressources de la logique, il discerne que c’est là une simple division d’analogues ; quant à la distinction des juristes entre, les vota necessitatis et les vota voluntatis, il montre que les termes de volontaire et de nécessaire ne s’excluent pas absolument ; il insinue pourtant qu’un vœu totalement nécessaire serait contradictoire.

Voici, en effet, comment il pose le problème général des vœux universels : « Comme le vœu est une obligation qu’on s’impose volontairement, le vœu qui n’a rien de nécessaire per prius dicitur » ; c’est le vœu dans la pleine acception du mot, « car il a, d’une façon complète, la raison de vœu : c’est le vœu singulier » ou spécial. Mais, précise saint Thomas, i le vœu commun » ou général, « qui porte sur les choses auxquelles tous sont tenus, est un vœu de seconde catégorie, qui n’a que d’une façon incomplète la raison de vœu ». In /V" m Sent., dist. XXXVIII, a. 2, qu. 3.

Quelle sera donc la valeur de ces vœux à portée générale, dont le type est le vœu des baptisés ? « On fait vœu, dit-on, au baptême, de renoncer au démon et à ses pompes et de garder la foi. Or, tout vœu que l’on transgresse constitue un péché spécial. Voilà donc le baptisé condamné à pécher doublement à chaque péché ! Réponse : La transgression du vœu commun ne fait pas un péché spécial, mais ajoute au péché une circonstance aggravante, specialem deformitalem. le baptisé, en effet, pèche plus que le non-baptisé en un même genre de péché, llebr., ix, 29, il n’est donc pas inutile d’émettre ce vœu puisqu’il ajoute une certaine force obligatoire, comme la loi écrite ajoute quelque chose À l’obligation de la loi naturelle. > Ihiil.. sol..’{. Il va sans dire que l’homme est obligé de garder la foi chrétienne ; mais le catéchumène, par son baptême et les vœux qu’il y formule, se met devant les yeux ces obligations communes, les endosse formellement et devant témoins. « Parce que le parrain, au nom de l’enfant, émet ce vœu commun, il ne lui fait pas tort, puisque l’enfant serait obligé à tout cela par ailleurs… Il y a une obligation plus grande ; mais ce n’est pas une difficulté, parce que la grandeur du bienfait accordé l’emporte sur ce surcroît d’obligation : ainsi l’on ne fait pas tort à un mineur en acceptant pour lui un bénéfice (avec ses charges) pour lequel celui-ci plus tard devra des remerciements. » Op. cit., sol. 3 et 4. « Il reste, dira Cajétan, qu’il n’y a point de vœu dans le baptême ; il y a simplement un vœu entendu largement dans cette volonté d’une vie nouvelle », et le baptisé ne fait pas un péché spécial contre la vertu de religion quand il pèche contre la loi chrétienne. Loc. cit. Rien de plus juste, mais c’est bien ainsi que son maître entendait le vœu commun, vœu de seconde zone, simplement analogue à la promesse spontanée d’une vertu ou d’un précepte particulier. « Je m’engage » veut dire, au baptême : je reconnais l’obligation qui m’incombait déjà et qui me lie à toute la loi chrétienne. À propos d’un cas analogue de vœu à portée générale, « pour le vœu de Jacob, dit encore saint Thomas, ce fut plutôt une certaine reconnaissance d’une obligation, que la cause de cette obligation. Aussi bien ne peut-elle être appelée proprement un vœu, mais c’est un vœu dans le sens large ». In IV am Sent., loc. cit., ad l"™. L’analogie est réelle entre le vœu cause d’obligation nouvelle et le vœu reconnaissance d’obligation préexistante, mais suffisamment lointaine pour rassurer les canonistes et les moralistes.

En définitive, les vœux du baptême sont des engagements volontaires pris au nom du baptisé, et le principe général vaut ici encore, que les obligations universelles du chrétien « peuvent être matière de vœu fn quantum illud voluntarie fit, non autem in quantum est necessitatis ». IIa-IIæ, q. lxxxviii, a. 2, corp. Sous ce rapport, le nom de vota necessitatis donné à ces engagements peut paraître moins heureux ; et il faut conclure plus précisément que " conformément à cette distinction, il tombe sous le vœu des baptisés de renoncer aux pompes du démon et de garder la foi du Christ, parce que la promesse est bel et bien volontaire, encore qu’elle se rapporte à des choses nécessaires au salut ». Loc. cit., ad l um. Plût à Dieu que le renouvellement des promesses du baptême en des circonstances solennelles de la vie, fût, pour toute âme éclairée, un véritable vœu au sens large, une prise de conscience plus nette de l’obligation où nous sommes de vivre notre baptême.

2. Vœux qui tournent à un mal en soi. —

Il n’est plus question ici de la part de volonté que l’homme apporte à émettre son vœu, en telle ou telle matière, mais de la valeur morale de l’objet ainsi voulu et promis, de sa valeur devant Dieu. Deux cas d’espèces peuvent seuls faire difficulté : car, normalement un acte est objectivement bon ou mauvais et le reste depuis l’émission du vœu jusqu’au moment de l’accomplir ; cependant tel acte réputé bon peut s’avérer mauvais au moment de l’accomplissement, ou plus mauvais que bon dans les circonstances et conséquences qui l’accompagnent. Voyons le premier cas. « Il est des choses qui sont bonnes en toute occurrence : les œuvres de vertu et autres biens de conseil ou de précepte qui, absolument et sans réserves possibles, peuvent tomber sous le vœu. Il en est d’autres qui, en toute hypothèse, sont et resteront mauvaises, comme ce qui de soi est péché : et de tels objets ne peuvent aucunement fournir matière au vœu. Il en est enfin qui, prises en elles-mêmes, sont bonnes et peuvent, de ce chef, tomber sous le vœu ; mais elles peuvent tourner à mal, et, dans ce cas, il ne faut pas les observer », Ih-ll^, q. lxxxviii, a. 2, ad 2um. Le cas est simple et toujours possible en matière de promesse, de serment ou de vœu, d’un acte primitivement bon, qui, non point se révèle, mais devient objectivement mauvais ou dommageable, dans le temps qui sépare l’émission et l’accomplissement : c’est ce que nous pourrions appeler une chose de moralité variable. Il est heureusement moins fréquent dans la pratique du vœu que dans celle du serment ; mais cette « éventualité » devrait engager les âmes à ne faire de vœux qu’en matière manifestement meilleure que leur contraire.

La doctrine catholique s’applique fort bien à tous les cas du même genre qui peuvent se présenter : faisons des vœux qui soient à l’épreuve de l’expérience et, si la matière peut ménager des surprises pour soi ou pour autrui, demandons conseil : pas de vœux à l’aveugle, mais des vœux en clair, des promesses visant un acte de vertu, une pratique approuvée par l’Église, tout au plus des vœux « médicinaux, comme on les a appelés, qui parent par la mortification à une nécessité ou une faiblesse particulière ». Vermeersch, Theol. mor., t. ii, p. 167. A ces vœux banals, on ne risque rien, même dans le domaine de la dévotion privée. Mais qu’on n’oublie pas les grands vœux de religion. Hors de là, c’est l’aventure, même et surtout avec les promesses qui semblent les plus généreuses. Car, remarquons-le bien, « saint Thomas ne dit pas : Il y a certaines promesses (déjà douteuses en elles-mêmes) qui peuvent avoir une bonne ou une mauvaise issue ; mais il dit nettement : Quædam bona in se sunt, ce sont des promesses excellentes en soi, qui peuvent avoir ce mauvais dénouement… Donc présupposez bien ici la bonté dans la matière du vœu, et examinez malgré tout les suites possibles. En effet, là où manquerait tout à fait le bien, ce serait très simple : il n’y aurait pas du tout de vœu. » Cajétan, in h. loc. Mais, dans les cas ici envisagés il y a matière bonne et vœux émis comme il faut : c’est ensuite que tout se gâte et en interdit l’observation.

Ce fut bien là, dit saint Thomas, « l’aventure du vœu de Jephté », Jud., xi, 39. Ce serait donc dénaturer le problème que d’y voir « la promesse d’une chose à la fois bonne et mauvaise, d’un sacrifice bon comme action de grâces, mauvais comme homicide ». J. Didiot, op. cit., p. 343. En fait, à s’en tenir à nos idées chrétiennes, la question est suffisamment complexe ; c’est une promesse à Dieu, bonne à l’origine ( ?), qui a comme changé de signe en cours de route.

Les théologiens du xiii siècle se trouvaient entre deux feux : d’une part, « l’épître aux Hébreux (Hebr., xi, 32) met Jephté au nombre des saints », ce qui suggère déjà que le rédacteur inspiré avait d’autres idées que nous sur le geste de son héros. C’est que, dit saint Thomas au début du récit biblique, on lit que « l’Esprit du Seigneur fut sur lui » ; entendons que la foi et la dévotion qui le portèrent à faire son vœu venaient du Saint-Esprit. Mais la suite est moins ad rem : « Voilà pourquoi il est placé » par l’Écriture « au catalogue des saints, à cause de la victoire qu’il remporta et parce que probablement il se repentit de son action criminelle, action qui était cependant la figure d’un bien », le geste du Christ qui envoie son Église aux persécutions. À ces échappatoires ajoutons, si l’on veut, celles qui étaient suggérées par les Pères : « la bonne intention dans l’offrande », S. Jérôme, In Jerem., c. vu ; « la déplorable nécessité du vœu », S. Ambroise, De ofjiciis, t. III, c. xii ; « l’attachement fidèle à la religion jusqu’à sa mort », S. Augustin, Qmest. XLIX in Heplateucham, P. L., t. xxxiv, col. 812, de ce « Juge incorruptible », Eccli., xlvi, 13 : telles étaient les suppositions bienveillantes de l’antiquité sur ce vœu imprudent.

3. Vœux qui vont au détriment de leur auteur. —

Voici un cas qui, pour être moins dramatique, est beaucoup plus fréquent : ici ce n’est pas le temps qui complique les choses, mais l’équation personnelle. La chose promise est apparue dès l’abord avec ses avantages et ses inconvénients ; mais, en somme, elle présentait certains aspects de bien meilleur. Mais, au fond, puisque ce bien meilleur est, comme on l’a dit, celui de la personne qui se charge du vœu, < ce qui a des répercussions malheureuses pour la personne ou qui ne [lui] sert à rien ne peut être réputé comme bien meilleur. Or, à la suite d’un vœu, vous allez vous livrer à des veilles ou à des jeûnes immodérés, qui tournent à votre danger personnel ». Ce qui est vrai des mortifications excessives l’est encore des gestes inconsidérés de générosité : cela du moins n’est pas sans avantage pour tout le monde ; mais « il se fait parfois des vœux de choses bien indifférentes et qui ne sont bonnes à rien. Est-là le bonum melius que nous cherchons dans le vœu ? » II a -II ! B, q. lxxxviii, a. 2, ad 3° m.

Il faudrait graver en grandes capitales la réponse du Docteur angélique en une étude comme celle-ci : « Les vœux qui portent sur des choses vaines et inutiles, mieux vaut s’en moquer que de les observer. » Loc. cit., ad 3um. À dire vrai, le grand acte du vœu ne devrait décemment porter que sur une matière de quelque importance. Quant aux promesses de donations ou de mortifications, revenons aux principes, et nous verrons qu’un certain nombre étaient nulles dès l’origine. « Les macérations qu’on inflige à son corps par les veilles et les jeûnas, ne sont agréées de Dieu qu’autant qu’elles sont actes de vertu : entendons par là qu’il faut y mettre une juste discrétion, de façon à réprimer la concupiscence sans trop surcharger pourtant la nature. Oui, avec ces garanties, on peut faire de ces choses l’objet d’un vœu. Mais on est facilement mauvais juge en sa propre cause : il vaut donc mieux, pour [l’observation de] ces sortes de vœux, s’en remettre à un supérieur qui décide des vœux à tenir et des vœux à rejeter. » « Si l’observation est manifestement nuisible, pas besoin de consulter personne », dit Cajétan, in h. loc. Mais c’est l’avantage immense des vœux de religion d’être contrôlés dans leur exercice quotidien par la discrétion d’un supérieur ; c’est, au moment de faire un vœu privé, « la haute convenance » de consulter un directeur. « Notons toutefois que, si l’on éprouvait à garder un tel vœu une charge manifestement trop lourde, sans avoir la faculté de recourir à un supérieur, on ne devrait pas observer un tel vœu » qui vous fait plus de mal que de bien.

