Dictionnaire de théologie catholique/TROIS-CHAPITRES (AFFAIRE DES) III. L'agitation monophysite autour des Trois-Chapitres

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 177-179).

monophysites qui font des concessions à l’Église impériale, c’est Constantinople qui accepte, bon gré, mal gré, la doctrine plus ou moins édulcorée du grand docteur monophysite Sévère d’Antioche. Il va sans dire qu’en ces conditions les vieux maîtres antiochiens, Diodore, Théodore, ne tarderaient pas à être considérés, même à Antioche leur patrie et à Constantinople aussi, comme les pères du « nestorianisme » dont on faisait d’ailleurs un épouvantail. En même temps s’installait dans l’Église officielle une doctrine positive dont la formule définitive : Unus de Trinitate incarnatus et passus, finirait par devenir une tessère d’orthodoxie. On ne saurait oublier que c’est l’Hénotique qui l’a exprimée d’abord. Voir l’art. Théopaschite (Controverse), ci-dessus, col. 506.

Durant la réaction chalcédonienne.

La réaction chalcédonienne qui marque la fin du règne d’Anastase (t le 9 juillet 518) et celui de Justin (518-527) va interrompre, pour quelque temps, cette emprise que le monophysisme sévérien a mise sur l’Église officielle. Voir Hormisdas, t. vii, col. 162 sq. Mais la liquidation du schisme acacien ne pouvait éliminer de la théologie byzantine, qui justement se formait à cette date, l’influence de la doctrine que préconisait pour l’heure Sévère d’Antioche. Encore que celui-ci eût été l’une des victimes de. la réaction chalcédonienne, son esprit, sinon ses formules, continuait à s’imposer à Constantinople. C’est incontestablement son état d’esprit qui se révèle dans cette phobie du nestorianisme qui se manifeste dans l’affaire des moines scythes. Voir Scythes (Moines), t. xiv, col. 1746 sq. et Théopaschite (Controverse). Quiconque ne rapportait pas immédiatement au Verbe divin toutes les opérations du Christ, naissance, passion et mort, quiconque voulait distinguer le sujet prochain de ces opérations et le sujet éloigné passait, dans l’esprit de ce monde, pour suspect d’introduire une dualité dans la personne de l’Homme-Dieu.

Que le « nestorianisme » ait été un péril sérieux à Constantinople et dans l’empire sous le règne de Justin, c’est, en dépit des clameurs des moines scythes, ce que l’on admettra difficilement. Les Scythes pensaient voir au couvent des acémètes, dans la capitale, la forteresse du nestorianisme. Comme nous ne connaissons guère la pensée des acémètes que par leurs adversaires, il est difficile de porter sur celle-ci un jugement équitable. Il est possible néanmoins que le retour officiel à la foi chalcédonienne ait donné plus libre cours à certaines tendances dyophysites, comprimées durant tout le schisme acacien, et ait amené, chez certains, des expressions où la doctrine des deux natures s’accentuait au point de sembler mettre en échec le dogme de l’unique personne. On mena aussi quelque bruit, en 520, autour de manifestations qui se seraient déroulées à Cyr en l’honneur de Théodoret, de Diodore et de Théodore. L’image du premier aurait été promenée en procession ; une synaxe aurait été célébrée à la mémoire des vieux docteurs antiochiens. Finalement une enquête fut ordonnée par le gouvernement ; on ne sait à quel résiliât elle aboutit. Sur cette affaire qui fut rapportée au Ve concile, WP session, voir Mansi, Concil., t. viii, col. 364 B-365 D. Mais cette.orte de réhabilitation des vieux docteurs dyophysites avait au moins une excuse : au temps du basileus Anastase, si ancré sur les principes du monophysisme, Xénaias, évêque de Hiérapolis en Syrie, un des plus agités p : irmi 1rs monophysite -s, entendait bien exiger, partout où il le pouvait et même du patriarche hénoticiai d’Antioche, Havien 1 1, l’anathème non seulement de N’rstorius. mais de Diodore, de Théodore, d’Ibas et de I héodorct : « ’l’on là, disait Xénaias, étaient des nestoriens. Aussi hien quand il eut obtenu de Flavien l’anathème dem le fougueux monophysite demanda-t-il la condamnation de Chalcédoine même. Voir une lettre des moines de Palestine à l’évêque Alcyson de Nicopolis en Épire, dans Évagre le scolastique, H. E., t. III, c. xxxii, P. G., t. lxxxvi b, col. 2660. Tous ces incidents — et il dut y en avoir d’autres — montrent combien était instable dans le premier quart du vie siècle l’équilibre de la théologie dans l’Empire byzantin.

