Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. II. La révélation chrétienne

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 21-38).

II. La révélation chrétienne.

1. l’enseignement de Jésus d’après les évangiles synoptiques.

En toute hypothèse, les Évangiles synoptiques sont les premiers livres du Nouveau Testament que nous devions interroger. Ils ne sont pas les plus anciens, puisque les épîtres de saint Paul et sans doute aussi les épîtres catholiques ont été rédigées avant eux. Mais ils sont certainement ceux qui nous font le mieux connaître l’enseignement habituel de Jésus. L’Évangile de saint Jean, tout le monde le sait et nous aurons à le redire, est un livre à part : certes, nous n’y trouverons rien que Jésus n’ait enseigné lui-même à ses apôtres ; mais nous y trouverons sa doctrine longuement méditée et amoureusement vécue par un disciple de choix, donc exprimée avec une plénitude que ne pouvaient pas posséder de la même manière les premiers évangélistes. Nul ne sera étonné de nous voir reporter l’étude de la théologie johannique après celle même des épîtres, de manière à respecter ici l’ordre chronologique. Avant d’être écrits, les Synoptiques ont été prêches ; ils ont fourni le thème des plus anciennes catéchèses ; ils traduisent de la manière la plus exacte ce qui a d’abord été connu et compris du Christ et de sa doctrine.

A peine est-il besoin de rappeler, au début de cette enquête, le caractère concret de l’enseignement du Sauveur. Ce n’est pas un théologien ou un philosophe qui s’exprime par sa bouche ; c’est l’ami des petits et des pauvres, qui emploie leur langage et ne désire rien tant que de les entraîner à sa suite. Aussi les Évangiles synoptiques ne donnent-ils pas une théorie du mystère de la Trinité ; il faut même attendre jusqu’à la dernière page et presque jusqu’à la dernière ligne de l’Évangile selon saint Matthieu, pour trouver la formule décisive qui nomme les trois personnes divines, de manière à mettre en relief l’unité de leur action et l’identité de leurs attributions : « Allez, dira le Sauveur à ses disciples, avant de remonter vers son Père ; enseignez toutes les nations ; baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Matth., xxviii, 19. Jusque-là, le Sauveur procédera plutôt par voie d’allusions ; il parlera de son Père qui est dans les cieux ; il fera comprendre que lui-même est d’une manière absolument unique le Fils du Père céleste ; il rappellera la sainteté de l’Esprit et mettra en relief la gravité du blasphème contre lui. Peu à peu, ses auditeurs apprendront à rapprocher les unes des autres toutes ces leçons et, sans que le moindre doute ait jamais pu effleurer leurs âmes au sujet de l’unité divine, ils se rendront compte que le Dieu unique dans son essence réalise dans sa vie intime une ineffable Trinité de personnes : quel éblouissement que cette découverte !

1° Dieu le Père.

Le message de Jésus est essentiellement la bonne nouvelle du royaume de Dieu. Mais Dieu est bien plutôt annoncé par lui comme un père que comme un souverain puissant et redoutable. Le souverain apparaît certes dans quelques paraboles : on peut dire que, par rapport à l’ensemble de l’Évangile, son rôle est insignifiant. Partout, le Père céleste est mis au premier pian. H suffit de lire le discours sur la montagne pour s’en rendre compte : « Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de ce dont vous vous vêtirez. Est-ce que la vie n’est pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit : est-ce que vous ne valez pas plus qu’eux ?…Ne vous tourmentez donc pas en disant : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi nous vêtirons-nous ? De tout cela les païens s’inquiètent. Mais votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. « Matth., vi, 25-32.

Dieu est le père des hommes : il les aime avec tendresse ; si les hommes qui sont mauvais savent donner de bonnes choses à leurs amis, combien plus le Père qui est bon traitera-t-il ses enfants avec générosité ! Il les récompense pour le bien qu’ils auront fait : même un verre d’eau donné en son nom ne reste pas sans être récompense ; et ceux qui ont jeûné, prié, fait l’aumône sans ostentation ni orgueil, mais au contraire de façon à ne pas être vus des hommes, seront magnifiquement rémunérés par le Père céleste qui voit dans le secret. Il pardonne leurs péchés, et la parabole de l’enfant prodigue est la plus splendide expression, la plus touchante aussi qu’il soit possible de trouver, de la miséricorde divine.

Il y a cependant autre chose et qui doit nous retenir davantage. Dieu n’est pas seulement le père de tous les hommes. Il est d’une manière spéciale et absolument unique le Père de Jésus. Celui-ci le déclare dès son enfance : lorsque la Vierge Marie et saint Joseph le retrouvent au temple de Jérusalem au milieu des docteurs, la seule réponse qu’il fasse à leurs questions angoissées est celle-ci : « Pourquoi me cherchiez-vous ? ne saviez-vous pas que je devais être aux affaires (ou dans la maison) de mon Père ? » Luc, II, 49. Plus tard, au cours de son ministère public, il ne perd aucune occasion de mettre en relief le caractère exclusif de ses rapports avec son Père : « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. » Matth., xii, 50. « Je dispose en votre faveur du royaume, comme mon Père en a disposé en ma faveur. » Luc, xxii, 29. « Voici que je fais descendre sur vous le promis de mon Père. » Luc, xxiv, 49. « Quant à être assis à ma droite et à ma gauche, ce n’est pas à moi de vous le donner, ces places seront à ceux à qui mon Père les a réservées. » Matth., xx, 23. « Venez les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. » Matth., xxv, 34. Aussi bien, les hommes n’ont-ils pas le droit de parler ainsi : lorsqu’ils prient, ils disent Notre Père, car Dieu est leur père commun ; mais aucun d’eux ne peut, comme Jésus, dire : mon Père ; et le Sauveur lui-même fait nettement la distinction dans une parole rapportée par l’évangile de saint Jean : « Voici que je monte vers mon Dieu et votre Dieu, vers mon Père et votre Père. » Joa., xx, 17. D’un côté, tous les hommes y compris les apôtres ; de l’autre, Jésus seul, en présence de son Dieu qui est aussi son Père.

2° Le Fils.

Il y a là un mystère que nous devons chercher à éclaircir. Ce mystère est celui de Jésus-Christ, Fils de Dieu, ainsi que s’exprime, dès son premier verset, l’évangile de saint Marc. Quelques critiques ont prétendu, il est vrai, que le titre de Fils de Dieu ne signifiait rien de plus que celui de Messie. Nous avons déjà fait justice de cette affirmation qui ne repose sur aucun fondement, car, à l’époque du Sauveur, bien rare était l’expression Fils de Dieu, si même elle était employée. Si l’on donne ce titre à Jésus, c’est qu’il le mérite en un sens absolument unique.

Lui-même cependant ne le revendique pas lorsqu’il parle de lui. Il emploie une expression plus humble, bien que tout aussi mystérieuse : il s’appelle le « Fils de l’homme ». Des trésors d’érudition ont été dépensés pour retrouver l’origine de la formule et son sens

exact : il n’est pas sûr que ces recherches aient été
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couronnées de succès. Les uns pensent qu’il y a là, sans aucune intention précise, un simple synonyme du pronom « je » et que le Fils de l’homme veut simplement dire : l’homme que je suis. Explication insoutenable ! car elle ne tient pas compte de l’emphase de l’expression et pas davantage de l’exclusivité de son emploi : Jésus est seul à parler ainsi, et il est remarquable que, en dehors de l’Évangile, il ne soit plus jamais question du Fils de l’homme dans le Nouveau Testament, sinon une fois, Act., vii, 56. D’autres, rappelant la vision de Daniel où le prophète avait vu sur les nuées du ciel quelqu’un de semblable à un fils d’homme, estiment que Jésus a pu faire allusion à cette scène, et il est vrai que lorsqu’il déclare solennellement :

« Vous verrez le Fils de l’homme siéger à

la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel », Matth., xxvi, 64 ; cf. xxiv, 30, il semble évoquer l’image de la glorieuse apparition dont parle Daniel. N’oublions pas cependant que Daniel ne parle pas du Fils de l’homme, mais de quelqu’un qui est comme un fils d’homme, c’est-à-dire qui ressemble à un homme par l’allure de sa personne. N’oublions pas davantage que Jésus se désigne comme le Fils de l’homme non seulement quand il annonce son avènement glorieux, mais aussi lorsqu’il parle de sa mort : « Il faut que le Fils de l’homme soit livré entre les mains des pécheurs, qu’il soit crucifié, et qu’il ressuscite le troisième jour. » Luc, xxiv, 7 ; cf. Matth., xx, 18-19 et xvii, 12 et souvent ailleurs. Parfois aussi, Jésus emploie l’expression dans des contextes tout différents : < Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur terre le pouvoir de remettre les péchés. » Matth., ix, 6. « Le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » Matth., xii, 8. Est-il permis, dans ces conditions, de penser que le texte de Daniel était assez compréhensif pour autoriser un tel élargissement de la formule ? D’autres encore se réfèrent de préférence aux prophéties d’Isaïe sur le serviteur de Jahvé, mis à mort à cause des péchés de son peuple et estiment que Jésus a employé pour parler de lui une formule volontairement humiliée, de manière à mettre en relief le vrai caractère de sa mission rédemptrice, mais ces derniers semblent oublier les passages évangéliques qui prédisent la glorieuse venue sur les nuées du ciel. On le voit, la question est difficile. D’ailleurs nous n’avons pas besoin ici de chercher davantage la solution. Il nous suffit de savoir que Jésus a pris pour lui ce titre sans éclat, à peu près inconnu de ses concitoyens et que, sous ce titre même, il s’est fait reconnaître comme le Fils de Dieu.

Cette reconnaissance est d’abord le fait des démons qu’il chasse du corps des possédés. Elle est même, dès avant l’inauguration du ministère public, le fait du tentateur qui, durant quarante jours, l’a éprouvé dans le désert : « Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains… Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas.. Matth., iii, 3 et 6. Plus tard, les esprits mauvais se montrent plus affirmatifs : « Nous savons qui tu es, le Saint de Dieu. » Marc, i, 24. « Tu es le Fils de Dieu. » Mare., iv, 12. « Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu très haut ? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas. » Marc, v, 7. C’est en vain que Jésus essaie d’imposer silence aux démons. Ceux-ci ne peuvent pas en quelque sorte résister à la force qui les oblige à proclamer leur vainqueur.

À leur tour, les apôtres saluent aussi en Jésus le fils de Dieu. Le Sauveur se fait lentement connaître à eux. Lorsqu’aux premiers enthousiasmes du début a succédé la défiance, il se plaît à leur expliquer lis paraboles et à leur découvrir le mystère du royaume. Puis, lorsqu’il juge le moment venu pour les explications décisives, il leur pot* Il grande question : Qui dit-on qu’est le Fils de l’homme ? « Et les disciples répondent : Les uns disent que c’est Jean-Baptiste, d’autres Élie, d’autres Jérémie, ou l’un des prophètes. Et Jésus leur dit : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Simon-Pierre lui répondit : Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant. Et Jésus dit : Tu es heureux, Simon, Fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’a révélé, mais mon Père qui est dans le ciel. » Matth., xvi, 13-17.

On a maintes fois commenté ce passage ; on a même essayé d’en vider la signification, sous prétexte que, dans les textes parallèles de saint Marc et de saint Luc, la confession de saint Pierre porte exclusivement sur la dignité messianique de Jésus et non sur sa filiation divine. Cependant nous avons le droit et même le devoir de nous attacher à la formule de saint Matthieu, parce que la déclaration de l’apôtre et celle de Jésus se commandent mutuellement : il est bien assuré que si l’apôtre n’a pas reconnu à Jésus une dignité incomparablement supérieure à toute dignité humaine, la promesse d’indéfectibilité qui lui est faite avec une autorité absolue tombe dans le vide. Essentiellement, la confession de Pierre proclame que Jésus est le Messie ; mais elle s’élève plus haut : Jésus n’est ni Jean-Baptiste, ni Élie, ni Jérémie, ni un prophète. Ceux qui pensent ainsi sont des hommes. Les apôtres, éclairés par le Père céleste, jouissent d’une intelligence en quelque manière surhumaine. Ils perçoivent le mystère, bien qu’ils ne le soupçonnent pas encore. En reconnaissant en Jésus le Fils de Dieu, ils s’engagent dans une voie dont ils sont loin de connaître le terme.

Les Juifs eux-mêmes sont instruits de la divinité de Jésus. Il faut, pour cela, attendre la dernière semaine du ministère public ; mais alors, les déclarations se multiplient, de plus en plus claires, de plus en plus pressantes. C’est d’abord la parabole des vignerons :

« Un homme planta une vigne ; il l’entoura d’une clôture,

creusa une cuve, bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit en pays étranger. À la saison, il envoya vers les vignerons un serviteur, pour avoir d’eux une part des fruits de la vigne. S’étant saisis de lui, ils le battirent et le renvoyèrent les mains vides. Il leur envoya un autre serviteur ; ils le frappèrent à la tête et l’outragèrent. Il en envoya encore un autre, ils le tuèrent ; et plusieurs autres encore, ils battirent les uns et tuèrent les autres. Mais il lui restait encore quelqu’un, son fils unique ; il l’envoya le dernier vers eux, en se disant : ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se dirent entre eux : C’est l’héritier, eh bien, tuons-le et l’héritage sera pour nous. S’étant saisis de lui, ils le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra et il perdra ces vignerons et il donnera sa vigne à d’autres. » Marc, xii, 1-9 ; cf. Matth., xxi, 33-41 ; Luc, xx, 9-16.

L’allégorie est aussi claire que possible. Le père de famille est Dieu ; les vignerons, c’est le peuple juif ; la vigne, c’est le royaume. L’un après l’autre, Dieu envoie aux mauvais vignerons ses serviteurs qui sont les prophètes : vains efforts ; les prophètes ne sont pas écoutés ; tout au contraire, ils sont malmenés, fouettés, blessés, mis à mort. Il reste pourtant à Dieu un fils unique, un fils bien-aimé ; et celui-ci est envoyé à son tour. N’y a-t-il pas des chances pour que lui du moins soit écouté et respecté ? C’est le contraire qui arrive : l’allégorie s’achève sur la perspective tragique de la mort du fils unique. Nous n’hésitons pas plus que les auditeurs de Jésus à reconnaître ce fils : c’est de lui-même que le Sauveur vent parler. Sans doute, il est homme comme déjà les serviteurs l’avaient été ; mais Dieu est aussi représenté sous la figure d’un homme et cet anthropomorphisme est indispensable à la mise en scène. Mais il est bien supérieur à tous les serviteurs, et il est unique puisque seul il est le Fils. Une hésitation

peut encore subsister sur le sens dans lequel il
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faut interpréter la filiation divine de Jésus ; et le voile du mystère n’est pas déchiré. Les auditeurs sont du moins amenés à réfléchir sur la dignité que le Seigneur s’attribue d’une manière aussi exclusive.

Un pas de plus est franchi, lorsque Jésus pose la fameuse question sur le Fils de. David : « Comment donc les scribes disent-ils que le Christ est fils de David ? Car David lui-même a dit, sous l’inspiration de l’Esprit-Saint : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : a assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je messe tes « ennemis sous tes pieds. » David lui-même l’appelle Seigneur : comment donc est-il son fils ? » Marc, xii, 35-37. Le texte du psaume était bien connu, et les Juifs n’hésitaient pas à l’interpréter dans un sens messianique. Mais le problème soulevé par Jésus n’avait pas, semble-t-il, retenu leur attention : il méritait cependant d’être posé. Le Messie est le Seigneur de David ; il lui est donc supérieur ; bien plus il est invité à prendre place à la droite du Tout-Puissant et même à s’asseoir à son côté, pour partager en quelque sorte sa royauté : n’est-il donc pas l’égal de Dieu qui lui assigne un pareil rang d’honneur ?

Enfin le décisif aveu est prononcé aux premières heures de la passion : Jésus est conduit devant le grand-prêtre, et celui-ci s’efforce d’obtenir de lui des déclarations qui puissent servir de prétexte à une sentence capitale. Les témoins qui ont défilé les uns après les autres n’ont rien dit ou ont apporté des affirmations contradictoires : « Le grand-prêtre, se levant (alors), lui dit : « Tu ne réponds rien ? Qu’est-ce que ces « gens témoignent contre toi ? » Mais Jésus se taisait. Le grand-prêtre lui dit : « Je t’adjure, au nom de Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. Jésus lui dit : « Tu l’as dit. En outre, je vous le dis, vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la « droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » Alors, le grand-prêtre déchira ses vêtements en disant : « Il a blasphémé. Qu’avons-nous encore besoin de témoins ! Vous venez d’entendre le blasphème. Que vous en semble ? » Et ils répondirent : « Il est digne de mort. » Matth., xxvi, 62-66.

