Dictionnaire de théologie catholique/TROIS-CHAPITRES (AFFAIRE DES) IV. L'intervention de Justinien

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 179-181).

L’édit de Justinien.

Pelage était reparti pour Rome en 543 ; Askidas fit le siège de Justinien. « Ayant trouvé l’empereur, dit Libératus, occupé à écrire contre les acéphales (c’est-à-dire les monophysites), Théodore, appuyé par Théodora, représenta au souverain la peine inutile qu’il se donnait. Il y avait un moyen beaucoup plus rapide de ramener les acéphales. Contre Chalcédoine les schismatiques avaient ce grief qu’il avait entendu sans sourciller les louanges données à Théodore de Mopsueste et qu’il avait déclaré orthodoxe, par jugement exprès, la lettre d’Ibas qui se révélait de toute évidence nestorienne. Si l’on anathématisait Théodore avec tous ses écrits et cette lettre d’Ibas, cela paraîtrait une correction apportée au synode, qui serait alors reçu par tous. L’empereur, continue Libératus, prêta l’oreille à cette suggestion et promit de réaliser bientôt ce désir. Askidas et les siens insistèrent alors pour que Justinien fît paraître un vrai livre à la condamnation des Trois-Chapitres ; une fois publié et répandu un peu partout, le prince se ferait honte de l’amender et la condamnation serait irrévocable… Justinien entra dans ces vues et, laissant là son étude sur les acéphales, composa, pour la condamnation des Trois-Chapitres, ce fameux livre qui n’est que trop connu. Breviarium, c. xxiv, P. L., t. lxviii, col. 1049.

Peut-être Libératus a-t-il un peu schématisé. Toujours est-il, qu’à une date impossible à déterminer avec précision, entre 543, date de l’édit antiorigéniste, et 545, date du départ du pape Vigile pour Constantinople, un volumineux édit fut lancé par Justinien. Le texte en est perdu ; il n’en reste que quelques fragments conservés par Facundus, op. cit., t. II, c. iii, col. 566 B, et col. 567 A ; t. IV, c. iv, col. 628 B ; ces deux derniers passages étant libellés sous forme d’anathématismes :

Si quis dicit rectam esse ad Marin) impiam epistolam qitæ dicitur ab Iba esse facta aut ejus assert or est, et non magis anathemati subjicit, utpote maie tractantem sanctum Cyrillum, qui dicit quia Deus Verbum factus est homo, et ejusdem sancti Cyrilli duodecim capitulis detrahentem, et priraara Ephesinam synodum impetentem, Nestorium vero défendent om, laudantem autem Theodorum Mopsuestlse, A. S. Col. 567 A.

Si quis dicit hsec nos ad abolendos aut excludendos sanctos Patres qui in Chalcedonensi fuere concilio dixisse, A. S. Col. 628 B.

Mais il y avait aussi des considérants plus ou moins prolixes, qui introduisaient ces formules de condamnation, témoin la première citation de Facundus :

Oportet aperte Inspicere ad Marim epistolam, omnia quldem sine Deo et impie dicentem, illud tantummodo ostendentem bene, quia ex illo Theodonis per Orientem in Ecclesia anathematizatus est. Col. 566 B.

On pourrait s’en faire quelque idée par l’édit nouveau de 551, voir ci-dessous, col. 1897. Le premier édit aurait ainsi comporté un exposé doctrinal suivi d’anathématismes contre Théodore de Mopsueste dont la personne et les écrits étaient condamnés, contre certains écrits de Théodoret, enfin contre la lettre d’Ibas. Rien d’étonnant que ces trois noms fussent accolés. Ceux d’Ibas et de Théodoret l’avaient été par les sévériens à la conférence de 533. Théodore de Mopsueste était désormais classé comme le père reconnu du nestorianisme. Dans son traité Contra eutychiano* et nestorianos, au t. III, Léonce de Byzance venait d’en accumuler les preuves : la plume à la main il avait dépouillé l’œuvre entière de l’Interprète et relevé tous les passages qui lui semblaient suspects : liste Impressionnante de propositions qui, détachées de leur contexte, paraissaient plus abominables les unes que les autres. Filles et aient introduites par un réquisitoire en règle contre Théodore. Voir le texte malheureusement Incomplet dans P. G., t. lxxxvi a, col. 1357-1396 ; se reporter de préférence à l’édition de Maï, Spicilegium romanum, t. x, p. 661 sq. Justinien pouvait puiser à pleines mains dans un arsenal aussi bien garni.

