Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. III. Le témoignage des deux premiers siècles

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 38-48).

III. Le témoignage des deux premiers siècles.

Les deux premiers siècles de l’Église nous restent mal connus. Rares sont les documents qui nous renseignent sur leur histoire ; et la plupart de ceux que nous possédons sont des écrits de circonstance, destinés soit à répondre à des problèmes particuliers, soit à défendre le christianisme contre les païens ou contre les Juifs. Plusieurs de ces ouvrages sont d’ailleurs l’œuvre de docteurs privés, c’est-à-dire étrangers à la hiérarchie ecclésiastique et écrivant sous leur propre responsabilité : il est presque évident qu’on ne saurait accorder à de tris ouvrages la même autorité qu’à des livres composés par des évêques, responsables devant Dieu des âmes dont ils ont la charge et gardiens authentiques de la doctrine traditionnelle.

S’il est vrai, d’ailleurs, que, la plupart du temps, le dogme a progressé sous l’influence des hérésies qui, en s’opposant à la vérité, obligeaient les docteurs et les évêques à approfondir de plus en plus la doctrine révélée, il faut ajouter que les deux premier ! siècles n’ont pas fourni d’occasion favorable à un tel travail.

Le gnosticisme, qui obtint en de larges milieux, un large crédit, n’est guère autre chose, au fond, qu’un système païen qui accorde une place, parmi ses éons, au personnage de Jésus. La Trinité n’est pas même en cause dans les élucubrations de Basilide, de Valentin et de leurs disciples ; le Dieu inconnu et transcendant qui plane au-dessus du monde n’a aucun rapport avec le Père céleste révélé par Jésus ; et les relations de Jésus lui-même avec ce Dieu mystérieux sont définies en termes mythologiques, si bien qu’il devient impossible de reconnaître sous ces déguisements le Sauveur du monde.

Le marcionisme est plus simple et plus cohérent, puisqu’il se contente d’opposer au Dieu créateur, caractérisé par une justice aveugle et inexorable, le Dieu bon, étranger au monde et manifesté par Jésus ; et l’on sait que, si Marcion rejetait, avec tout l’Ancien Testament, la plus grande partie du Nouveau, se contentant de garder l’évangile de saint Luc et les épîtres de saint Paul, après avoir du reste revu et corrigé ces écrits, il prétendait bien être un véritable chrétien. Mais la lutte contre le marcionisme a porté sur son dualisme fondamental, sans qu’il soit possible de dire que le dogme trinitaire y ait été vraiment intéressé. À bien des égards, du point de vue qui nous retient ici, il faut dire que, jusqu’à la fin due siècle, l’Église n’a pas eu à défendre le dogme de la Trinité, mais qu’elle a joui à son égard d’un tranquille état de possession.

I. Les documents officiels.

Il est naturel de commencer notre exposé par le rappel des documents officiels, puisque ce sont eux qui expriment le mieux la foi de l’Église. Si rares que soient ces documents pour les premiers siècles, ils ne sont pourtant pas inexistants. Nous aurons ainsi à tenir compte de la liturgie baptismale ; des règles de foi ; de la prière chrétienne.

1° La liturgie baptismale.

Le baptême est administré au nom des trois personnes divines. Nous ne savons pas au juste à quelle époque remonte la Doctrine des apôtres (Didachè), ni dans quelle mesure on peut faire fond sur son témoignage. Il paraît cependant indubitable qu’elle représente une tradition, lorsqu’elle déclare : « En ce qui concerne le baptême, baptisez ainsi : après avoir enseigné tout ce qui précède, baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, dans l’eau vive. Si tu n’as pas d’eau vive, baptise dans une autre eau ; si tu ne peux le faire dans l’eau froide, baptise dans l’eau chaude ; si tu n’as ni de l’une ni de l’autre, verse sur la tête trois fois de l’eau, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Didachè, vii.

Un peu après 150, saint Justin le philosophe donne une description analogue : « (Ceux qui doivent être baptisés) sont conduits par nous au lieu où est l’eau, et là, de la même manière que nous avons été régénérés nous-mêmes, ils sont régénérés à leur tour. Au nom de Dieu, le Père et le maître de toutes choses, et de notre Sauveur Jésus-Christ, et du Saint-Esprit, ils sont alors lavés dans l’eau… Pour que nous ne restions pas enfants de la nécessité et de l’ignorance, mais de l’élection et de la science, pour que nous obtenions la rémission de nos fautes passées, on invoque dans l’eau, sur celui qui veut être régénéré et qui se repent de ses péchés, le nom de Dieu, le Père et le maître de l’univers. .. et c’est aussi au nom de Jésus-Christ, qui fut crucifié sous Ponce-Pilate, et au nom de l’Esprit-Saint, qui a prédit par les prophètes toute l’histoire de Jésus qu’est lavé celui qui doit être illuminé. » Apol., i, 61.