La question posée à Jésus est aussi claire que possible : elle porte à la fois sur sa dignité messianique et sur sa qualité de Fils de Dieu. Dans la pensée de Jésus d’ailleurs, les deux choses sont inséparables l’une de l’autre : comment serait-il le Messie s’il n’était pas le Fils de Dieu ? Et il répond en faisant une allusion évidente à la prophétie de Daniel. Le grand-prêtre ne s’y trompe pas : sans hésitation, il déclare blasphématoire la réponse de Jésus. « Or, on en convient sans peine, revendiquer simplement le titre de Messie n’était pas blasphémer et ce ne l’était pas non plus de se dire Fils de Dieu, si l’on entendait seulement par là une filiation morale et religieuse. Il fallait donc que ces deux affirmations eussent été dépassées par Jésus dans son enseignement tel que Caïphe le connaissait, tel par conséquent que les foules l’avaient entendu et que les disciples l’avaient reçu. » J. Lebreton, op. est., p. 328.

Ajoutons que les circonstances mêmes donnent un relief particulier à la réponse du Sauveur. L’heure est venue pour lui de rendre le témoignage suprême ; sa vie est l’enjeu de sa réponse ; il le sait et il n’hésite pas à se déclarer Fils de Dieu. Il a pu garder le silence devant les mensonges des faux témoins ; désormais, il se doit de parler, et il le fait sans phrases inutiles, mais sans obscurité. Ne disons pas qu’il manifeste clairement le mystère de ses relations intimes avec le Père ; aussi bien n’est-ce pas ce que lui demande le grand-prêtre. Il peut mettre lui-même dans l’expression Fils de Dieu bien plus de choses que son juge et ses auditeurs. Du moins, pour eux tous, il se place dans une sphère incomparablement supérieure à toutes les autres : nul ne peut le rejoindre parce que seul il est le Fils de Dieu.


Le Père et le Fils.

Sur les relations entre le Père et le Fils, quelques passages des Synoptiques nous éclairent davantage. Nous citerons d’abord le texte bien connu sur l’ignorance du jour du jugement. Interrogé par des apôtres sur le jour de la consommation finale, Jésus se contente de leur répondre : « Quant à ce jour ou à cette heure, nul ne le connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul. » Marc, xiii, 32 ; Matth., xxiv, 36. Dans le texte de saint Matthieu les mots, ni le Fils, manquent dans la plupart des manuscrits grecs ; ils figurent par contre dans saint Marc d’une manière indiscutée ; et de fait, si l’on voit fort bien les raisons pour lesquelles un copiste soucieux d’orthodoxie a pu les omettre, on ne voit pas pourquoi ou comment ils auraient pu être introduits dans le texte évangélique. Leur authenticité peut être regardée comme certaine. Nous n’avons pas ici à discuter le problème théologique qu’ils soulèvent, celui de la science du Christ, voir l’art. Science, t. xiv, col. 1 630 sq., mais seulement à relever le titre de Fils que le Sauveur revendique pour lui. Ici, le mot uios est employé d’une manière absolue ; il se suffit à lui-même ; il n’a pas besoin d’explication : Jésus est le Fils par rapport au Père, et tout le monde sait bien quel est ce Père dont il parle. Il est aussi le Fils unique : personne ne possède cette dignité. Et il est bien au-dessus de toutes les catégories créées : les hommes et les anges lui sont inférieurs ; ils n’appartiennent pas à la même région. Cependant le Père reste plus grand que lui, puisqu’il sait ce que lui-même ignore.

Un second texte est plus important encore. La scène se passe, d’après saint Luc, après le retour des soixante-douze disciples qui viennent de raconter au Sauveur les prodiges accomplis en son nom. « A cette heure même (Jésus) tressaillit de joie dans l’Esprit-Saint et il dit : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux puissants et que tu les as révélées aux petits enfants. Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir devant toi. Tout m’a été donné par le Père et personne ne sait qui est le Fils sinon le Père et qui est le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils voudrait le révéler. » Luc, x, 21-22 ; Matth., xi, 25-27.

Ce texte figure dans saint Matthieu et dans saint Luc, mais il est absent de saint Marc, comme beaucoup d’autres : l’accord de Matthieu et de Luc est d’ailleurs une garantie suffisante de son authenticité. Les manuscrits grecs ne sont pas sans présenter des variantes assez considérables : ils hésitent en particulier entre les leçons egno et ginoskei, bien que saint Irénée accuse nettement les hérétiques marcosiens d’avoir introduit la leçon egno, et aussi entre l’ordre à donner aux deux membres de phrase relatifs à la connaissance réciproque du Père et du Fils. Malgré tout, le sens général du texte ne souffre pas grande difficulté et la traduction qui vient d’en être donnée a bien des chances de représenter les lectures les plus assurées de l’original grec.

La prière de Jésus est un acte de louange reconnaissante et joyeuse. Le Sauveur exulte dans l’Esprit-Saint et sous son action ; il commence par remercier le Père, son Père, d’avoir révélé aux enfants le mystère du royaume tandis qu’il le laissait ignoré des prudents et des sages. Ce n’est donc pas la raison naturelle qui peut connaître ce mystère ; il y faut une illumination divine. Personne ne peut venir s’il n’est attiré par le Père ; et seuls les petits dont l’âme est pure sont capables de se laisser entraîner. Mais il y a plus : tout a été donné au Fils par le Père ; le Fils a donc reçu la toute-puissance, comme il sera dit ailleurs par saint Matthieu ; il est le roi de l’univers en vertu de cette délégation dont la nature exacte n’est pas encore précisée, mais qui, nous le voyons dès maintenant, est bien autre chose qu’une simple adoption. Entre le Père et le Fils en effet, il y a réciprocité. Nul ne connaît le Fils sinon le Père ; et le temps présent qui est ici employé marque que cette connaissance est habituelle, qu’elle est même éternelle. Elle n’a pas eu une durée limitée ; elle s’exerce sans interruption. S’il s’agissait d’une connaissance superficielle de la personne de Jésus, les apôtres pourraient bien dire qu’ils connaissent leur maître, puisqu’ils vivent avec lui et sont les compagnons de ses courses, les confidents aussi de ses pensées. Ils savent même, ou ils sauront, qu’il est le Fils. Mais devant la nature intime ils restent dans l’ignorance. Il ne leur est pas possible, pas plus à eux qu’à personne, de la pénétrer. Seul le Père connaît exactement le Fils qu’il a engendré. Réciproquement, le Fils seul connaît le Père. Ici cependant, il y a une nuance, car le Fils est le révélateur du Père. On dirait qu’il est presque plus facile de connaître le Père que le Fils, puisque le Fils n’est manifesté par personne, tandis que le Père est révélé par le Fils tout au moins à certaines âmes de son choix. Il n’y a pas lieu de s’arrêter ici à cette difficulté. Le fait essentiel, celui qu’il faut souligner, c’est le caractère exclusif de la connaissance du Père par le Fils et du Fils par le Père : cette connaissance est naturelle et non pas acquise ; il semblerait même qu’elle suffit à caractériser le Père et le Fils ; en toute hypothèse, elle est complète, totale, sans ombre d’aucune sorte.

Le passage que nous étudions est unique dans les Synoptiques. On a relevé maintes et maintes fois son allure johannique et, de fait, le quatrième évangile fournit bien des parallèles, autant pour le style que pour les idées, à ce texte. Pourtant, il ne saurait être question d’un emprunt, puisque les Synoptiques sont bien antérieurs à saint Jean, ni d’une interpolation, puisque Matthieu et Luc garantissent le caractère primitif de la parole de Jésus. On voit sans peine l’importance de cette remarque qui garantit la valeur des formules en apparence les plus strictement johanniques.

4o  Le Saint-Esprit.

L’Esprit-Saint apparaît à plusieurs reprises dans les Évangiles synoptiques ; mais on peut dire que, le plus souvent, sa personnalité n’est pas mise en relief et que les actions qui lui sont attribuées ne suffisent pas à nous la faire connaître. Dans l’évangile de l’enfance, nous apprenons que la conception virginale est l’œuvre du Saint-Esprit, Matth., i. 18, 20 ; Luc, i, 35. L’ange annonce à Zacharie que l’enfant promis à son épouse Elisabeth sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère, Luc, i, 15, et cette prophétie se réalise en effet lors de la visite de la Vierge Marie. Luc, i, 42. Zacharie lui-même est rempli du Saint-Esprit, sous l’inspiration de qui il entonne le cantique Benedictus, Luc, i, 67. L’Esprit Saint habite l’âme du vieillard Siméon, Luc., ii, 15 ; et il lui fait savoir qu’il ne mourra pas avant d’avoir vu le Christ du Seigneur.

Plus tard, l’action de l’Esprit ne cesse pas de se manifester : Jean-Baptiste déclare qu’il baptise lui-même dans l’eau, mais qu’après lui doit venir un plus grand que lui qui baptisera dans l’Esprit-Saint. Marc, i, 8. Jésus, après avoir été baptisé, est poussé par l’Esprit dans le désert, Marc, i, 12 ; il se dirige vers la Galilée sous l’impulsion de l’Esprit, Luc, iv, 24 ; il tressaille dans l’Esprit-Saint après le retour des soixante-douze disciples, x, 21.

Au cours de son enseignement, le Sauveur mentionne plusieurs fois l’Esprit-Saint. Lorsqu’il envoie les apôtres en mission, il leur annonce tout ce qui leur arrivera plus tard, bien plus tard, après sa mort et son départ. À ce moment, les prédicateurs de la bonne nouvelle seront haïs et persécutés ; ils seront traînés devant les tribunaux : qu’ils ne s’inquiètent pas alors de ce qu’ils auront à répondre, car ce n’est pas eux qui parleront : c’est l’Esprit-Saint qui s’exprimera par leur bouche, Marc, ix, 13-14 ; Matth., x, 20. Impossible de mieux traduire la puissance de l’Esprit et son œuvre. Celui qui autrefois avait inspiré les prophètes inspirera encore les disciples de Jésus, toujours vivant dans le peuple que Dieu s’est choisi, afin de le manifester au milieu des hommes.

Un autre texte est encore plus significatif. Au cours de ses discussions avec les pharisiens, Jésus est accusé un jour d’être possédé par un esprit impur. Horrible calomnie. Il répond cependant : « Tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne leur sera pas remis. Les paroles dites contre le Fils de l’homme seront pardonnées ; les paroles dites contre l’Esprit-Saint ne seront pardonnées ni dans ce monde ni dans l’autre. » Matth., xii, 31-32. On a beaucoup discuté le sens de ce passage ; on s’est demandé surtout ce qu’était ce péché contre l’Esprit Saint qui ne pouvait pas être remis, et il n’est pas sûr que les discussions à ce sujet soient définitivement terminées. Voir art. Blasphème contre le Saint-Esprit, t. ii, col. 910 sq. En toute hypothèse, il résulte de l’affirmation de Jésus que l’Esprit-Saint ne doit pas être blasphémé : alors même que la personnalité de cet Esprit ne serait pas assez clairement marquée pour devenir intelligible à des auditeurs mal avertis, on voit au moins la gravité de la faute que l’on commet en le confondant avec des esprits impurs et en attribuant à ces derniers ce qui est ici-bas son œuvre propre dans les âmes saintes.

Il est possible que l’enseignement des Synoptiques sur le Saint-Esprit manque encore de précision, voire qu’il ne dépasse pas sensiblement ce que les livres de l’Ancien Testament avaient déjà fait connaître de l’Esprit. On ne peut cependant pas échapper à l’impression d’une insistance plus grande sur le rôle propre de sanctificateur qui est celui de l’Esprit. Telle est sa fonction spéciale : toutes les fois qu’il s’agit de conduire ou de diriger une âme, fût-ce celle du Sauveur, c’est l’Esprit qui intervient. Il y aura lieu de préciser encore cette doctrine. Ce qui en est dit parles premiers évangiles est déjà digne de remarque.

5o  Les trois personnes divines.

N’y a-t-il pas enfin, dans les Synoptiques, des passages où les trois personnes de la sainte Trinité apparaissent et agissent ensemble ? Nous pouvons relever deux circonstances au moins où il en est ainsi.

La première est le baptême de Jésus. « Il arriva en ces jours, raconte saint Marc, que Jésus vint de Nazareth de Galilée et fut baptisé dans le Jourdain par Jean. Et dès qu’il sortit de l’eau, il vit les cieux s’entrouvrir et l’Esprit comme une colombe descendre sur lui et une voix vint du ciel : « Tu es mon Fils unique ; en

« toi, je me suis complu. » Marc, i, 9-11 ; cf. Matth., iii.

13-17 ; Luc, iii, 21-22. Les exégètes chrétiens n’hésitent pas sur l’interprétation de la scène : ici la Trinité tout entière se manifeste : le Père rend témoignage à son Fils dans la voix qui se fait entendre ; et l’Esprit-Saint prend la forme d’une colombe. Mais il ne semble pas que le fait ait été remarqué par les Juifs qui pouvaient assister au baptême de Jésus ; et même il est probable que seul Jean-Baptiste a vu la colombe mystérieuse et entendu la voix. Le mystère était trop grand pour être dès lors révélé aux hommes.

Il faut ajouter que les Évangiles apocryphes racontent autrement les faits. D’après l'Évangile des Nazaréens, cité par saint Jérôme, In Isai., xi, 2, « Il arriva, lorsque le Seigneur fut remonté de l’eau, que le Saint-Esprit descendit sur lui et reposa sur lui et lui dit :

« Mon fils j’attendais dans tous les prophètes que tu 
« vinsses et que je reposasse sur toi. Tu es, en effet
« mon repos, tu es mon Fils premier-né, qui règne dans
« l’éternité. » L’Évangile des ébionites, cité par saint

Épiphane, est encore plus étrange : « Quand le peuple eut été baptisé, Jésus vint aussi et fut baptisé par Jean. Et quand il remonta de l’eau, les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit-Saint sous la forme d’une colombe qui descendait et qui entrait en lui. Et une voix se fit entendre du ciel, disant : « Tu es mon fils

« bien-aimé ; en toi, je me suis complu » ; et encore :
« Je t’ai engendré aujourd’hui. » Et aussitôt une grande

lumière éclaira le lieu. » Hæres., xxx, 13. Si l’Esprit est présenté comme la mère de Jésus, c’est parce que le mot qui sert à le désigner en araméen ou en hébreu est du genre féminin. Mais nous avons manifestement affaire ici à des récits tardifs, dont le seul intérêt est de mettre en relief par comparaison la simplicité des Synoptiques. Les apocryphes tiennent à enjoliver la scène et à la charger de détails plus extraordinaires les uns que les autres, tandis que les Évangiles canoniques se contentent de rapporter les faits tels qu’ils se sont passés, en respectant le mystère qui les entoure.

Le second événement dont nous avons à tenir compte est la transfiguration. On sait que le miracle prend place six jours après la solennelle confession de saint Pierre à Césarée de Philippe : « Jésus prend Pierre et Jacques et Jean son frère, et il les emmène sur une haute montagne à l’écart. Et en leur présence il fut transfiguré, et sa face resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici que Moïse et Élie leur apparurent, s’entretenant avec lui. Alors, Pierre prit la parole et dit à Jésus :

« Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu veux,
« je ferai ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse
« et une pour Élie. » Pendant qu’il parlait encore, voici

qu’une nuée lumineuse les recouvrit, et voici que de la nuée une voix se fit entendre qui dit : « Celui-ci est

« mon fils bien-aimé en qui je me suis complu ; écoutez-le. » Les disciples, ayant entendu cela, se jetèrent la

face contre terre et eurent une grande frayeur. Et Jésus s’approcha d’eux, les toucha et leur dit : « Levezvous et n’ayez pas peur. » Et quand ils levèrent les yeux, ils ne virent personne sinon Jésus seul. » Matth., xvii, 1-8 ; cf. Marc, ix, 2 sq. ; Luc, ix, 28 sq.