4. Controverses sur les vœux en matière commandée.

La consigne était nette de viser haut et juste en fait de vœux privés : la controverse devait se rallumer au sujet des humbles vœux portant sur des préceptes. Les écrivains ascétiques du xive siècle, qui écrivaient pour des religieux, laissaient volontiers entendre que de si pauvres promesses n’étaient pas des vœux. C’est dans cette ambiance que se développa l’opinion, assez courante déjà chez les premiers scolastiques, opposée au vœu en matière commandée. Mais la controverse finit par s’embrouiller et s’aigrir par les efforts contraires des canonistes et d’autre part des théologiens champions de saint Augustin. « Certains juristes distinguent deux sortes de vœux, dit Albert le Grand, In I V’m Sentent., dist. XXXVIII, a. 1 : les uns sont des vœux de bon plaisir, voluntatis. les autres seraient des vœux de nécessité, necessitatis. » Plus d’un, sans doute, parmi les canonistes en question, désignaient par là les vœux du chrétien au baptême ; d’autres visaient aussi les promesses religieuses, les serments, les vœux imposés à certains personnages plus ou moins repentants, de ne plus recommencer leurs méfaits : votum necessitalis. Le mot devait choquer certains esprits plus au fait de la tradition catholique sur le vœu : ils répondaient aux canonistes que leurs prétendus vœux n’en étaient pas, parce qu’en matière nécessaire. C’était aller trop loin. On a vu comment, dans la Somme, saint Thomas d’Aquin, se plaçant justement sur ce terrain de la « nécessité et de la volonté », distingue une nécessité conditionnelle, celle de faire son salut par exemple (ou celle d’échapper à la vindicte publique), qui ménage suffisamment la part du « volontaire » pour qu’il y ait vœu véritable, à savoir vis-à-vis d’un devoir commun à tous les hommes.

Mais, au sujet de ces vœux communs à tous, observent nos théologiens, saint Augustin n’a-t-il pas dit son mot ? « Tous communiter, qu’avons-nous à vouer ? Mais de croire en Dieu…, de bien nous conduire selon la règle commune. Il y a, en effet, unr règle commune à tous : ne pas voler ne s’adresse pas moins aux gens mariés qu’aux religieux I » On a vu précédemment l’exégèse de ce texte fameux des Enarr. in Psalmos, ps. lxxv, ꝟ. 12. D’ailleurs, nos scolastiques ne prenaient à saint Augustin que sa distinction de « vœux communs » : ils négligeaient sa solution et l’avis de bien d’autres Pères anciens, qui avaient recommandé ces vœux courants, vulgaires, portant sur des obligations à quoi tout le monde est tenu. Ils ne retenaient que ceci, c’est que le vœu commun de saint Augustin, comme le vœu de nécessité des canonistes, embrasserait des points de la loi chrétienne obligatoires déjà sous peine de péché. Peut-on supposer que la transgression d’un pareil vœu constitue un nouveau péché ajouté au premier ? C’est ce que se refuse à admettre Albert le Crand, op. cit., a. 8 : « Oui, quand la transgression d’un vœu est tout à fait distincte — separata, de la transgression d’un précepte quelconque et de ce qui est per se peccatum, comme c’est le cas du vœu singulier — disons : du vœu en matière de conseil — t alors l’abandon du vœu est péché par soi. » Mais il n’en est pas ainsi pour le vœu commun, qui toujours est ajouté à un bien per se et à un précepte ; et c’est pourquoi l’abandon d’un tel vœu ordinaire « ne crée aucun péché spécial, bien qu’elle amène dans l’acte du péché une certaine note de laideur morale qui sans lui n’existerait pas ».

On peut penser que le « c’est pourquoi » ne s’impose pas à l’évidence, surtout quand il s’agit d’un vœu fait de plein gré sur un point déterminé de la morale élémentaire, comme le vol ou l’adultère ; et que nous sommes loin de la doctrine de saint Augustin. Mais nos moralistes du xiii c siècle entendaient, sans le dire expressément, que les vœux communs portaient sur le commun des préceptes de Dieu et de l’Église, et non pas seulement sur tel ou tel commandement : c’étaient des vœux communs, non seulement par le sujet auquel ils s’adressent, mais par l’objet qui engage toute la conduite d’un chrétien ordinaire. Au fond, l’expression augustinienne était amphibologique et favorisait le glissement d’un sens à l’autre. Cf. Kirchberg, "/, . cil.

Il ne nous semble p : is douteux que ce soit le cas très particulier des vieux du baptisé i qui ait achevé de dérouter les plus grands scolastiques m sujet des vieux de précepte en général. Transgressio raii (final rsl île re aliunde prteêcrlpta non faril tpeciale peccatum : tel est l’adage auquel se rallient, par One voie ou par une autre, bien des grands noms du xiiie et du xive siècle : « Faire ainsi de nécessité vertu, dit saint Bonaventure, n’est qu’un vœu improprement dit. » Dans le même sens, on peut citer les principaux commentateurs de Pierre Lombard, Sentent. , t. IV, dist. XXXVIII : saint Bonaventure, in h. loc, c. ii ; Albert le Grand, in h. loc, q. i, ii, vii, vm ; le cardinal Hannibald, ibid., q. i, a. 1, ad 2um, dont le commentaire édité parmi les œuvres de saint Thomas, Vives, t. xxx, p. 757, a été professé un an après celui du Maître et se ressent de ses hésitations dans ses Sentences, sol. 2, q. 3 ; Richard de Mediavilla, In IV am Sent., ibid., art. 3. Après d’autres auteurs moins connus : Angélus de Clavasio, J. de Burgo, les principaux défenseurs attardés de cette opinion, aujourd’hui abandonnée, furent le chancelier Gerson († 1428), De consiliis evangelicis, iii, n. 67, 1. 5, dans Opéra omnia, Paris, 1606, t. ii, p. 37 ; Sylvester, Summa casuum, Anvers, 1581. Voir les textes dans Kirchberg, De voti natura…, p. 24 sq.

Il était expédient donc, pour éclairer la doctrine théologique, de bien distinguer entre les vœux généraux de tous les préceptes, comme ceux du baptême, et les vœux particuliers de tel ou tel précepte. Or le premier théologien qui ait fait l’opportune distinction est saint Antonin († 1459) quand il dit qu’ « il y a deux sortes de vœux de précepte : le vœu du baptême et le vœu per modum proprise obligationis », Summa major, p. II, t. xi, § 1. Malgré qu’il fasse la même « séparation » entre ce vœu général et le vœu particulier d’un précepte divin, et qu’il affirme que le précepte peut être l’objet d’un vœu, Durand, IV Sent., q. i, n. 6, par respect pour la tradition des commentateurs qui l’ont précédé, maintient que ce vœu d’un précepte particulier n’est tout de même qu’un vœu improprement dit. Ce n’est que peu à peu que les théologiens s’affranchissent des dernières réserves, comme on le voit chez Valencia, Lessius, Suarez, les théologiens de Salamanque.

Ce qu’il est bon de remarquer, c’est que les défenseurs de la légitimité des vœux de précepte se sont, comme leurs adversaires, armés d’un cas particulier : de même que les premiers, pour nier la valeur de ces vœux, arguaient du cas des vœux du baptême qui ne pouvaient, disaient-ils, engager les chrétiens ex virtute religionis, ainsi les défenseurs du lien de religion se sont prévalus du sentiment qui régnait généralement dans l’Église au sujet du vœu de continence absolue des clercs engagés dans les ordres majeurs : celui qui fait le vœu de ce conseil évangélique fait aussi indirectement le vœu du précepte de chasteté qui y est contenu ; il s’engage, non seulement à renoncer au mariage, ce qui lui était permis, mais, par voie de conséquence, à ne pas se permettre ou désirer les jouissances attachées à l’usage des sens dans l’état de mariage, ce qui, tant qu’on n’est pas marié, est une chose déjà de nécessité de précepte et s’impose à tout célibataire sans distinction. Voilà donc, disaient Valencia et ses émules, une matière de précepte qui est vouée proprement comme acte inférieur de cette vertu de continence perpétuelle qui tombe sous le conseil, ou, si l’on préfère, comme condition pour accomplir licitement le conseil. La conséquence est bien évidente et tout à fait traditionnelle ; et les adversaires du vœu des préceptes, comme Gerson, Sylvestre et consorts, qui se sont cru dans la nécessité de nier simpliciter qu’il y ; iit là pour un sous diacre un vœu portant sur une matière commandée, se sont mis dans une situation délicate : on leur opposait, non seulement des textes du Corpus juris. et la décision très nette de saint Thomas, Il’-II’, q. c.i.xxxvi, a. 10, mais, scmblc-t-il, le sentiment du peuple chrétien : comme le plus implique le moins, il est manifeste, leur faisait-on observer, que celui qui s’engage par voeu à garder le plus, s’engage par là même à maintenir le moins. Il ne faudrait pas, semble-t-il, demander davantage au sens commun des fidèles, qui pensent sans doute assez juste quand ils voient l’essentiel du vœu de continence de leurs prêtres dans le célibat ecclésiastique, sans se demander à quel titre les obligations de chasteté élémentaire sont impliquées dans ce vœu. On l’a dit justement : « C’est ce caractère de surérogation qui donne à son vœu d’être un vœu proprement dit, car ceci est matière de conseil, non de précepte, et c’est là le « bien meilleur » qui constitue proprement la matière du vœu.

Mais les textes canoniques étaient plus nets, et fort justement les théologiens du xvie siècle ont rejeté les réserves de Gabriel de Tabiena au sujet du vœu des clercs dans les ordres majeurs : le vœu de continence proprement dit inclut la chasteté de précepte, etiam ex virtute religionis. Et du même coup, semblet-il, voilà la preuve que des choses nécessaires au salut peuvent être vouées simpliciter et proprie. On pourrait, sans doute, trouver l’inférence un peu rapide, et distinguer entre une matière objectivement commandée et ces actes d’honnêteté supérieure qui sont donnés comme garantie à des vœux de caractère universel dans l’ordre de telle ou telle matière déterminée. S’il avait été si évident que les religieux, par leur vœu de pauvreté et de chasteté, s’engagent formellement à ne pas voler ou à ne pas commettre l’adultère, il est probable que de grands théologiens comme saint Albert et saint Bonaventure ne seraient pas parmi les opposants aux vœux des préceptes communs à tous. Puisque cette doctrine n’a pas toujours été professée, et que de tous temps le sens chrétien a donné aux vœux un caractère de spontanée promesse et une matière de surcroît, on peut trouver exagérée l’opinion des Salmanticenses qui notent de « sentence catholique et tout à fait certaine » l’opinion très probable qui défend la légitimité de ces vœux en matière commandée. Cf. Kirchberg, De voti natura…, p. 30.

Ce qui est bien plus assuré d’être dans la note catholique, précisément parce que cela respecte le sentiment traditionnel du melius bonum, c’est la doctrine, définitivement établie par les derniers scolastiques, qu’on ne peut vouer quelque chose de contraire aux conseils, promettre de se marier, de ne jamais faire l’aumône : ces libertés-là peuvent se prendre quando exercentur, quand l’occasion s’en présente, puisqu’elles vont hic et nunc contre un simple conseil ; mais on ne peut bonnement s’engager par vœu à faire le contraire de ce que Dieu désire obtenir quelquefois de notre libre consentement.

III. Obligation du vœu.

C’est un point unanimement admis sur lequel il n’y a pas à insister après ce qui a été dit sur l’idée du vœu dans toutes les religions et dans le christianisme. Signalons comme une curiosité la conception spéciale des Grecs, pour qui le vœu, l’action de grâces anticipée de l’homme obligeait les dieux eux-mêmes à répandre leurs bienfaits d’après un rythme proposé par l’homme, « tout ce commerce d’échange étant réglé par la justice », A. Festugière, Vie intellectuelle, mars 1945, p. 138. Mais, pour les Latins, comme pour les Juifs, comme pour nous, le vœu est bien un rite qui oblige l’homme envers Dieu au nom de la religion. Seulement chacun comprend cette obligation en fonction de l’idée qu’il se fait du vœu lui-même.