L’édit impérial et les autorités ecclésiastiques.

Œuvre de l’autorité civile, l’édit impérial avait besoin de l’assentiment des autorités ecclésiastiques ; de même que l’édit antiorigéniste des années précédentes, celui-ci fut soumis à la signature des cinq patriarches.

En Orient la première réaction fut de se mettre en défense. Les antichalcédoniens avaient depuis trop longtemps confondu dans leurs attaques le « concile maudit » et les noms de Théodore, d’Ibas et de Théodoret, pour qu’il fût possible de se méprendre sur les origines vraies de l’acte impérial. Encore qu’il ne manquât pas de souplesse, le patriarche de la capitale, Menas, hésita d’abord à signer. Lors de sa consécration par le pape Agapet, il avait promis de ne rien faire en matière doctrinale sans en référer au Siège apostolique, Se nihil acturum sine apostolica Sede promiserat. Il protesta que l’édit allait contre le concile de Chalcédoine. On apaisa ses scrupules en lui garantissant qu’en cas d’opposition du premier siège il pourrait retirer sa signature. Travaillés par lui, les évêques du synode permanent, en dépit des avertissements que leur donnait Etienne, l’apocrisiairc du pape, finirent aussi par signer. Voir Facundus, op. cit., t. IV, c. iv, col. 625. Éphrem d’Antioche et ZoTle d’Alexandrie envoyèrent aussi leur adhésion, mais sous la menace et en se rendant bien compte du caractère compromettant de leur démarche. Facundus, ibid., col. 626, et Contra Mocianum, ibid., col. 861 CD. A Jérusalem, le patriarche Pierre et l’higoumène de Saint-Sabas, Géîase, déclarèrent l’édit contraire à Chalcédoine, mais Pierre fut appelé à Constantinople et dut s’exécuter lui aussi. Bref, dans les milieux les plus divers on se rendit compte plus ou moins clairement qu’il y avait dans l’édit une machination contre le concile ; ce qui pouvait transpirer des moyens mis en œuvre par Askidas était bien de nature à confirmer ces soupçons. Toutes les explications que l’on donnera par la suite atténueront peut-être ces appréhensions du premier jour, elles ne réussiront pas à les faire disparaître entièrement. Et c’est ce que l’histoire doit retenir.

En Occident, la réaction allait être beaucoup plus violente et dégénérer très vite en une opposition acharnée. Au premier moment l’apocrisiaire du Siège apostolique à Constantinople, Etienne, avait refusé d’approuver l’édit et avait rompu les relations avec les signataires, à commencer par Menas. Dans la capitale se trouvait aussi à la même date l’évêque de Milan, Dacius ; il fit ce que faisait Etienne. Facundus, t. IV, c. iii, col. 623-624. A Rome qu’allait-on faire ? Laissé à lui-même le pape Vigile, qui, depuis avril 537, occupait la chaire de Pierre, aurait peut-être cédé immédiatement. Mais il lui fallait compter avec son entourage, d’abord, puis bientôt avec Pépiscopat occidental. Auprès de lui il y avait pour lors son diacre Pelage, au courant mieux que personne des tenants et aboutissants de l’affaire. Pour éclairer sa propre religion, Pelage s’adressa à la plus grande lumière de l’Afrique, le diacre Fulgence Ferrand, disciple et héritier de Fulgenee de Ruspe ; il lui demanda de provoquer une délibération du primat de Carthage et. de ses ressortissants. Nous n’avons que la réponse du diacre : « condamner les Trois-Chapitres c’était porter atteinte à l’autorité de Chalcédoine. » Ferrand, Episl., w, P. L., t. lxvii, col. 921-928.