Ici encore, nous nous plaisons à trouver une manifestation de la Trinité. C’est toujours la voix du Père qui se fait entendre pour proclamer que Jésus est son Fils bien-aimé, son Fils unique ; mais le Saint-Esprit, au lieu de se montrer sous la forme d’une colombe, apparaît comme une nuée lumineuse, assez analogue à celle qui couvrait Moïse au moment où il reçut la Loi. Nous voudrions savoir si les trois apôtres privilégiés qui furent témoins de la scène en comprirent exactement le sens. La chose est peu probable. Ce qu’il y eut pour eux de plus apparent, ce fut sans doute la glorification de leur Maître : la voix céleste qui proclamait l’autorité de Jésus, l’apparition inattendue de Moïse et d’Élie, les deux personnages les plus considérables de l’Ancien Testament, voilà ce qui était surtout de nature à frapper leurs esprits. Quelques jours auparavant, Pierre avait déclaré que Jésus était le Fils de Dieu, et Jésus avait tenu à rapporter à son Père l’honneur d’avoir révélé à son apôtre sa véritable nature. Voici maintenant que la foi de Pierre trouve sa merveilleuse confirmation puisque, d’une manière sensible, le Père rend témoignage à son Fils. Le reste ne compte pas ; et il a fallu que l’Église fût enfin éclairée par l’Esprit-Saint pour s’apercevoir que celui-ci n’avait pas été absent de la transfiguration.

Il convenait d’ailleurs que le Sauveur fût entré, par le mystère de sa résurrection, dans la vie glorieuse, pour achever de révéler à ses disciples la Trinité divine. Saint Matthieu est le seul à nous raconter comment

« les onze disciples se rendirent en Galilée, sur la montagne

que Jésus avait marquée ; et le voyant, ils l’adorèrent, mais quelques-uns doutèrent. Et Jésus s’approchant leur dit : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc ; enseignez toutes

« les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils
« et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer tout
« ce que je vous ai prescrit ; et voici que je suis avec
« vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles. » Matth., xxviii, 16-20.

On a voulu contester l’authenticité de la formule trinitaire du baptême dans ce passage de saint Matthieu et lui attribuer une origine postérieure due à la répercussion des usages liturgiques. Contre cette hypothèse se dresse l’universalité des manuscrits et des versions du premier Évangile : nous ne connaissons pas un texte de saint Matthieu d’où soit absent l’ordre de baptiser au nom des trois personnes divines. Les Pères de leur côté, lorsqu’ils veulent citer exactement l’Évangile, rappellent la formule trinitaire ; seul le témoignage d’Eusèbe de Césarée présente quelques difficultés : il ne saurait prévaloir contre l’unanimité des autres Pères.

Il est vrai que, lorsque l’évangile de saint Matthieu fut rédigé, l’Église était déjà vigoureuse et avait adopté l’usage liturgique de baptiser au nom des trois personnes : ne pourrait-on pas supposer que l’évangéliste a voulu faire remonter à Jésus lui-même la formule couramment employée sous ses yeux ? Le problème à résoudre demeurerait celui de l’origine de cette formule ; car on comprend sans peine que l’Église ait obéi à un ordre du Seigneur et conféré le baptême au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Mais on comprend mal comment elle aurait pu, surtout dès les premiers jours, imaginer elle-même cette formule, étant donné surtout le petit nombre des affirmations claires qu’elle possédait alors sur le mystère de la Trinité.

Nous pouvons ajouter d’ailleurs que ce texte de saint Matthieu est de beaucoup le plus clair parmi ceux que les Synoptiques nous ont livrés. Il nous surprend un peu par sa précision, en particulier par le relief qu’il donne à la personne de l’Esprit, beaucoup plus discrètement présentée partout ailleurs. Cela ne suffit pas, faut-il le dire, pour nous autoriser à l’écarter. Nous savons assez que les évangélistes sont loin de rapporter tous les enseignements de Jésus. Nous savons aussi que le Sauveur, avant de quitter ce monde, avait promis à ses apôtres de leur envoyer l’Esprit-Saint qui leur ferait comprendre tout ce qu’il leur avait révélé : orientée vers l’avenir, puisqu’elle ne devait trouver son application que dans l’Église, la formule baptismale restait peut-être obscure pour ses premiers auditeurs : après la Pentecôte seulement et l’effusion de l’Esprit-Saint, ils devaient en pénétrer la plénitude

II. La foi de l’église naissante.

Lorsque furent rédigés les évangiles synoptiques, l’Église chrétienne avait déjà derrière elle plusieurs années de vie. Si nous avons commencé cependant par l’étude de ces livres, c’est parce que nous pouvions y retrouver les témoignages les plus fidèles de l’enseignement de Jésus. Nous pouvons encore reprendre les Synoptiques d’un autre point de vue, et essayer d’y retrouver aussi quelques-unes des expressions employées par l’Église primitive : recherche difficile sans doute, mais qui, faite avec précautions, peut être utile. Pour nous y aider, nous avons d’ailleurs le secours du livre des Actes qui nous apporte sur la foi et sur la prière de l’Église des premiers jours des indications précieuses, encore que trop fragmentaires à notre gré.

1° Jésus Seigneur.

L’un des faits sur lesquels nous pouvons insister, c’est le titre de Seigneur donné à

Jésus dès les temps les plus anciens du christianisme. Jésus lui-même avait-il reçu ce titre de ses apôtres et ceux-ci s’en servaient-ils habituellement dans leurs relations avec lui ? La chose est possible ; encore faudrait-il que nous fussions mieux assurés sur les mots araméens qu’ils employaient. Il semble que peut-être ils aient dit plus volontiers « maître », « rabbi », que « Seigneur » ; mais ils pouvaient cependant employer aussi ce dernier mot, pour marquer la respectueuse dépendance dans laquelle ils se plaçaient a l’égard de celui qui les dominait de toute sa sainteté et de toute sa puissance. Il est en tout cas notable que saint Marc et saint Matthieu emploient rarement le mot Seigneur pour parler de Jésus, tandis que Luc s’en sert d’une manière en quelque sorte habituelle : nous croyons saisir dans cet usage comme un reflet de l’enseignement de saint Paul.

En toute hypothèse, il est certain que, pour ses premiers fidèles, Jésus est « le Seigneur ». Il suffit de lire le livre des Actes pour s’en rendre compte. Or, dans la langue des Septante, le titre de Seigneur avait été très spécialement réservé à Dieu ; c’était le mot par lequel les traducteurs grecs avaient rendu dans leur langue le nom ineffable de Jahvé. Attribuer au Christ le nom divin, n’est-ce pas équivalemment reconnaître sa divinité ? On saurait d’autant moins échapper à cette conclusion que l’on voit très souvent les écrivains du Nouveau Testament employer à propos de Jésus des textes que l’Ancien Testament avait écrits à propos de Jahvé. « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé », écrit saint Paul, Rom., x, 13, en citant, à propos du Christ, un texte de Joël, iii, 5 ; de même dans I Cor., ii, 16 : « Qui connaît la pensée du Seigneur et peut l’instruire ? », nous retrouvons une citation d’Isaïe, xl, 13. Plus bas, I Cor., x, 9, l’Apôtre rappelle d’après Ps., xcv, 8-9, les infidélités des Juifs dans le désert : « Ne tentons pas le Seigneur, comme plusieurs des Juifs l’ont tenté. » Dans I Cor., x, 21, il reprend un texte de Malachie, i, 7, 12 :

« Vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur

et à la table des démons. »

On pourrait faire une remarque analogue à propos de certaines expressions qui sont appliquées tantôt au Père, tantôt au Fils, désignés l’un et l’autre par le nom de Seigneur, sans qu’il soit toujours possible de préciser à qui l’écrivain a réellement pensé : la crainte du Seigneur, la grâce du Seigneur, la foi au Seigneur, la conversion au Seigneur, le service du Seigneur, la prédication de la parole du Seigneur, la voie du Seigneur, la volonté du Seigneur, « Rien n’est plus significatif que ces habitudes de langage : on y saisit, plus clairement que dans toutes les thèses, ce que la religion chrétienne présente dès l’origine de nouveau et en même temps de traditionnel : la croyance au Christ, le culte du Christ apparaît au premier plan et cependant l’antique foi à Jahvé n’est pas supplantée par cette foi nouvelle ; elle ne s’est pas non plus transformée en elle ni juxtaposée à elle ; le culte chrétien ne s’adresse pas à deux Dieux ni à deux Seigneurs et cependant il se porte avec la même confiance et le même amour vers Jésus et vers son Père. » J. Lebreton, 'op. cit., p. 368.

Il est en effet remarquable que la foi en Jésus ne diminue en rien la ferveur de l’adhésion au monothéisme. Il n’y a qu’un seul Dieu : la première communauté de Jérusalem, recrutée parmi les Juifs ne pouvait pas hésiter à ce sujet ; mais les chrétientés issues du paganisme n’hésitent pas davantage. Ce dogme est la pierre fondamentale ; nul n’oserait y toucher. Cependant Jésus est Seigneur ; et ce titre marque clairement qu’il appartient à la sphère divine, disons plus clairement : qu’il est Dieu. Rien n’est plus caractéristique que les invocations de saint Etienne mourant :

« Seigneur Jésus, reçois mon esprit ; Seigneur, ne leur

impute pas ce péché. » Act., vii, 59-60. On a noté depuis longtemps la ressemblance de ces prières avec celles que le Sauveur lui-même avait prononcées du haut de la croix. La mort du disciple est semblable à celle de son maître. Mais, tandis que Jésus s’était adressé à son Père, le premier des martyrs s’adresse à ce Jésus qu’il voit debout à la droite de Dieu et qui est l’objet de son amour passionné. N’est-ce pas parce que Jésus est Dieu, comme le Père, et que l’un et l’autre peuvent exaucer les prières des hommes ?

Il est vrai que, parfois, Jésus apparaît dans une position subordonnée par rapport à son Père et cela est remarquable dans certains passages où il est question de la vie terrestre du Sauveur. Celui-ci est alors désigné par le terme παῖς, qui signifie à la fois enfant et serviteur, un peu comme notre mot français garçon. Dans le second discours de saint Pierre, nous lisons que « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son enfant, que vous, les Juifs, avez remis et livré à Pilate ». Act., iii, 13. Et plus loin :

« C’est pour vous d’abord que Dieu a ressuscité son

enfant et l’a envoyé pour vous bénir, afin que chacun se convertisse de ses méchancetés. » Act., iii, 26. Dans la prière des chrétiens, nous retrouvons le même mot :

« Ils se sont assemblés dans cette cité contre ton saint

enfant, Jésus, que tu as oint. Hérode et Ponce-Pilate avec les païens et les peuples d’Israël… Et maintenant, Seigneur, donne à tes serviteurs d’annoncer ta parole en toute confiance ; parce que tu étendras la main pour guérir, pour accomplir des signes et des prodiges par le nom de ton saint enfant Jésus. » Act., iv, 29, 30. Peut-être y a-t-il dans ces passages une réminiscence de la prophétie sur le serviteur de Jahvé. Peut-être ne faut-il voir dans le mot de παῖς qu’un synonyme moins clair de υἱός : la question reste un peu obscure. Mais nous ne saurions oublier que Jésus lui-même s’est à plusieurs reprises déclaré le serviteur de tous : il n’y a pas lieu de s’étonner si la première génération chrétienne a gardé le souvenir de ce service.

Nous nous en étonnons moins encore si nous nous rappelons que les thèmes habituels de la prédication apostolique étaient la vie publique, la passion et la résurrection de Jésus. Lorsqu’il s’agit de remplacer Judas dans le collège des Douze, on exige que celui qui devra être élu ait accompagné Jésus depuis les débuts de son enseignement en Galilée, voire depuis le baptême de Jean, et qu’il soit, avec les autres, un témoin de la résurrection. Les quelques discours apologétiques dont les Actes nous ont gardé la trame sont consacrés en effet à retracer les grands épisodes de l’histoire du Maître. Force est bien alors de le replacer dans son cadre humain, de le représenter dans l’exercice de ses fonctions humains. On peut donc dire que Jésus a été un homme juste et saint, Act., iii, 14 ; cf. xxii, 14 ; que Dieu l’a oint d’Esprit-Saint et de puissance ; qu’il a passé en faisant le bien et en guérissant tous les possédés du diable, parce que Dieu était avec lui, Act., x, 38 ; qu’il a été un homme approuvé de Dieu par les prodiges, les miracles et les signes que Dieu a accomplis par lui au milieu des Juifs, Act., ii, 22 ; que Dieu l’a ressuscité des morts, Act., ii, 24 ; iii, 15, 26 ; iv, 10 ; v, 30 ; x, 40 ; xiii, 30.

Ces formules, tout au moins quelques-unes d’entre elles, nous semblent étranges, et nous ne voudrions plus les employer sans explications. Il ne faut pas oublier, si l’on veut en comprendre l’exacte portée, qu’elle mit été employées par des compagnons du Sauveur, parlant habituellement à des hommes qui avaient été les témoins de sa mort ignominieuse ou du moins l’avaient entendu raconter par des témoins immédiats. L’insistance avec laquelle est rappelée l’humanité de Jésus n’empêche pas les apôtres de lui décerner les titres de Seigneur, de prince de la vie, et de le prier avec une inébranlable confiance.

Si l’accent est mis sur le fait de la résurrection, c’est qu’il y a là en effet le prodige décisif : « Que ce soit donc avec la plus grande certitude que toute maison d’Israël sache que Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié. » Act., ii, 36. On pourrait croire que la résurrection seule a valu à Jésus la double dignité de Seigneur et de Messie, ou plutôt, car les titres vont ensemble et ne peuvent pas être séparés, le titre de Christ-Seigneur. Cette conclusion ne serait pas entièrement fausse, puisque, par la résurrection, Jésus est, en effet, entré en tant qu’homme dans un état nouveau. Mais il ne faut pas s’arrêter à cet aspect des choses ; car Jésus n’est pas seulement celui que Dieu a ressuscité pour l’élever à sa droite : il est encore, et bien plus complètement, le Seigneur que l’on prie, que l’on invoque, que l’on adore chaque jour.

2° L’Esprit Saint.

Dans la vie de la primitive Église, l’Esprit joue un grand rôle ; et si nous n’apprenons pas encore ce qu’il est au juste, nous constatons du moins son activité et les bienfaits qu’il répand en abondance parmi les fidèles. L’Église elle-même prend naissance au jour de la Pentecôte : c’est lorsque le Saint-Esprit est descendu sur eux en forme de langues de feu, lorsqu’ils ont été remplis du Saint-Esprit, que les apôtres quittent le Cénacle et commencent à prêcher. Tout le long des Actes, l’Esprit se manifeste de la même manière. Lorsque Ananie et Saphire cherchent à tromper les apôtres, c’est l’Esprit qu’ils tentent, Act., v, 9 ; c’est à lui qu’ils mentent. Act., v, 3. C’est l’Esprit-Saint qui, sur la route de Gaza, dit à Philippe : « Approche-toi et joins-toi à ce char », Act., viii, 29 ; c’est lui qui, à Joppé, dit à Pierre : « Voici que deux hommes te demandent ; lève-toi, descends et suis-les. » Act., x, 19 ; cf. xi, 12. Plus tard, le décret des apôtres et des presbytres assemblés à Jérusalem commence ainsi : « Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous. » Act., xv, 28.

Dans la vie de saint Paul, l’Esprit-Saint ne joue pas un rôle moins important, il ordonne aux fidèles d’Antioche de lui séparer Paul et Barnabé pour l’œuvre à laquelle il les a appelés. Act., xiii, 2-4. Après avoir parcouru la Phrygie et le pays galate, Paul et Silas sont empêchés par l’Esprit de prêcher la parole en Asie ; arrivés sur les confins de la Mysie, ils veulent pénétrer en Bithynie, mais l’Esprit de Jésus ne le leur permet pas. Act., xvi, 6-7. Plus tard, Paul assure à ses auditeurs que, dans toutes les villes où il passe, l’Esprit Saint lui annonce les souffrances qu’il doit endurer, Act., xx, 22, et le prophète Agabus attribue à l’Esprit-Saint ce qu’il sait de l’avenir de l’apôtre. Act., xxi, 11.

On pourrait multiplier les exemples. Il est hors de doute que l’Esprit-Saint ne cesse pas d’agir au milieu des premiers fidèles. Il descend sur eux ; il les transforme ; il leur donne de parler en langues. Parfois, les apôtres servent d’intermédiaires entre lui et les croyants, car personne en dehors d’eux ne possède le pouvoir de le faire descendre dans les âmes, et Simon le Samaritain propose à Pierre de lui acheter à bon prix le merveilleux pouvoir. D’autres fois, l’Esprit-Saint vient de lui-même : c’est ainsi qu’il remplit l’âme de Corneille et de sa famille et ce prodige décide saint Pierre à administrer le baptême à des hommes qui viennent de recevoir une telle faveur. Act., x, 44-48.

Tout cela met en relief la personnalité de l’Esprit-Saint. Il n’est pourtant pas question de l’adorer ou de le prier comme le Père et le Fils. Manifestement les premiers chrétiens croient en lui ; et comment ne le feraient-ils pas, puisqu’ils sont chaque jour les témoins et les bénéficiaires de ses grâces ? Mais ils ne se croient pas obligés de préciser autrement ses relations avec le Père et le Fils ; et nous ne savons même pas avec une entière certitude s’ils ont, dès le début, administré le baptême au nom des trois personnes divines, ou seulement au nom de Jésus, ce qui paraît d’ailleurs moins probable.