1. Dans la Tradition.

Notons, dans la Bible, que le vœu oblige comme une dette, Ps., lxxv, 13 ; comme une donation de la personne, Lev., xxvii, 2 ; comme un contrat libellé en forme, sicut ore lw> locutus rs. Deut., xxiii, 23, mais aussi, ajoute saint Paul, comme « une résolution cordiale, qui ne devrait connaître ni tristesse, ni contrainte, mais un joyeux abandon », II Cor., ix, 7. « Acquitte tes vœux et tout de suite, car il vaut beaucoup mieux ne point faire vœu, dit l’Ecclésiaste, v, 4, que de ne point ensuite s’acquitter de ses promesses » ; les prétextes qu’on se donne : l’erreur (d’après les Septante), le faux pas (d’après l’hébr.), l’insouciance de Dieu (d’après la Vulg. et S. Jérôme in h. loc), n’empêcheront pas que « Dieu ne s’indigne de vos paroles », ꝟ. 5, car « Dieu n’aime pas les insensés », ꝟ. 3, ou, comme traduit la Vulgatc, displicet ei infidelis stullaque promissio, Eccl., v, 3. N’est-ce pas ce crime d’infidélité à Dieu que saint Paul condamne chez les vierges chrétiennes ? quia primam fidem irrilam fecerunt ? I Tim.. v, 12.

L’obligation est toujours un peu plus souple, semble-t-il, chez l’ensemble des Pères grecs, du moins pour les vœux privés : l’expression obnoxius voti de notre texte latin d’Origène, Hom. xxiv in Num., P. G., t.xii, col. 761, est à mettre sans doute au compte du traducteur Bufin. Pourtant l’obligation de l’homme apparaît nettement dans le vœu de virginité des moines, ô(i.oXoyla rTjç -apOsvtaç, S. Basile, Grandes règles, c. xv, aveu confirmé par des témoins, P. G., t. xxxi, col. 952, et surtout contrat solennel avec Dieu, op. cit., c. xiv, col. 949. Et pourquoi ? Parce que « celui qui s’est ainsi consacré à Dieu s’est fait sacrilegus », ou plus exactement, d’après le texte grec, « fur sui ipsius, voleur d’une chose sacrée, qui est lui-même — s’il vient à soustraire le don volontaire qu’il a consacré », loc. cit. De même, par extension à la promesse d’obéissance, « tout ce qui se fait sans l’ancien est une sorte de vol et de sacrilège ». Ascetica, loc. cit., col. 630. Voir le commentaire à l’art. Vœux de religion (col. 3259).

Nul besoin de commentaire pour la doctrine des Pères latins, qui est la nôtre. Nos textes bibliques avaient été réunis par saint Cyprien, Testimonia, t. III, c. xxx, P. L., t. iv, col. 752. Pour le vœu de virginité, par exemple, saint Ambroise reprend l’idée chère à saint Cyprien sur la « consécration au Christ ». S. Cyprien, Epist., iv, avec un rappel du jus sacrum : Servare te oporluit fidem quam sub tantis testibus pollicitæs. De lapsu virg., P. L., t. xvi, col. 388. Voici la même consigne avec cette note bien augustinienne que cet assujettissement est officiel et irrévocable comme un mariage : Mam et ipsæ pertinent ad nuptias cum tota Ecclesia, in quibus nuptiis sponsus est Christus. S. Augustin, Tract, in Joann., c. ix, n. 2, P. L., t. xxxv, col. 1459. Plus souvent cependant Augustin lui-même oscille entre la métaphore évangélique du laboureur qui a mis la main à la charrue et ne doit plus regarder en arrière, Enarr. in Ps., lxxxiii, n. 4, t. xxxvi, col. 1057 ; ps. i.xxvi, n. 16, col. 968, la métaphore biblique du débiteur, op. cit., col. 967, et celle des Actes sur la promesse d’Ananie, qui n’était point un vœu et qui a été pourtant punie de mort. Quæcumque hier voverint et non reddiderint non se reputent temporalibus mortibus corripi, sed œterno igné damnari ! Serm.. cxlviii, n. 2, t. xxxviii, col. 799. Ne nous étonnons donc point d’entendre le saint parler le langage du jus sacrum romain, quand le besoin s’en fait sentir : « Quia jam vovisti, jam te obstrinxisli, aliud tibi facere non licet. Avant d’être voti reus, tu étais libre de rester dans un état inférieur. Mais maintenant, Dieu a par devers lui ta sponsio, et, de la garder, ce n’est pas t’inviter à une grande sainteté ; simplement, je te mets en garde contre une grande iniquité… Tu étais petit, naguère, pas plus mauvais pour cela ; mais maintenant te voilà dans l’alternative d’être d’autant plus malheureux si tu ne gardes pas ta foi à Dieu, que tu serais si heureux en la gardant 1° Epist., cxxvii, ad Armentarium, P. L., t. xxxiii, col. 487. Et le pieux Docteur avait soin de mettre cette sanction de la fracta voti fides, cette « dette du vœu qui est une oblation », sous le patronage de saint Paul, I Tim., v, 12. De bono viduitatis, n. 12 ; Enarr. in Ps., lxxvi, t. xxxvi, col. 968. Cf. Innocent I er, Décret., III.

Entre ces titres d’obligation divers, les Pères latins avaient fait leur choix, comme on l’a dit, en conformité avec leur théorie du vœu : saint Léon, Epist. ad Rusticum, regarde le côté social du vœu ; pour saint Grégoire, qui envisage le vœu comme un sacrifice en trois actes : le choix de la victime, sa préparation et son immolation, comprendrait-on, dit le bon pape à ses moines, que « la délibération du bon propos ne soit pas payée à Dieu par l’oblation d’une grande dévotion ? Quod ci vovendo exhibet, lotum mactatur Deo per hilaritatem. » Comm. in I Reg., n. 25, P. L., t. lxxix, col. 47, c. i. Voir d’autres textes dans Bellarmin, De monachis, c. xvi. « C’est proférer un serment, dit-il encore, que de se lier par vœu au service divin. Quand nous promettons des bonnes œuvres, nous jurons de bien faire ; et quand nous faisons vœu d’abstinence ou de mortification de la chair, nous jurons de nous faire du mal quant à présent. » Moral, in Job, t. XXXII, P. L., t. lxxvi, col. 635. Les auteurs du Moyen Age ont dit tout ce qu’il fallait sur le malheureux sort de « ces gens chargés du crime de leur vœu violé, voti et culpæ reos, que la vengeance divine poursuit de ses coups redoublés, donnant d’utiles avertissements à tous les siècles de ne pas profaner ainsi le vœu ». Rupert, In Eccl., v, 34, P. L., t. clxviii, col. 1243-1244. C’est que le vœu est prêté à Dieu, tout comme le serment est prêté devant Dieu ; mais « si la promesse simple déjà nous oblige envers un autre homme, il y a dans le vœu quelque chose de plus que dans la promesse, semble-t-il : il y a contestatio promissionis : celui qui ne fait que promettre s’engage à faire, mais celui qui fait vœu assure et affirme sa promesse même. Celui qui promet est tenu, tenetur, celui qui voue est lié, obligatur ». Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, P. L., t. clxxvi, col. 521. Il avait en vue certains docteurs in ulroque jure, qui prétendaient que « le simple vœu n’oblige pas plus que la simple promesse, laquelle n’a point d’effets juridiques sans une certaine solennité ». Pour lui, il ne voit point de place pour les circonstances atténuantes ou la légèreté de matière ; bien plutôt un surcroît de faute quand le vœu est public, c’est-à-dire « manifestum ad Deum coram homine, car le vœu ainsi proclamé, quand on le rompt, c’est un péché et puis un scandale i, l.oc al. Mêmes expressions dans P. Lombard. Sent., IV, dist. XXXVIII.

Dans la théologie.

Saint Thomas a dit tout l’essentiel dans l’art. 3 de la question lxxxviii, à avoir que le vœu crée une obligation sacrée basée sur la fidélité à Dieu, mais que cette obligation BSl fondée sur le droit naturel concernant la promesse ; ipie cette obligation s’étend (l’une part jusqu’aux limites de nos possibilités actuelles, et d’autre part. qu’elle doit s’interpréter d’après la volonté précise qu’on a eue en formant le vœu et donc avec les délais et conditions alors voulues. Les moralistes ont statué sui les vœux douteux, ils ont encore précisé la gravité des obligations qu’ils comportent, suivant cette même volonté et la matière de la violation ; ils ont tenu à marquer, contre certaines tendances des canonisics, le caractère essentiellement personnel du devoir qu’il Impose à son auteur… Quant aux dispositions canoniques concernant l’administration du vœu dans l’Église, et qui prendraient place autour des can. 1307-1310 du Code de droit canon, nous ne pouvons en traiter dans cette étude théologique.

1. Chez saint Thomas.

a) Le motif du vœu.

Le caractère obligatoire du vœu va nous révéler son objet formel. Après avoir pensé dans le Commentaire des Sentences, a. 2, q. i et dans le Quodlibet iii, q. v, a. 2, à des motifs inspirés de la seule valeur de la promesse humaine, qui sentaient encore leur Moyen Age, il s’arrête, dans la Somme, q. lxxxviii, a. 3, à la suite de saint Paul et de saint Augustin, cités plus haut, à la grande loi chrétienne de la fidélité de l’homme à Dieu. Car, si la force de la promesse dépend de notre seule détermination, l’obligation ainsi contractée revêt un caractère objectif qui, désormais, nous dépasse : nous ne sommes plus seuls en cause, nous sommes engagés envers Dieu qui garde notre promesse de toutes ses tergiversations : « Dire que le vœu est ferme par la résolution de l’âme, c’est regarder du côté de celui qui fait le vœu ; mais il a une fermeté plus grande encore si on le considère du côté de Dieu à qui on l’offre », dira saint Thomas, q. lxxxix, a. 8, ad 3um. Ici il déclare : C’est à la fidélité de l’homme que revient de lui faire acquitter ce qu’il a promis : « fidèle, celui qui fait ce qu’il dit », S. Augustin, Epist., lxxxii, c. 2 ; De mendacio, c. xx. Or, c’est surtout à Dieu que l’homme doit fidélité, à raison de son domaine sur toutes choses, « à raison aussi du bienfait reçu de lui » par cet homme. Nous voyons dans les exigences transcendantes du souverain domaine de Dieu la raison de la fidélité suprême qui lui est due pour toutes espèces de promesses à lui faites ; mais, pour les vœux conditionnels, dont l’observation est liée à « un bienfait reçu de lui », s’ajoute l’idée si traditionnelle de la reconnaissance. C’est donc une obligation souveraine que nous avons d’accomplir les vœux faits à Dieu : cela relève de la fidélité que l’homme doit à Dieu, et l’infraction au vœu est une espèce de l’infidélité aux promesses.

Inutile de recourir aux idées de vol, de mensonge, de sacrilège, qui ne sont que des métaphores approchées et qui peuvent conduire à des conclusions exagérées. L’obligation du vœu relève donc de cette justice transcendante qu’est la vertu de religion : c’est elle qui nous fera accomplir les promesses que nous faisons à Dieu et nous en fera sentir l’urgence. A quoi bon distinguer ici, comme le fait Suarez, la fidélité, c’est-à-dire la vérité de la promesse, et le culte de Dieu, puisque les deux ne font qu’un ? et qu’il faut finalement conclure que « la violation de cette révérence pour Dieu secundum quamdam eminentiam revêt la malice du mensonge et du sacrilège ? » De religions, t. IV, c. i, n. 7-9, Opéra, t. xiv. p. 1020. Disons, sans hyperbole inutile, que cette violation va contre la seule vertu de religion, à moins que. l’œuvre vouée soit commandée par ailleurs, comme la chasteté. Mais, dans le cas de celui qui a manqué à un jeûne voué, où est le sacrilège ? « Ce n’est donc pas de soi un sacrilège, parce que le vœu de soi ne consacre ni la personne qui le fait, ni la matière qu’elle voue. » Vermeersch, op. cit., t. ii, p. 168 ; cf. Merckelbach, Theol. moral., p. 730, qui ajoute que, « la matière étant de la même espèce dans la violation de tout vœu, il n’est pas nécessaire (en soi) de décla rer en confession la matière du vœu qu’on a violé ».

b) Eondement naturel.

Secundum honestaiem entendons, non selon une certaine convenance, mais selon la morale naturelle, toute promesse d’homme a homme oblige ; et c’est une obligation de droit naturel. On dira que « l’accomplissement d’une simple promesse faite à un homme n’est pas obligatoire d’après l’institution de la loi humaine, qui semble avoir tenu compte en cela de la mobilité de la volonté humaine ». Ad 1 l, m. C’est bien là le faible de toute théorie naturaliste qui voudrait, dans le vœu, ne voir qu’une stipulation d’une justice inférieure. Il suffit qu’on se réfère à la religion qui est justice transcendante envers Dieu seul : Dieu, déjà maître de toutes choses par droit de création, acquiert, du fait de notre promesse, sans qu’il ait besoin d’en être assuré par aucune formalité, un droit nouveau ad rem promissam ; il en fait l’objet de ses revendications positives. On ne les pourrait mépriser ou négliger, même par oubli, sans un péché d’injustice envers Dieu, qui devrait dans bien des cas, être réparé d’une façon équitable. Dès lors, omne votum, tout vœu véritable, si privé et si simple qu’il soit, obligat ad sui observationem.

