Dictionnaire de théologie catholique/TYRAN ET TYRANNIE I. La notion

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 209-218).

TYRAN ET TYRANNIE. —

La notion de tyrannie intéresse, à plusieurs points de vue, la théologie morale. Elle pose, en effet, la question de l’origine du pouvoir dans l’État, la considération du pouvoir illégitime du tyran faisant mieux ressortir les droits de l’autorité légitime. Cf. art. État, t. v, surtout col. 887 sq. On étudiera successivement : I. La notion de tyrannie. II. La résistance au pouvoir tyrannique (col. 1965).

I. Notion de la tyrannie.

I. LE NOM ET LA CHOSE.

Chez les Grecs.

Dans la Grèce antique, le mot turannos désignait tout citoyen qui s’était emparé du souverain pouvoir, lors même qu’il gouvernait avec équité. Tel était en effet chez les peuples de l’Hellade le goût de la liberté, qu’ils se défiaient d’instinct du gouvernement d’un seul, fût-ce d’un homme soucieux du bien public. L’appellation de tyran n’avait donc pas, à l’origine, la signification péjorative qu’elle a retenue dans la suite. Aux vir* et vie siècles avant J.-C, on peut dire que la tyrannie, entendue en ce sens, fut la forme de gouvernement commune à toutes les cités grecques. Elles y arrivèrent par une sorte de révolution pacifique qui substitua le pouvoir d’un seul, s’appuyant généralement sur les classes populaires, aux excès provoqués par la rivalité des classes. Pisistrate à Athènes, Polycrate à Samos, Gélon à Syracuse, pour n’en citer que quelques-uns, furent des despotes, mais bienfaisants. A cette époque, on ne distingue pas le roi du tyran.

Tout autre paraît avoir été le caractère des tyrannies du ive siècle, tant dans la Grèce propre que dans certaines régions de la Sicile ou de l’Italie méridionale. De sinistres souvenirs restent attachés aux noms de Jason de Phères ou de Denys de Syracuse. Ces despotes gouvernèrent contre toutes les classes de la société, pour leur avantage personnel, souvent avec l’appui de mercenaires étrangers. C’est alors que dans l’appréciation commune s’établit une nette distinction entre la royauté et la tyrannie : « Le tyran est un mauvais roi, disait Aristote… La tyrannie est le contraire de la royauté, car le tyran ne poursuit que son propre intérêt. Eth. Nie, t. VIII, c. x. Avant lui, Platon avait dénoncé le tyran, t cet homme plein de lui-même, enflé par sa nature ou par les institutions, ou par ces deux causes à la fois, qui devient incapable d’amour et comme un furieux. Républiq., 1. IX.

A Rome.

La tyrannie ne fut pas plus populaire chez les Romains. L’épisode de Brutus l’Ancien, expulsant les Tarquins de l’antique Rome, est resté aussi célèbre que le geste de son descendant lors du meurtre de César (an 44 avant J.-C). À vrai dire, les Latins se préoccupaient moins de la légitimité de l’accession au pouvoir que de la manière dont celui-ci était exercé. C’était sur ses actes que l’on jugeait le tyran : Tyrannus a rege distat factis, non nomine, disait Sénèque. De clementia ad Néron., t. I, c. xi.

Les Pères de l’Église n’ont pas eu de la tyrannie une idée différente. Pour eux, le tyran est celui qui, placé à la tête de la société, exerce son pouvoir contre la justice en opprimant ses sujets et les traitant comme des esclaves.

Au Moyen Age. —

Cette idée a persévéré à travers tout le Moyen Age, en un temps où, surtout en Italie, nombre de petites républiques connurent un régime despotique. Saint Thomas admet que la royauté est la meilleure forme de gouvernement, « pourvu qu’elle ne dégénère pas en tyrannie ». Sum. theol., I » -II", q. cv, a. 1, ad 2 uæ. Or, le caractère propre de la tyrannie, selon lui, c’est que les despotes suis subdilis principantur ut servis. Ibid., ad 5 am. Cependant, Cajétan, In Sum., II » -II B, q. lxiv, a. 1, ad 3um, et après lui Suarez, De virtutibus, disp. XIII, sect. viii, Opéra, éd. Vives, t.xii, p. 759, distinguent entre le « tyran d’usurpation » (appelé aussi quoad dominium et potestatem, in titulo usurpationis) et le « tyran de gouvernement » (quoad regimen, administrationis, gubernationis, de regimine).

Le premier est l’injuste agresseur d’un pouvoir légitime, soit qu’il ait envahi le territoire national, soit qu’il cherche à renverser un gouvernement de droit. Au début du moins de son usurpation, un tel despote est sans titre légitime, attendu que c’est par la violence et l’injustice qu’il cherche à dominer la nation. Mais, au bout d’un certain temps, il peut parvenir à s’imposer et la nation peut finir par l’accepter. Différent est le cas du tyran de gouvernement : celui-là est un souverain légitime, régulièrement investi du pouvoir suprême. Mais il abuse de son autorité en opprimant les sujets, soit à son profit, soit au profit d’une coterie, sans égard pour le bien commun dont il a la charge. C’est ce que saint Thomas appelait « détourner vers une fin privée l’action d’un pouvoir constitué en vue d’une fin générale ».

Cette distinction est adoptée aujourd’hui par tous les philosophes, juristes ou moralistes, qui traitent la question de la tyrannie. L’antiquité et le Moyen Age ne s’occupèrent guère que du tyran de gouvernement, car, à cette époque, on se préoccupait peu de la légitimité de l’accession au pouvoir et de la permanence des droits du souverain. Le plus souvent le fait accompli était considéré comme le droit.

Les temps modernes.

L’avènement de la théorie du droit divin des rois, puis l’apparition de la thèse du contrat social soulevèrent en doctrine, et à deux points de vue opposés, la question de la tyrannie d’usurpation, que les siècles antérieurs avaient à peine entrevue ; les conquérants usurpateurs avaient été considérés comme violant les droits du peuple plutôt que ceux du prince. Le problème se posa d’abord dans les faits, lorsque les nations établirent ou acceptèrent la succession au trône par voie d’hérédité ; puis, de façon plus aiguë, lorsque les révolutions ou les attentats politiques menacèrent de violer ou violèrent effectivement ce droit. Il est vrai que les réactions du peuple furent loin de simplifier toujours la question. Il arriva en effet maintes fois que le prince, originairement usurpateur, non seulement se maintint au pouvoir, mais encore gouverna selon les exigences du bien commun ; et la nation, qui d’abord le tolérait, finit par l’accepter ou même par l’applaudir. Où était désormais le prince légitime et quel était le tyran ?

Le Moyen Age et la Renaissance s’étaient contentés de la définition abstraite donnée par saint Grégoire I" et insérée dans la Glossa ordinaria, c. xv, super Job : L’homme qui, dans un État, est au pouvoir et gouverne sans droit ou contre le droit. Proprie tyrannus est qui in communi republica non jure principatur. Moralia, t. XII, c. xxviii, P. L., t. lxxv, col. 1006. Une telle définition peut être conservée même aujourd’hui. Elle est assez générale pour englober dans son extension le tyran d’usurpation aussi bien que celui de gouvernement.

Mais si de l’abstraction philosophique et juridique on descend dans le domaine concret, il devient plus délicat de déterminer les cas dans lesquels se réalise la violation du droit. Cela est pourtant nécessaire si l’on veut distinguer le roi du tyran, le prince du despote, l’usurpateur du souverain légitime. Les limites de la tyrannie se confondent avec celles de la légitimité : le domaine de l’une commence aux frontières de l’autre. Comment tracer entre elles la ligne de démarcation ? Tout d’abord à la lumière du droit naturel, qui fournit les principes immuables qui fondent la société et assignent à l’autorité son rôle comme aussi ses limites. Ce sont ces principes abstraits que nous rappellerons brièvement en premier lieu, afin de poser les jalons qui marquent le champ de la tyrannie.

Cependant l’autorité concrète possède des titres moins rigides et que l’on appelle historiques, parce qu’ils dépendent pour une part des circonstances et de certains faits humains. C’est à propos de ces titres historiques que se sont élaborées des théories variées, concernant l’origine du pouvoir et les conditions de sa légitimité. Après un bref exposé de ces théories, dont beaucoup sont erronées ou pernicieuses, nous dirons simplement la pensée de l’Église sur la légitimité du pouvoir politique, à la lumière de la Tradition et des encycliques. Ainsi sera défini de façon concrète le domaine de la tyrannie.