Sous Justinien.

Du jour où Justinien, après la mort de son oncle Justin, eut seul le pouvoir entre les mains (527), ce serait la tendance monophysite qui l’emporterait dans les conseils du gouvernement d’abord, dans ceux de l’Église d’État ensuite. Sans doute, aux premières années, le basileus avait-il maintenu l’attitude intransigeante de Justin à l’endroit de ceux qui se déclaraient antichalcédoniens. Mais au Sacré-Palais même les monophysites avaient dans la femme de Justinien, Théodora, une auxiliaire toute dévouée. Or, depuis l’insurrection du Nixqc, qui avait amené la révolte d’Hypatius et de Pompée (532), Théodora qui, dans ces journées tragiques, avait sauvé Justinien, prenait, dans les conseils de l’État, une influence croissante. Des entretiens de la basilissa avec un certain nombre de personnalités monophysites, maintenues dans la capitale sous la surveillance de la police, naquit l’idée d’une conférence contradictoire entre chalcédoniens et monophysites sévériens. Sur cette conférence, dont on n’a pas les procès-verbaux, nous sommes renseignés par une lettre de l’évêque Innocent de Maronie qui figure dans les collections conciliaires ; cf. Mansi, Concil., t. viii, col. 817 sq. ; A. C. 0., t. iv, vol. ii, p. 169-184. Sous la présidence d’un magistrat impérial, cinq évêques chalcédoniens discutèrent avec six prélats sévériens (Sévère lui-même n’était pas présent, toujours caché qu’il était en Egypte). Ceci se passait en 533.

Malgré de longues argumentations, il fut impossible d’amener les sévériens à reconnaître l’orthodoxie de Chalcédoine et de la formule des deux natures. Contre le concile ils avaient un autre grief : pourquoi n’avait-il pas entériné les douze anathématismes cyrilliens ? Pourquoi aussi la politique impériale avait-elle fait insérer aux diptyques la mention du concile ? Au lieu d’amener l’union, cette exigence ne pouvait qu’accroître les divisions et provoquer le scandale des fidèles. Citer les Pères de Chalcédoine dans la liturgie, c’était citer Ibas et Théodoret, leur donner un brevet d’orthodoxie ! Que l’on ne dise pas que l’évêque de Cyr n’avait été reçu qu’après avoir anathématisé Nistorius ; c’est en se moquant du concile qu’il avait prononcé cette formule, comme il ressortait de ses derniers mots ; cf. ci-dessus, col. 1882. Première manifestation officielle contre ce qu’on appellera bientôt les Trois-Chapitrcsl À la suite de ces discussions, les sévériens firent tenir à l’empereur leurs griefs dogmatiques contre les orthodoxes ; ils reprochaient à ceux-ci de ne pas confesser le Deus passus carne, VUnus de Trinitate passus, la formule : Ejusdem esse personne tam miracula quam passiones. Le basileus fit venir le patriarche de la capitale et le président de la conférence, lesquels répondirent que ces formules ils les acceptaient moyennant un certain nombre de précisions. Mais, en définitive, la conférence n’aboutit à rien : le gros des dirigeants du parti monophysite persévéra dans le séparatisme.