Ce qui est toutefois à noter, c’est que les tiers, qui n’apparaissent que comme bénéficiaires dans ce pacte de justice entre l’homme et Dieu, n’acquièrent aucun droit nouveau du fait du vœu lui-même. De même que, dans la promesse d’homme à homme, « pour que la dite promesse sorte ses effets juridiques, il y a d’autres conditions requises, ad l um, ainsi le transfert de droits, à la suite d’un vœu, ne provient pas de celui-ci, mais soit de la promesse concomitante de justice faite à une personne physique ou morale, soit de l’exécution même du vœu qui placera la chose vouée dans le patrimoine d’autrui. » Vermeersch, op. cit., p. 168.

c) Limites du possible.

Il s’agit ici, non plus de dispositions imprudentes ou de difficultés provenant du sujet lui-même, mais d’obstacles objectifs qui viennent modifier, par voie de changements réels, l’obligation antérieure du vœu. Le sujet est toujours prêt à les offrir, mais ce sont les choses mêmes qui ont été rendues, par le cours des événements, impossibles à livrer au moins dans leur intégrité. « À l’impossible, nul n’est tenu. Or, il arrive que ce que vous avez voué vous devient impossible : ou bien cela dépend d’une volonté étrangère, si, par exemple, vous avez fait vœu d’entrer dans un monastère, et voilà que les moines ne veulent point vous admettre » ; ou bien survient quelque défaut dans la chose promise : « voici une femme qui avait fait vœu de virginité et qui l’a perdue, voilà un homme qui avait fait vœu de donner une somme d’argent, et qui s’en voit dépouillé ». Ad 2° m. On reconnaît les préoccupations constantes des anciens théologiens, défenseurs de l’ordre chrétien établi : tant de jeunes gens faisaient des vœux pour forcer la porte des riches monastères et des jeunes filles se laissaient corrompre pour ne pas s’y voir enfermées sous prétexte d’un vœu. Mais les exemples choisis n’en sont pas moins des cas typiques, applicables à toutes les situations possibles : « Si ce qu’on a voué est rendu impossible pour une raison quelconque, on doit faire ce qui est en son pouvoir et avoir au moins la volonté prête à faire ce qu’on peut. » Ad 2um. Les moralistes ont parlé longuement de l’impossibilité totale, de la possibilité partielle, de l’inutilité notoire de tel vœu, de la frivolité de garder l’accessoire ou la formalité sans valeur. Cf. can. 1311 ; Vermeersch, op. cit., p. 169 ; J. Didiot, op. cit., p. 376-377, qui conclut : « L’impossibilité actuelle de la chose vouée ne laisse rien subsister du devoir de la livrer. » Et « si, d’autre part, on tombe dans cette impossibilité par sa propre faute, on est tenu de plus à faire pénitence de la faute commise ». Ad 2um. L’adage était courant, au moins depuis les Victorins, à propos de la virgo corrupla, et les auteurs avaient finement observé que, n’ayant point fait aussi grand tort à Dieu qu’à soimême, c’est par la pénitence qu’on peut réparer, du même coup, le tort qu’on s’est fait et l’injure faite à Dieu. On peut en dire autant du donateur qui a perdu au jeu la fortune destinée par vœu à des œuvres pies : « Dans un repentir sincère et dans l’accomplissement d’une pénitence sacramentelle ou autre…, la gloire divine et la sanctification du pénitent peuvent retrouver leur profit, quelquefois même dépasser celui… d’une fidélité tiède, vaniteuse et surtout pharisaïque. » J. Didiot, op. cit., p. 366. Dans le cas où la chose promise aurait notablement augmenté de valeur en elle-même, ou d’importance relative pour la situation actuelle de l’auteur du vœu, un jeûne pour un malade, une fondation pieuse pour un homme ruiné, on en vient à appliquer la règle qui va suivre : estime-t-il qu’il aurait fait ce vœu dans sa situation nouvelle ?

d) Limites de l’intention. — « L’obligation du vœu a son origine, sa cause, dans la volonté personnelle et l’intention de celui qui l’émet. Deut., xxiii, 23. Si donc il est dans son intention de s’obliger à l’exécuter immédiatement, il doit le faire sans retard », ad 3um. Le retard, par lui seul, est un danger pour le vœu, Deut., xxiii, 21 ; s’il est considérable, et lors même que la volonté persisterait sincèrement de s’en acquitter, il peut être injurieux pour Dieu, désastreux pour la religion, scandaleux pour autrui, périlleux pour l’accomplissement même. Mais si le délai qu’on se donne vient d’une mauvaise volonté, il y a violation formelle du droit divin et obstination dans la négligence. « Si l’on s’engage pour une date déterminée » — intention suspensive — « ou sous telle condition » — suspensive : quand j’aurai reçu tel héritage, ou résolutoire : si telle personne y donne son accord — « on n’est pas tenu de s’acquitter sur le champ. » Ad 3um.

2. Chez les moralistes :

a) Les vœux douteux. —

Ce ne sont là que les cas les plus clairs — et les plus fréquents — de limitation dans l’obligation du vœu par le fait de celui qui l’a émis ; mais il y en a d’autres bien plus épineux, qui tiennent également à l’intention de l’auteur. Le principe de solution est bien toujours le même : c’est la convention, l’intention, qui fait la loi des parties. Qu’a voulu explicitement son auteur ? Qu’a-t-il implicitement promis ? Tout est là. Mais alors c’est l’intention même qui est douteuse. Les moralistes de l’École avaient coutume de traiter en bloc de tous les « vœux douteux » : ils aboutissaient à des solutions assez opposées au premier aspect : Cajétan, d’un côté, avec Vasquez et Navarre, Soto et Sanchez de l’autre. Suarez, avec sa maîtrise habituelle, y a mis de la lumière, dans une longue thèse qui peut passer pour un modèle de discussion scolastique : il passe en revue les distinctions qui sont devenues classiques en matière de vœux, et leur applique les principes indirects du probabilisme, tels qu’on venait de les extraire du Corpus juris : doute positif inclinant en tel ou tel sens, doute négatif parfaitement neutre, melior conditio possidentis ou bien tutior pars est sequenda, et puis odiosa sunt restringenda. Suarez, De religione, tr. VI, t. IV, c. vvii, Opéra, t. xiv, p. 934-946. À propos de ce dernier principe, voici une de ses maximes : « En matière de vœux, nous avons montré qu’il faut suivre l’interprétation la plus bénigne, et que c’est finalement celle-là qui est la plus favorable à la religion, parce qu’autrement à peine trouverait-on une âme qui oserait se risquer à faire un vœu ! » Op. cit., p. 939.

Voici, en quelques mots, ses décisions devenues d’un enseignement commun chez les moralistes modernes :

a. — Si le doute porte sur l’existence même du vœu : a-t-il été vraiment émis ? ou n’est-ce pas seulement une résolution fervente ? « Si après un examen sérieux le doute subsiste, on est censé ne pas avoir fait le vœu. »

b. — Si le doute porte sur le fait de l’obligation d’un vœu vraiment émis, c’est-à-dire sur sa valeur ou la réalité de son exécution, c’est la solution la plus sûre qui prévaut : si l’on n’a que des raisons légères de croire qu’il a peut-être été invalide ou qu’on s’en est déjà acquitté, l’obligation demeure de le remplir ; elle ne cesserait que s’il y a un doute sérieux et positif. « Dans le cas où l’on doute vraiment de l’intention (de s’obliger), et je dirais presque la même chose s’il s’agit de l’usage actuel de sa raison, de l’accès de la passion, la possession joue en faveur du vœu, plutôt qu’en faveur de celui qui a prononcé des paroles de promesse. » Suarez, op. cit., p. 941 ; cf. Billuart, De religione, diss. IV, a. 3.

c. — Le doute peut porter sur la licéité actuelle de son accomplissement, comme nous l’avons vu aux observations sur la matière du vœu. Ici, malgré l’opinion contraire de saint Thomas, de Cajétan et de beaucoup d’anciens moralistes, Suarez donne comme opinion commune que « le vœu oblige de lui-même, mais exige de la prudence avant que l’on vienne à l’exécution ; et, si les doutes subsistent après examen, on devra demander une dispense ou une interprétation officielle ». Op. cil., p. 944.

d. — Si le doute porte enfin sur la manière d’exécuter le vœu, > il faut rechercher d’abord l’intention de la personne, puis les paroles dont elle s’est servie, enfin la nature de la chose promise, que l’on interprétera en conformité avec l’usage et le sens que lui donnent communément les fidèles, par exemple en matière de jeûnes », op. cit., p. 944 et 946. De cette façon, comme dit Billuart, « on aura des chances de retrouver, par de tels recoupements, l’intention claire ou du moins solidement présumée de la personne qui a fait ce vœu ». Op. cit., édit. Lyon, 1853, t. vii, p. 250.

b) Gravité de l’obligation.

Avant que la pratique des vœux ne se fût étendue à toutes ces menues observances qu’on y a finalement annexées, la gravité de leur infraction ne faisait point question ; pour les Pères, le vœu officiel étant le vœu de virginité, les mots de sacrilège, d’apostasie n’étaient pas de trop ; au Moyen Age, on comparait cette infraction au parjure, qui est toujours grave. C’est par une analogie exagérée avec le serment qu’au temps du concile de Trente Cajétan enseignait encore que, « si c’est par cette obligation souveraine du vœu qu’on s’est engagé, fût-ce à un Ave Maria ou à l’aumône d’un verre d’eau, il y aurait faute grave à manquer de parole à Dieu ». In q. lxxxix, a. 7. Grégoire de Valencla a montré l’anachronisme de cette décision. Comment, theol. in // » -//", q. lxxxix, a. 7, punct. 4. Soto, De justilia, I. VII, p. 2, a. la peut-être, au contraire, énervé à l’excès les droits de Dieu ; cf. Suarez, I. III, c. iii, n. 7, p. 927. Il faut et il suffit de dire que la violation du vœu est grave ex génère suo, parce que c’est un manque de fidélité à Dieu, can. 1307 ; qu’elle est même plus grave cœteris paribus quc celle du serment fait à un homme ex reverentia. Mais sa gravité fient, à la fois, à l’importance de la matière et à l’intention de la personne. De ces deux chefs, il résulte qu’il n’y a faute grave que lorsqu’il y a a la fois matière grave et intention de s’obliger tub gravi.

a. - Quand la matière est légère à quelque titre que ce soit, que la pratique promise soit de peu d’importance ou que le précepte ou le conseil n’ait été que légèrement violé, l’infidélité au vœu sera toujours légère, pane que personne ne peut s’engager plus que la matière ou l’infraction ne le comporte. La légèreté dans la négligence est seule admise par le I". Pègues, Comm. littir. >le lu Somme, t.xii, p. 207. Cependant, objectivement parlant, il est certain que le vœu ne transforme pas en obligations uniformément graves les obligations légères auxquelles il viendrait, par exemple si l’on pèche véniellement en matière de tempérance… Car, le fidèle, en s’imposant à ce sujet une loi personnelle, non une loi imprudente, a nécessairement suivi le principe essentiel à toute législation, de proscrire d’une façon légère ce qui n’est que léger. J. Didiot, op. cit., p. 361. Cf. Billuart, op. cit., diss. IV, a. 3, obj. 1. La jurisprudence ecclésiastique est constante dans cette appréciation et les confesseurs devraient bien l’imiter toujours dans leurs directives.

b. — La volonté précise de ne s’obliger que sub levi peut-elle, comme le pense Suarez, op. cit., p. 929, transformer en infraction légère telle infidélité qui, par sa matière, serait grave ? Ici l’on peut avouer qu’un engagement si peu rigoureux ne témoigne pas d’une grande révérence envers Dieu, et il faut se demander si c’est toujours un vœu véritable ; mais il peut s’inspirer du sentiment de sa propre faiblesse, et Dieu peut l’agréer comme tel. Dès lors, quand il est question de vœux purement privés, « l’obligation résultant de ces promesses est exactement celle qu’on a voulu contracter : ni Dieu, ni l’Église, ni personne de sensé, n’en imposeraient de plus considérable ». Mais, dans les vœux publics, comme ceux de la profession religieuse et des ordres sacrés, c’est la nature même du vœu qui autorise l’Église à prescrire à ses sujets cette intention de s’obliger sub gravi : faute de cette intention, « le religieux ne ferait en réalité aucun vœu au for intérieur ; quant au for extérieur, sa profession existerait et serait tenue, non seulement pour valable, mais pour réellement grave, jusqu’à sentence contraire ». J. Didiot, op. cit., p. 358. Cf. S. Alphonse, m, 212.

c. — Dans tous les autres cas, même si l’on n’a pas agité la question de la gravité de son engagement, on est généralement présumé avoir voulu le prendre selon la gravité de la matière. Une matière est grave en fait de vœu quand elle a une notable importance, en soi et par les circonstances, pour le culte divin ou l’utilité du prochain ou le bien spirituel de celui qui fait le vœu. La détermination de cette gravité se mesure d’ailleurs assez aisément d’après les règles morales qui régissent proprement l’acte en question : ce qui est ordonné en d’autres cas sub gravi par la loi divine ou ecclésiastique, comme un jeûne, une messe, une confession, une restitution appréciable, constitue aussi une matière grave pour un vœu. On a abondamment discuté sur la gravité des vœux portant sur une série d’exercices promis per modum unius. Cf. Noldin, Theolog. moralis, t. ii, p. 215 ; Merckelbach, op. cit., p. 731 ; Billuart, op. cit., diss. IV, obj. 2. C’est en fait une application discutable de la théorie du vol.

c) Sujet de l’obligation.