II. TYRANNIE ET LÉGITIMITÉ.

Rappel de quelques principes.

Ces principes ne sont autre chose que des normes de droit naturel qui formulent les grandes lois sur quoi se fonde la légitimité du gouvernement.

1. La première est celle que les anciens avaient exprimée dans la formule : Salus populi suprema lex. Elle domine toutes les autres, les complète et supplée à toutes leurs imperfections ou insuffisances.

2. Le deuxième principe concerne l’autorité sociale. L’homme a été créé pour vivre en société. Or, aucune société ne saurait subsister « sans un chef qui commande à tous et imprime à chacun une impulsion efficace vers un but commun ». Léon XIII, Encycl. Immortale Dei, éd. Bonne Presse, t. ii, p. 18 ; cf. Diuturnum, t. i, p. 147. On peut conclure que Dieu ayant voulu la société a nécessairement voulu l’autorité. La souveraineté procède donc de Dieu, en vertu des lois providentielles établies par lui. La nécessité de cette autorité est tellement absolue que si, à un moment donné, il ne se trouvait dans une société qu’un seul gouvernant possible, parce que seul capable de procurer le bien commun, cet homme aurait un véritable droit au pouvoir ; il devrait l’exercer et au besoin l’imposer par la force et le peuple serait tenu de l’accepter, afin de sauver la société. Il s’agit là évidemment d’une situation exceptionnelle qu’il ne faudrait pas imaginer à la légère. Le cas peut cependant n’être pas chimérique. Saint Augustin semble l’avoir prévu lorsqu’il écrivait : « Si le peuple se dépravant peu à peu, plaça l’intérêt général après l’intérêt particulier et vend ses suffrages ; si, corrompu par les libertins, il livre son gouvernement à des hommes vicieux et scélérats, n’est-il pas juste que l’homme de bien, s’il en reste un seul qui ait quelque Influence, ôte à ce peuple le pouvoir de conférer les honneurs et le soumette a l’autorité de quelques citoyens honnêtes ou même d’un seul ? Et id rertr. Dr lih. arbitrio, t. I, c. vi, n. 14, P. L., t. xxxi, col. 1289.

3. Le troisième principe est que, de par leur nature, les hommes sont tous foncièrement égaux en droits et en devoirs. Cf. Léon XIII, Humanum, t. i, p. 264. En conséquence, aucun d’eux ne saurait de lui-même imposer sa volonté à ses semblables : « Il n’est pas un homme, dit Léon XIII, qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance. Ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. » Cf. Diuturnum, t. i, p. 147. C’est donc au nom de Dieu que commandent les gouvernants, même s’ils l’ignorent ou le méprisent, et l’obéissance leur est due sauf lorsque leurs ordres s’opposent aux droits de Dieu. Sans modifier l’égalité foncière des hommes, leur charge les revêt d’un caractère en quelque sorte sacré. « Dans les gouvernants de l’État, dit Pie XI, le citoyen pourra reconnaître des hommes comme les autres, ses égaux par la nature humaine, voire pour quelques motifs des incapables ou des indignes ; il ne refusera point pour autant de leur obéir, quand il observera qu’en leur personne s’offre à lui l’image et l’autorité du Christ Dieu et homme. » Encycl. Quas primas, t. iii, p. 78. Mais, si l’autorité vient de Dieu, ce sont des faits humains, des « titres historiques » qui servent à déterminer le mode de collation du pouvoir et la personne ou le groupe d’individus qui sont les dépositaires de ce même pouvoir. En dehors des circonstances exceptionnelles dont nous avons parlé plus haut, aucun homme n’est marqué plutôt qu’un autre par la Providence pour exercer le gouvernement, sauf s’il était l’unique capable d’assurer le salut de la société. Ordinairement le choix est possible entre plusieurs candidats aptes à l’exercice de la souveraineté. Comme aucun d’eux ne s’impose nécessairement, c’est, au moins à l’origine et lors de la formation du gouvernement, le consentement du peuple (entendu au sens de multitude, de corps social) qui donnera au représentant de l’autorité l’investiture de la légitimité. Nous avons dit le « consentement » du peuple, et non pas ses suffrages, comme si une participation active de la multitude était indispensable pour la désignation des gouvernants. Une approbation tacite par une attitude purement passive peut suffire, alors que la nation avait la liberté de réagir. C’est ce qui se produisit maintes fois dans le haut Moyen Age, alors que l’autorité de celui qui s’était emparé du pouvoir n’était pas discutée. Il en fut de même, en des temps moins éloignés, dans certaines contrées d’Afrique ou d’Orient où les despotes se succédaient sans que le peuple songeât à réagir. Cette inertie pouvait être interprétée comme l’acceptation d’un pouvoir nécessaire à la vie de la société. Il faut un souverain ; le choix du peuple ou son consentement, fût-il en faveur d’un sujet meilleur, ne vient qu’en second lieu.

Ce consentement du peuple est, nous le verrons, le grand critère des théologiens tant scolastiques que modernes, pour distinguer l’usurpateur encore en acte de celui qui est déjà en légitime possession du pouvoir. Le premier est un tyran, auquel on ne doit pas obéissance. Mais si l’acceptation du peuple survient, elle consacre sa légitimité et lui confère le droit à l’obéissance des sujets.

On s’est demandé si ce consentement populaire était encore nécessaire dans le cas où un monarque s’emparerait du pouvoir à la suite de la conquête légitime du pays. — Suarez et quelques autres à sa suite, ont pensé qu’une guerre juste et victorieuse était un titre suffisant de légitimité, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte du consentement du peuple. Ce dernier serait tenu d’accepter un gouvernement ainsi établi, qui aurait reçu du succès une sorte de consécration providentielle. Il est permis de demander à l’illustre théologien comment une conquête pourrait être légitime, si elle s’est faite à rencontre de la volonté de tout un peuple, qui se trouverait ainsi en situation d’oppression par une force supérieure ? Mais à supposer que la guerre ait été juste et la conquête légitime : ou bien le nouveau prince gouvernera selon les intérêts de la nation conquise, et dans ce cas il obtiendra vite l’assentiment du peuple ; ou bien il instaurera un régime contraire au bien commun, agissant de façon tyrannique, auquel cas il accédera difficilement à la légitimité, en vertu du dernier principe que nous allons formuler. Dans l’un et l’autre cas, le consentement de la nation sera non pas un élément essentiel à l’acquisition de la légitimité, mais au moins une marque extérieure certaine qui la garantit.

4. Le dernier principe, qui est la conséquence des deux précédents, pourrait être formulé ainsi : « L’autorité, dont la mission propre est de procurer le bien de la société, a des limites tracées par la fonction qu’elle est appelée à exercer. » Le rôle du pouvoir et sa raison même d’exister sont en effet « d’imposer à chacun une même impulsion vers le but commun ». Si l’autorité faillit à cette mission, elle perd non seulement le droit de commander, mais encore sa raison d’exister. Il s’ensuit que, de par la nature des choses, le gouvernement est d’abord une charge et le commandement qu’il exerce un service. Cf. une expression différente dans Mgr d’Hulst, Carême 1895, 2e Conf., p. 31. Si l’autorité a le droit d’être obéie, si on lui reconnaît des privilèges, des prérogatives, des honneurs, ce n’est pas pour l’avantage personnel de celui qui la détient, mais seulement en vue et dans les limites des exigences du bien commun. On peut en conclure légitimement que les gouvernants perdent leurs droits dans la mesure où ils ne remplissent plus leur charge en n’assurant plus le bien commun de la nation. Ce critère est essentiel pour distinguer le souverain véritable du tyran. D n’est cependant pas unique, ainsi que l’ont prétendu certains théoriciens modernes. Ce dernier principe ne supprime pas les précédents, pas plus qu’il ne les supplée normalement. Sans doute, un gouvernement qui use de son pouvoir sans tenir compte du bien public ou à rencontre de ce même bien, ne saurait être légitime, fût-il légal et assuré des approbations ou applaudissements populaires. Mais inversement, un gouvernement ne devient pas légitime par le seul fait qu’il administre la chose publique selon les exigences du bien commun, à moins que, dans un cas de nécessité extraordinaire, il soit le seul à pouvoir assurer le salut de la société : salus populi suprema lex. En cette crise, qui demeurera toujours une exception, le détenteur du pouvoir, avant même d’avoir des droits strictement établis et reconnus, aurait déjà le devoir d’assurer l’ordre public et le peuple l’obligation d’obéir. En dehors de ces circonstances vraiment extraordinaires, lorsqu’un choix est possible entre plusieurs gouvernants, c’est le consentement du peuple qui tranche la question de légitimité.