Nous reviendrons ailleurs sur les conditions dans lesquelles Vigile était arrivé à la chaire de saint Pierre. Voir son article et aussi Sn.vfcRF, t. xiv, col. 2065. Nous étudierons en particulier la question de savoir si, antérieurement à l’ordination de Vigile, il y eut.Us collusions, à Constantinople où le diacre Vigile avait accompagné le pape Agapet, entre lui et la basilissa. Nous nous demanderons encore si, au début de son pontificat, il n’est pas entré en rapport avec les chefs qualifiés du monophysisme sévérien. Mais, quoi qu’il en soit, il reste à sa charge qu’il était arrivé au Saint-Siège par des moyens plus que suspects. L’attitude qu’il prit en d’autres occasions à l’endroit du basileus semblait annoncer qu’il était prêt à toutes les complaisances. En 540 on avait vu paraître à Rome un haut fonctionnaire byzantin, exprimant l’étonnement de la cour de ce que Vigile tardait à approuver l’édit impérial pris à la suite du concile de Menas de 536, ainsi que l’exposition de foi du basileus qui avait été acceptée par Jean II et Agapet. Nous avons la réponse de Vigile ; ce n’est pas sans étonnement qu’on y lit les hyperboliques louanges que le pape décernait au souverain, « à qui Dieu a donné une âme non seulement impériale, mais sacerdotale ». Nos convertit gloriari quod (Dominus) non imperialem solum sed etiam sacerdotalem vobis animum concedere sua miseratione dignatus est. P. L., t. lxix, col. 21 sq. Même attitude déférente de Vigile quand fut soumis à sa signature l’édit condamnant les origénistes. Nous n’avons pas le texte rédigé par lui, mais par Cassiodore nous savons que son approbation fut donnée : Præsenti tempore et a Vigilio papa denuo constat (Origenem) esse damnatum. Inst. div., c. i, P. L., t. lxx, col. 11Il D.

Mais quelle attitude prendrait-il dans la présente question des Trois-Chapitres ? Partout, même en Orient, à plus forte raison chez les Occidentaux, la première impression avait été qu’il s’agissait d’une manœuvre en faveur des monophysites, manœuvre qui mettait en péril l’autorité de Chalcédoine. C’était évident pour la lettre d’Ibas et jusqu’à un certain point pour ce qui concernait les écrits de Théodoret. C’était moins clair pour Théodore. Le fait pourtant qu’on liait son sort à celui des deux autres ne laissait pas de rendre suspecte une sentence portée contre la personne d’un évêque, mort dans la paix de l’Église et que l’on semblait vouloir poursuivre par-delà le tombeau, et aussi contre des écrits que nul n’avait encore beaucoup étudiés. Une chose du moins était certaine : de même que les monophysites unissaient les trois noms dans une réprobation commune, de même, par réaction, les défenseurs de Chalcédoine - et c’étaient tous les Occidentaux — allaient en une commune défense venir au secours de ces trois noms. C’est le point de vue qui s’exprima tout aussitôt chez les Africains, d’abord dans la lettre de Fulgence Ferrand aux diacres romains Pelage et Anatole, déjà citée, mais surtout dans le volumineux ouvrage, In defensionem trium capitulorum, que n’allait pas tarder à mettre en chantier l’évêque d’Hermiane, Facundus, et qui ne sera terminé, à Constantinople, qu’après l’arrivée du pape Vigile.


V. Le pape Vigile a Constantinople.

Justinien ne pouvait ignorer cet état d’esprit de l’Occident. Il semble bien qu’il n’ait pas attendu de Vigile, une signature pure et simple comme celle donnée par Menas. Après un certain délai — un an peut-être — il conçut l’idée de faire venir le pape à Constantinople, où il pourrait plus facilement le manœuvrer. On pouvait craindre, d’ailleurs, que les Goths expulsés de Rome ne remissent la main sur la capitale ; de fait Totila la reprendra à la fin de 546 et y résidera jusqu’au printemps de 547. C’était une raison pour soustraire le pape à toute tentation de s’appuyer sur les Barbares. Bref, des ordres furent donnés pour que Vigile fût, de gré ou de force, amené à Constantinople. Le pape y restera une huitaine d’années, qui furent fertiles en péripéties de tout genre. Alternativement souple envers le basileus, puis ferme comme un confesseur de la foi, il finira par une capitulation lamentable, où se trouvera compromis le prestige de l’Église romaine.