A mesure que l’on avance dans l’étude du vœu, on trouve, comme on vient d’en avoir un exemple, des points de contact avec d’autres actes de religion ou de justice humaine. Pour la question présente, qui fait le pont entre l’émission du vœu et son accomplissement, les rapprochements se font d’eux-mêmes avec certaines solutions du traité des contrats. C’est une raison de plus d’elle bref, parce qu’il suffit de dire que les conseils à donner pour l’exécution du vœu doivent s’inspirer des principes donnés au sujet de la vertu de justice. Il faut pourtant bien se garder de les appliquer inconsidérément, et prendre pour premier principe que le vœu est une loi personnelle qui ne crée, en droit divin, que des obligations personnelles ; ce n’est qu’une loi religieuse positive qui peut faire passer au s autres les obligations d’un VŒU, Prenons un simple exemple. Au point de vue de son objet, le vœu est appelé personnel, réel ou mixte : personnel, si l’on promet de faire soi-même ou d’émettre telle action : un jeûne, un pèlerinage ; réel, si l’on promet une chose extérieure ; mixte, si la promesse contient les deux éléments, soit séparables comme une aumône à un pèlerinage, soit indivisibles comme des soins à donner à tel malade. Le droit canonique a bien raison de distinguer ces trois espèces de vœux dont les retentissements sont si divers dans le domaine de la justice.

Mais, à parler strictement d’obligation votale, comme le spécifie d’ailleurs le can. 1310, § 1 du Code canonique, l’obligation du vœu ne concerne directement que son auteur. Pour le vœu personnel, qui ne peut être accompli que par lui, pas de difficultés : il s’éteint avec sa mort ou son incapacité manifeste ; mais le vœu réel, qui peut être exécuté par un autre, ne passe-t-il pas, avec son obligation religieuse, aux hérétiers, aux sujets, aux successeurs ? Voilà la question débattue entre théologiens et canonistes. Billuart a marqué nettement la position des premiers : « Qu’il s’agisse de vœu personnel, de vœu réel ou mixte, l’obligation est si bien personnelle qu’elle ne peut passer directement à aucune autre personne, étant donné que l’obligation a son origine dans la volonté personnelle ; elle ne peut obliger que celui qui l’a fait : un ami qui promet à son ami d’exécuter son vœu ne l’accomplira pas au titre de la vertu de religion, mais par fidélité ou justice envers son ami. Nul ne peut promettre ce qui devra être le fait d’un autre, quelque lien naturel qu’il ait avec lui : les fils ne sont pas tenus par le vœu de leurs parents. En cas d’impossibilité personnelle, nul n’est tenu, et, à vrai dire, nul n’a le pouvoir de satisfaire par un autre à son vœu personnel. Ce qui est vrai, c’est que le vœu réel, quoad ministerium seu exsecutionem, peut être accompli par autrui. » Billuart, De religione, diss. IV, art. 4, édit. 1853, p. 262-263.

Cependant le canon 1310, § 2 statue que « l’obligation du vœu réel passe à l’héritier, de même celle du vœu mixte dans la mesure où il est réel ». Ainsi voilà une loi positive qui fait passer la charge de l’exécution d’un vœu réel à un héritier avec le patrimoine que le testateur lui a légué ; de même qu’un tiers, par exemple un sanctuaire de pèlerinage, acquiert un droit à la donation que celui-ci avait fait vœu d’y faire porter. Mais passe-t-elle à l’héritier telle qu’elle était chez le donateur, c’est-à-dire à l’état d’obligation de religion ? Le Code n’ayant rien statué sur ce point, la plupart des théologiens font de l’exécution d’un vœu réel une obligation de justice pour l’héritier. Sans doute, la promesse était obligatoire ex ftdelitate pour le testateur et cette promesse, n’atteignant pas les biens, n’opérait aucun transfert de droit. Mais, en acceptant le testament, dit Suarez, « l’héritier l’a reçu grevé de toutes ses charges ». De relig., tr. VI, t. IV, c. 11. Ainsi l’intervention delà loi positive ne contredit pas au principe théologique qui veut que l’obligation religieuse d’une promesse faite à Dieu pour le service de Dieu ou du prochain lui reste strictement personnelle…

De même, les enfants peuvent être tenus, par obéissance et dans les limites mêmes de leur obéissance, à accomplir une prestation vouée par leurs parents ; mais ce n’est pas une obligation religieuse, et ils ne sont pas tenus d’avoir l’intention d’exécuter leur vœu, encore qu’ils puissent le ratifier pour leur compte. Pour le vœu fait par une communauté et à sa charge, la question est plus discutée encore. Cf. Ballerini-Palmieri, Opus theol., t. ii, n. 634. On peut dire que, si les chefs qui la représentent ont fait un vœu en son nom, l’obligation de religion passe à leurs successeurs parce qu’en eux agit la même personne morale qui a fait le vœu ; mais, si la chose promise demande l’intervention des sujets, lesquels n’ont pas promis eux-mêmes, ils devront y être obligés par leurs chefs au moyen d’une loi. Cependant, puisque le motif de ladite loi serait, dans ce cas, un motif de religion, y manquer peut être, pour les sujets, une faute grave, non pas contre le vœu, mais contre la vertu de religion. Cf. Acta apost. Sedis du 20 août 1937 où est publiée la réponse de la S. C. du Concile du 18 janvier 1936.

IV. Utilité du vœu.

C’est à bon escient que nous traduisons ici par utilité le titre de l’article 4 de la Somme théologique : Utrum expédiât aliquid vovere ; car l’avantage du vœu pour Dieu, s’il y en a un, c’est l’hommage qu’on lui fait de sa générosité, dans la promesse, et de sa fidélité, dans l’exécution de l’œuvre promise : ce double hommage est de caractère religieux, comme le dira saint Thomas, a. 5 : Utrum votutn sit actus latrise. Mais il faut regarder premièrement à l’utilité du vœu pour nous-mêmes, art. 4, et d’abord dans l’accomplissement du vœu, id quod damus, utilité qui vient à la pensée la première, et ensuite dans le geste intérieur de promesse, qu’on serait porté à oublier. Donc, en cette seule institution religieuse, quatre aspects distincts, qu’il y a intérêt à regarder d’une vue d’ensemble parce qu’ils se font valoir l’un l’autre, et qu’ils ont été, comme bien l’on pense, confondus par les témoins de la tradition.

Dans la tradition.

Les premiers témoins, les Pères grecs, qui passaient au-dessus des accusations d’anthropomorphisme, ont mis en relief, nous l’avons dit, l’hommage désintéressé de l’âme qui offre à Dieu « sa justice », qui lui fait un don, un cadeau, dont Dieu la remerciera en lui conférant sa propre justice et ses bienfaits. « Dieu, en effet, veut d’abord recevoir quelque chose de nous, pour ne pas avoir l’air, dit Origène, de faire ses largesses à des gens qui ne le méritent point. » Le geste est d’autant plus désintéressé qu’il précède l’exaucement du vœu, et même la prière de demande qui le termine (voir plus haut) ; car le vœu précède la prière.

Saint Cyprien parle également de ces deux amours qui commandent le vœu de ses vierges : l’amour du Christ dans la foi jurée, si ex fide Christo dicaverunt, Epist., iv, édit. Hartel, p. 474, et l’amour de la pureté, corpora pudori ac pudicitiæ dicata, De habitu virginum, c. xix, P. L., t. iv, col. 471 : deux motifs désintéressés qui définissent ce qu’un moraliste moderne appelle « le vœu, qui est offert dans le seul amour de la chose promise et de l’honneur de Dieu, non pour obtenir un avantage personnel ». Merckelbach, Theol. mor., t. ii, p. 733.

Saint Augustin fait un léger reproche à saint Cyprien d’avoir montré les charges du vœu, plus que ses avantages. De doctrina christiana, t. IV, c. xxi, n. 48, P. L., t. xxxiv, col. 113. Pour lui, qui agit ut virginitatem voveant, et qui pousse à toutes espèces de vœux avec une telle… audace, il ne méconnaît certes pas le caractère désintéressé de la promesse : « Que votre consentement mutuel » de garder la continence « soit une oblation à l’autel de là-haut, l’autel du Créateur ». C’est même par là que débute VEpist., cxxvii, ad Armentarium, n. 1, t. xxxiii, col. 487. Il est sûr qu’il faut penser d’abord à l’honneur de Dieu : « vœu d’abord et puis prière », Confess., t. III, c. iv, n. 7 ; cf. S. Grégoire, In I Regum, ii, t. 7, P. L., t. lxxix, col. 58.

En tout cas, et cette fois sans figure, le vœu est ce sacrifice au sens large qui est le but de tout acte religieux et que saint Augustin définit : sacriflcium omne opus quod agitur ut sanctti societale inhæreamus Deo. Le but du vœu qu’est-il, en effet, sinon que « celui-là se voue, qu’il se donne et qu’il se consacre uniquement à Dieu ? » Enarr. in Psalm., cv, 13, t. xxxvii, col. 1494. Et à quel prix ? Au prix d’un renoncement à la liberté.

C’est à saint Augustin que sont dues tant de formules pieuses, qu’il faudrait citer en latin parce que, plus ou moins modifiées au gré de ses innombrables disciples, elles sont devenues le bien commun des auteurs ascétiques du Moyen Age. Tel l’adage de Prosper d’Aquitaine :

Optima vota Deo, quorum est dator Ipse, voventur : Hoc sursum dignum est ire, quod inde venit.

Epigram., c. liv, P. L., t. li, col. 514 ; ou cet autre, toc. cit., col. 503 :

Quid voveat Domino quisquis bene corde volutat, Ipsum se totum prseparet et voveat.

Saint Anselme emprunte aussi à saint Augustin le meilleur de sa doctrine des vœux, qui est un long plaidoyer, plus fertile en affirmations qu’en références : « Car il est certain que celui qui bene vovet ipso volo Deo placet. Que celui donc qui a fait un bon vœu ne le regrette point, puisqu’il a fait là de quoi plaire à Dieu… » Epist., t. II, ep.xii, P. L., t. clviii, col. 346. Voilà l’utilité du vœu dans son émission : ipso voto Deo placet ; et voici l’utilité de l’accomplissement fidèle : éviter l’enfer réservé aux apostats, échapper aux foudres de l’Église, ou mieux, « garder de bon cœur ce qu’on a voué, et mener une sainte vie, par nécessité, dira-t-on, mais moi je dis : avec la même liberté que l’on a mise jadis en sa promesse 1° Cur Deus homo, t. II, c. i, P. L., t. clvii, col. 403. Disons que c’est une liberté surveillée. L’abbé du Bec aura souvent à revenir, en effet, sur l’objection des libertaires, et aussi sur les tergiversations des indécis. Voir la lettre citée plus haut, et tant d’autres où revient comme un leit-motiv le mot du psalmiste : Vovele et reddite, avec les gloses ordinaires. On a prêté longtemps à saint Anselme le joli mot sur le geste du fidèle qui donne, non seulement les fruits de son jardin, mais l’arbre avec les fruits. La comparaison, qui est probablement du Maître, se lit dans le livre de son disciple Eadmer, De simitiludinibus, (. vin ; cf. c. xxxiv, P. L., t. clviii, col. 786.