Conditions de légitimité. —

Le tyran étant « l’homme qui gouverne sans droit », Me qui non jure principatur, la tyrannie représente l’antithèse du bon gouvernement, le côté négatif de la légitimité. C’est l’aspect positif de cette question qui, de tout temps, a été étudié de préférence, non seulement parce qu’il s’attache à la forme habituelle et normale du régime politique, mais encore parce qu’il permet d’en déterminer avec plus de précision les conditions de légitimité. Nous ne nous écarterons pas de ce procédé traditionnel : ainsi le domaine de la tyrannie. aux contours souvent incertains, apparaîtra plus nettement tracé.

Le pouvoir légitime peut être considéré dans son point de départ ou acquisition originelle, aux fins d’en établir le bien-fondé ; dans son exercice, pour en tracer les limites ; enfin dans sa perte ou cessation, pour déterminer les conditions de celle-ci.

1. L’origine du pouvoir.

Il ne s’agit pas ici d’étudier comment les premières autorités se sont constituées dans les sociétés : c’est là une question historique que nous n’avons pas à traiter. Ce qui nous intéresse ici, c’est une question de doctrine : en quoi et par quoi la légitimité du pouvoir dépend-elle de ses origines. Sur ce point une foule de théories se sont fait jour ; nous résumerons les principales, pour exposer ensuite la doctrine de l’Église à ce sujet.

a) Les systèmes.

a. — Dans l’antiquité gréco-latine, on ne se posa guère de questions sur les conditions que devait réaliser à ses origines un pouvoir légitime. On avait cependant l’idée que, par de la la loi positive, il existait une norme supérieure fondée sur la nature, qui voulait que tout gouvernement pourvût au bien commun des citoyens. Celui qui agissait à rencontre de ce droit était réputé tyran et méritait d’être renversé. Ajoutons que, chez les Romains, le pouvoir du gouvernant, fût-il l’empereur, n’était pas un pouvoir personnel ; le prince restait le mandataire du peuple, au nom duquel il commandait. Le vrai souverain, c’était l’État, la République, « le sénat et le peuple romain ». Cf. Jacques Leclercq, Leçons de droit naturel, t. ii, l’État, Namur, 1934, p. 140.

A la fin de la période impériale, sous l’influence d’idées venues de l’Orient, l’empereur cesse peu à peu de paraître l’élu du peuple, il devient le représentant des dieux, l’autocrator, le despotes, en attendant qu’il devienne dans l’empire byzantin, à partir du vir 3 siècle, le basileus, l’empereur par excellence, le successeur et l’émule du Grand-Roi (de Perse), désormais vaincu, et dont il s’empresse d’adopter le pompeux cérémonial. Cf. Diehl, Byzance, Paris, 1919, p. 26. Cette conception de l’autorité une fois admise en doctrine et passée dans les faits, il n’y a plus de place pour la tyrannie d’usurpation. Tout souverain qui accède au trône, de quelque manière que ce soit, reçoit en quelque sorte une investiture divine ; la nation s’incline et accepte. La chose est particulièrement sensible dans la période du Bas-Empire byzantin. Sur les 107 souverains qui se succédèrent de la mort de Théodose (395) à 1453, plus de la moitié abdiquèrent ou périrent de mort violente à la suite de révolutions de caserne ou de palais. Cf. Ch. Diehl, Études byzantines, Paris, 1905 p. 112. La légitimité de l’accession de leurs successeurs ne fut pas mise en cause ; si à leur tour ils furent renversés, ce fut pour d’autres motifs.

b. — La théorie du droit divin des rois s’apparente beaucoup à la doctrine précédente, encore qu’elle procède d’une source différente. Historiquement parlant, il apparaît que cette conception de l’autorité, dont se soucièrent fort peu les Mérovingiens ou les Carolingiens, prit corps dans la pensée occidentale vers le XIe siècle, alors que s’organisait l’ordre féodal. Dès 1076, Henri PV d’Allemagne y faisait appel au cours de sa lutte contre la papauté. Ce système qui favorisait le despotisme, fut adopté par les écrivains royalistes ou Impérialistes du XIVe siècle, au service de Philippe le Bel ou de Louis de Bavière, spécialement Pierre Flotte et Guillaume d’Occam. Ce dernier en avait donné une première formule : « L’empereur ne tient point de l’homme le pouvoir suprême laïque ; donc il le tient de Dieu seul. » Cf. Hitier, La doctrine de l’absolutisme, Paris. 1903, p. 28-33. Ce n’était là peut-être qu’un argument de circonstance contre les pontifes romains, plutôt qu’une doctrine bien assise. Le dernier pas fut fait au xvie siècle, à l’époque des guerres de religion. Les princes réformés s’en firent une arme pour consolider leur absolutisme à rencontre des droits de la nation. Jacques Ier d’Angleterre s’en prit à Bellarmin, qui avait osé soutenir que le « droit du roi est d’institution humaine » ; dans sa Préface monitoire, le roi rétorque que « le principat civil vient immédiatement de Dieu ». Hitier, op. cit., p. 37. Le synode des Églises réformées de France tenu à Vitré en 1617 s’adressait à Louis XIII en ces termes : « Notre religion… nous enseigne qu’il faut s’assujettir aux puissances supérieures, et que leur résister, c’est s’opposer à l’ordonnance de Dieu, lequel nous savons vous avoir élevé et assis sur votre trône, vous avoir mis la couronne sur la tête, le sceptre en la main. » Cf. Féret, Le pouvoir civil devant l’enseignement catholique, Paris, 1888, p. 342 sq. Ainsi, pour les partisans de cette théorie, le pouvoir n’est pas seulement divin par son origine et sa raison d’être in abstraclo, il l’est encore dans le concret, en tant que possédé par l’homme même qui en est investi. Selon le mot de de Vareilles-Sommière, « ce n’est pas seulement la souveraineté qui vient de Dieu, c’est aussi le souverain ». Les principes fondamentaux du droit, Paris, 1889, p. 398.

La constitution des monarchies absolues au xviie siècle fit de la théorie du droit divin des rois la doctrine officielle de la plupart des pays de l’Europe. En France, elle eut son apogée sous Loufs XIV : les évêques, la cour, les parlements professent couramment que les rois tiennent leur couronne immédiatement de Dieu. La Déclaration de 1682 (directement issue du livre de Pierre de Marca, De concordantia sacerdotii et imperii, publié en 1641) donna une sorte de consécration officielle à cette doctrine qui triompha chez nous jusqu’à la Révolution. Bien que généralement déchue au xixe siècle, elle s’est maintenue dans certains pays monarchiques et surtout chez les partisans de la monarchie.

Mais elle fut renouvelée, si l’on peut ainsi parler, sous la forme plus achevée du droit divin providentiel, par deux philosophes du début du siècle dernier : Joseph de Maistre et de Bonald. Selon eux, c’est la Providence qui dirige les événements et dispose les circonstances pour donner à tel peuple telle ou telle forme de gouvernement qui lui convient, monarchique ou républicaine : Quand on dit qu’un peuple s’est donné un gouvernement, écrit J. de Maistre, c’est comme si on disait qu’il s’est donné un caractère ou une couleur. Tous les peuples ont le gouvernement qui leur convient et nul n’a choisi le sien. » Étude sur la souveraineté., t. I, c. vu.