III. L’enseignement de saint Paul.

Saint Paul tient une place à part dans l’histoire du christianisme naissant, et son enseignement soulève un problème qu’il est impossible d’esquiver. L’apôtre en effet n’a pas été le témoin de la vie mortelle de Jésus ; il ne l’a pas suivi dans son ministère public ; il n’est pas sûr qu’il l’ait jamais vu et le contraire semble plus vraisemblable. Sa première rencontre avec le Sauveur est celle du chemin de Damas : rencontre décisive, mais qui lui révèle le Christ glorieux et non pas ! e Sauveur souffrant. Bien plus : une fois converti, Paul ne se soucie pas de voir les apôtres : il commence immédiatement à prêcher ; et lorsque son ministère est bientôt interrompu, il se réfugie on ne sait où en Arabie ; c’est seulement au bout de trois ans qu’il se décide à monter à Jérusalem pour voir Pierre. Gal., i, 18. Durant cet intervalle, il prie, il médite, il reçoit du ciel des révélations merveilleuses sur lesquelles d’ailleurs il ne lui est ni permis ni possible de s’étendre. On serait tenté de croire, à s’en tenir à une première impression, que ce voyant, ce mystique, enseigne une doctrine qui lui appartient en propre.

Bien ne saurait être plus faux que cette conclusion. Saint Paul prêche ce que prêchent les autres apôtres. Il annonce Jésus et Jésus crucifié. Il insiste sur les mystères de la passion, de la mort et de la résurrection. Il enseigne ce qu’il a appris, non pas ce qu’il a inventé, pas davantage ce que le Seigneur lui aurait révélé à lui seul. Son enseignement est déjà une tradition, un dépôt qu’il faut conserver et transmettre fidèlement. Certes, il a une mission qui lui est propre : à lui il a été donné de faire connaître aux « nations » le mystère que Dieu a révélé par son Fils et nul n’a le droit de contester l’origine divine de cette mission. Mais c’est là tout, et il se trouve complètement d’accord avec les Douze sur la doctrine qu’il enseigne. On peut contester l’opportunité, voire la légitimité de son apostolat auprès des Gentils : en Galatie, à Thessalonique, à Corinthe, il y a des hommes qui le discutent ou qui le combattent. Sa théologie n’est pas en cause. Ce qu’on discute, c’est d’abord son attitude à l’égard de la Loi juive ; c’est encore l’autorité qu’il prétend posséder. Le reste, qui est l’essentiel n’est pas mis en question.

Ces remarques sont d’une importance capitale, lorsqu’il s’agit d’exposer l’enseignement de saint Paul en matière trinitaire. Si développé que nous paraisse cet enseignement, nous pouvons être assurés qu’il ne s’écarte pas de la doctrine traditionnelle. Il la poursuit sans doute et il la prolonge : comment oublier que saint Paul a reçu de Dieu, au cours de sa vie, des révélations nombreuses ? comment oublier aussi qu’il a longuement médité et que ses réflexions ont été guidées, vivifiées par l’Esprit-Saint ? Cependant, le christianisme qu’il enseigne n’est pas nouveau : c’est celui de Jésus et c’est celui des Douze, sans altération ni transformation.

1° Le Père et le Fils.

A peine est-il besoin de rappeler le monothéisme de saint Paul. « Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu et fils d’Hébreux, pharisien selon la Loi », Phil., iii, 5, il n’a jamais connu la moindre hésitation sur le dogme fondamental de la religion de ses ancêtres. Il rappelle, dans l’épître aux Romains, comment les perfections invisibles de Dieu et Dieu lui-même peuvent être connus par le spectacle de la création, si bien que ceux qui ignorent Dieu sont inexcusables. L’im moralité des païens est la punition de leur ignorance. Rom., i, 18 sq. Il faut relire ces lignes vigoureuses pour se rendre compte de la place que tient au plus profond de l’âme de l’apôtre le dogme monothéiste.

Si nous rappelons ces choses, c’est parce que plusieurs critiques ont pensé devoir expliquer par des influences païennes certaines idées de l’apôtre et jusqu’à sa foi au Christ-Seigneur. Il y a là une pure impossibilité, car jamais un homme de la trempe de saint Paul n’a consenti à faire la moindre concession au polythéisme. Entre le Christ et les idoles, il faut choisir ; l’option s’impose avec une évidence absolue ; et celui qui croit au Christ doit avant toute chose renoncer au culte des idoles pour adhérer au vrai Dieu, au Dieu unique, que connaissent et qu’adorent les Juifs.

Ce Dieu est le Père ; et il l’est d’une manière réelle, puisque nous sommes devenus ses enfants d’adoption. Nous n’avons pas à rappeler ici les enseignements de saint Paul sur la grâce : comment pourtant ne pas citer tout au moins le texte familier de l’épître aux Romains : « Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n’avez pas reçu un esprit de servitude (pour servir) à nouveau dans la crainte, mais vous avez reçu un esprit d’adoption, dans lequel nous crions : Abba, Père. L’Esprit lui-même rend témoignage avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Si enfants, aussi héritiers ; héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour être glorifiés avec lui. » Rom., viii, 14-17 ; cf. Gal., iv, 5-6.

Dieu est encore le Père par rapport à l’ensemble du monde créé : sa providence paternelle s’étend à tous les êtres raisonnables qu’il comble de bienfaits et à l’égard desquels il exerce ses miséricordes : « Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation qui nous console dans toute notre tribulation. » II Cor., i, 3-4. Tout ce qui, au ciel et sur la terre, constitue une famille n’est qu’une ombre ou un reflet de sa paternité. Eph., iii, 14.

Enfin, d’une manière unique et exclusive, Dieu est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et celui-ci est son Fils, non par adoption comme les autres hommes, mais par nature. Saint Paul revient si souvent et si clairement sur cette doctrine qu’elle ne saurait faire le moindre doute. « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né de la femme, né sous la Loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la Loi. » Gal., iv, 4-5. « Dieu, en envoyant son Fils dans la ressemblance d’une chair de péché a condamné le péché dans la chair. » Rom., viii, 3. Évidemment, le Fils ne reçoit pas ce titre parce qu’il est envoyé ou au moment même de sa mission ; il est envoyé parce qu’il est le Fils. Il est, en venant parmi nous, né de la race de David selon la chair. Il a été déclaré Fils de Dieu en puissance par la résurrection d’entre les morts. Rom., i, 3. Cette déclaration ne change pas sa véritable nature et n’introduit en lui rien de nouveau ; c’est par rapport à nous que le Sauveur, exalté par sa victoire sur la mort, acquiert une dignité que nous ne lui connaissions pas encore. Ainsi, le Christ est-il le propre Fils de Dieu, Rom., viii, 32, son Fils à lui, Rom., viii, 3, le Fils de son amour. Col., i, 13. Dans un sens analogique et en songeant à l’esprit d’adoption que nous avons reçu, on peut dire que nous sommes les cohéritiers du Christ et que celui-ci est le premier-né entre beaucoup de frères. Rom., viii, 29. On ne saurait confondre notre filiation adoptive avec la filiation éternelle du Christ.

2o  Le Christ.

Saint Paul est avant tout l’apôtre de Jésus-Christ : c’est ainsi qu’il aime à se désigner en tête de ses lettres, et l’on ne saurait exagérer le sens de cette formule. Elle ne signifie pas seulement qu’il est son envoyé et que sa mission ne lui a pas été conférée par les hommes ; elle veut dire que Jésus-Christ est le thème central de sa prédication et qu’il ne veut rien savoir, rien enseigner en dehors de lui. D’une manière plus précise, l’apôtre est chargé de faire connaître aux nations Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu. Cf. Rom., i, 4 ; I Cor., i, 9.

Nous n’avons pas à insister ici sur la christologie de saint Paul. Tous les critiques sont d’accord pour mettre en relief l’abîme qui paraît d’abord séparer le prédicateur du royaume de Dieu en Galilée, le crucifié du Calvaire, bref le Christ que nous font connaître les Synoptiques, du Seigneur devant qui saint Paul invite tout genou à fléchir. Mais, en même temps, ils sont obligés de reconnaître que saint Paul, bien loin de négliger la physionomie historique du Sauveur et les mystères de son abaissement, voit dans la croix le point culminant de l’œuvre accomplie par lui : que serait le christianisme de Paul sans la crucifixion et la résurrection ? Le mystère de la mort et le mystère de la gloire sont indissolublement liés l’un à l’autre.

Le Christ, selon saint Paul, est préexistant : à un certain moment de la durée, il vient dans le monde pour sauver les pécheurs. I Tim., i, 15. De riche qu’il était, il se fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté. I Cor., viii, 9. Il existait donc avant ce moment, car l’état de richesse qui a précédé sa pauvreté volontaire ne peut être que le séjour du ciel ; et l’échange des richesses du ciel contre la pauvreté de la terre suppose un mode d’existence antérieur à l’incarnation. Dieu a envoyé son propre Fils, Rom., viii, 3 ; Gal., iv, 4, de l’endroit où il était, c’est-à-dire du ciel, dans le sein d’une femme, dans la ressemblance de la chair de péché : l’existence du Fils précède sa mission.

Bien plus, cette préexistence est éternelle. On connaît les textes vraiment extraordinaires des épîtres de la captivité. De la lettre aux Colossiens : « En lui, nous avons la rédemption, la rémission des péchés ; lui qui est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature, parce qu’en lui tout a été créé dans les cieux et sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles, soit les trônes, soit les dominations, soit les principautés, soit les puissances. Tout a été créé par lui et pour lui ; et il est, lui, avant toutes choses et toutes choses subsistent en lui. Et il est la tête du corps, (c’est-à-dire) de l’Église, lui qui est le principe, le premier-né d’entre les morts, afin qu’en tout il ait la primauté ; car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude (de l’être) et par lui de réconcilier toutes choses (en les dirigeant) vers lui, pacifiant par le sang de sa croix, par lui, soit ce qui est sur la terre, soit ce qui est dans les cieux. » Col., i, 14-20.

De l’épître aux Philippiens : « Ayez entre vous les mêmes sentiments que (vous avez) dans le Christ Jésus : lui qui, subsistant en forme de Dieu, n’a pas considéré comme une proie d’être égal à Dieu, mais s’est anéanti, prenant forme d’esclave, devenu semblable aux hommes ; et, reconnu pour homme par ses dehors, il s’est abaissé, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort et la mort sur la croix. C’est pourquoi aussi, Dieu l’a exalté au-dessus de tout et l’a gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse des êtres célestes, terrestres et infernaux et que toute langue confesse Seigneur Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père. » Phil., ii, 6-11.

Ces textes sont bien connus, et leur commentaire exigerait de longs développements. À qui les lit sans parti pris, il est clair qu’ils enseignent la préexistence réelle du Christ, avant tous les siècles, et, bien plus encore que cela, sa divinité. « Le Christ est le Fils bien-aimé, nécessairement unique, disposant en cette qualité du royaume de son Père comme de son royaume. Il est image du Dieu invisible, portrait vivant du Père céleste, seul parfaitement semblable à son archétype et seul capable de le révéler aux hommes, parce que seul il le connaît comme il en est connu. Il est le premier-né de toute créature, parce qu’il existe avant toute créature. Il est le créateur et le conservateur de tout sans exception ; et aucun être créé, si élevé soit-il dans les hiérarchies célestes, n’échappe à son activité créatrice ni à sa providence… Il possède la plénitude des grâces qui lui sont nécessaires pour remplir son rôle de réconciliateur et de pacificateur universel. Enfin, comme dernier trait, toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement. Il ne faut pas confondre cette formule avec la précédente : elles diffèrent du tout au tout : là c’était la plénitude de grâces, ici c’est la plénitude de la divinité ; là c’était une plénitude reposant sur la personne du Christ, ici c’est une plénitude qui réside dans le corps du Christ ou qui attire à elle le corps du Christ. Le mot employé par saint Paul n’est pas équivoque : toute la plénitude de la divinité ne peut être que la nature divine elle-même. » F. Prat, La théologie de saint Paul, t. ii, p. 186.

Le texte de l’épître aux Philippiens est encore plus caractéristique. Il ne figure pas, comme celui de la lettre aux Colossiens, dans un solennel prologue qui développe longuement la splendeur de sa lente période, mais au beau milieu d’un développement moral. C’est en excitant ses disciples à l’humilité que saint Paul est amené à leur proposer l’exemple de Jésus-Christ. Sans doute, le ton s’élève dès que le souvenir du Sauveur s’impose à la pensée de l’Apôtre. Mais nous avons tout autre chose ici que des figures de rhétorique. Le Christ subsistait en forme de Dieu. Il ne regardait pas comme une usurpation l’égalité avec Dieu. Ces expressions sont significatives : si elles ont un sens, elles ne peuvent rien indiquer d’autre que la divinité. Cette divinité, le Christ ne l’a pas perdue en se faisant homme. Il s’est contenté de la cacher, de la voiler, en renonçant pour un temps aux honneurs divins qui lui étaient dus.

D’autres passages encore doivent entrer en ligne de compte dans lesquels saint Paul exprime sa foi à la divinité du Sauveur. On connaît la doxologie de Rom., ix, 5 : Du sein d’Israël est sorti « selon la chair le Christ qui est élevé au dessus de tout, Dieu béni dans tous les siècles ». Ces quelques mots ont provoqué de nombreuses discussions parmi des critiques ; et l’on peut en effet les ponctuer de différentes manières, si bien que la doxologie, au lieu de se rapporter au Christ aurait Dieu le Père pour objet : « Celui qui est au dessus de tout (est) Dieu béni à jamais » ; « Le Dieu qui est au dessus de tout (est ou soit) béni à jamais. »

« Dieu (est ou soit) béni à jamais. » Il faut avouer que

ces divers essais ne sont pas satisfaisants. Ils impriment à la phrase une coupe maladroite et peu en accord avec l’habituelle solennité des doxologies de saint Paul. D’ailleurs, il y a plus : les mots « selon la chair » appellent un correspondant. Si le Christ est enfant d’Israël selon la chair, il est autre chose encore ; ce qu’il est, la fin de la phrase nous l’apprend : « au dessus de tout, Dieu béni à jamais. » On comprend sans peine que l’exégèse patristique ait été unanime dans l’interprétation de ces mots qu’elle a toujours appliqués au Christ.

Dans l’Épître à Tite, ii, 13-14, nouvelle affirmation :

« Nous attendons la bienheureuse espérance et l’épiphanie

de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ. » Celui qui doit se manifester en une épiphanie glorieuse n’est autre que le Christ dont l’Église attend la venue sur les nuées du ciel : aussi bien est-il le seul à qui le christianisme applique le titre de Sauveur. Il n’est pas seulement Sauveur ; il est aussi notre grand Dieu, puisque cette formule est comprise sous le même article que Sauveur. Au plus, pourrait-on discuter la signification exacte des mots :

« notre grand Dieu » ; se demander pourquoi l’apôtre a

cru devoir introduire une épithète et pourquoi il a précisé par l’adjectif possessif que Jésus est le Dieu des chrétiens. Ces questions seraient légitimes si le monothéisme de l’Apôtre pouvait être mis en cause. En fait, elles peuvent intéresser l’exégète, mais le théologien n’a pas à s’en préoccuper.

Faut-il ajouter que saint Paul ne cesse pas de prier le Christ, comme son Dieu ? Déjà, il déclare sans ambages qu’il est apôtre, non par l’autorité des hommes, ni par l’intermédiaire d’un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père, Gal., i, 1 ; et il met ainsi sur le même plan Jésus et le Père. Les fidèles sont pour lui ceux qui invoquent le nom du Seigneur : tel est leur titre distinctif : il écrit « à l’Église de Corinthe, aux (fidèles) sanctifiés dans le Christ Jésus, saints par appel, ainsi qu’à ceux qui invoquent le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en quelque lieu que ce soit ». I Cor., i, 1. Lorsqu’il souffre de l’aiguillon dans la chair, de l’ange de Satan qui le souffleté et semble devoir paralyser son ministère, il prie par trois fois le Seigneur d’en être délivré, et le Seigneur lui répond : « Ma grâce te suffit. » II Cor., xii, 8-9.