Les partisans de la liberté n’ont jamais manqué au Moyen Age ; et l’argument dont ils usaient était toujours le même, mais il était de poids, du moins comme argument d’autorité. On prêtait, en effet, cette sentence à Prosper d’Aquitaine : « Nous devons faire abstinence ou jeûner, mais sans nous soumettre a la nécessité de le faire, de peur de faire sans dévotion et à contre cœur rem voluntariam, une chose qui doit se faire de plein gré. » De vita contemplation, t. II, c. xxiv, P. L., t. lix, col. 470. Le manuel De la vie contemplative ne pouvait être du disciple d’Augustin et son auteur est Julien Pomère, voir ici t.xii, col. 2537 sq.

Dans la théologie.

Aux développements que les grands scolastiques ont donnés à la question de l’utilité du vœu, on sent que les affirmations de saint Anselme et les envolées’de saint Augustin laissaient encore certains esprits soucieux, surtout au moment de la levée « le boucliers contre les ordres mendiants. Saint Bonaventure, on le sait, a consacré le meilleur et la partie la plus originale de son œuvre théologique à la défense des vœux. Cf. Qiuettiones diêputatse < ! * perfectionne evangelica, surtout q. iv, a. 2. Apologia pauperum, op. omnia, Quaracchi, t. iv, p. 183-189. Salnl Thomas, en plus de la question lxxxviii de la II » - II*, du Cont. Cent.. I. III. c. cxxxix, du Quodtib. iii, a. 2, lui a consacré trois opuscules : Contra impugnanles Dei cultum et religionem, Contra pestiferam doclrinam hominum retrahentium a religionis ingressu, De perfectione vitæ spiritualis. Ces ouvrages, dont les titres marquent suffisamment le caractère occasionnel et aussi les préoccupations majeures de chaque auteur, ne négligent pas les points de vue traditionnels et ne donnent qu’une place restreinte aux arguments d’ordre divers qui alimentent trop souvent la polémique moderne. À comparer les trois chefs de preuves de nos deux grands Docteurs, on a l’impression que la théologie scolastique avait réussi, malgré la diversité des attaques, à établir une ligne de défense sur les positions marquées jadis par Augustin — qui parlait du vœu en général et singulièrement du vœu de virginité — et plus récemment par saint Anselme — qui traitait des vœux monastiques.

1. Les trois arguments.

a) Avec saint Bonaventure, faisant l’apologie du vœu de pauvreté, c’est saint Anselme d’abord, puis saint Augustin que l’on entend défendre la « perfection évangélique ». « Le vœu ne diminue pas la perfection en nous obligeant, mais la porte plutôt à son comble. 1. Il fait avec quelque chose de temporel quelque chose d’éternel… en offrant à Dieu, non seulement l’acte, mais la volonté (= Eadmer) ; 2. il fait de ce qui est nôtre quelque chose de divin : il offre et soumet tout aux droits divins (= S. Augustin, Epist., cxxvii) ; 3. enfin il présente à Dieu la moelle du sacrifice, puisqu’il sacrifie la volonté intime des biens, offrande parfaite et totale souverainement agréable au Dieu de toute bonté, » (S. Augustin, In Ps., cxxxi.) Apologia pauperum, c. h. Ces trois arguments, disposés en crescendo, s’appliquaient autant et plus aux actes voués qu’au vœu lui-même ; c’était bien ainsi que les anciens Pères avaient parlé. Mais les adversaires du xiiie siècle rétorquaient que ces trois mérites d’une œuvre parfaite pouvaient être acquis par les bonnes dispositions d’une âme, aussi bien sans vœu que par vœu.

b) Saint Thomas, qui a confondu, lui aussi, les deux points de vue dans ses ouvrages de polémique, a distingué soigneusement, dans la Somme, les mérites propres du vœu, q. lxxxviii, a. 4 et 5, et les mérites dérivés du vœu sur les œuvres qui en découlent.

a. — L’émission du vœu est, pour nous-mêmes, d’une grande utilité si « elle affermit notre volonté immuablement à ce qu’il nous est bon de faire », a. 4 ; c’est là, pour ainsi dire la bonté générale du vœu. Sa bonté spécifique tient à ce que cette offrande du premier moment est, « par mode de commandement, un acte de religion » ordonné lui-même au culte de Dieu, et « qui ordonne à son tour à cette même fin les autres actes » promis, de quelque nature qu’ils soient, a. 5, corp. et ad l um. Nous ne sortons pas de l’acte propre de vouer, qui est essentiellement une promesse, c’est-à-dire une assurance verbale et une ordinutio réelle : l’assurance est pour stabiliser notre liberté dans le bien, mais « l’ordonnance » en est faite au culte de Dieu. C’est toute la doctrine de saint Augustin sur le vœu ascèse et sur le vœu offrande qui, avec saint Thomas, a pris définitivement sa bonne place dans la réhabilitation des vœux. Constat quod Deo promitlunttir sub ratione revrrentiæ, quoniam promittuntur ut offerendum Deo, Cajétan, in h. loc. Cf. I. Mennessicr, op. cit., p. 380, qui applique cette vue religieuse au vœu conditionnel : « La promesse en ce cas a le caractère honorant d’une action de glaces anticipée… exprimant alors la disposition à remercier et à reconnaître les bienfaits divins. »

b. Quant à l’accomplissement du vœu, « à ce jeûne qu’on est dans la nécessité de faire ». a. ». obj. l a, à ces » pratiques pénibles, qu’on fait parfois avec tristesse parce qu’on s’y sent tenu », obj. 2 à cette répétition banale « d’œuvres particulières qu’on s’oblige à l’avance à faire et peut-être plusieurs fois », obj. 3 a, le saint docteur est loin de sous-estimer « celui qui, sans vœu, a une volonté suffisamment immuable pour les embrasser dans leur teneur particulière et dans le moment même qu’il les fait, quitte à reprendre sa liberté pour l’avenir », ad 3um. Mais il maintient qu’ « il est encore plus méritoire de les faire même à contre cœur, mais avec la volonté de remplir son vœu, que de le faire sans vœu », ad 2um ; à plus forte raison si on les aborde avec joie, ad 2um, et sans contrainte, ad l" m.

2. Les objections.

Malgré la netteté de la doctrine les objections contre les vœux continueront de s’élever en dehors du monde chrétien et dans le sein même de l’Église catholique :

a) Les opposants.

a. — Dans l’Église, certains bons esprits ont défendu à contretemps les prérogatives de la bonne volonté et de l’amour de Dieu. C’était, au fond, la pensée bien nette de Pomérius : Rem voluntariam faciamus, cum sine abstinentia quemlibet hominem catholicum sola caritas perficiat. De vita contemplativa, t. II, c. xxv, P. L., t. lix, col. 470. La première réponse à ce double souci se lit dans le même passage : c’est que le vœu ne doit être imposé à personne et ne doit même être proposé aux « débutants », à leur charité fragile, qu’avec précaution, « de peur qu’ils ne se mettent à l’ouvrage, jam non devoti, sans la dévotion » qui est de mise pour un conseil.

La même difficulté, présentée au xviie siècle par Molinos, a été simplement condamnée par Innocent XI, Denzinger-Bannw., n. 1223 : Vota de aliquo faciendo sunt perfectionis impeditiva ; reproduite par les thèses joséphistes et jansénistes du synode de Pistoie, à la fin du xviir 2 siècle, elle a été qualifiée par la bulle Auctorem fidei de Pie VI, Denz.-Bann., n. 1589-1592 ; rajeunie de couleurs plus modernes, par l’américanisme, elle a amené la réponse de Léon XIII, dans sa Lettre Testem benevolentiæ du 22 janvier 1899 : « Il n’y a pas à vanter ce régime » des sociétés de prêtres sans vœux « comme préférable à celui des ordres religieux ». La récente lettre sur les congrégations sans vœu n’assimile pas celles-ci aux ordres religieux.

b. — Chez les réformés, les objections visent principalement aussi les vœux que font les religieux : Wiclef (1324-1387) avait déjà vilipendé ces vœux, cf. Denz., 601-615, 624 ; pour les autres vœux, Luther, De libertate christiana, Calvin, Institution chrétienne, c. xiii, se montrent bien les fils de leur époque et des moralistes à courte vue qui avaient mis de côté saint Augustin comme saint Thomas : ils donnent une importance, que nous dirions maintenant excessive, aux vœux du baptême et acceptent tout juste comme « licites » les humbles vœux faits « en vue d’éviter le péché ou de s’assurer quelque utilité temporelle », alors qu’ils rejettent comme « impies » les vœux sublimes portant sur de hautes pratiques de surérogation, qui ont l’ambition, disent-ils, d’honorer Dieu. Autant d’objections qui vont contre l’objet et le motif du vœu, et qui ont été suffisamment réfutées en leur lieu. Voir l’art. Surérogat ires (Œuvres), t. xiv, col. 2830 sq. Leur interprétation du vœu, dit Suarez, op. cit., tr. VI, t. I, c. l, n. 3, Vives, t. xiv, p. 754 sq., « va contre le sentiment commun des nations » chrétiennes, pour réhabiliter les mobiles intéressés de l’ancien paganisme ; leur exégèse de Col., ii, 18, ne tient compte ni du texte, ni du contexte. Voir ici l’art. Superstition, t. xiv. Chez eux, pas de véritable revendication ni de défense convaincue des droits de la liberté chrétienne, mais une haine solide contre toute l’institution ecclésiastique. Le concile de Trente s’est chargé de répondre aux protestants ; mais il n’a fait que rappeler la doctrine courante. Denz.-Bann., n. 865, 979-980.

c. — Chez les modernes, incroyants ou tributaires d’une philosophie religieuse étrangère à la morale chrétienne, les deux griefs qu’ils font aux vœux, aux vœux privés, comme au célibat ecclésiastique et à la profession religieuse à vœux perpétuels, c’est de mettre de la nécessité dans certains de nos actes les plus généreux par ailleurs, et d’introduire une sorte d’immobilité dans des vies dont ils ne comprennent pas la permanente dignité…

b) Les réfutations. —

Elles doivent naturellement s’adapter autant que possible aux faux points de vue des adversaires et à leurs arrière-pensées.

Beaucoup d’entre eux seraient plus sensibles à des arguments de faits qu’aux meilleures argumentations. On pourrait leur montrer, dans la vie de nos saints catholiques qui ont milité sous des vœux — si ces saints de toutes robes avaient pris soin de laisser des mémoires — qu’ils ont eu, comme les simples chrétiens, à se défendre parfois contre la terrible inconstance, contre la fatigue, l’ennui, la distraction ou contre la routine, qu’ils ont du moins trouvé dans leurs vœux un stimulant contre la tiédeur, cette « heureuse nécessité qui accule l’âme aux grandes actions », comme dit saint Augustin. Et puis ceux qui ne refusent pas à l’Église catholique le sens des valeurs religieuses devront se demander pourquoi la bonne moitié des saints canonisés durant les siècles écoulés depuis la Béforme ont été des prêtres ou des religieuses. .. Cf. P. Plus, dans Dictionn. apolog. de la foi chrétienne de d’Alès, art. Vœu, t. iv, p. 1032-1035.