Ou plutôt la conférence aboutit à un résultat favorable aux sévérien 1 ;  : elle souleva à nouveau la question de l’UniII de. Trinitate pa$StU qu’avait si énergiquement écartée le pape Hormisdas, celle aussi de la culpabilité îles vieux Antiochiens et de leurs disei pies, Théodoret et Ibas. Pour le moment l’attention se (ixa sur le premier de ces problèmes. Voir l’art. Theol’Ascmri. (Controvtnt). Âatlnkn finit par obtenir du pape Jean II une approbation de la formule jadis préconisée par les moines Scythes. Sous l’énergique pression du basileus, Rome se résignait à adopter une terminologie à qui le pape Hormisdas avait trouvé, quelques années plus tôt, un vague relent de monophysisme. De quelle importance était la concession de Jean II, on l’a indiqué plus haut et comment elle orientait la théologie dans une direction nouvelle. A la doctrine antiochienne qui avait triomphé dans l’Acte d’union de 433, qui avait été mise au point par le Tome de Léon, qui s’était exprimée à Chalcédoine, une autre théologie — ne disons pas un autre dogme — se substituait, celle que, dans ce temps même, élaborait Léonce de Byzance. Cette théologie, nous la verrons se formuler au mieux dans les anathématismes du concile de 553. Avec elle étaient absolument incompatibles les concepts archaïques des premiers maîtres antiochiens ; il était impossible qu’un jour ou l’autre les noms de ces docteurs ne fussent entraînés dans la réprobation générale qui frappait des conceptions maintenant périmées. La doctrine cyrillienne, écartée par Chalcédoine en dépit de la révérence extérieure témoignée au patriarche d’Alexandrie, allait prendre sa revanche.

Au fait elle la prit d’abord sur le terrain des réalités ecclésiastiques. Les intrigues de Théodora réussissaient à faire nommer en 535 aux deux sièges d’Alexandrie et de Constantinople deux prélats tout dévoués à la cause monophysite, Théodose d’une part et, d’autre part, Anthime. D’abord évêque de Trébizonde, ce dernier avait jadis fait partie de la délégation catholique à la conférence de 533 ; depuis il avait clairement manifesté ses sentiments. S’adressant à Sévère, il le comblait d’éloges, déclarait s’en tenir aux conciles de Nicée, Constantinople, Éphèse, à la doctrine de Cyrille et à l’Hénotique ; de même faisait-il dans sa lettre à Théodose d’Alexandrie. Voir Zacharie de Mitylène, textes signalés par Grumel, Regestes du patriarcal de Constantinople, n. 230 et 231. S’il n’avait tenu qu’à Théodora, le monophysisme allait triompher dans l’Église byzantine. Cédant aux nouvelles instances du Sacré-Palais, Sévère arrivait à Constantinople, à l’été de 535, pour conférer avec Anthime qu’il achevait de convertir à ses idées.

L’arrivée du pape Agapet dans la capitale, en février 536, mit fin à l’aventure. Sommé de s’expliquer sur le dogme des deux natures, Anthime, conseillé par Sévère, donnait sa démission ; il était remplacé par Menas que le pape lui-même consacra le 13 mars. C’était le début d’une réaction pro-chalcédonienne, dont le pape ne devait pas voir le développement, car il mourait le 22 avril suivant. Cette réaction se manifesta d’abord au concile présidé, au mois de mai, par le nouveau patriarche, Mansi, Concil., t. viii, col. 8731176, puis dans les mesures gouvernementales prises, au cours des semaines suivantes, contre Sévère et ses adhérents. Ce fut le prélude d’une véritable terreur blanche. En SyTie, en Egypte, des mesures drastiques furent prises contre ceux qui ne voulaient pas s’incliner devant les décisions de Chalcédoine. Transportées à Constantinople, les plus en vue des personnalités monophysites pouvaient maintenant paraître annihilées. Ce fut le contraire qui arriva, car Théodora veillait. Le palais de Derkos, lieu de déportation des chefs monophysites, devenait la pépinière où se conserverait, reprendrait vigueur, finalement serait transplanté en bonne terre le monophysisme que l’on aurait pu croire expirant. À l’un de ses moines, le patriarche Théodose d’Alexandrie faisait conférer l’épiscopat ; ce nouvel évêque passait le Bosphore et parcourait l’Asie Mineure, célébrant des ordinations, reformant partout l’Église sévérienne. Puis ce fut le tour de Jacques Baradéc, qui, ordonné lui aussi par Théodose, comme évêque d’Edesse et « métropolite œcuménique », allait ressusciter partout, en Syrie et en Egypte la hiérarchie monophysite. En moins de dix ans le péril monophysite que l’on avait cru définitivement conjuré redevenait plus redoutable que jamais. Deux grandes Églises, devenues résolument schismatiques, en faisaient leur doctrine officielle. Jacobites d’un côté, Coptes de l’autre poussaient à l’envi à la désagrégation de. l’Église œcuménique et de l’État byzantin qui l’abritait.