Ailleurs ce sont des doxologies adressées au Seigneur :

« Le Seigneur me délivrera de tout mal et il

me sauvera (en me faisant entrer) dans son royaume céleste. A lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen. » II Tim., iv, 18. Ou encore : « Je rends grâces au Christ Jésus. Notre-Seigneur, qui m’a fortifié, de ce qu’il m’a jugé fidèle en m’établissant dans le ministère. » i Tim., i, 12. A ses disciples, l’apôtre recommande de s’entretenir de psaumes, d’hymnes et de cantiques spirituels, chantant et célébrant le Seigneur dans leurs cœurs, Eph., v, 19 ; et il est probable que nous avons, dans les épîtres, au moins un exemple de ces vieilles prières rythmées, chantées par les premiers chrétiens : il s’agit du mystère de la piété : « il fut manifesté dans la chair ; il fut justifié dans l’esprit ; il apparut aux anges ; il fut prêché parmi les nations ; il fut vu dans le monde ; il fut élevé en gloire. » I Tim., iii, 16. Celui qui est ainsi chanté n’est autre que le Christ lui-même et l’on peut rappeler que, dans sa lettre à Trajan, Pline le Jeune doit faire allusion à des hymnes de ce genre, lorsqu’il dit des chrétiens qu’ils chantent des cantiques au Christ comme à un Dieu.

Il est vrai que, le plus souvent, saint Paul prie Dieu par Jésus-Christ ou en Jésus-Christ, et il n’y a rien là que de très naturel, puisque le Père est le principe du Christ. L’Église est restée fidèle à l’usage traditionnel, et ce n’est qu’en de rares circonstances que, dans sa liturgie, elle s’adresse directement au Christ. D’où la règle formulée par l’Apôtre : « Tout ce que vous dites ou faites, faites-le au nom du Seigneur Jésus, rendant grâces par lui à Dieu le Père. » Col., iii, 17. En effet, puisque « toutes les promesses de Dieu sont devenues oui en lui », il est juste que nous adressions par lui au Père l’amen de nos bénédictions. II Cor., i, 20.

Il serait facile de multiplier les exemples. Nul d’ailleurs ne discute sérieusement le caractère divin reconnu par saint Paul au Christ. On se contente de chercher laborieusement des explications destinées à faire comprendre comment, aux regards de l’apôtre, le Seigneur qui siège à la droite de Dieu le Père a pu être considéré comme identique au crucifié du Calvaire. Nous n’hésitons pas un instant devant ce problème : saint Paul, dirons-nous, n’a pas eu à inventer la divinité du Christ ; il l’a reçue et il s’est contenté de l’enseigner telle qu’il l’avait reçue.

3° L’Esprit-Saint.

L’Esprit-Saint tient dans les Épîtres de saint Paul une place considérable, celle-là même que le livre des Actes lui attribue déjà. Les Églises pauliniennes connaissent, tout autant que la première communauté de Jérusalem, les manifestations extraordinaires dont l’Esprit est l’auteur, et plusieurs chapitres de la première aux Corinthiens sont consacrés à régler, dans la mesure où cela est possible, l’usage des charismes. Cependant il est assez difficile de se rendre un compte exact de la véritable nature de l’Esprit aux yeux de saint Paul ? Non seulement, en certains passages, on ne voit pas au juste si l’apôtre veut parler de l’Esprit de Dieu ou de l’esprit de l’homme ; mais assez souvent, on peut se demander s’il regarde l’Esprit divin comme une véritable personne ou comme un attribut divin.

Il est vrai que l’hésitation, permise lorsqu’il s’agit de textes isolés, cesse lorsqu’on envisage l’ensemble des passages où l’œuvre de l’Esprit est mise en relief.

« L’Esprit est envoyé par le Père et il est envoyé par le

Fils ; c’est l’Esprit du Père et c’est l’Esprit du Fils. cf. Rom., viii, 9-14 ; I Cor., ii, 11 ; II Cor., iii, 17 sq. On en déduit avec raison la personnalité distincte de l’Esprit-Saint et sa procession simultanée du Père et du Fils. Bien qu’il ne reçoive jamais le nom de Dieu, il en a les attributs. La grâce, œuvre divine par excellence, dérive du Saint-Esprit, aussi bien que du Père et du Fils. L’opération de l’Esprit est aussi l’opération du Christ et l’opération du Père. I Cor., xii, 11 ; Eph., iv, 11. Les fidèles sont appelés indifféremment les temples de l’Esprit-Saint, I Cor., vi, 19, et les temples de Dieu. I Cor., iii, 16 ; II Cor., vi, 16. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont inséparablement unis dans la collation du baptême et ils habitent conjointement dans l’âme des justes. Nul n’est agréable à Dieu s’il n’est mû par l’Esprit de Dieu et le plus grand malheur d’un chrétien serait de contrister l’Esprit, Eph., iv, 30, sans lequel il est incapable de tout bien surnaturel. » F. Prat, 'op. cit., t. ii, p. 211.

Ce groupement de textes est de nature à faire impression, et il n’a rien d’illégitime. Jamais saint Paul n’a eu l’occasion d’exposer toutes ses idées concernant l’Esprit-Saint. Écrits de circonstances, ses lettres ne disent chacune que ce qu’il faut pour répondre aux besoins des Églises ou des disciples à qui elles s’adressent. On a donc le droit de rapprocher les unes des autres leurs diverses formules ; et l’on ne saurait guère hésiter sur l’opinion que l’apôtre se fait de l’Esprit-Saint.

D’ailleurs, nous pouvons aussi lire, dans les lettres de saint Paul, quelques passages qui sont hautement significatifs. Personne, est-il dit par exemple, ne peut comprendre le bonheur que Dieu destine à ceux qui l’aiment. « Dieu nous l’a révélé par l’Esprit, car l’Esprit scrute toutes choses, même les profondeurs de Dieu. Qui connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même aussi personne ne connaît les choses de Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu. Or, nous avons reçu, non l’esprit du monde, mais l’Esprit qui est de Dieu, afin de connaître ce dont Dieu nous a favorisés. » I Cor., ii, 10-12. Comme nous nous connaissons nous-mêmes par notre esprit. Dieu se connaît lui-même par son Esprit ; et cet Esprit divin peut seul nous donner la connaissance de Dieu. Il y a, dans la pensée de saint Paul, un parallélisme rigoureux entre notre esprit, qui ne nous apprend rien en dehors de nous et du monde, et l’Esprit de Dieu qui nous révèle Dieu et ses secrets : si l’esprit de l’homme n’est pas seulement en lui comme un bien étranger, mais fait partie de lui à titre constitutif, ne doit-on pas conclure que l’Esprit de Dieu est bien plus que la sagesse surnaturelle, quelque chose de Dieu ?

Ailleurs, suint Paul déclare : « Vous n’êtes pas dans la chair mais dans l’Esprit, si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous. Mais si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là ne lui appartient pas. Que si le Christ est en vous, le corps sans doute meurt à cause du péché ; mais l’esprit vit à cause de la justice. Or, si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts ressuscitera vos corps morts, à cause de son Esprit (qui habite) en vous. » Rom., viii, 9-11. L’Esprit du Christ habite en nous, comme un principe de vie. Sans lui, nous sommes morts : non seulement notre âme ne peut pas vivre à la justice, mais notre corps n’est pas digne de ressusciter. Sans doute, les formules de saint Paul ne sont pas aussi claires que nous le désirerions, parce qu’il est question, dans le même contexte de notre esprit, qui est un principe de vie purement naturel et de l’Esprit de Dieu, ou de l’Esprit du Christ, qui nous donne la justice surnaturelle et qui fera revivre nos corps mortels. La distinction des deux esprits est quelquefois difficile. On ne saurait cependant douter qu’elle existe.

Il est vrai que, sans l’Esprit, nous ne pouvons pas avoir part au Christ. « Quiconque n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là ne lui appartient pas. » Rom., viii, 9. C’est que, si l’union des hommes charnels s’opère dans la chair, l’union du chrétien au Seigneur qui est esprit s’opère dans l’esprit. Par suite, les formules : vivre dans le Christ et vivre dans l’Esprit sont pratiquement synonymes. Saint Paul dit indifféremment qu’on est justifié dans le Christ, Gal., ii, 17, et qu’on est justifié dans l’Esprit, I Cor., vi, 11 ; sanctifié dans le Christ Jésus, I Cor., i, 2, et sanctifié dans l’Esprit Saint, Rom., xv, 16 ; marqué dans le Christ, Eph., i, 13, et dans l’Esprit-Saint, Eph., iv, 30 ; circoncis dans le Christ, Coloss., ii, 11, et circoncis dans l’Esprit, Rom., ii, 29. Il exhorte ses fidèles à se tenir dans le Seigneur, Phil., iv, 1, et dans l’Esprit, Phil., i, 27. Il parle tout aussi bien de la joie, de la justice, de la foi, de l’amour, dans le Christ et dans l’Esprit, Phil., iii, 1 ; Rom., xiv, 19 ; Gal., iii, 26 ; I Cor., xii, 9 ; Rom., viii, 39 ; Col., i, 8. Il invite les chrétiens à participer au Fils, I Cor., i, 9, et à participer à l’Esprit-Saint, II Cor., xiii, 13 ; Phil., ii, 1.

Mais ces formules ne permettent pas de conclure à l’identité du Christ et de l’Esprit. Seul le Fils de Dieu s’est incarné ; seul il a eu une existence historique, qui a trouvé son terme dans la mort sur la croix. Saint Paul se garde bien de parler de l’Esprit en des expressions qui pourraient ici prêter à la moindre équivoque. Au plus pourrait-on se demander si l’Esprit n’est pas en Jésus le principe de la vie comme il l’est aussi en nous. Nous vivons grâce à notre esprit : Jésus n’a-t-il pas vécu à cause de la présence en lui d’un Esprit divin, ou plus exactement de l’Esprit divin ? Il faut avouer qu’ici il est permis de regretter quelque imprécision, sinon dans la pensée de l’apôtre, du moins dans les expressions qu’il emploie.

4o  La Trinité.

En toute hypothèse, nous devons tenir le plus grand compte des passages dans lesquels saint Paul fait intervenir en même temps les trois personnes de la Sainte Trinité. Ici, nous n’avons plus le droit d’hésiter, puisque nous trouvons réunis, sous une formule unique, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Sans doute, nous ne devons pas nous attendre à trouver dans les lettres de l’apôtre une théologie développée avec tout l’attirail de la terminologie précise que créeront les siècles suivants : il n’est question chez lui ni de substance, ni de subsistence, ni de personne, ni de procession, ni de circumincession, etc. Aussi bien, même de nos jours, ces termes n’ont pas passé dans le langage courant et ils demeurent réservés, ou presque, aux techniciens. C’est beaucoup déjà que saint Paul nomme ensemble le Père, le Fils et le Saint-Esprit,

et qu’il les distingue tous trois des créatures pour les placer dans la catégorie du divin.

On peut ajouter que tous les textes qui ont été allégués n’ont pas la même portée. Dans la trentaine de passages que l’on a cités, plusieurs sont trop vagues pour pouvoir être retenus. On a fait valoir par exemple Rom., xi, 36 : Quoniam ex ipso et per ipsum et in ipso sunt omnia : ipsi gloiia in seecula  ; et déjà saint Augustin a vu ici une allusion aux trois personnes divines ; mais, en réalité, il s’agit de Dieu, sans aucune distinction des personnes. De même I Thess., v, 18-19 : In omnibus grayias agile : hæc est enim volunias Dei in Christo Jesu in omnibus vobis. Spirilum nolite extinguere. Il n’est pas sûr que le mot Spiritum désigne l’Esprit-Saint et il semble même plus probable que nous n’avons affaire qu’à l’inspiration prophétique. Ailleurs, II Thes., ii, 13-14 : Nos autem debemus gratias agere Deo semper pro vobis, fratres dilecti a Deo, quod elegcrit vos Deus primitias in salutem in sanctificatione spiritus et in flde veritatis : in qua et vocavit vos per Evangelium nostrum in acquisitionem gloriæ Domini nostri Jesu Christi. L’exemple de la Vulgate, qui écrit spiritus avec une minuscule, doit nous engager à hésiter ; on peut croire qu’il est question seulement de la sanctification passive de notre esprit, de notre être spirituel. On peut faire une remarque semblable à propos de II Cor., iii, 3 : Epistola estis Christi ministrata a nobis et scripta non atramento sed spiritu Dei vivi, ou la minuscule de la Vulgate nous invite à la prudence ; ou encore au sujet de Eph., ii, 18 : Per ipsum (Christum), habemus accessum ambo in uno spiritu ad Patrem. Cf. F. Prat, op. cit., t. ii, p. 218-220.

Nous devons nous montrer d’autant plus prudents que le rythme ternaire est fréquent dans le style de saint Paul : c’est bien souvent que l’Apôtre se plaît à grouper par trois les expressions qu’il emploie ; on connaît surtout les trois vertus théologales, I Cor., xiii, 13, mais bien d’autres exemples pourraient être cités, comme la triade des apôtres, prophètes et didascales. Mieux vaut écarter quelques textes incertains pour ne retenir que les plus caractéristiques.

Ceux-ci sont d’ailleurs assez nombreux pour former un faisceau impressionnant. « Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ et l’amour de Dieu (le Père) et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous. » II Cor., xiii, 13. Ici, « saint Paul attribue au Fils seul la grâce qu’ailleurs il aime à rapporter conjointement au Père et au Fils ; puis il remonte à la source première de la grâce, c’est-à-dire à l’amour actif du Père qui résume et représente toute la nature divine ; enfin, il descend à la distribution effective des grâces qui revient à l’hôte de l’âme juste, à l’Esprit de sainteté. Les trois personnes contribuent donc ensemble, chacune dans sa sphère d’appropriation, à l’œuvre commune de notre salut. » F. Prat, op. cit., t. ii, p. 199-200.

Tout aussi important est le texte suivant : « Il y a des différences de charismes, mais c’est le même Esprit ; et il y a des différences de ministères, mais c’est le même Seigneur ; et il y a des différences d’opérations, mais c’est le même Dieu, qui opère toutes choses en tous. » I Cor., xii, 4-6. Il n’y a pas lieu de voir ici une gradation ascendante dans laquelle l’Esprit Saint, préposé aux charismes, serait présenté dans une situation inférieure par rapport aux deux autres personnes divines. D’ailleurs il est assez difficile de distinguer les nuances exactes qu’il y a entre opérations, ministères et charismes et la plupart des commentateurs grecs regardent ces trois mots comme s’appliquant aux mêmes objets. Toutes ces grâces peuvent être attribuées tantôt à l’une, tantôt à l’autre des personnes de la Trinité selon les circonstances.

D’autres passages mettent davantage en relief les relations éternelles ou les missions temporelles des personnes divines. « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né de la femme, né sous la Loi, afin de racheter ceux qui sont sous la Loi, pour nous faire recevoir l’adoption de fils. Or, parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Abba, Père. C’est pourquoi tu n’es plus serviteur mais fils ; et si fils, aussi héritier de par Dieu. » Gal., iv, 6. D’où il faut rapprocher un texte parallèle de Rom., viii, 14 : « Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n’avez pas reçu un esprit de servitude de nouveau pour la crainte ; mais vous avez reçu un esprit d’adoption dans lequel nous crions : Abba, Père. L’Esprit lui-même rend témoignage avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ; si enfants, aussi héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ. » Les deux textes se complètent mutuellement : Dieu le Père envoie le Fils dans ce monde. Il envoie également l’Esprit, qui est l’Esprit du Fils ; c’est donc lui qui est au point de départ des missions. Par cet Esprit, les fidèles deviennent des fils d’adoption, et l’Esprit qui habite désormais en eux crie vers Dieu en lui donnant le nom de Père. Saint Paul distingue le Fils et l’Esprit, puisque celui-là seul s’incarne ; mais on pourrait se demander si l’Esprit n’est pas le Fils envisagé dans son aspect glorieux, après la résurrection et l’ascension ; et l’on serait tenté de faire valoir, en faveur de cette conclusion que l’Esprit est celui du Fils et qu’il nous donne un esprit d’adoption filiale. Cette hypothèse ne saurait être retenue : la distinction est réelle entre le Fils et l’Esprit et le rôle de chacun d’eux est différent. Il est seulement vrai que les trois personnes de la Trinité sont inséparables, si bien que l’on peut affirmer de l’une d’elles ce qui est dit également des trois ensemble.