Il est aisé de comprendre que les principes de la théorie du droit divin des rois n’admettent même pas l’hypothèse de l’abus de pouvoir ou de la tyrannie. Les gouvernants jouissent d’une inviolabilité et même d’une impeccabilité quasi charismatique ; ou plutôt, quelle que soit la façon de gouverner du prince, les sujets ne sauraient légitimement ni le juger, ni lui résister, encore moins le détrôner. De plus, son droit au pouvoir persiste indéfiniment : aucun usurpateur ne saurait acquérir la légitimité, même avec le consentement du peuple ; même après des années ou des lustres il mérite le titre de tyran. C’est nu nom de ce principe que les légitimistes français revendiquaient au xixe siècle le trône de France contre la dynastie d’Orléans en faveur de la branche aînée. Cf. t. I.eclercq, Leçons de droit nnlurrl, t. ii, Y État, p. 146.

c. Théories de la forer. —

Nous laissons de côté tes affirmations des pragmatistes ou des sceptiques de tous les temps, qui ne voient d’autre fondement du pouvoir qyo la violence qui l’Impose : « le premier roi ne fut qu’un voleur heureux », répètent-ils ; « la force prime le droit, elle le crée », surenchérissent d’autres. Nous nous attacherons seulement aux théoriciens modernes qui ont essayé de construire une doctrine de l’État basée sur la force. Tel Hobbes, pour lequel la contrainte exercée par celui qui détient le pouvoir est un moyen indispensable d’assurer la paix dans une société humaine vouée à une guerre perpétuelle, à cause des convoitises inassouvies de ses membres. La domination du souverain étant ainsi fondée sur l’utilité et la nécessité, aucun principe supérieur ne peut limiter le pouvoir de contrainte qui appartient aux gouvernants. Le prince a tous les droits ; les sujets lui doivent donc une obéissance aveugle et sans bornes. Il n’y a jamais de tyrannie.

La théorie de Hobbes succomba en Angleterre sous le coup des révolutions qui se succédèrent dans la seconde moitié du xvir 3 siècle. Mais, au siècle dernier, ses doctrines fondamentales furent reprises avec des nuances diverses par Hegel, Nietzsche, Savigny et Durkheim, qui, partis de points de vue différents, aboutissent tous à la même conclusion pratique : l’acceptation pure et simple du fait de la domination, que ce fait résulte de la fatalité, de l’existence du surhomme ou de l’évolution. Attendu que l’idée d’obligation morale ou de droit ne répond à aucune réalité, il va de soi que, dans ces systèmes, la question de légitimité ou de tyrannie ne se pose même pas.

d. — Parmi les modernes partisans de la doctrine du bien commun, certains se rapprochent par leur positivisme des théories de la force ; cependant le critère qu’ils mettent en avant est d’une valeur bien supérieure. Partant de ce principe que l’autorité gouvernementale est indispensable à la société, ils déclarent que sont souverains légitimes de droit ceux qui, de fait, exercent cette autorité conformément au bien public. Ils ne s’appesantissent pas sur la question de l’origine du pouvoir, mais plutôt sur son exercice. Cependant la plupart d’entre eux, surtout les catholiques, professent que la transmission du pouvoir doit se faire d’après les normes établies par la constitution de chaque pays.

Pour Maurice Hauriou (catholique), c’est la capacité d’exercer le pouvoir qui est comme le point de départ du droit à gouverner et une marque de légitimité : « Il y a, écrit-il, une élite politique possédant des aptitudes spéciales pour le gouvernement… Nous prenons pour base le fait de l’élite et le droit de supériorité de l’élite…, droit de supériorité sur les autres hommes. » Précis de droit constitutionnel, Paris, 1923, p. 169 sq. Ainsi certains individus se trouvent comme marqués providentiellement pour l’exercice du pouvoir : c’est une reprise de la théorie du droit divin providentiel. M. Charles Maurras (positiviste), sans insister sur la question d’origine, s’en tient à la manière dont les gouvernants remplissent leur mission : « Le gouvernement légitime, écrit-il, le bon gouvernement, c’est celui qui fait ce qu’il a à faire, celui qui fait le bien et réussit l’oeuvre du salut public. Sa légitimité se vérifie à son utilité. » Enquête sur la monarchie, p. cvii, Paris, 1924. Si un pouvoir est juste lorsqu’il procure le bien commun de la société, il s’ensuit que le gouvernement qui ne remplit pas cette fonction devient illégitime. L’école maurrassienne n’a pas hésité à tirer cette conséquence logique : en face d’un régime incapable et défaillant, des hommes compétents et soucieux du bien public ont le droit de se substituer même par la force aux gouvernants inaptes. Le coup de force est alors légitime, il n’est que l’exercice d’un droit. Un autre positiviste, Léon Duguit, aboutit à une conclusion analogue : « Le fait politique reste toujours identique à luimême. Il est constitué par l’existence dans un groupement donné, d’un ou de plusieurs individus pouvant imposer par la force leur volonté aux autres membres du groupe. Il y a alors un État, et, ces individus, je les appelle les gouvernants. » Traité de droit constitutionnel, 2e éd., t. i, p. 513. Ainsi, à l’origine de l’État et de chaque gouvernement qui y exerce l’autorité, il y aurait ce fait unique : les plus forts des citoyens imposant leur volonté aux plus faibles. Une fois installés, ces gouvernants ne doivent pas commander de façon arbitraire, mais selon les règles objectives du droit, qui s’imposent à tous les membres. Ainsi sera constitué le gouvernement légitime, non pas fondé sur le droit du plus fort, mais établi grâce à la force, mise au service d’un droit antérieur. Ce recours à la force pour l’établissement du pouvoir est reconnu comme légitime même par certains catholiques, partisans de la théorie du bien commun ; tel de Vareilles-Sommière, qui en limite l’usage au seul cas où l’autorité n’appartient encore à personne : « Prendre possession du pouvoir, c’est avoir et déployer la force nécessaire pour se faire obéir. Pour le pouvoir, comme pour la propriété, le fait donne le droit, quand le droit n’appartient encore à personne. » Les principes fondamentaux du droit, Paris, 1889, p. 213. Notons en passant que cette assimilation de la souveraineté à la propriété est au moins surprenante. Les scolastiques, partant du même point, aboutissaient à des conclusions toutes différentes, ainsi que nous le verrons. Cf. Chénon, Le râle social de l’Église, p. 130-131.

e. La démocratie libérale. — Elle s’épanouit dans la plupart des constitutions du xixe siècle, après avoir inspiré la Révolution française. À la base de la théorie se trouvent les doctrines de J.-J. Rousseau sur la liberté humaine. Selon ce philosophe, cette liberté est tellement absolue, que le peuple, communauté humaine, ne peut l’aliéner entre les mains d’un souverain. C’est lui-même qui reste le vrai souverain, et il ne fait que commettre à des chefs un pouvoir que ceux-ci exercent en son nom. Cf. Contrat social, t. III, c. i : « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée. » Ibid., t. III, c. xv. « La souveraineté n’étant que l’expression de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner… » L. II, c. i. « À l’instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, et tous les simples citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés, mais non obligés d’obéir… » L. III, c. x. D’où il conclut que le peuple peut « limiter, modifier et reprendre le pouvoir quand il lui plaît, l’aliénation d’un tel droit naturel étant incompatible avec la nature du corps social et contraire au but de l’association ». L. III, c. i. D’après ces principes, le tyran sera celui qui n’accédera pas au pouvoir comme commissaire du peuple, ou qui, une fois revêtu de la souveraineté, résisterait à la volonté populaire.

b) La doctrine catholique. —

Il est nécessaire de la considérer à un double stade de son évolution : chez les anciens scolastiques et chez les auteurs contemporains.

a. Chez les scolastiques. —

Pour comprendre leurs théories sur la légitimité du pouvoir, il faut se rappeler que les premiers linéaments s’élaborèrent au xie siècle, à l’époque de la lutte du sacerdoce et de l’empire. La doctrine se développa au xiii « , mais surtout au xive siècle, en réaction contre les théories absolutistes des légistes du temps. Enfin elle fut mise au point à la fin du xvi 6 siècle, principalement par Suarez et Bellarmin, à l’occasion de leur controverse avec Jacques I er d’Angleterre.