Les arguments proprement théologiques sont toujours ceux de saint Thomas ; mais ils devront être exprimés dans le langage de la philosophia perennis.

a. — Partons d’une saine notion de la liberté, « un des plus grands biens que l’homme ait reçu de Dieu : allons-nous en être privés par le lien du vœu ? Non : la nécessité où se trouve ici-bas la volonté établie dans le bien ne diminue pas plus la liberté que l’impossibilité de pécher, comme on peut le voir en Dieu et dans les bienheureux ». A. 4, ad l um. Comme on risque bien de ne pouvoir faire entendre aux adversaire cette « quasi-similitude » — voir ici Cajétan, in h. loc. — disons-leur simplement que la liberté vraie ne se définit pas comme le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, ni même entre le meilleur et le permis — ce que s’interdit, en effet, celui qui fait un vœu — mais « comme la maîtrise avec laquelle nous nous déterminons à tel bien particulier : ce n’est aucunement la réduire que de s’obliger volontairement et librement à tel ordre d’actions déterminées, pour s’aider soi-même à bien vivre ». I. Mennessier, op. cit., p. 379. La liberté du choix étant ainsi sauve à l’émission, la même liberté n’existe plus au moment de l’exécution : allons-nous parler de cette « nécessité de contrainte qui, en effet, rend l’acte involontaire et exclut la dévotion ? Loin de là, dit saint Thomas, en sa langue intraduisible : nécessitas voti est per immutabilitatem voluntatis », a. 6, ad l um. Sur la part d’involontaire qui peut se glisser dans l’acte voué « par la crainte du mal et du châtiment », comparé à l’acte de celui qui n’a rien voué et ne peut être porté à donner « ce supplément facultatif que par le motif désintéressé de l’amour »… et, à la longue, « par un renouvellement fréquent de l’effort généreux », voir la note de Mgr d’Hulst, Conférences de N.-D., 1892, p. 248-249. Sur la part de « tristesse et de répugnance de celui qui tient tout de même à demeurer fidèle à son vœu », cf. S. Thomas, a. 6, ad 2um, et Cont. Genl., t. III, c. cxxxviii.

b. — Passons à l’accusation d’immobilité que trop de chrétiens dressent comme un épouvantail autour des vœux de quelque importance. Par immobilité, parle-t-on d’inaction ? Mais en fixant vers Dieu notre volonté nous lui offrons la faculté motrice de notre vie entière, nous lui donnons en bloc des actes successifs qui vont composer cette vie, aujourd’hui, demain, dans dix ans. Rien là d’inerte ou de paresseux, mais une résolution qui exalte notre élan vital en l’acculant aux choses parfaites. Et puis cette résolution ne nous arme-t-elle pas contre les tentations d’instabilité ? Elles sont si naturelles, ces tentations, que saint Thomas semble surtout frappé par le caractère hardi, risqué, de la promesse. « Nul ne doit s’exposer au danger ; or, c’est le cas de celui qui fait un vœu : ce qu’il pouvait avant le vœu omettre sans risques devient ensuite périlleux pour lui s’il manque à sa promesse. » Réponse : « Quand le péril vient de la chose même et parce qu’on la fait, ex ipso facto, par exemple d’un pont ruineux qu’on devrait passer, mieux vaut ne pas aller plus avant ; mais si le danger ne vous guette que par votre propre défaillance à utiliser cet expédient, il n’en perd point pour autant ses avantages : ainsi est-il bien commode d’aller à cheval, bien qu’il soit dangereux de tomber de sa monture I Autrement, il faudrait laisser tout de suite tout ce qu’on fait de bien et qui peut d’aventure vous ménager quelque mauvaise surprise. Celui qui regarde le vent ne sème point, Eccl., xi, 4°, art. 4, ad 2um. Sans figure, celui qui, prudemment, s’est engagé dans la voie du vœu, n’a pas à se relâcher de sa première ferveur, mais il doit veiller activement ne deflciat ab Mo facto : ce sera de sa faute s’il manque à son vœu : il aura changé son bon vouloir ». Loc. cit.

c. — Abordons enfin la question beaucoup plus délicate de l’amour de Dieu et de la générosité de ceux qui font des vœux. Théoriquement, cette promesse introduit plus d’amour dans nos vies et, avec les vœux héroïques, réalise la perfection de la charité ; et cette réponse suffit. En fait, dans une vie morale parfaite, où l’homme tout entier serait acquis au bien, la note d’obligation disparaît entièrement devant quelque chose de plus profond, qui est l’attrait du bien et la charité pour celui qui le propose. Saint Thomas n’enseigne-t-il pas que « le Christ étant ce qu’il était n’avait point à faire de vœu, parce qu’il avait la volonté fixée dans le bien et la vision de Dieu » ? A. 4, ad 3um. Et si les Pères grecs, saint Hilaire à leur suite, In Psalm., cxli, ont dit qu’ « il avait fait vœu à son Père d’accomplir tout ce qui regardait le salut des hommes », c’est que leur notion du vœu, comme on l’a dit, mettait en relief l’aspiration plutôt que l’obligation : le vœu offrande d’action de grâces du Seigneur, venant en ce inonde, « cette devotio gutorum a si bien inspiré tous ses actes, qu’ils sont apparus comme l’accomplissement parfait de ce désir qu’il avait d’honorer Dieu, studio a se pro rcligione, quæ jurala s tint, hacc esse perfeela ». Loc. cit. ; cf. In Psalm., xxi.

Mais ce studium reliyionis est loin d’être absent des vœux promesses que font les fidèles précisément pour répondre à l’appel du Christ et des saints et pour l’approprier les valeurs incarnées dans leurs exemples. Dans ces voeux comme dans toute consigne morale, « ce qu’il y a de premier, ce n’est pas l’obligation, c’est l’amour de la valeur ; le sentiment de l’obligation nait quand le mouvement issu de cet amour rencontre une résistance Interne : il traduit l’affirmation que cette résistance doil être vaincue… Ile I vrai que, dans l’état où nous vivons actuellement, Cette opposition existe toujours. L’obligation sera donc le premier fait moral qui nous frappe » dans le vœu : promissio Deo facta de bono meliori. « Mais l’analyse qui veut le rendre intelligible, montre qu’il repose sur quelque chose de plus profond » : votum est, disait Origène, cum aliquid de nostris ofjerimus Deo. Cf. de Montcheuil, Dieu et la vie morale, dans Construire, t. vi, p. 50. Aux origines du vœu public on peut appliquer ce que dit l’auteur sur « ces nouvelles valeurs généralement reconnues, qu’une société (l’Église) intègre dans ses conditions d’équilibre : elle met à leur service sa pression sur ses membres ». P. 39. Les vœux de religion, ces testifleationes boni propositi, comme on les définissait au Moyen Age, ne deviennent-ils pas alors de ces « procédés nécessaires à tel état social et dont l’usage doit tomber quand ils ne sont plus indispensables » ? I Ia-IIæ, q. lxxxix, a. 5 et ad l um. Non, car « celui qui éprouve l’attrait d’une valeur morale sanctionnée par la société éprouve encore les résistances de l’égoïsme : il peut ratifier cette pression, non comme la raison de s’y attacher, mais comme le moyen de faire équilibre à ce qui la contrarie. Elle ne sera acceptée que si elle joue pour une valeur véritable », op. cit., p. 39, cf. p. 51.

V. Dispense du vœu.

A ce chapitre important et fort pratique, qui en arrive à examiner la portée sociale du vœu, et son administration par la société naturelle ou la société spirituelle, nous ne pouvons donner que les proportions limitées d’un appendice, pour ne pas surcharger cette étude théologique de trop de considérations canoniques. Le Code de droit canonique énonce ces dispositions positives en trois mots : Cessât votum… irrilatione, dispensalione, commutatione, can. 1311, à chacun desquels il consacre un canon : à l’irritation des vœux, le can. 1312 ; à la dispense, le can. 1313, qui renvoie au can. 1309 pour les vœux privés réservés au Saint-Siège, et aux can. 638, 640, 648 pour la dispense des vœux religieux ; à la commutation des vœux, le can. 1314. C’est, en effet, sur ces répercussions sociales du vœu que l’autorité ecclésiastique exerce tout son empire.

Fondement social.

Du point de vue strictement théologique auquel nous nous tenons, toutes ces modifications fort diverses : annulation radicale, suspense, dispense, commutation du vœu se fondent uniquement sur ce fait que le vœu est une démarche privée qui trouve ses modalités, ses origines et ses conséquences dans le milieu social. L’obligation du vœu a sa source dans la libre volonté de l’individu ; mais elle le dépasse moralement et socialement, puisqu’elle engage, non seulement sa fidélité envers Dieu, mais son comportement dans la société naturelle ou spirituelle dont il fait partie ; « le vœu est, en effet, un des grands moyens que la religion emploie à faire régner les droits de Dieu dans l’humanité >. J. Didiot, op. cit., p. 90. Ajoutons, en effet, que cette démarche privée répond a une institution, souvent à une pression sociale, que l’individu a reprise à son compte, pour ainsi dire, et utilisée à ses fins personnelles. Et dans ce cadre, c’est une loi privée qu’il s’est imposée de lui-même. Or, dit saint Thomas, « il semble que ce qui procède de la volonté particulière d’une personne donnée a moins de fermeté que ce qui émane de la volonté commune. Pourtant, en matière de loi, on admet qu’il y ait dispensatio par un homme. Il peut donc, semble-t-il, y en avoir même on matière de vœu ». IP-II*, q. lxxxviii, a. 10. sed contra. Naturellement, comme la loi, qui tient sa force de la volonté commune » pour le bien commun, ne peut être suspendue que par l’autorité et non par l’individu lui même, la promesse à Dieu ne peut être administrée que par l’autorité naturelle, en ce qui la concerne, ou spiii tuelle, pour tout ce qui concerne les droits de Dieu. Cette autorité peut déclarer que la promesse entrave, hic et nunc, un plus grand bien, qu’elle n’existe pas de la part de telle personne, ou n’a pas son application opportune en tel cas.

Espèces.

1. L’irritation d’un vœu, c’est-à-dire son annulation ou sa suspense, est le fait de celui qui a pouvoir dominatif, soit sur la volonté de celui qui a fait vœu, un enfant, une femme dans la famille, can. 1312, § 1, un religieux sous un supérieur, can. 1315, soit sur la matière du vœu, « quand l’accomplissement du vœu lui porte préjudice », can. 1312 § 2. Les deux cas avaient déjà été prévus par saint Augustin pour les mineurs, Quæsl. in Heptat., q. lvi, P. L., t. xxxiv, col. 744 ; pour les gens mariés « qui ne peuvent vouer la continence nisi exconsensu etvoluntate communi », Episl., cxxvii, ad Armentarium, P. L., t. xxxiii, col. 487 ; Epist., ccxx, n. 12, ad Bonijacium, ibid., col. 997 ; pour les biens de la famille, Epist. ad Ecdiciam, ibid., col. 1078. Dans les deux cas, les vœux, dès leur origine, sont « empêchés par cette condition qui va de soi : si celui dont je dépends, moi ou mes biens, n’y contredit point ». A. 8. Pour les vœux privés des religieux, cf. a. 12, ad 2um. Voir aussi Suarez, op. cit., p. 1088, qui conclut à un pouvoir de droit naturel. Saint Augustin avait dit aussi : Hoc enim Deus voluit.

2. La dispense est toute autre chose : c’est l’affranchissement d’un vœu qui était valide, sur lequel Dieu, et parfois des tiers, avait acquis des droits : ce ne peut être le fait que d’une autorité spirituelle qui, au nom de Dieu, prononce que tel vœu a cessé d’obliger. Cela suppose pouvoir de juridiction, can. 1309, 1313, et exige, au moins pour la licéité, a. 12, ad 2um, une juste cause : le bien de l’Église, ou de telle communauté ou de la personne dispensée, le danger de transgression, l’imperfection du vœu… Le pouvoir de dispenser est tellement le privilège de l’autorité sociale en tant que spirituelle qu’elle a tenu à faire exception poulies droits acquis d’un tiers, bénéfices temporels acceptés par lui principalement à son avantage. On pourrait rendre compte par cette exception du fait que le pouvoir soit réservé au Saint-Siège de dispenser des vœux de religion, contrats onéreux à l’égard d’un ordre religieux… Cf. Suarez, op. cit., c. xv, n. 7, p. 1115. Tandis que la commutation consiste à remplacer une obligation par une autre généralement moins onéreuse, la dispense est la remise entière et définitive, faite au nom de Dieu, des obligations envers lui contractées. Après de longues controverses, l’avis unanime des théologiens c’est que le pouvoir de dispenser des vœux a été donné à l’Église avec le pouvoir des clefs, Matth., xvi, 19, ce pouvoir s’étendant à tous les liens spirituels qui ne sont pas insolubles de leur nature ou de droit divin. Mais « ce n’est pas une dispense à la loi naturelle qui oblige à tenir ses promesses envers Dieu ; simplement, c’est un cas où cette loi ne s’applique plus, par suite de la rémission de la dette par Dieu ». Merckelbach, op. cit., p. 738 ; cf. IP-II*, q. lxxxviii, a. 10, ad 2um, qui dit plus prosaïquement que « la décision de l’autorité spirituelle délimite ce qui tombait vraiment sous l’obligation d’une délibération humaine qui n’a pu tout passer en revue, omnia circumspicere ». Le rôle de l’Église est déjà assez grand dans la dispense des vœux : elle ne parle pas ici au nom de Dieu, mais, avec son agrément, elle décide dans le sens du bien commun de tout ce qui concerne l’ordre général de nos obligations morales. Elle s’interpose comme la mère de famille pour « dispenser, c’est-à-dire pour faire une répartition bien proportionnée ou pour adapter les ressources communes aux besoins de chacun », A. 10, corp. Elle use d’ailleurs de son pouvoir avec discrétion, et pour en atténuer les inconvénients moraux, elle procède souvent par voie de commutation.