Cette remarque est surtout exacte, lorsqu’il s’agit de la sanctification des âmes. Nous lisons ainsi dans l’épître à Tite : « Lorsque apparut la bénignité et l’humanité de Dieu, notre Sauveur, non par égard pour des œuvres que nous eussions faites en état de justice, mais selon sa miséricorde, il nous sauva par le bain de régénération et de renouvellement de l’Esprit-Saint qu’il répandit libéralement sur nous par Jésus-Christ, notre Sauveur. » Tit., iii, 4-6. Les hommes sont sauvés par le baptême qui les régénère et les renouvelle ; et l’Esprit-Saint est le ministre immédiat du renouvellement ainsi opéré : c’est un renouvellement d’Esprit-Saint. Cependant Jésus-Christ, notre Sauveur, est l’intermédiaire de la grâce (dia), que Dieu a envoyée libéralement sur nous ; et, en dernière analyse, l’auteur premier de la sanctification est Dieu, le Père, qui a manifesté sa bonté et sa tendresse à notre égard en envoyant son Fils. Les trois personnes divines collaborent ainsi à une œuvre unique, celle du salut, dont l’initiative appartient au Père.

La même doctrine est également exprimée dans un passage moins développé, où saint Paul, après avoir rappelé aux Corinthiens l’état misérable de l’âme pécheresse ajoute : « Mais vous avez été purifiés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l’Esprit de notre Dieu. » I Cor., vi, 11. Le baptême est-il administré au nom de Jésus ? On ne saurait le conclure de la formule employée par l’apôtre. Tout au contraire, car les trois personnes divines coopèrent à la sanctification de l’âme. Le rôle du Père n’est peut-être pas mis dans un relief éclatant, comme il l’est dans l’épître à Tite ; cependant l’Esprit est l’Esprit du Père, donc envoyé par lui.

Ailleurs, saint Paul rend témoignage de son apostolat : a Celui qui nous fortifie avec vous dans le Christ et qui nous a oints, c’est Dieu qui nous a aussi marqués

d’un sceau en nous donnant les arrhes de l’Esprit. » II Cor., i, 21-22. Le sceau dont il s’agit n’est pas celui du baptême, mais celui du ministère apostolique : c’est Dieu qui en a marqué Paul et, sans doute avec lui, ses compagnons de travail. Ce sceau n’est autre que l’Esprit lui-même, dont les grâces remplissent le cœur des ouvriers apostoliques et qui ne cesse pas de se manifester par toutes sortes de charismes. Enfin, Dieu fortifie ses apôtres dans le Christ, ou plus exactement en les dirigeant vers le Christ, eîs Xpiston, comme vers le but de leur activité. Nul n’est apôtre s’il n’est choisi et conduit par le Père, s’il n’est fortifié par l’Esprit ; s’il ne s’oriente vers le Christ.

La pensée de saint Paul se résume finalement et s’exprime tout entière dans l’épître aux Éphésiens : « Il n’y a qu’un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à une seule espérance. Il n’y a qu’un Seigneur, une foi, un baptême. Il n’y a qu’un Dieu et Père de tous, qui est au dessus de tous, qui agit par tous et demeure en tous. » Eph., iv, 4-6. Nous sommes d’abord frappés, en lisant ce texte, par l’affirmation de l’unité qui le domine. Saint Paul parle ici du corps mystique du Christ, de l’Église, qui est unique : on sait que c’est un de ses thèmes préférés et que rien ne lui tient tant à cœur que l’union des fidèles. Cette union doit prendre son exemple et son modèle dans l’unité même de Dieu. Il n’y a qu’un Dieu ; il ne doit y avoir qu’un corps. Il n’y a aussi qu’un seul Seigneur, en qui nous croyons, en qui nous avons été baptisés. Et il n’y a qu’un Esprit, qui rattache les uns aux autres tous les membres du corps et les pénètre de sa vie. Il est vrai que « pneuma peut signifier, non la personne même du Saint-Esprit, mais l’effet produit par lui, la concorde des âmes chrétiennes dans l’unité de la foi et de la charité : avec cette dernière interprétation, l’Esprit-Saint ne serait désigné qu’indirectement, dans l’un de ses dons. Il nous paraît plus satisfaisant d’appliquer directement l’expression en pneuma au Saint-Esprit, âme du corps mystique. Ou, comme dit Swete, en résumant subtilement les deux interprétations, si le premier sens, communauté de pensée et de sentiments, d’intérêt et de vie, est inclus dans ces mots : un seul esprit, on passe insensiblement au second, l’Esprit divin par lequel cette communauté est obtenue : l’unique Esprit du t. 4 ne peut être séparé de l’unique Seigneur et de l’unique Dieu et Père du ꝟ. 5. Considéré dans les rapports avec le seul corps, c’est l’esprit de l’Église ; mais il se tient aussi en relations avec le Christ et avec Dieu, et c’est l’Esprit même des deux. » J. Huby, Saint Paul, Les épîtres de la captivité, Paris, 1935, p. 198.

Ainsi se présente, dans une parfaite cohérence, la doctrine trinitaire de saint Paul. Homme d’action apostolique, chargé d’évangéliser aux nations la grandeur du mystère du Christ, Paul ne se préoccupe pas de scruter les profondeurs de la vie divine dont il dit lui même : O altitudo diviliarum sapientiee et scienliæ D$l quam incomprehensibilia sunt judicia cjus et investigabiles vise ejusl Rom., xi, 33-34. Nul, ici bas, ne peut connaître Dieu tel qu’il est. Il est donc inutile de chercher à approfondir les secrets que l’œil de l’homme n’a pas contemplés, que son oreille n’a pas entendus. Par contre, il est essentiel, pour le croyant, de voir quelles sont ses relations avec Dieu, et comment celui-ci lui accorde le salut : ici, nous avons affaire à notre vie, à notre âme, puisque, dès lors que nous sommes des sauvés, ce n’est plus nous qui vivons, mais le Christ qui vit en nous et, avec le Christ, le l’ère et l’Esprit Saint qui prennent aussi possession de nos âmes. Sur la vie divine en nous, Paul est intarissable ; et nous voyons bien que, pour lui, cette vie est l’œuvre de la Trinité tout entière. Purifiés, sanctifiés, justifiés, nous sommes tout cela ; et c’est au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l’Esprit de notre Dieu, que nous le sommes.

5° L’épître aux Hébreux. —

Dès l’antiquité, on avait été frappé de la différence qu’il y a entre l’épître aux Hébreux et les autres lettres de saint Paul : « Si je donnais mon avis, écrivait Origène, je dirais que les pensées sont des pensées de l’Apôtre, mais la phrase et la composition sont de quelqu’un qui rapporte les enseignements de l’Apôtre et pour ainsi dire d’un écolier qui écrit les choses dites par le maître. Si donc quelque Église regarde cette épître comme de Paul, qu’elle en soit félicitée ; car ce n’est pas au hasard que les anciens l’ont transmise sous le nom de Paul. Mais qui a rédigé la lettre ? Dieu sait la vérité. » Cité par Eusèbe, Hist. eccles., VI, xxv, 13-14. On ne saurait mieux dire, et l’on comprend sans peine que nous traitions à part de l’épître aux Hébreux.

A vrai dire, il ne faut pas s’attendre à trouver ici une doctrine complète de la Trinité : l’Esprit-Saint n’est mentionné qu’en de rares passages, soit pour rappeler son action dans l’âme des fidèles, Heb., ii, 4 ; vi, 4 ; x, 29 ; soit pour lui attribuer les oracles de l’Ancien Testament, Heb., iii, 7 ; ix, 8 ; x, 15. C’est que l’auteur ne s’intéresse pour ainsi dire pas aux merveilles de la justification et qu’il n’a pas ainsi l’occasion de décrire dans ses détails l’œuvre propre de l’Esprit.

Par contre, il y a dans l’épître aux Hébreux de très hauts enseignements sur le Christ préexistant et l’on peut dire que, par là, cet écrit sert en quelque sorte à préparer la lecture de l’évangile de saint Jean. Dès le début, la mission du Sauveur est replacée au centre de l’histoire : « Après avoir, par bien des manifestations partielles et diverses, parlé jadis à nos pères par les prophètes, Dieu, à la fin des temps, nous a parlé par son Fils : c’est lui qu’il a fait l’héritier de tout ; c’est par lui qu’il a créé les mondes. C’est lui qui, étant le rayonnement de sa gloire et l’empreinte de sa substance, soutenant l’univers par la parole de sa puissance, a expié nos fautes et s’est assis à la droite de la majesté, au haut des cieux, étant devenu supérieur aux anges, d’autant que le nom qu’il a reçu en héritage est plus grand que le leur. Car auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : « Tu es mon Fils ; je t’ai engendré « aujourd’hui ? » Heb., i, 1-5.

Ce début a quelque chose de surprenant : d’une part, nous y retrouvons des expressions qui nous sont familières. Il suffit de le comparer avec les premiers versets de l’épître aux Colossiens pour nous en persuader ; d’autre part, tandis que saint Paul insiste sur les relations du Christ avec les fidèles, l’épître aux Hébreux ne contemple guère le Seigneur que dans son éternité ; et au nom de Christ, elle substitue celui de Fils qu’elle emploie d’une manière absolue.

Le Fils est le rayonnement de la gloire de Dieu et l’empreinte de sa substance, comme, dans le livre de la Sagesse, vii, 26, la Sagesse était le rayonnement de la lumière éternelle, le miroir sans tache de l’activité de Dieu et l’image de sa bonté. De telles expressions mettent dans leur plein relief l’unité de nature du Père et du Fils, leur consubstantialité, comme on dira plus tard ; mais elles ne sont pas très claires sur la personnalité du Fils et l’on devra plus tard les compléter par d’autres pour mettre en relief toute la richesse de l’enseignement chrétien.

Le mot Fils, a lui seul, est déjà plus compréhensif. L’auteur de l’épître en exprime le sens lorsqu’il montre le Fils supérieur aux prophètes et à tous les anges, trônant dès l’éternité à côté de Dieu. I.e 1 i i I unique : rien ni personne ne saurait lui être comparé. Il est éternel, n’ayant ni commencement de jours, ni ternie de sa vie. Heb., vii, 3. Il est l’auxiliaire de la

création, et c’est par lui que Dieu a créé les mondes, qui, par lui, continuent à subsister dans leur état.

Cependant, le Fils éternel de Dieu est venu en ce monde et l’incarnation l’a établi prêtre et médiateur de nos faiblesses : « Celui qui avait été abaissé un peu au-dessous des anges (en devenant homme), Jésus, nous le voyons, à cause de la mort qu’il a soufferte, couronné de gloire et d’honneur, afin que, par la grâce de Dieu, il goûtât la mort pour tous. Car il convenait que celui pour qui et par qui tout existe perfectionnât par les souffrances celui qui avait conduit à la gloire beaucoup de fils et qui est l’auteur de leur salut… Il fallait qu’il fût en tout rendu semblable à ses frères, afin de devenir un grand-prêtre miséricordieux et fidèle dans toutes les relations (des hommes) avec Dieu, pour expier les péchés du peuple. Car, ayant été lui-même éprouvé par la souffrance, il peut secourir ceux qui sont éprouvés. » Heb., ii, 9-11 ; 17-18.

Ces passages et d’autres semblables ne signifient pas que le Christ est devenu Fils de Dieu par la voie du renoncement et du sacrifice. Fils de Dieu, il l’était avant les siècles ; il possédait toute la perfection de Dieu. Seulement, en se faisant homme, il a assumé une nature qu’il ne possédait pas ; et cette nature humaine lui a permis de prendre de nos faiblesses, de nos souffrances, une connaissance toute différente de la science divine qu’il en possédait. Il fallait que nous eussions un grand-prêtre semblable à nous., qui fût capable de compatir à nos infirmités, voire à nos péchés, pour en avoir mesuré par lui-même les réalités. La connaissance qu’il avait de ces choses dans l’éternel repos divin avait en quelque sorte un caractère théorique ; les abaissements de l’incarnation en ont changé l’aspect. Mais lui-même, le Fils de Dieu ne s’est pas transformé, il n’a rien acquis ; il est resté ce qu’il avait toujours été ; et ce n’est que par rapport à nous qu’il est le pontife de notre rédemption.

IV. saint jean.

A peine est-il besoin de rappeler une fois de plus le caractère unique de l’évangile de saint Jean : il suffit de lire cet Évangile pour en être saisi et pour se poser le problème de son origine et de sa valeur. Nous n’hésitons pas à reconnaître ici l’œuvre du disciple que Jésus aima et qui, au cours de la dernière Cène, reposa sur sa poitrine ; nous n’hésitons pas davantage à écrire le nom du disciple : Jean, fils de. Zébédée et frère de Jacques, l’un des Douze.

Mais nous croyons aussi, conformément aux témoignages les plus autorisés de la tradition, que saint Jean a écrit tardivement son évangile et qu’il l’a médité durant de longues années avant de le confier au papier. Pendant ce temps, il a pu voir les premières communautés chrétiennes s’organiser et se développer ; il a pu être le témoin attristé des premières tentatives de schisme et d’hérésie ; le souvenir du Maître qu’il avait aimé et au service duquel il s’était consacré, aux jours de plus en plus lointains de sa jeunesse, n’a pas cessé de rester présent à son esprit et à son cœur. Si bien qu’un jour, les instances de ses disciples, plus encore les secrets désirs de son âme et l’action inspiratrice du Saint-Esprit l’ont amené à prendre la plume pour raconter à son tour ce que ses yeux avaient vii, ce que ses oreilles avaient entendu, ce que ses mains avaient touché du Verbe de vie. I Joa., i, 1. Témoin véritable et fidèle, il n’avait pas à recommencer ce que les écrivains des Évangiles synoptiques avaient fait une fois pour toutes d’une manière aussi parfaite que possible. Mais, puisque ceux-ci avaient été incomplets, puisqu’ils n’avaient pas tout écrit, ne convenait-il pas que lui, resté le dernier des apôtres, fît connaître, pendant qu’il en était encore temps, les enseignements du Sauveur, dont il était seul désormais à conserver la mémoire ?

Ces enseignements, il les avait amoureusement médités, si bien qu’il avait fini par se les approprier. Ne serait-il pas amené, au cours de son récit, à faire parler Jésus, comme il avait l’habitude de parler lui-même ; d’attribuer à son Maître des formules qui seraient en réalité les siennes ? Un tel problème ne se posait pas pour lui, parce qu’il était sûr de ne rien inventer et de transmettre les vraies leçons du Seigneur. Qu’importait dès lors le style de ces leçons ? Qu’importaient même les prolongements qu’il pourrait être appelé à leur donner ? On s’inquiète parfois aujourd’hui de trouver, dans l’évangile de saint Jean, tant de récits dont on ignore la fin, parce que l’auteur s’est laissé aller à ses réflexions et a paru oublier les personnages qu’il avait mis en scène : l’histoire de Nicodème est caractéristique à cet égard. Saint Jean ne connaissait pas de pareils scrupules. Nicodème était vraiment venu trouver Jésus ; il l’avait réellement entretenu de la naissance spirituelle ; quel intérêt offrait encore la suite de l’histoire et pourquoi l’évangéliste se serait-il interdit de terminer à sa manière le discours de Jésus ?

Ce que nous cherchons, ce que nous trouvons dans le quatrième évangile, ce n’est pas saint Jean : c’est bien Jésus et sa doctrine ; mais Jésus mieux compris et plus profondément pénétré ; Jésus présenté non par le dehors, mais par le dedans. Les miracles qu’il accomplit ne sont pas des prodiges destinés à provoquer l’admiration, ce sont des signes faits pour prouver l’œuvre de la lumière et de la vie. Les discours qu’il prononce ne sont pas des appels à la pénitence ; ce sont des invitations à suivre la lumière et à gagner la vie. Bien loin d’être un fantôme, le Christ de saint Jean est une réalité étonnamment vivante ; mais c’est du dedans que le considère l’apôtre ; et il faut se placer à son point de vue pour comprendre son œuvre.

1° Le prologue.

L’évangéliste lui-même semble nous indiquer la voie à suivre, puisqu’il fait précéder son récit d’un prologue qui nous fait connaître les grandes lignes de sa doctrine sur Dieu. Ce prologue doit être lu avec attention : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était vers Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement vers Dieu. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait était vie en lui, et la vie était la lumière des hommes et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise. Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean. Il vint en témoignage, pour témoigner sur la lumière, afin que tous crussent par lui. II n’était pas la lumière, mais (il venait) pour rendre témoignage à la lumière. La lumière véritable qui éclaire tout homme venait dans le monde. Il était dans le monde et le monde a été fait par lui et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu. Mais tous ceux qui l’ont reçu, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés du sang, ni du vouloir de la chair, ni du vouloir de l’homme, mais de Dieu. Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire : gloire comme un fils unique en reçoit de son père, plein de grâce et de vérité… Tous nous avons reçu de sa plénitude et grâce pour grâce, car la Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. Personne n’a jamais vu Dieu : le Dieu monogène, qui est dans le sein du Père, celui-là l’a fait connaître. » Joa., i, 1-18.