En accord avec l’antique tradition romaine qui fait dériver le pouvoir politique du peuple, la doctrine scolastique professe que Dieu a remis la souveraineté non aux princes, mais à la multitude, c’est-à-dire à l’ensemble de la nation (c’est en ce sens qu’il faut entendre le mot « peuple », lorsqu’il est employé par les auteurs du Moyen Age et de la Renaissance). Ce n’est pas que la nation soit la source de l’autorité, car « tout pouvoir vient de Dieu », Rom., xiii, 1 ; elle en est seulement la dépositaire. Cependant elle ne peut garder ce dépôt, elle doit le transmettre à des gouvernants, qu’elle choisit ou qu’elle accepte. Ceux-ci tiendront alors leur pouvoir de Dieu, par l’intermédiaire du peuple. Tel est l’enseignement commun, on pourrait presque dire unanime, depuis saint Jean Chrysostome jusqu’à Suarez, en passant par Jean de Salisbury, saint Thomas, Duns Scot, Dominique Soto, Fr. de Vittoria et Bellarmin. Cf. Abbé Féret, Le pouvoir civil devant l’enseignement catholique, Paris, 1888, p. 12 sq.

Mais quand la nation aura ainsi obligatoirement transmis le pouvoir dont elle est dépositaire, elle sera tenue d’obéir aux gouvernants qu’elle aura choisis ou acceptés : leur résister ce serait résister à l’ordre même de Dieu. Rom., xiii, 2. Il en résulte qu’en cas d’occupation violente du pouvoir le peuple conserve, dans l’ancienne tradition scolastique, le droit d’acceptation ou de refus de l’autorité nouvelle ; c’est une manifestation du souci, qu’avaient les anciens, de sauvegarder la liberté de l’homme et la dignité de la personne humaine. Celle-ci ne saurait, contre son gré, être assujettie à la domination d’autres hommes : Il (Dieu) n’a pas voulu que l’être raisonnable commandât à d’autres êtres qu’à ceux qui sont sans raison. Il n’a pas voulu que l’homme commandât à l’homme, mais l’homme à la bête… », écrivait saint Augustin, Cité de Dieu, t. XIX, c. xv. Le Moyen Age et la Renaissance se sont préoccupés surtout de tracer les limites du devoir d’obéissance, autant pour empêcher les révoltes des sujets que la tyrannie des princes.

b. La période contemporaine.

Elle est caractérisée au contraire par une sorte de réaction doctrinale contre les erreurs de Rousseau et de la Révolution française. De là le souci chez les philosophes et théologiens catholiques de mettre l’accent sur ce qui sauvegarde les droits de l’autorité et maintient dans de justes limites les droits du peuple et l’amour de la liberté. On insiste sur cette vérité que la source du pouvoir est en Dieu, ainsi que le Christ le déclare à Pilate : Tu n’aurais sur moi aucune puissance si elle ne t’avait été donnée d’en haut. » Joa., xix, 11 ; et l’on cite à nouveau Rom., xii, 1-2, avec les commentaires des Pères sur ces textes.

Sous l’influence de ces préoccupations, la vieille thèse de la collation immédiate du pouvoir par Dieu, presque abandonnée depuis plusieurs siècles, reprend de la faveur. On se souvient que les anciens scolastiques, et Suarez avec eux, enseignaient que Dieu donne le pouvoir au peuple et que celui-ci le transmet au souverain ; le prince ne le reçoit donc de Dieu que médiatement. Quand on dit que Dieu donne le pouvoir, note Suarez, « il ne faut pas s’imaginer une intervention spéciale distincte de la création… Le pouvoir vient de Dieu simplement en ce sens que Dieu est l’auteur de la nature, et la nécessité du pouvoir est une conséquence de la nature de l’homme ». De legibus, t. III, c. m. Et il ajoute un peu plus loin cette remarque caractéristique : Sequitur ex dictis, potestatem clvilem, quoties in uno homine vel principe reperitur, légitime ac ordinario jure, a populo et communitate manaxse, vel proxime, vel remole, nec posse aliter hnberi, ut justa sit. lbid., t. III, c. iv.

Au xixe siècle, cet enseignement est laissé dans l’ombre. Désormais, on évitera de parler d’une souveraineté donnée au peuple, même à l’origine de la société, alors qu’il n’existe encore aucun titulaire du pouvoir. À ce moment la souveraineté n’appartient à personne, pas plus à la multitude qu’à un particulier. Elle est res nullius ; d’où, conclut de Vareilles-Sommière, elle est à celui qui est capable de s’en emparer et de l’exercer : « l’occupation est le fait normal qui donne le pouvoir. » Les principes fondamentaux du droit, p. 209 sq. Même doctrine chez Rosmini, Filosofia del diritto, t. ii, t. IV, sect. i, 3° partie, c. m. Un autre catholique, Tancrède Rothe, affirme que la souveraineté civile « appartient réellement à quiconque l’exerce », et les citoyens doivent en accepter les lois au nom de l’intérêt public. Traité de droit naturel, 1. 1, p. 281, Paris, 1885. Ce qu’on tient à souligner c’est que la légitimité du pouvoir ne dépend en aucune façon du consentement du peuple. Le rôle de ce dernier se borne à « accepter », à « favoriser », à « applaudir » la prise de possession du prince. Mais c’est l’occupation qui fait acquérir la souveraineté. Cf. de Vareilles-Sommière, op. cit., p. 437.

Cette tendance, nous n’oserions dire ce revirement, s’explique par les circonstances et les préoccupations du moment. Le Moyen Age avait eu souci principalement de mettre un frein à l’absolutisme royal et aux abus des tyrannies locales qui opprimaient les cités. Les modernes se donnent pour tâche de tracer des limites aux caprices populaires et aux abus de la liberté. Ces préoccupations se retrouvent dans les actes du magistère, qui sont des écrits de circonstance. Le pape Léon XIII, après avoir souligné la nocivité des idées en cours depuis le xvr 3 siècle, réprouve les doctrines de ces philosophes qui prétendent que « tout pouvoir vient du peuple et que l’autorité n’appartient pas en propre à ceux qui l’exercent, mais à titre de mandat populaire, et sous réserve que la volonté du peuple puisse toujours retirer à ses mandataires la puissance qu’elle leur a déléguée ». Encycl. Diuturnum illud (1881), Lettres de Léon XIII, t. i, p. 143. C’est la condamnation du système de Rousseau. Mais le pontife note aussitôt qu’il ne répugne nullement que la désignation des gouvernants soit laissée en certains cas au choix de la multitude. Il ajoute cependant : « Ce choix (du peuple) détermine la personne du souverain ; il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide seulement par qui elle devra être exercée Ibid. p. 143.

Plusieurs ont prétendu trouver dans ce passage de l’encyclique une affirmation de la collation immédiate du pouvoir par Dieu. Il serait exagéré d’affirmer que le pape ait voulu incidemment, sans avertissement préalable et aussi sans nécessité apparente, réprouver une opinion reçue dans l’Église depuis des siècles et défendue par d’illustres docteurs. Cf. Moulart, L’Église et l’État, 3 « éd., 1887, p. 83. D’ailleurs, ainsi que le fit remarquer un cardinal appartenant à la S. Congrégation de l’Index, Léon XIII, pour marquer qu’il n’avait pas eu l’intention de modifier sur ce point l’enseignement de la scolastique, s’était abstenu d’employer les mots mediata ou immediala en parlant de la collation du pouvoir. Féret, Le pouvoir civil devant l’enseignement catholique, p. 175-180. Cf. Billot, De Ecclesia.t. iii, 1900, p. 23-24. Ajoutons que, dans sa lettre aux cardinaux français du 3 mai 1892, Léon XIII s’exprima plus explicitement encore sur ce point : Si le pouvoir est toujours de Dieu, il ne s’ensuit pas que la désignation divine affecte toujours et immédiatement les modes de transmission de ce pouvoir, ni les formes contingentes qu’il revêt, ni les personnes qui en sont le sujet. La variété même de ces modes dans les diverses nations montre à l’évidence le caractère humain de leur origine. » Actes de Léon XIII, t. iii, p. 125.

En reprenant la question dans sa lettre sur le « Sillon », 25 août 1910, le pape Pie X laisse percer sa préférence pour la théorie qui accorde au peuple non pas le droit de transmettre le pouvoir reçu de Dieu en dépôt, mais seulement la faculté de désigner la personne du gouvernant. Cependant, il est certain que le pontife n’a voulu condamner qu’une chose : l’erreur du « Sillon », qui « place primordialement l’autorité publique dans le peuple, de qui elle dérive ensuite aux gouvernants, de telle façon cependant qu’elle continue à résider en lui ». Acla Apost. Sedis, t. ii, 1910, p. 615-616. C’est seulement la finale de la proposition qui est erronée et mérite censure.

c. Conclusions.

a) Fidèle à l’enseignement de saint Paul, Rom., xiii, 1, l’Église catholique professe que « tout pouvoir vient de Dieu ». Cette affirmation ne s’applique pas seulement au pouvoir politique, mais à toute autorité sociale, qu’elle soit familiale ou civique. Et c’est en tant qu’auteur de la nature que Dieu est considéré comme source première de toute autorité : « Comme il est le créateur de toutes les natures, il est l’auteur de tous les pouvoirs », écrit saint Augustin, Cité de Dieu, t. V, c. ix.