3. La solennité.

Si l’Église peut ainsi adoucir les obligations de certains vœux, elle peut aussi, par contre, en « solenniser » certains autres, pour signifier par certains rites la gravité de l’engagement contracté, à savoir le vœu de continence du sousdiacre qui reçoit l’ordre sacré, et celui des religieux « dont elle a reconnu la profession comme solennelle ». Can. 1308, § 2. Sur la nuance qui subsiste entre les deux, cf. Billuart, De voto, diss. IV, art. 5, p. 967 de l’édit. de Paris, 1853.

a) Sa signification. —

Elle n’est guère contestée, ni sa portée sociale : si l’Église a solennisé certains vœux, c’est qu’ils ont à ses yeux un caractère officiel et définitif qui établit les personnes dans un ministère essentiel ou un état de vie intéressant au plus haut point ses activités propres, non pas en vue d’activités cultuelles, comme les ordres sacrés, mais pour signifier leur état d’application au service de l’Église. Suppl., q. xl, a. 2, ad l um. Ce qu’exprime la solennité du vœu, c’est donc la valeur sociale particulière que l’Église lui reconnaît, comme engagement définitif.

b) Son essence. —

Le mot est de Sanchez, qui situe très bien les trois positions des théologiens à cet égard : « elle consiste : 1) pour les uns dans une certaine bénédiction divine ; 2) pour d’autres dans la donation actuelle de celui qui voue… ; 3) pour beaucoup de théologiens, la solennité du vœu relève du seul droit ecclésiastique, encore que l’obligation même envers Dieu soit de droit naturel ». Sanchez, In prœceptis Decalogi, t. ii, 1. V ; cf. De matrimonio, t. VII, disp. XXV, n. 1. Pour découvrir la raison profonde de cette reconnaissance officielle, il était de toute prudence de se fier à la discipline de l’Église : c’est elle qui, en se développant, a résolu la question.

a. — Du temps des grands scolastiques, il n’y avait de vœux de religion que les vœux solennels : « par le vœu solennel on devient moine ; par le vœu simple on promet de le devenir. » IIa-IIæ, q. clxxxix, a. 2, ad l um. Il était naturel que saint Thomas ait cherché « l’obligation plus forte du vœu solennel », q. lxxxviii, a. 7, ad l um, dans ce qui distingue à première vue tous les vœux de religion des vœux privés. Cf. Quodl. viii, a. 10 ; Quodl. iii, a. 18 et surtout In IV am Sent., dist. XXXVIII, q. ii, a. 2, qu. 3. Il faut, pense-t-il, chercher la solennité du vœu ex parle voventis, car « la solennité de ces vœux tient à la donation de la chose même que l’on promet, si bien que, dans l’espèce, promesse et exécution ne font qu’un ; tandis que la promesse de livrer temporaliter quelque jour ou pour quelque temps « par exemple un pèlerinage, cela ne peut être un vœu solennel ». In /V um Sent., loc. cit., ad l um. « Le vœu solennel, ex sui natura », promesse gagée de son corps et de ses biens, emporte l’incapacité au mariage et le transfert en possession. Ibid., ad 2um et 3um. Voir la démonstration juridique (et historique !) en sens contraire de Sanchez, loc. cit. Et puis surtout l’Église, par la bulle Ascendente Domino de Grégoire XIII († 1585), reconnaîtra qu’on peut être constitué dans l’état religieux par des vœux simples et que certains d’entre eux impliquent l’aliénation des biens et la nullité du mariage. La tradition totale de la personne n’est donc plus l’essence ou du moins l’apanage propre du vœu solennel ; la mise à disposition immédiate est la caractéristique de tout vœu de religion.

b. — Mais ce qui donnait le plus de confiance aux défenseurs des vœux solennels de religion et le plus de tablature aux juristes, cf. Alain de Lille, cité par Raymond de Penafort, Summa, t. I, c. ix, c’était la lettre d’Innocent III, insérée aux Décrétales : elle avouait que le « pape lui-même ne peut dispenser des voeux de pauvreté et de chasteté des moines ». Cité q. lxxxviii, a. 11, sed contra. Saint Thomas « crut devoir, dans la Somme, rendre raison de cette indispensabilitas par quelque chose qui fût soustrait à l’autorité de l’Église et donc par autre chose qu’une œuvre de l’homme, par une intervention divine qui dirimait le mariage et l’appropriation ». Cajétan, In 7/ am -// a’, q. lxxxviii, art. 10, où le texte parle, en effet, d’une « certaine consécration ou bénédiction spirituelle : aussi nul supérieur ecclésiastique ne peut faire que celui qui a émis un vœu solennel soit soustrait aux offices auxquels il a été consacré…, bien que certains juristes par ignorance, disent le contraire ». C’est pour saint Thomas un vœu consécration. Cette conclusion théologique venait de l’idée très haute qu’il se faisait de la donation totale du religieux : elle ne pouvait s’opérer, pensait-il, que par une reprise par Dieu de tout notre être, en sa racine productive elle-même : son corps, ses biens. Cf. Mennessier, p. 440. Conclusion en harmonie avec le droit canonique de l’époque, simple raisonnement néanmoins que les juristes du xiiie siècle sentaient bien n’être pas le dernier mot de l’Église.

c. — Voilà, en effet, le grand juge en la matière, le pape, qui s’exprime ainsi par le décret De volo de Boniface VIII († 1303) : « Nous, considérant que la solennité du vœu a été inventée seulement par la constitution de l’Église… » Cité dans les Décrétales. Et, ce que l’Église a institué, elle peut le réglementer, comme l’ont fait Grégoire XIII et ses successeurs jusqu’à nous. Tellement que l’opinion s’est faite unanime entre les théologiens que l’Église est seule juge des conditions et sanctions à mettre au vœu solennel. Sotemne votum est si ub Ecclesia ut taie fuerit agnilum, can. 1308, § 2. Est-ce à dire que cette « reconnaissance » officielle soit l’essence même du vœu solennel, comme le dit Sanchez ? La question continue d’être controversée, car aliud est solemnilas voti, aliud voti solemnis essentiel, comme disent subtilement les théologiens de Salamanque, tr. XX, disp. IV, n. 52 : à l’exemple du mariage, où l’Église déclare les conditions de validité sans pour autant lui conférer son caractère de contrat indissoluble, il apparaît plus probable qu’on peut continuer à reconnaître au vœu solennel une valeur particulière, étant « l’acte par lequel le religieux se consacre totalement à Dieu ». P. Janvier. Confér. de N.D.. 1023. p. 348.

c) Sa dispense. Mais dès là que l’Église a reconnu cette donation à Dieu comme spécialement définitive, garde-t-elle encore pour elle le droit d’en dispenser, comme l’admettent la législation et la pratique actuelles de l’Église ? Oui, devons-nous dire, parce que, si totale que soit notre donation, elle reste envers Dieu une obligation d’ordre moral contractée par le moyen d’une promesse : l’Église pourra en dis penser, comme de toute autre promesse faite à Dieu, s’il y a une raison légitime, dont elle sera juge au nom de Dieu. I. Mennessier. op. eit.. p. 130. Ce serait toutefois plus manifeste encore si. comme l’insinue gaini Thomas, q. lxxxviii, a. 0. ad.’i" m. la promesse est faite aux prélats de l’Église et tombe sous le vœu comme matière, c’est-à-dire si l’on fait Vœu a Dieu dans la mesure même où l’on promet a l’Église sou service », donc dans la mesure OÙ celle-ci l’impose et l’accepte, sur cette double traditio, voir P. Mercier, dans Kevue thomiste, avril 1925. l.e vœu solennel n’est pas un vœu conditionné, mais un vœu contrôlé : l’Église, ayant maîtrise sur l’économie dis vœux de religion, peut déterminer elle même la qualité de son acceptation, <-t remettre ensuite la donation qui lui a été faite a elle même Théorie subtile, peut être, mais qui jusl ilier.iil la place donnée Ici à la question du von solennel dans la dispensation sociale des vœux : les vœux de religion sont bien, par leur essence profonde, une donation de l’homme à Dieu, comme on le verra à l’article suivant ; mais la solennité donnée à certains d’entre eux est une institution ecclésiastique par quoi l’on promet à Dieu de servir l’Église selon ses intentions.

Ainsi la théologie du vœu, comme beaucoup d’autres thèses de théologie morale, tout en réservant leur place, à la suite de Suarez et de saint Alphonse, aux notations précises de la casuistique, gagnerait à développer son exposé des principes en s’inspirant de saint Thomas. Comme celui-ci ne néglige jamais, surtout en pareille matière, de marquer les connexions de la pensée théologique avec l’ascétisme du Moyen Age et la spiritualité des Pères de l’Église, c’est tout naturellement que s’opère, à ces hauteurs, l’harmonie désirée. L’enseignement du « Docteur commun » sait allier l’élan de la pensée grecque à la solidité de la doctrine des Pères latins.

Le texte expliqué est celui de la Somme théologique, II*-II", q. lxxxviii, avec références au traité parallèle du Commentaire sur les Sentences, !. IV, dist. XXXVIII. Les textes patristiques afférents à chaque thèse ont été réunis sommairement par Suarez. Les anciens scolastiques ont traité du vœu à propos des empêchements de mariage. In Sent., I. IV, dist. XXXVIII ; c’est le cas de saint Bonaventure, d’Albert le Grand, de Durand, etc. Grégoire de Valencia a disposé le sien en forme de Commentaire in II h -II iii, t. m ; de même Cajétan, qui est le plus sur interprète de la pensée de saint Thomas, qu’il développe dans des applications morales originales ; Hilluart, De religione, dissert. IV ; Pègues, Commentaire littéral de la Somme. Les théologiens postérieurs ont fait des traités originaux : S. Antonin, Summa major, p. II, t. xi ; Lessius, De justifia et jure, 1. VII ; Soto, De justifia, 1. VII ; Sanchez, Inprœcepl. Deeal., tr. IL Suarez a placé son De volo dans son grand traité De relicjione, dont ce tractatus IV occupe 400 pages de l’édition Vives, t. xiv, p. 750-1179 ; ajouter son De voto du t. xv, p. 820 sq. Après les moralistes modernes, La Croix, Busembaum, S. Alphonse de Liguori, Theol. mor., I. III, n. 200 sq. ; Lemhkuhl, Theol. moral., p. I, tr. II, c. 3 sq. ; Merckelbach, t. ii, p. 728 sq. ; Noldin, I. ii, p. 210 ; Vermeersch, t. ii, p. 162 sq., deux monographies : C. Kirchberg, De voti natura, obligations, honestate, Munster. 1022, et celle du Dictionn. apolog., avec un appendice apologétique du P. Plus. En français, signalons :.1. Didiot, l.u vertu île religion, p. 323-393, Vittrant, Précis de théol. morale, I. ii, p. 27.’i sq., et Jones, etc., et surtout dans les Conférences de Moire-Dame, de Mgr d’Hulst, la 1° conférence du Carême 180.’!, p. 131-145 avec les notes ; dans celles du P. Janvier, de 1923, la conférence sur l’état de perfection, p. t 10-121 avec les notes techniques. Nous axons utilisé les notes, les renseignements techniques du H. P. L. Mennessier, dans son édition de la Somme théologique île la Revue des Jeunes », Paris, 1934 : La religion, t. ii, p. 373 sq. et I2 : î sq. Voir encore (). Lottln, L’âme du eulle, 1920. Pour l’antiquité classique, voir l’art. Votum du Dictionn. des antiq. grecq. <’romaines de Daremberg-Saglio.

P. SÉJOURNÉ.


VŒUX DE RELIGION.
Il importe de distinguer le vœu en général, considéré en lui-même et dans sa nature propre, et les trois vieux essentiels de religion, i dont l’harmonieuse synthèse constitue i ensemble sni generis. au régime de vie bien caractérisé. Cette distinction s’impose ; car. à l’efficacité propre au vœu en tant que tel, s’ajoute l’efficacité spéciale à l’ensemble. G. Lemattre, Sacerdoce, prr fection et vœux, 1032. p. 55. L’Église ne contrôle que de 1res loin les vu-ux privés laissés à l’initiative de chacun, pane qu’ils n’engagent qu’une toute petite part de l’activité des fidèles ; tandis que les vœux de religion ne se limitent pas a un objet déterminé : chacun d’eux a une quasi universalité dans son objet, et. tous ensemble, ils i envahissent l’activité tout entière du religieux, et assujettissent pour toujours la personne même ». (). I.ollin. La me spirituelle.