Un commentaire détaillé de ces lignes si pleines serait ici déplacé. Nous nous bornerons à quelques remarques. Dès la première ligne, nous sommes arrêtés par cette affirmation énergique : « Au commencement était le Verbe. » Nous voici donc invités à nous reporter avant l’origine des choses créées, à ce moment obscur où le temps n’existe pas encore, mais où, peut-être, il va commencer à exister avec la première chose créée. Alors il n’y avait rien, mais il y avait déjà le Verbe. Sur ce mot de Verbe, les exégètes se sont penchés à l’envi. Nous savons déjà la place que Philon, ci-dessus, col. 1567 sq., pour ne parler que de lui, assi

gnait au Verbe dans sa philosophie : on a longuement débattu la question de savoir si l’évangéliste était tributaire de Philon. La réponse négative est hautement vraisemblable. Saint Jean est un Juif palestinien ; il ne connaît rien des spéculations alexandrines et il y a peu de chances pour qu’il ait jamais rien lu de Philon. D’ailleurs, entre le Verbe philonien et le Verbe de saint Jean, il y a un abîme : de celui-là, nous n’arrivons même pas à savoir s’il est une personne et les commentateurs en discutent encore. Celui-ci est le plus personnel des êtres et nous l’avons connu, nous avons vu sa gloire, puisqu’il s’est fait chair.

Pourquoi saint Jean a-t-il choisi le nom de Verbe, pour l’attribuer au Fils de Dieu ? Ici nous devons bien avouer notre ignorance. Il est pourtant remarquable que l’évangéliste ne se croit pas obligé de s’expliquer là-dessus, qu’il parle avec l’assurance d’être compris de ses lecteurs : on peut admettre qu’avant lui l’identification du Verbe et du Seigneur était chose faite et acceptée dans les Églises. En toute hypothèse, le Verbe est le Fils unique de Dieu : le terme monogenes est employé deux fois dans le prologue et appliqué au Verbe d’une manière exclusive. Les croyants peuvent sans doute devenir eux aussi enfants de Dieu et recevoir ce que saint Paul appelait l’esprit d’adoption filiale. Il n’y a pas de commune mesure entre la filiation adoptive des croyants et la filiation du Monogène. Celle-ci est sans pareille. « Le Verbe était auprès de Dieu ou dirigé vers Dieu » : il ne lui était pas identique, bien qu’éternel comme lui. Mais il était de nature divine ; il était Dieu, le mot Theos étant employé sans article pour marquer la distinction des personnes, bien plutôt que pour insinuer une subordination du Verbe envers celui qui seul mérite le nom de Dieu, o Theos. Ce qui importe à l’évangéliste, en dehors de l’évidente préoccupation d’éviter toute formule d’allure polythéiste, c’est de mettre en relief la divinité du Verbe. Cette divinité sera rendue plus évidente, s’il est possible, lorsque nous lirons vers la fin du prologue que le Verbe est un fils unique, et même, selon la lecture la plus vraisemblable, Dieu monogène. Si le Verbe est distinct de Dieu, comme un fils l’est de son père, il possède la même nature que lui et il la possède seul, tout au moins en tant que Fils. « Tout a été fait par le Verbe » : nous retrouvons ici, exprimée par d’autres mots, l’idée que nous avons déjà rencontrée dans saint Paul, d’une activité du Seigneur dans l’œuvre de la création. Si Dieu le Père est vraiment le créateur du ciel et de la terre, son Verbe a été comme l’instrument dont il s’est servi pour réaliser son dessein. Et l’évangéliste insiste en reprenant que « sans lui rien n’a été fait ».

Le verset suivant est difficile à interpréter. La ponctuation ordinairement admise coupe ainsi le texte : « Sans lui, rien n’a été fait de ce qui a été fait », et l’on n’échappe guère à l’impression d’une redondance inutile, bien que la suite : « En lui (c’est-à-dire dans le Verbe) était la vie », offre un sens satisfaisant. Les plus anciens témoins présentent une coupure différente : « Ce qui a été fait était vie en lui », pour signifier, semble-t-il, que rien ne subsistait et ne vivait en dehors de lui. On reste un peu hésitant en face de cette double interprétation ; mais pour nous, le problème n’a qu’une importance secondaire. Il est assuré que saint Jean fait du Verbe l’auteur et le consommateur de toute vie et de toute lumière ; plus encore, il enseigne que le Verbe lui-même est la Vie et la Lumière. Ces deux mots doivent d’ailleurs être entendus au sens spirituel : la lumière est celle de la vérité, la vie celle de la grâce.

A la lumière s’opposent les ténèbres du monde qui sont à la fois incapables de la comprendre et de s’emdarer d’elle pour l’éteindre. Aussi continue-t-elle à briller parmi les hommes. Elle a d’abord été révélée par les prophètes ; elle a surtout été manifestée par Jean-Baptiste, qui est son grand, son principal témoin. Et c’est ainsi que, brusquement, l’évangéliste nous introduit en pleine histoire, sans cesser pourtant d’employer le langage abstrait qui caractérise son prologue. Désormais, il peut se hâter vers le dénouement qui tient tout entier dans cette petite phrase : « Et le Verbe s’est fait chair. » Le Verbe, c’est-à-dire l’instrument de la création, le Fils monogène de Dieu, le Dieu monogène, a pris notre humanité et il a habité parmi nous. Le mouvement de la pensée est le même que dans l’épître aux Philippiens : il descend du ciel sur la terre ; il va de l’éternité au temps ; mais saint Jean peut ajouter : « nous avons contemplé sa gloire », parce qu’il a été lui-même le témoin de Jésus et qu’il l’a vu élevé sur la croix d’où il devait attirer à lui tous les hommes.

Le Saint-Esprit n’est pas mentionné dans ce prologue où seuls Dieu et le Verbe jouent un rôle. Du moins, ce rôle est-il clairement exposé. Dieu unique, invisible : le Verbe, éternel, organe de la création, révélateur du Père, Dieu enfin. On s’est étonné qu’après avoir mis dans un tel relief la personne du Verbe, saint Jean ne l’ait plus jamais mentionnée au cours de l’Évangile. Mais tel n’était pas son but. Il avait à raconter une histoire, celle de Jésus-Christ. Il lui suffisait d’avoir montré qui était Jésus-Christ : le Verbe fait chair. Cette équation, une fois établie, pourquoi aurait-il employé encore un terme abstrait pour désigner le Maître qu’il avait tant aimé ? Au reste, si le nom de Verbe n’apparaît plus dans l’Évangile, la lumière et la vie ne cessent pas d’y tenir une très grande place. Jésus affirme qu’il est vie et lumière ; il ressuscite Lazare et guérit l’aveugle-né pour le démontrer. Ainsi le prologue se poursuit-il dans le récit ; le récit se relie-t-il étroitement au prologue.

2° Le Fils unique. —

A peine est-il besoin d’insister sur le témoignage que le quatrième évangile rend au Fils unique de Dieu. À tout instant, Jésus y affirme, dans les termes les plus clairs sa divinité. Il existe de toute éternité : « Abraham, votre père, a désiré ardemment voir mon jour ; il l’a vu et il a été rempli de joie… en vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je suis. » Joa., viii, 56-58. Personne ne. connaît son origine : « Mon témoignage est vrai, parce que je sais d’où je suis venu et où je vais ; mais vous ne savez ni d’où je viens, ni où je vais. » Joa., viii, 14. Il enseigne ce qu’il sait, ce qu’il a appris auprès du Père : « En vérité, en vérité, je te le dis, nous parlons de ce que nous savons ; nous attestons ce que nous avons vii, et vous ne recevez pas notre témoignage. Si je vous ai dit les choses de la terre et que vous ne croyiez pas, comment, si je vous dis les choses du ciel, croirez-vous ? Et nul n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. » Joa., iii, 11-13. « Vous êtes d’en bas et je suis d’en haut… je dis ce que j’ai vu chez mon Père ; et vous, vous faites ce que vous avez appris de votre père. » Joa., viii, 23, 38.

Du reste, les Juifs ne se trompent pas sur la valeur de ce témoignage : ils prennent un jour des pierres pour le lapider et déclarent : « Ce n’est pas à cause de tes bonnes œuvres que nous te lapidons, mais à cause de ton blasphème et parce que, étant un homme, tu te fais Dieu. » Joa., x, 33. Il est vrai qu’ils n’ont pas compris tout de suit « ’le sans profond dis paroles de Jésus. Dans l’évangile de saint Jean, tout autant que dans les Synoptiques, on trouve des traces d’un enseignement progressif, qui ne révèle que peu à peu les vérités les plus profondes. Mais, avant la fin de son ministère. Jésus s’est assez déclaré pour qu’aucune erreur ne soit plus permise et voilà pourquoi l’incrédulité des Juifs est un péché : « Si je n’étais pas venu et si je n’avais

pas parlé au milieu d’eux, ils n’auraient pas de péché, mais maintenant ils n’ont pas d’excuse sur leur péché… Si je n’avais pas fait au milieu d’eux les œuvres que j’ai faites, ils n’auraient pas de péchés ; mais maintenant ils ont vu ; et ils me haïssent, moi et mon Père. » Joa., xv, 22, 24.

Fils de Dieu, le Christ est la vie vivifiante. Il l’est, parce qu’il sauve ceux qui croient en lui : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde fût sauvé par lui. » Joa., iii, 17. Et le salut est d’abord la résurrection du dernier jour : « Je suis la résurrection et la vie : quiconque croit en moi, même s’il est mort, vivra, et quiconque vit et croit en moi ne mourra pas éternellement. » Joa., xi, 26. « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. » Joa., vi, 51-52. Mais il y a plus, car la vie dont parle Jésus n’est pas seulement celle de la gloire dans le ciel, c’est aussi celle de la grâce sur la terre. « C’est la vie éternelle qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » Joa., xvii, 3. Nul ne vit de cette vie spirituelle s’il ne demeure attaché au Christ : « Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron. Toute branche qui ne porte pas de fruit en moi, il l’ôtera ; et celle qui porte du fruit, il la taillera, pour qu’elle porte encore plus de fruit… Comme la branche ne peut pas porter de fruit par elle-même, si elle ne demeure attachée à la vigne, vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. Je suis la vigne et vous êtes les branches : celui qui demeure en moi et moi en lui porte beaucoup de fruit ; car sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Joa., xv, 1-5.

Comme il est la vie vivifiante, le Christ est la lumière illuminante : « Je suis la lumière du monde : celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie. » Joa., viii, 12 ; cf. ix, 5. Il est venu pour apporter la lumière : « Encore un peu de temps, la lumière est au milieu de vous. Marchez pendant que vous avez la lumière, pour que les ténèbres ne vous saisissent pas, car celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va. Pendant que vous avez la lumière, croyez à la lumière, pour être des enfants de lumière. » Joa., xii, 35-36. Malheur à ceux qui préfèrent l’obscurité de la nuit : « Car voici le jugement : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » Joa., m, 19-20. Par contre « celui qui fait la vérité vient à la lumière afin que ses œuvres soient manifestes et qu’on voie qu’elles ont été faites en Dieu. » Joa., iii, 21.

3° Le Père et le Fils. —

Entre le Fils unique et le Père, quelles sont les relations ? Il faut noter d’abord que le Père envoie le Fils et que celui-ci est un envoyé. Les Synoptiques nous l’apprenaient déjà et saint Jean confirme leur témoignage. Par suite, le Fils dépend du Père : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de parfaire son œuvre. » Joa., iv, 34. « Le Père ne me laisse pas seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. » Joa., viii, 29. « Je n’ai pas parlé de moi-même, mais le Père qui m’a envoyé m’a prescrit lui-même ce que je devais dire et prêcher, et je sais que son précepte est la vie éternelle ; aussi ce que je prêche, je le prêche selon que mon Père me l’a dit. » Joa., xii, 49-50. « Si vous gardez mes commandements, vous restez dans mon amour, de même que j’ai gardé les commandements de mon Père et que je reste dans son amour. » Joa., xv, 10. « Père, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, comme tu lui as donné pouvoir sur toute chair, afin qu’à tous ceux que tu lui as donnés, il donne la vie éternelle. » Joa., xvii, 1-2.

Ces textes sont relatifs à l’activité du Verbe incarné. Mais il en est d’autres qui décrivent l’activité du Verbe dans la vie divine et qui la subordonnent tout autant au Père : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, à moins qu’il ne le voie faire au Père, car ce que celui-ci fait, le Fils le fait semblablement. » Joa., v, 19-23. « De même que mon Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par mon Père, ainsi celui qui me mange vivra lui aussi par moi. » Joa., vi, 57. En tout ce qu’il fait, en tout ce qu’il est, le Fils est donc dans la dépendance du Père ; si bien que finalement, Jésus déclare : « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi. » Joa., xiv, 28.

Les ariens, au IVe siècle, ont naturellement exploité cette dernière affirmation pour enseigner que le Verbe était absolument subordonné à son Père et que, si celui-ci méritait seul le titre de Dieu, le Verbe devait être regardé tout au plus comme un Dieu secondaire, sinon comme la plus ancienne des créatures. Une telle explication ne saurait être admise, car elle ne tient pas compte d’autres textes, tout aussi clairs et tout aussi affirmatifs, qui mettent en relief l’unité du Christ et de son Père.

Les circonstances mêmes dans lesquelles le Sauveur insiste sur cette unité sont particulièrement solennelles : nous sommes arrivés aux dernières heures de la vie du Sauveur, et celui-ci s’abandonne à des entretiens intimes avec ses apôtres. Comment pourrait-il leur donner le change sur le sens de ses paroles ? Or voici ce que nous lisons : « Je suis la voie, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père sinon par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi le Père ; et bientôt vous le connaîtrez et vous l’avez vu. Philippe lui dit : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. » Jésus lui dit : « Depuis si longtemps je suis avec vous et vous ne me connaissez pas ? Philippe, celui qui me voit, voit aussi le Père. Comment me dis-tu : montre-nous le Père ? Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; car le Père qui demeure en moi, c’est lui qui fait les œuvres. Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » Joa., xiv, 6-11. Tous les mots de ce remarquable passage mériteraient d’être examinés à loisir. Sans doute, personne n’a jamais vu Dieu ; et le Fils est venu pour le faire connaître au monde. Cependant, celui qui voit le Fils voit aussi le Père, car on ne peut les séparer l’un de l’autre. Ils ne sont pas seulement l’un avec l’autre ; ils sont l’un dans l’autre, sans se confondre cependant dans l’unité d’une seule personne. Le Père et le Fils agissent toujours de concert. Les œuvres du Père sont les œuvres du Fils, non pas seulement parce que ce dernier ne fait rien de lui-même, mais surtout parce que le Fils et le Père n’agissent pas l’un sans l’autre et que le Père agit dans le Fils et par le Fils, instrument de la création et de l’administration du monde. Ils sont deux personnes, bien distinctes ; mais leurs œuvres sont communes à l’un et à l’autre.

La même idée se retrouve dans la prière sacerdotale : « Père saint, garde-les dans ton nom, ceux que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous… Je ne te prie pas seulement pour eux mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole : que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi ; qu’ainsi ils soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé ; et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux, et toi en moi : qu’ils soient con

sommés dans l’unité, afin que le monde sache que tu m’as envoyé et que tu les as aimés, comme tu m’as aimé. » Joa., xvii, 11, 20-23. L’unité que le Christ demande pour ses fidèles n’est pas seulement l’union des cœurs et des volontés dans une même foi et un même amour, l’union morale des membres d’une même association ; c’est une unité réelle, qui trouve son expression dans la doctrine du corps mystique, telle que l’expose saint Paul : ainsi les croyants ne peuvent-ils pas être séparés les uns des autres, et celui qui briserait l’unité se rendrait coupable d’une faute à l’égard du Christ lui-même dont il couperait un membre. L’unité du Père et du Fils est encore plus étroite ; elle est proposée comme un modèle, mais il ne saurait être question pour des hommes de réaliser un pareil idéal. Le Père est dans le Fils comme le Fils est dans le Père ; de telle sorte qu’il y a réciprocité complète.