Le pouvoir politique n’est qu’un de ces pouvoirs, une de ces institutions de droit naturel, au même titre que la propriété, le serment, les pactes et contrats. Si donc il est juste de reconnaître à l’autorité politique une origine divine naturelle, il serait abusif de lui attribuer une investiture divine de caractère positif et surnaturel comme serait le pouvoir du pape. Les confusions et excès de langage ne sont pas rares cependant chez les écrivains qui ont parlé de la collation divine du pouvoir des princes. En particulier, l’appel à la Bible pour en tirer argument en faveur d’une théorie politique ou d’un système de gouvernement est tout à fait illégitime : d’abord parce que l’Écriture n’est pas un livre de politique mais de religion ; ensuite parce que la royauté juive, avec laquelle on institue des comparaisons, était considérée comme une institution de droit positif divin, attendu que Dieu intervenait positivement pour créer et légitimer les rois aussi bien que pour les déposséder et les déposer. Bossuet, dans son empressement à soutenir une monarchie qui se disait de droit divin, n’a pas échappé à cette méprise. Cf. Politique tirée de l’Écriture, t. III, a. ii, l re proposit. Il n’est pas le seul.

(B) Aucune des deux thèses opposées concernant la « collation médiate ou immédiate du pouvoir » par Dieu ne peut se flatter de posséder à elle seule le privilège de l’orthodoxie. On peut même se demander, après les remarques que nous avons faites, si ces deux expressions conservent encore un sens et ne constituent pas plutôt des manières de parler traditionnelles. Les papes ont évité de les employer dans leurs documents officiels. Au Moyen Age, les termes de « collation » ou d’ « investiture » faisaient image : on se représentait Dieu remettant le pouvoir au souverain un peu à la façon dont les hommes lui conféraient ses insignes : sceptre, couronne, globe, manteau, etc. Or, nous savons qu’en réalité il n’y a nullement intervention spéciale de Dieu, mais simple mise en jeu d’une loi naturelle.

Reconnaissons que la question n’a sans doute pas toute l’importance qui lui a été attribuée dans le passé par certains auteurs. Et pourtant il y a au fond plus qu’une querelle de mots. La théorie de la collation immédiate fait abstraction du peuple, auquel elle ne reconnaît aucun rôle dans l’origine du pouvoir ; tandis que la théorie opposée fait de lui non pas la source, mais le dépositaire au moins momentané du pouvoir, en attendant qu’il soit confié à une autorité régulière concrète. Si, dans la pratique, le devoir de soumission et d’obéissance de la nation est exactement le même, il y a dans la conception théorique une nuance qui n’est pas sans importance : les deux opinions caractérisent deux tendances d’esprit différentes qui ont dans l’ordre pratique des répercussions inévitables. D’un côté, souci de poser des limites aux droits de l’autorité et de réfréner l’absolutisme, en attribuant un rôle au peuple ; de l’autre, préoccupation de ne pas lâcher la bride aux initiatives et caprices populaires. Au fond simple question de dosage qui dictera cependant des réponses nuancées et des attitudes variées dans les questions de soumission ou de résistance au pouvoir tyrannique, que nous allons aborder.

y) L’Église n’a pas d’enseignement « officiel » concernant les critères qui permettent de discerner la légitimité du pouvoir dans sa première origine, alors que la souveraineté est encore res nullius. Nous avons vu que certains philosophes ou juristes, comme Rosmini, de Vareilles-Sommière, font de 1’ « occupation » l’unique titre de légitimité. Leur raisonnement revient substantiellement à celui-ci : « à l’origine le pouvoir n’appartient à personne en particulier, donc il n’appartient pas à la nation ; il est au premier occupant. Bellarmin concluait à l’opposé : si le droit divin n’a donné le pouvoir à aucun particulier, c’est qu’il l’a donné à la multitude, au peuple. Cf. Dispulaliones, t. III, c. vi. Il ne nous semble pas que le rôle du peuple doive être écarté, au moins dans le cas où un choix est à faire entre plusieurs gouvernements possibles, ce qui est le cas habituel. Le critérium de la légitimité sera alors pour un gouvernement qui entre en fonction : le service du bien commun (4e principe), en toute hypothèse, et normalement, en dehors des cas de nécessité, le consentement du peuple (3e principe).

d) S’il s’agit au contraire d’un gouvernement qui succède à un autre après un changement violent : révolution, déposition, usurpation, etc., voici la doctrine de Léon XIII dans sa lettre aux cardinaux français, 3 mai 1892 : « …Ces changements sont loin d’être toujours légitimes à l’origine ; il est même difficile qu’ils le soient. Pourtant le critérium suprême du bien commun et de la tranquillité publique impose l’acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en fait, à la place des gouvernements antérieurs, qui, en fait, ne sont plus. Ainsi se trouvent suspendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et il peut se faire même, qu’avec le temps, elles se trouvent abolies. » Lettres, éd. B. Presse, t. iii, p. 126.

Il est question, dans ce passage, de la transformation du pouvoir de fait en gouvernement de droit. Le pape avant tout trace le devoir des sujets ; mais il indique aussi indirectement les critères de la légitimité. Le critérium « suprême », dit-il (il ne dit pas « unique » ) est le bien commun et la paix publique. Mais on ne saurait conclure qu’il ait eu l’intention d’écarter cet autre critère qui trouve son application normale dans tous les cas ordinaires : le consentement du peuple. Le pontife reconnaît en effet expressément ailleurs que l’intervention de la nation est légitime dans le choix du régime politique, donc aussi dans la désignation de la personne du souverain : « Réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux à leur génie propre ou à leurs traditions et à leurs coutumes. » Diuturnum, 25 juin 1881, Lettres, t. iii, p. 145.

Ce droit du peuple est d’ailleurs souligné par toute la tradition théologique, à propos de la légitimation du tyran d’usurpation : l’usurpateur n’a aucun droit et peut être mis à mort, niai populus in eum consentiat, ante tamen populi consensum, si populus in eum nondum consenserit.

Mgr d’Hulst a résumé dans une page remarquable de ses Conférences les conditions du passage d’un gouvernement de fait à la légitimité : « Si la fortune trahit la bonne cause, la défaite qu’elle subit ne saurait laisser le pouvoir en déshérence. Le succès même de l’usurpation transfère à ses auteurs, à défaut du droit, le devoir d’assurer l’ordre public, ce premier besoin de la société. On voit alors s’établir un gouvernement de fait. Les citoyens qui n’ont pu l’empêcher de supplanter l’autorité légitime, ne doivent pas maintenant l’empêcher de pourvoir à la sécurité générale… Et si les événements servent ce nouveau pouvoir, s’il s’acquitte heureusement de sa fonction protectrice, si l’assentiment populaire se prononce en sa faveur, le temps viendra où son existence de fait recevra la consécration du droit, car rien n’est éternel de ce qui est humain et la vacance de l’autorité ne saurait durer toujours. Cette doctrine est celle de la raison ; elle a toujours été celle de l’Église, et, pour la trouver nouvelle, il faut tout ignorer de la tradition théologique. » Carême 1895, 2e Conférence, p. 36.

2. Perle de la légitimité. —

Après avoir exposé comment un pouvoir devient légitime, il nous reste à dire comment il cesse de l’être.