Serait-il possible, abandonnant le recours à la manière forte, de conjurer, par des concessions opportunes, ce dangereux séparatisme ? On finit par le penser au Sacré-Palais, sous l’influence d’un homme qui va jouer, désormais, dans la politique religieuse un rôle prépondérant, Théodore Askidas, promu, quelque temps après le « concile de Menas », au siège de Césarée de Cappadoce, mais qui fréquentait davantage la cour que les âpres régions dont il avait la gérance. Les contemporains ont vu en lui le principal animateur de la querelle des Trois-Chapitres. Celle-ci devait être d’ailleurs comme un prolongement de la controverse origéniste qui s’était déroulée à partir de 539. Cette année-là avait eu lieu à Gaza de Palestine un concile qui devait instruire l’affaire du patriarche d’Alexandrie, Paul le Tabennésiote, dont l’administration brutale et maladroite avait causé bien des troubles. Le concile avait été présidé par le diacre romain Pelage, demeuré à Constantinople après la mort du pape Apapet comme apocrisiaire du Siège apostolique. Profitant de la circonstance, les moines antiorigénistes de Saint-Sabas avaient saisi de leurs plaintes contre Origène l’apocrisiaire romain. C’avait été le point de départ de l’édit contre certaines doctrines du vieil Alexandrin rendu en 543. Voir l’art. Origénisme, t. xi, col. 1574 sq. Libératus, Breviarium, c. xxiv, P. L., t. lxviii, col. 1049, met directement en cause, dans cette affaire, la responsabilité de Pelage. C’est pour jouer un mauvais tour à Askidas, dont il voyait l’influence grandir de plus en plus au Sacré-Palais, au grand dam de l’orthodoxie chalcédonienne, que l’apocrisiaire déclencha la querelle sur Origène. Ancien membre de la Nouvelle-Laure, une filiale de Saint-Sabas, Askidas acquis aux idées origénistes, s’était fait à Constantinople le protecteur de tous ceux qui étaient ou se disaient persécutés pour leur attachement à ces doctrines. Obtenir la condamnation d’Origène, c’était — Pelage du moins l’espérait — démonétiser auprès de Justinien le redoutable Askidas. Si ce machiavélisme présida aux intrigues de Pelage, l’apocrisiaire romain en fut pour ses machinations ; à l’injonction impériale relative à Origène, Askidas souscrivit sans difficulté. Mais il était bien décidé à jouer à Pelage et à l’Église romaine un tour de sa façon. Ce fut l’édit de Justinien condamnant les Trois-Chapitres ; il allait mettre le Siège apostolique dans la plus fausse des positions.


IV. L’intervention de Justinien. Première condamnation des Trois-Chapitres.

Il s’agissait donc, pour Askidas, de faire pièce à Pelage, qui, par ses démarches, avait entraîné la condamnation de l’origénisme, mais aussi à Gélase, abbé de Saint-Sabas et à ses moines, ennemis d’Origène et grands admirateurs de Théodore de Mopsueste. Provoquer une condamnation de celui-ci et de ses comparses, c’était faire tort aux origénistes d’abord, au Siège apostolique ensuite, c’était en même temps faire plaisir aux monophysites. Voir une lettre de Domitianus, évêque d’Ancyre, écrite postérieurement au pape Vigile et dénonçant ce plan de ses anciens amis, dans Facundus, Pro defensione trium cap., t. IV, c. iv, P. L., t. lxvii, col. 627 ; cꝟ. t. I, c. ii, col. 532. Voici, quoi qu’il en soit de ces explications, comment les événements se déroulèrent.