Comment alors, et dans ce même contexte des discours après la Cène, Jésus a-t-il pu dire que le Père est plus grand que lui ? Simplement parce qu’il est le Père. Il y a, dans le titre de Père, une dignité unique et intransmissible. Le Père est le principe, la source, la racine de toute vie divine. On dira plus tard que, seul, il est inengendré. Le Fils vient de lui : certainement, il est dès le commencement. Il n’est pas une créature. Il n’a jamais cessé d’être avec le Père, de faire les œuvres du Père, d’être dans le Père. Mais il n’est que le Fils ; et son nom aussi marque, en quelque manière, une sujétion, une subordination, une infériorité. Sujétion, subordination, infériorité, qui n’ont rien de réel assurément : puisque du Père au Fils, du Fils au Père il y a un courant ininterrompu de vie et d’amour et qu’il est tout aussi impossible de concevoir le Père sans le Fils que le Fils sans le Père. Cela suffit pourtant pour que le Père soit plus grand. Et la supériorité du Père se manifeste au moment de l’incarnation, de manière plus sensible, puisque alors c’est le Père qui envoie et le Fils qui est envoyé. Seul le Verbe s’est fait chair. L’incarnation et la rédemption sont des mystères particuliers au Fils.

4° L’Esprit-Saint. —

La doctrine johannique de l’Esprit-Saint est des plus riches et des plus cohérentes ; et elle est à peu près exclusivement exposée dans les discours après la Cène. Pendant tout son ministère public, Jésus ne parle jamais de l’Esprit-Saint. Il insiste, il est vrai, sur la spiritualité de Dieu : « Dieu est esprit, et il veut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité », Joa., iv, 24 ; sur l’intelligence spirituelle de ses enseignements : « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien ; les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie », Joa., vi, 63 ; sur la renaissance spirituelle : « En vérité, en vérité, je te le dis, quiconque ne naît pas de l’eau et de l’esprit ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu ; ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’esprit est esprit. » Joa., m. 5-6. Mais il n’est pas question en tout cela de la personne de l’Esprit-Saint. Un seul passage fait allusion à sa mission. Au dernier jour de la fête des Tabernacles, Jésus déclare en effet : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ; celui qui croit en moi, ainsi que dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive sortiront de son sein. » Joa., vii, 37-38. On reconnaît ici le souvenir du rocher mystérieux dont jadis avaient coulé des torrents d’eau vive. Mais quelle est cette eau que Jésus promet à ses disciples ? L’évangéliste l’explique : « Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croyaient en lui, car l’Esprit n’était pas encore, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. » Joa., vii, 30. La Vulgate glose ici le texte grec rivant : noiuhim enim erat Spirilux dalus ; on ne peut Cependant pas dire qu’elle fournisse une interprétation inexacte. L’Esprit Saint existait bien avant la Pentecôte ; mais il n’avait pas encore été manifesté ; nul, en dehors de Jésus, sur qui il s’était reposé au jour de son baptême, Joa., i, 32-33, ne l’avait reçu parmi les disciples ; et pourquoi serait-il venu puisque le Verbe était au milieu des hommes pour les éclairer et les vivifier, c’est-à-dire, en définitive, pour accomplir l’œuvre qui devait être la sienne après la passion et la résurrection ?

Dans les discours après la Cène, Jésus, par contre, explique dans le détail le rôle du Saint-Esprit dans l’Église. Nous pouvons relire tous les passages qui le précisent : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements et moi je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour qu’il soit toujours avec vous, l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit ni ne le connaît ; mais vous, vous le connaîtrez, parce qu’il demeurera en vous et qu’il sera en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins ; je viendrai vers vous. Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus ; mais vous me verrez, parce que je vis et que vous vivrez. » Joa., xiv, 15-19. « Je vous ai dit ces choses pendant que je demeurais avec vous ; mais le Paraclet, l’Esprit-Saint que le Père enverra en mon nom, c’est lui qui vous apprendra tout et qui vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » Joa., xiv, 25-26. « Quand sera venu le Paraclet, que je vous enverrai de la part du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, celui-là rendra témoignage de moi. » Joa., xv, 26. « Je vous dis la vérité : il vous est utile que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais, si je m’en vais, je vous l’enverrai ; et quand il sera venu, il convaincra le monde de péché, de justice et de jugement… Quand sera venu l’Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité, car il ne parlera pas de lui-même, mais il vous dira tout ce qu’il a entendu et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, car il prendra du mien et vous l’annoncera. Tout ce qu’a le Père est à moi : c’est pourquoi je vous ai dit qu’il prendra du mien et vous l’annoncera. » Joa., xvi, 7-15.

Ainsi l’Esprit-Saint, l’Esprit de vérité, est destiné à remplacer Jésus auprès des siens. L’annonce de la passion prochaine a rempli les apôtres de tristesse. Leur maître les console ; il ne les laissera pas orphelins ; il leur enverra un autre Paraclet, c’est-à-dire un avocat, un intercesseur, un consolateur, différent de lui, mais étroitement uni à lui et capable d’éveiller dans les âmes, mieux que le souvenir, la pleine intelligence de ses paroles. Pour saisir la portée de cette, promesse, il suffit de rappeler qu’à plusieurs reprises saint Jean rapporte que lui-même et ses frères n’avaient pas compris l’enseignement de Jésus, mais qu’ils en pénétrèrent le sens un certain temps après : c’est que l’Esprit les avait alors éclairés de sa lumière.

L’Esprit est envoyé, comme le Verbe Pavait été : c’est tantôt le Père, tantôt Jésus lui-même qui sont dits les auteurs de la mission. Mais, en toute hypothèse, le Père est au point de départ ; car l’Esprit procède du Père ; et si Jésus l’envoie, c’est de la part du Père. On ne dit pas qu’il viendra d’une manière visible ; le contraire est même supposé, car il n’est pas destiné à s’incarner et il se contentera d’habiter dans les âmes des fidèles. Mais ces âmes, il les éclairera et les transformera par son action. Aucun temps n’est fixé pour la durée de son intervention dans les âmes ; et cela aussi est naturel, car il viendra tout le temps que Jésus lui-même sera absent de l’Église, C’est-à-dire jusqu’à la fin du monde.

Si quelques passages peuvent laisser croire, lorsqu’on les isole de leur contexte, que l’Esprit est Identique au Christ glorifié, — Jésus ne dit il pas qu’il ne laissera pas les apôtres orphelins mais qu’il viendra vers eux ? — il ne faut pas être dupe de 068 expressions. En réalité, l’Esprit est distinct de Jésus, comme Jésus

est distinct du Père. Mais l’Esprit ne vient pas en qui ne possède pas le Fils et la venue du Père dans les âmes est liée indissolublement à celle du Fils : « Si quelqu’un m’aime, dit Jésus, il gardera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » Joa., xiv, 23. Indissoluble est l’unité des trois personnes divines, bien qu’elles ne se confondent pas l’une avec l’autre.

Il est remarquable que, d’une façon générale, « les relations du Fils et de l’Esprit sont celles du Père et du Fils. Le Fils est le témoin du Père ; de même l’Esprit rend témoignage au Fils ; il glorifie le Fils de même que le Fils glorifie le Père. Le Fils ne dit rien de lui-même, mais seulement ce que le Père veut qu’il dise ; ainsi l’Esprit ne parlera pas de lui-même, mais dira tout ce qu’il aura entendu : il prendra du mien, ajoute Jésus et il vous l’annoncera. Enfin, de même que le Fils est envoyé par le Père, l’Esprit est envoyé par le Fils… Au reste, cette analogie n’est pas telle qu’elle ne comporte des différences essentielles : la filiation caractérise les relations du Fils et du Père ; elle n’apparaît jamais dans la théologie de l’Esprit. Le Père est l’unique principe du Fils ; il n’en est pas ainsi du Fils vis-à-vis de l’Esprit : le Fils envoie l’Esprit, mais de la part du Père, Joa., xv, 26 ; il dit : L’Esprit prendra du mien, mais il ajoute : tout ce qu’a le Père est à moi, et c’est pourquoi je disais qu’il prendra du mien. Ainsi, même dans ses relations avec l’Esprit, le Fils est dépendant du Père. C’est de lui qu’il reçoit tout ce qu’il réserve à l’Esprit. Le Père est ici, comme partout, le principe premier et souverainement indépendant. » J. Lebreton, op. cit., t. i, p. 537.

5° L’Apocalypse.

Les épîtres de saint Jean n’ajoutent rien au témoignage du IVe évangile. Le seul passage important est le célèbre verset des trois témoins : » Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et l’Esprit-Saint, et ces trois sont un. » I Joa., v, 7 ; mais l’authenticité de ce verset n’est plus acceptée par aucun critique : l’Église grecque n’a jamais connu ni utilisé le verset en question avant le IVe concile du Latran en 1215 ; et, dans l’Église latine, son plus ancien témoin assuré est le premier traité priscillianiste de Wurzbourg : c’est de l’Espagne qu’il s’est répandu dans le monde latin et qu’il a pénétré petit à petit dans la Vulgate. On ne saurait donc utiliser la formule si précise qu’il contient comme d’origine johannique. Cf. K. Kûnstle, Das Comma joanneum au} seine Herkunft untersucht, Fribourg-en-B. , 1905.

L’Apocalypse par contre est intéressante à étudier, parce que le voyant de Patmos se fait en quelque sorte l’interprète de l’Église chrétienne dont il décrit les destinées glorieuses. On a, depuis longtemps, remarqué l’allure liturgique des hymnes d’action de grâces qu’il place dans la bouche des vieillards ou des anges : non pas que ces hymnes aient été chantées telles quelles dans les communautés, mais qu’on y ait connu des hymnes toutes pareilles d’accent. Plus peut-être que les autres livres du Nouveau Testament, l’Apocalypse nous révèle l’état d’âme des fidèles et nous permet de pénétrer leurs croyances. En l’écrivant, l’apôtre saint Jean fait écho aux inquiétudes, aux craintes, mais aussi aux espérances de tous ses frères ; il est la grande voix qui recueille, pour les faire entendre jusqu’au ciel, les murmures de l’Église.

Au point de départ, il y a d’abord la foi en Dieu, unique et tout puissant : le Dieu saint, véritable et juste, le Dieu fort, le Dieu vivant, l’alpha et l’oméga, le principe et la fin ; celui qui a été, qui est et qui vient ; le roi, le maître, le créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu’ils renferment ; le juge et le vengeur, que tous doivent craindre et adorer, tel est le Dieu auquel les chrétiens rendent ici-bas leurs hommages et devant lequel se prosternent au ciel les vingt-quatre vieillards et les myriades de myriades d’anges.

Mais à côté de lui est le Christ, qui est le maître des rois de la terre, Apoc, i, 5 ; le roi des rois et le seigneur des seigneurs, xvii, 14 ; xix, 16 ; qui tient les clefs de la mort et de l’enfer, i. 8 ; qui peut seul ouvrir les sceaux du livre divin, v, 5 ; qui est, comme Dieu, le principe et la fin, le premier et le dernier, l’alpha et l’oméga ; qui, comme Dieu, est le saint et le véritable, scrute les reins et les cœurs, fait mourir et arrache à l’enfer. L’écrivain inspiré ne confond pas le Christ avec son Père, comme on l’a prétendu quelquefois ; mais il sait que le Christ, lui aussi est Dieu et qu’il a droit à des honneurs divins : » Digne est l’agneau immolé de recevoir la puissance et la richesse et la sagesse et la force et l’honneur et la gloire et la louange. » v, 12.

Si le Christ apparaît au voyant dans l’éclat de sa gloire, on n’oublie pas de rappeler qu’il a vécu ici-bas et qu’il y a souffert. Le nom d’agneau qui lui est donné et qui se réfère à la prophétie du serviteur de Jahvé, est très caractéristique : c’est dans la posture d’un agneau immolé que le Christ se manifeste et ce sont ses souffrances qui lui ont valu le triomphe : « Le vainqueur, je lui donnerai de s’asseoir avec moi sur mon trône, de même que j’ai vaincu et que je me suis assis avec mon Père sur son trône. » iii, 21.

D’autres images d’ailleurs expriment encore la pensée de saint Jean ; telle celle du cavalier, nommé fidèle et véritable, qui monte le cheval blanc : « Il portait écrit un nom que nul autre que lui ne connaît et il était couvert d’un manteau teint de sang, et son nom est le Verbe de Dieu. Et les armées du ciel le suivaient sur des chevaux blancs, vêtus de lin blanc et pur. De sa bouche sort une épée aiguë pour frapper les nations, et lui-même les régira avec une verge de fer… et il a sur son manteau et sur sa cuisse un nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs. » xix, 11, 16. Le nom de Verbe qui est employé ici mérite d’être souligné, car, en dehors de l’évangile de saint Jean, il ne paraît nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. On s’est étonné, à juste titre, de rencontrer un terme d’allure philosophique dans le récit d’une merveilleuse chevauchée. Il est tout aussi remarquable de le rencontrer sans explication d’aucune sorte, comme s’il était entré de plain pied dans le vocabulaire chrétien ; et l’on songe, pour en trouver l’origine, au texte de la Sagesse : « Ton verbe tout-puissant s’élança des cieux, du trône royal, comme un guerrier terrible au milieu d’une terre de mort, portant comme un glaive aigu ton irrévocable décret. » Sap., xviii, 15. Est-ce vraiment à ce passage qu’a songé saint Jean ? on ne le sait trop. En toute hypothèse, il faut renoncer à chercher chez Philon ou chez aucun des philosophes le point de départ de la grande vision.

L’Esprit-Saint tient peu de place dans l’Apocalypse ; et toujours il est simplement désigné sous le nom d’Esprit. Il est une personne qui parle, qui ordonne, qui révèle. Chacune des lettres aux sept Églises se termine par la même invitation : « que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux Églises », ii, 7, 11, 17, 29 ; m, 6, 13, 22. Ailleurs, le voyant entend une voix du ciel qui dit : « Écris : bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur. Oui, dit l’Esprit, afin qu’ils se reposent de leurs travaux. » xiv, 13. Ailleurs encore : « l’Esprit et l’époux disent : viens… Et celui qui atteste tout cela dit : Oui, je viens bientôt. » xxii, 17-20. L’Esprit n’est pas identique à Jésus ; mais c’est l’Esprit de Jésus qui se fait entendre. Entre l’Esprit et Jésus, les relations sont extrêmement étroites ; si bien que c’est par l’Esprit que Jésus communique ses paroles à l’Église.

On le voit, cet enseignement est moins précis, moins complet que celui de l’Évangile. On ne saurait en être surpris. Le genre apocalyptique à lui seul suffit à exclure les précisions d’ordre théologique : ce ne sont pas des visions qui peuvent le mieux traduire les mystères de la vie divine et, lorsque saint Jean rapporte les révélations merveilleuses dont il a été le témoin, il ne songe pas à s’exprimer complètement sur les relations entre le Christ et son Père, mais simplement à faire connaître à ses frères ce qu’il vient d’apprendre concernant la ruine de Rome et la fin du monde. Dans l’évangile au contraire, lorsqu’il rappelle les discours de Jésus, il peut dire, en toute fidélité, ce que lui a enseigné le Maître, non plus sur des événements extérieurs, mais sur lui-même et sur ses relations avec le Père. Il est normal qu’il parle alors en détail des mystères divins.

V. conclusion.

Lorsqu’on quitte le Nouveau Testament, on ne peut s’empêcher d’emporter une impression de paix, de lumière et de vie, qui est profondément bienfaisante. Grâce à la révélation de Jésus, nous avons appris à connaître le Père, le Fils, l’Esprit Saint. Que de progrès accomplis depuis les livres, si beaux pourtant et si prenants, de l’Ancien Testament. Aux demi-teintes a succédé la pleine lumière. L’aube a fait place au grand soleil. Là où nous n’avions que des pierres d’attente, le monument s’est élevé, aussi majestueux que solide. Sans doute, le mystère reste inaccessible à notre raison, mais il ne saurait en être autrement, puisqu’il s’agit des réalités ineffables que l’œil de l’homme n’a pas vues, que son oreille n’a point entendues.

En même temps, cet enseignement du Nouveau Testament est extraordinairement concret. Ni les évangélistes, ni saint Paul, ni les autres, ne songent à employer des termes abstraits ; ils ne parlent pas de nature ni de personnes, ni de relations, ni de missions, ni de circumincession, ni de rien de semblable. Ils se contentent de nous conduire au Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est aussi notre Père, au Verbe de vie qui s’est fait chair, qui a habité parmi nous et dont nous avons vu la gloire, à l’Esprit de vérité qui rappelle et fait comprendre tout ce que Jésus a enseigné.

Au cours des siècles suivants, il faudra sans doute préciser ces notions. Lorsque des hérétiques se lèveront pour enseigner des doctrines nouvelles, pour contester la divinité du Fils ou celle de l’Esprit-Saint, pour mettre en danger l’unité de la Trinité, les Pères se verront obligés de forger un vocabulaire précis, de réfléchir de plus près aux vérités qu’on avait commencé par croire d’une foi inébranlable. Leur travail ne sera pas vain, loin de là. Mais il n’ajoutera rien à la doctrine elle-même, qui est désormais complète.