Quand nous parlons de légitimité, nous écartons formellement la signification « historique » et politique qui lui a été donnée au siècle dernier, et qui en a fait un synonyme de restauration de la dynastie nationale des Bourbons dans notre pays. Cf. d’Hulst, Conférences de Notre-Dame, année 1895, 2e conférence, p. 40-42, et note 8, pages 327-330. En revanche, nous admettons la distinction entre légitimité et légalité. Est légitime ce qui est dans l’ordre et crée un droit réel. Un gouvernement peut être légal, conforme à la constitution, et pourtant n’être pas légitime, soit parce qu’il n’est qu’un gouvernement de fait, soit parce qu’il est injuste et tyrannique, seul le gouvernement légitime a un droit véritable et absolu de commander, entraînant pour les citoyens un authentique devoir d’obéir. Cela ne veut pas dire que le gouvernement légal soit dépourvu de tout droit et dégagé de tout devoir ; cela ne signifie pas davantage que les sujets soient exempts de toute soumission et obéissance : la loi supérieure du bien commun obligera gouvernants et gouvernés à faire tout ce qui’est en leur pouvoir pour que la société vive et se développe en paix. Mais l’obligation de ces actes découlera d’une nécessité supérieure et non du pouvoir du souverain. Ce pouvoir demeurera précaire et dépourvu de légitimité, tant qu’il ne sera pas rentré dans le droit.

La perte de la légitimité peut tenir à des causes intrinsèques, qui tiennent à la manière dont le gouvernement remplit sa mission, ou à des causes extrinsèques, venant de l’extérieur : usurpation, révolution, déposition, etc.

a) Causes intrinsèques. —

On peut les ramener à deux : l’abus et l’incapacité.

a. — Le Moyen Age a vu dans l’abus de pouvoir le principal cas de réalisation de la tyrannie : le fait pour le prince de gouverner en sa faveur ou en faveur d’un petit nombre et non au profit du bien commun. Le verdict porté contre le tyran était sévère : « Celui qui se fait l’ennemi du peuple, abdique par le fait même le pouvoir, dit Grotius, De jure belli et pacis, t. I, c. iv, n. 11. Les scolastiqucs, de saint Thomas à Suarcz, n’hésitent pas à dire que la nation a le droit de le « destituer », de le déposer », de le « chasser. C’est donc qu’il a perdu le droit de régner et qu’il est devenu illégitime. Mais pour en venir à cette extrémité, il faut que l’abus soit non seulement grave, mais permanent et universel. Un excès de pouvoir passager, une seule loi ou même quelques-unes qui iraient contre le bien commun dispenseraient seulement les sujets de l’obéissance sur ce point particulier, mais n’ôteraient point au prince sa légitimité. En effet, dans l’ensemble, il continuerait à remplir sa mission : assurer la vie et le salut de la nation. C’est seulement dans le cas où, de façon générale, il n’a cure du bien commun ou travaille à son encontre, que le prince perd ses droits.

b. — Les modernes ont fait état, dans le même sens, de l’incapacité du souverain, s’il n’est pas possible d’y porter remède, par exemple par une régence. Le prince peut n’être pas responsable de cette incapacité ; cependant, comme il ne peut remplir les fonctions qui sont la raison d’être même de sa souveraineté, il est juste que celle-ci soit transférée à un autre plus capable que lui de procurer le bien commun. Les droits qu’il a pu posséder dans ce but s’évanouissent ipso facto. Mais, comme pour la tyrannie, l’incapacité devra être dûment constatée, permanente et irrémédiable : tel le cas de folie, de maladie incurable qui rende le monarque impuissant à remplir ses fonctions. Aux yeux de certains, un des cas les plus évidents de cette incapacité serait celui du souverain détrôné : « Incapable de se maintenir au pouvoir, il a fait la preuve de son incapacité, car sa charge de gouvernant impliquait qu’il fût capable de maintenir l’ordre. Maintenir l’ordre, c’eût été réprimer les tentatives de révolution. Il n’en a pas été capable ; il n’a donc pas rempli le mandat qu’il avait reçu, il perd le droit à l’obéissance des citoyens qui en était la contre-partie. » J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. ii, l’État, 2e éd., p. 189. Il peut y avoir cependant des cas où le renversement du prince ne soit pas imputable à une incapacité de ce dernier.. Bien que le gouvernant soit tenu d’assurer la paix intérieure et de ne pas laisser le pouvoir à la merci d’un coup de main, une surprise est toujours possible et ne saurait être considérée dans tous les cas comme une marque d’incapacité du détenteur du pouvoir.

Que devient le pouvoir tombé ainsi en déshérence par abus ou incapacité du souverain ? Notons d’abord que, d’après les légitimistes et les partisans du pouvoir divin des rois, le prince ne perd jamais ses droits, qui persistent indéfiniment, sans prescription ni aliénation possible. Pour les tenants de la théorie du contrat social, le pouvoir ayant toujours été conservé par le peuple dont les gouvernants ne sont que les commissaires, il suffit, de la part du peuple, d’un simple retrait de mandat, qui peut avoir lieu à tout moment et pour n’importe quelle cause. Selon les scolastiqucs, le pouvoir du prince déchu revient au peuple, à la nation qui le lui avait confié, quant à la substance, selon les uns, quant à l’exercice seulement, selon les autres. Cf. Chénon, Le rôle social de l’Église, p. 125 sq. Le pouvoir souverain a été donné au prince par la nation, qui peut le lui retirer, s’il en fait manifestement usage au détriment de la chose publique », dit Sylvius, In //" » -//, q. lxiv, a. 3, concl. 2. Le théologien espagnol Azpilcueta, dit Navarrus, écrit dans le même sens : t Dans le cas où ceux qui, par élection, hérédité ou autrement, ont reçu l’usage de la juridiction, ne pourvoiraient pas au gouvernement des peuples, les peuples eux-mêmes pourraient le revendiquer. » Opéra, Lyon, 1589. t. ii, § 120, p. 130. Et Jean Azor reconnaît que, « si la nation ne peut conserver la paix et la tranquillité qu’en dépouillant du royaume un prince indolent (ob ignaviam) ce prince est légitimement renversé du trône. » Instit. morales t. XI, c. v.

b) Causes extrinsèques.

Elles sont le plus souvent violentes et visent à un changement de gouvernants et parfois de régime. Il va de soi qu’aucune forme politique ne saurait être considérée comme définitive. Cf. Léon XIII, Encycl. Au milieu, 16 février 1892, t. iii, p. 117. « En politique, plus qu’ailleurs, surviennent des changements inattendus… Des monarchies colossales s’écroulent ou se démembrent…, aux formes politiques adoptées, d’autres formes se substituent… Ces changements sont loin d’être toujours légitimes à l’origine ; il est même difficile qu’ils le soient… » Lettre aux cardinaux français, 3 mai 1892, t. iii, p. 126. Que ces changements s’opèrent par usurpation d’un autre prince ou par révolution nationale, il n’est pas douteux que le prince dépossédé reste d’abord légitime, au moins chaque fois que l’acte qui le dépossède ne l’est pas, et c’est le cas le plus fréquent. L’usurpation ne dépouille pas ipso facto la victime de son droit. Le souverain détrôné pourra donc résister, lutter à main armée contre l’usurpateur ; il le devra même, afin de sauvegarder le dépôt de l’autorité qui lui avait été confiée. C’est la période que l’on a appelée très justement le stade de la perturbation sociale. Jusqu’à quel point et à quel moment la résistance peut-elle légitimement se prolonger ? Jusqu’à l’heure où elle est devenue inutile et ne servirait qu’à accumuler des ruines : toute restauration étant devenue impossible ou du moins trop coûteuse pour le bien commun. À ce moment, le prince dépossédé se doit de renoncer à défendre son trône usurpé. Le pouvoir est vacant en fait.

L’est-il aussi en droit ? Oui, répond Chénon, op. cit., p. 132, et « il faut regarder l’exercice de la souveraineté comme prescrit quant à lui (prince déchu) ; …par suite il retourne à la nation…, qui peut très bien le conférer non à l’usurpateur, mais à un autre prince, plus populaire ou plus habile, chargé précisément de combattre l’usurpateur ; c’est ce prince élu qui sera légitime ». Et, poursuit notre auteur, dans le cas où la nation reste passive en présence de l’usurpateur, le pouvoir de fait pourra devenir, avec le temps, un pouvoir de droit à deux conditions : d’abord, que cette autorité de fait s’exerce pour le bien commun ; ensuite que la nation donne son adhésion expresse ou tacite au nouveau gouvernement. Alors, conclut-il, l’usurpateur sera légitimé ; et le prince déchu aura, par voie de conséquence, perdu sa légitimité. Ibid.