Les premières tractations de Vigile. Le judicatum du Il avril 518.

Parti ou, si l’on veut, enlevé de Rome le 22 novembre 545, Vigile ne devait arriver à Constantinople que fin janvier 547. Il séjourna d’abord près de dix mois à Catane. Aussi bien pendant ce séjour que durant le voyage ultérieur, il eut tout loisir de se faire une religion ; de nombreux avertissements lui signalèrent le danger de porter atteinte à Chalcédoine : visite de Dacius de Milan, de messagers en provenance d’Afrique et de Sardaigne ; légation envoyée par Zoïle d’Alexandrie pour s’excuser d’avoir signé. Cf. Facundus, op. cit., IV, m et iv, col. 623 C, 626 A. On ne s’étonnera donc pas que, dès avant son arrivée dans la capitale, il ait annoncé à Menas et à Justinien qu’il ne s’inclinait pas devant le fait accompli, déclarant même au patriarche que, s’il ne se rétractait pas, lui, Vigile, sévirait contre sa personne. Facundus, Con<. Mocianum, col. 862 A ; cf. In def., IV, iii, col. 623. Aussi bien le basileus ne pouvait plus ignorer les idées de l’Occident. D’Afrique, outre les renseignements oraux que répandait Facundus, tout fraîchement débarqué, on avait reçu, avec la réponse de Ferrand, déjà citée, la lettre d’un évêque Pont.ien. Cf. P. L., même tome, col. 995-998. Elle disait combien l’on s’était ému, dans les provinces recouvrées, des sentences prononcées par l’édit ; on s’insurgeait à l’idée de condamner des morts incapables de se défendre et dont le sort avait été réglé par le souverain Juge ; on soupçonnait là-dessous quelque manigance eutychienne.

Telle était la situation quand Vigile, le 25 janvier 547, arriva dans la capitale, où il fut reçu avec tous les honneurs dus au titulaire du premier siège. Les fêtes passées, il fallut bien s’occuper de Menas qui ne voulait pas retirer sa signature. Vigile rompit la communion avec lui. Cont. Mocian., col. 862 D. Au Sacré-Palais on évita de réagir ; on voulait plutôt énerver progressivement la résistance du pape ; on le connaissait ; on savait sa prédilection pour les voies obliques et la diplomatie secrète. On commença par lui communiquer divers documents propres à le faire réfléchir. É. Schwartz a publié récemment une pièce assez curieuse : la traduction de deux lettres de Constantin le Grand, adressées, l’une à l’Église d’Alexandrie, l’autre à celle de Nicomédie, où le premier empereur chrétien revendiquait le droit de s’immiscer dans les choses spirituelles ; le lemme final est caractéristique : Hœc exemplaria duarum epistolorum domnus imperator Justinianus beatissimo papæ Vigilio translatas de græco in latino direxit die V kal. jun., sexies post cons. Basilii (28 mai 547).

Quel qu’ait été l’effet sur Vigile de ces pièces et d’autres se rapportant de façon plus directe à l’affaire des Trois-Chapitres, il ne paraît pas contestable qu’il ait commencé dès ce moment à donner des signes de faiblesse. Pelage, d’ailleurs, venu pour quelques jours seulement en mission politique à Constantinople, n’était plus là pour encourager son maître à la résistance. Le pape finit par exprimer, en deux lettres secrètes adressées à l’empereur et à la basilissa en juin 547, son sentiment personnel sur l’affaire. Par un véritable abus de confiance, ces lettres seront ultérieurement communiquées au Ve concile, à la vir » session, comme des témoins des premières dispositions du pape. Mansi, Concil., t. ix, col. 351. Vigile y déclarait qu’élevé dans la foi orthodoxe, il n’avait aucun désir de soutenir les hérétiques. S’il tardait à exprimer une condamnation ouverte, c’était pour sauvegarder les droits du Saint-Siège. Toutefois, pour satisfaire le basileus, il anathématisait dès maintenant la lettre d’Ibas à Maris, les enseignements de Théodoret et la