Nous ne saurions contester le bien-fondé de cette doctrine. Cependant il faut remarquer que l’enseignement officiel de l’Église est sensiblement plus réservé spécialement sur la perte de la légitimité par le souverain déchu et l’acquisition de cette même légitimité par le gouvernement qui succède. C’est d’abord Pie IX, qui, dans son encyclique du 18 mars 1864, souligne « qu’une injustice qui réussit n’enlève rien à la sainteté du droit. Parlant des gouvernements qui sombrent au cours de « crises violentes, trop souvent sanglantes », Léon XIII se contente de dire : t les gouvernements préexistants disparaissent en fait… ». Au milieu, 16 février 1892, t. iii, p. 118. Mais il se garde bien de se prononcer sur le droit. Même réserve dans sa Lettre aux cardinaux français, 3 mai 1892, où il parle des gouvernements antérieurs qui, en fait, ne sont plus ». T. iii, p. 126. Quant aux gouvernements qui prennent leur place, le pape laisse entendre que la nation aura son mot à dire ; et c’est un des rares passages d’où l’on puisse inférer le retour de la souveraineté à la nation : « Bientôt, l’ordre public est bouleversé jusque dans ses fondements. Dès lors une nécessité sociale s’impose à la nation ; elle doit sans retard pourvoir à elle-même… » Au milieu, ibid.

Les pouvoirs nouveaux sont simplement qualifiés de gouvernements établis en fait » ; cependant « le critérium du bien commun et de la tranquillité publique impose leur acceptation »…, 3 mai 1892, t. iii, p. 126. Et ailleurs : « lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir se sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé… », 16 février 1892, t. iii, p. 118. Mais cela n’implique nullement encore la légitimité.

Nous verrons que, dans ses actes, l’Église ne se départit pas de la même sagesse, soucieuse de sauvegarder d’une part les droits acquis et d’autre part ceux du bien commun. Voilà pourquoi non seulement elle réclame l’obéissance aux gouvernements de fait, mais il lui arrive de traiter avec eux, en vue du bien supérieur des âmes. Cela n’implique nullement l’aveu de leur légitimité, encore moins la reconnaissance de jure du fait accompli. Selon le mot de Pie IX, ce fait accompli, œuvre de l’injustice, de la fraude, de la violence, est éternellement inique, injuste, réprouvé, comme il l’a été dans son origine ; il n’a pas été, il ne pourra jamais être le droit ». Il reste donc bien entendu que le fait accompli ne saurait être la source d’un droit qui naîtrait de lui et découlerait de sa propre nature. Mais le fait accompli pourrait devenir l’occasion de la naissance d’un nouveau droit social d’une source toute différente, à cause du bouleversement qui est en cours et du danger qui menace la société. C’est la période de conservation sociale, durant laquelle le gouvernement de fait, malgré le vice de son origine, répond à la mission qui lui incombe. Il y a alors obligation de l’aider dans cette tâche, alors même qu’en agissant ainsi, on le consoliderait et l’on rendrait plus difficile ou impossible le retour au passé : ce n’est pas là soutenir un pouvoir illégitime pour le consolider, mais seulement assurer le bien social malgré l’appui donné au pouvoir.

Et combien de temps durera cette période de conservation, en attendant l’heure de la légitimation ou transformation en pouvoir légitime ? Sur ce point encore, l’Église s’abstient de se prononcer dans son enseignement officiel. Son rôle n’est pas de transformer des gouvernements de fait en gouvernements de droit. Léon XIII dit simplement : « Ainsi se trouvent suspendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et il peut se faire même qu’avec le temps elles se trouvent abolies, » 3 mai 1892, t. iii, p. 126. Quand sonnera l’heure, où l’on pourra proclamer que le souverain dépossédé a perdu sa légitimité ? Le pape se garde de donner une précision quelconque en doctrine. Au xvi » siècle, le juriste Jean Bodin admettait la prescription par cent ans au profit du tyran usurpateur, De republica, t. II, c. v ; cf. Esmein, Nouv. Rev. hist. de droit français et étranger, 1900, p. 571. On peut dire qu’en fait le Saint-Siège ne s’est jamais prononcé sur la déchéance de jure d’aucun souverain, depuis le Moyen Age, où le droit du temps lui confiait le soin de prononcer la déposition. Cf. Taparelli, Droit naturel, t. ii, p. 389.

Est-ce à dire que le droit du souverain dépossédé ne s’éteint jamais ou ne se prescrit que par cent ans ? La première prétention est celle des légitimistes partisans du droit divin des rois. Mais elle ne saurait être prise en considération. Comme pour la prescription (encore que nous nous refusions à assimiler la souveraineté à une « propriété » ) » le bien commun est intéressé à ce que certains droits s’éteignent ou soient considérés comme éteints : en l’occurrence, ce sera lorsque le gouvernement déchu ne conservera plus aucune espérance raisonnable, ni ne disposera plus de moyens efficaces en vue de rétablir son autorité. Cela suppose que le nouveau pouvoir a atteint dans son organisation intérieure et ses relations internationales une perfection ordinaire. Cette double condition réalisée, on pourra dire que pratiquement la question de légitimité ne se pose plus pour le premier et qu’elle se trouve résolue en faveur du second.

Mais en attendant, il faut être prudent, surtout si le changement est dû à une révolution. La réserve et l’attente s’imposent, avant de se prononcer sur les droits des deux pouvoirs, car il peut se produire des retours de fortune imprévus : tel prince renversé est arrivé à reprendre le pouvoir, alors que sa chute paraissait définitive. Le respect des personnes et des droits acquis interdit des solutions aventureuses et prématurées.

Tyrannie collective. —

Les auteurs qui ont traité de la tyrannie, les anciens surtout, n’ont guère envisagé que le cas du tyran unique, parce qu’à leur époque les leviers de l’autorité étaient communément réunis entre les mains d’un seul. De nos jours, où la division du pouvoir est chose courante, même dans les gouvernements à forme monarchique, on s’est demandé si la tyrannie pouvait encore être aussi facilement réalisée. Il faut répondre oui, sans hésiter ; car les gouvernements collectifs ne sont nullement garantis contre l’injustice ou l’abus de pouvoir. On est trop porté à croire aujourd’hui que la responsabilité morale du pouvoir s’atténue et finit par s’évanouir en se morcelant. Les gouvernements collectifs tendent à devenir des gouvernements anonymes : pour autant ils ne cessent pas d’être responsables, sinon c’en est fait de la morale en matière politique.

Il peut être vrai de dire que la tyrannie collective est plus difficile à réaliser que la tyrannie individuelle, parce qu’elle ne dépend pas de la volonté ou du caprice d’un seul. Mais il est non moins certain que quand la corruption s’introduit dans un gouvernement collectif, le mal est pire et la tyrannie plus malfaisante que dans le gouvernement d’un seul, cela pour trois raisons : 1. d’abord c’est l’indice que le corps social lui-même est gangrené, et non pas seulement la tête ; 2. le mal étant disséminé est moins facile à reconnaître, bien que sa gravité ne soit pas moins grande ; 3. enfin et surtout, le remède adéquat est plus difficile à apporter, par suite du morcellement des responsabilités.

La morale naturelle conserve cependant ses droits et elle vient au secours de la liberté opprimée et de la société en détresse. Elle proclame que quiconque participe à quelque degré que ce soit à l’exercice des fonctions publiques est responsable devant Dieu de l’usage qu’il fait de ses prérogatives. Voilà pourquoi on jugera de la tyrannie collective à la lumière des mêmes principes que nous avons exposés à propos de la tyrannie personnelle. « Ces principes, observe de Cepeda, trouvent aussi leur application dans le cas où le souverain serait le peuple lui-même, sous un régime démocratique. En effet, la tyrannie exercée par le peuple lui-même, ou au nom du peuple, est beaucoup plus oppressive et redoutable que celle exercée par un prince. » Éléments de droit naturel, trad. Onclair, Paris, 1890, p. 540. Le bien commun de la société ne saurait souffrir violence ni subir de dommages parce que les despotes sont multiples ; ses droits restent intangibles. C’est ce bien commun qui décidera de la légitimité ou de l’illégitimité du gouvernement collectif, et c’est à sa mesure que l’on appréciera le droit de résistance ou même de révolte de la nation. Cf. d’Hulst, Carême 1895, 2e Conférence, note 11, p. 333-336.