Enfin, vers 180, saint Irénée reprend, en la commentant, la description de la liturgie baptismale : « Voici ce que nous assure la fol, telle que les presbytres, disciples dei apôtres, nous l’ont transmise, t.. ni d’abord, elle nous oblige à nous rappeler que nous avons reçu le baptême pour la rémission des péchés, au nom de Dieu le Père,

et au nom de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, qui s’est incarné, est mort et est ressuscité, et dans l’Esprit-Saint de Dieu… Quand nous sommes régénérés par le baptême qui nous est donné au nom de ces trois personnes, nous sommes enrichis dans cette seconde naissance des biens qui sont en Dieu le Père par le moyen de son Fils avec le Saint-Esprit. Car ceux qui sont baptisés reçoivent l’Esprit de Dieu, qui les donne au Verbe, c’est-à-dire au Fils, et le Fils les prend et les offre à son Père, et le Père leur communique l’incorruptibilité. Ainsi donc, sans l’Esprit, on ne peut voir le Verbe de Dieu, et sans le Fils, nul ne peut arriver au Père, puisque la connaissance du Père c’est le Fils, et la connaissance du Fils de Dieu s’obtient par le moyen de l’Esprit-Saint ; mais c’est le Fils qui, par office, distribue l’Esprit selon le bon plaisir du Père, à ceux que le Père veut et comme le Père le veut. » Démonstr., 3 et 7 ; trad. Barthoulot, dans P. O., t. xii, p. 758 sq.

Ce dernier passage est particulièrement intéressant, puisqu’il nous fait connaître le rôle des trois personnes divines dans l’œuvre de la sanctification. Toutes trois y collaborent, comme toutes trois ont été invoquées sur le néophyte au jour de son baptême ; et l’on discerne une certaine hiérarchie entre elles : le Saint-Esprit nous conduit au Fils, et le Fils nous conduit au Père. Ces formules ne nous sont pas étrangères ; elles développent seulement les enseignements du IVe évangile et saint Irénée les emploie, sans commentaire, dans un petit traité destine aux commençants. On peut voir, dans la simple netteté de ses affirmations la preuve que nous sommes ici en face d’une doctrine indiscutée dans l’Église.

2° Le symbole.

Les origines du symbole sont encore plus ou moins obscures. En toute hypothèse, il est assuré qu’avant la fin du Ier siècle, les principaux articles de la foi chrétienne étaient condensés en de brèves formules de foi et qu’on exigeait des candidats au baptême la récitation de ces formules pour bien s’assurer de leurs dispositions. Leur texte exact ne nous a pas été transmis, mais nous savons que le dogme trinitaire en formait l’armature.

Saint Justin par exemple résume ainsi, dans la première Apologie les principaux dogmes chrétiens : « Nous l’avouons, nous sommes les athées de ces prétendus dieux, mais non pas du Dieu très véritable, père de la justice, de la tempérance et des autres vertus, en qui ne se mélange rien de mal. C’est lui que nous vénérons, que nous adorons, que nous honorons en esprit et en vérité ; et aussi le Fils, venu d’auprès de lui et qui nous a enseigné cette doctrine, et l’armée des autres bons anges qui l’escortent et qui lui ressemblent et l’Esprit prophétique. » Apol., i, 6. De même un peu plus loin : « Nous ne sommes pas athées, nous qui vénérons le Créateur de cet univers… et nous vous montrerons aussi que nous avons raison d’honorer celui qui nous a enseigné cette doctrine et qui a été engendré pour cela, Jésus-Christ, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, gouverneur de Judée au temps de Tibère César ; on nous a appris à reconnaître en lui le fils du vrai Dieu, et nous le mettons au second rang, et, en troisième lieu, l’Esprit prophétique. » Apol., i, 1 3.

Il n’y a pas là des textes officiels, mais des allusions à de pareils textes ; et nous voyons que les trois personnes divines y sont mentionnées l’une après l’autre à leur rang. La mention des anges, entre le Fils et le Saint-Esprit peut nous étonner ; en réalité elle est appelée, dans la pensée de l’apologiste, par le nom d’ange du grand conseil donné au Fils et par le désir de ne rien omettre d’essentiel dans l’exposé de la doctrine : les anges servent le Fils et l’escortent ; ils doivent donc être mentionnés après lui ; mais il est évident qu’ils ne sauraient être mis au rang des personnes divines ou confondus avec elles. Les chrétiens n’adorent, au sens strict, que le Père, le Verbe et l’Esprit prophétique.

Saint Irénée, dans la Démonstration, vi, est plus détaillé : « Voici l’enseignement méthodique de notre foi, la base de l’édifice et le fondement de notre salut : Dieu le Père, incréé, inengendré, invisible. Dieu unique, créateur de tout ; c’est le premier article de notre foi. Quant au second article, le voici : c’est le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est apparu aux prophètes en la forme décrite dans leurs oracles et selon l’économie spéciale du Père ; (le Verbe) par qui tout a été fait et qui, dans la plénitude des temps, pour récapituler et contenir toutes choses, s’est fait homme, né des hommes, s’est rendu visible et palpable, afin de détruire la mort et de montrer la vie et de rétablir l’union entre Dieu et l’homme. Quant au troisième article, c’est le Saint-Esprit, qui a parlé par les prophètes, a enseigné à nos pères les choses divines et a conduit les justes dans la voie de la justice ; c’est lui qui, dans la plénitude des temps, a été répandu d’une manière nouvelle sur l’humanité, tandis que Dieu renouvelait l’homme sur toute la terre. » P. O., t. xii, p. 760.

Le Contra hæreses, I, ix, expose la même doctrine : « L’Église, bien qu’elle soit répandue dans tout l’univers jusqu’aux extrémités de la terre, a reçu des apôtres et de leurs disciples la foi en un seul Dieu, Père tout-puissant qui a fait le ciel et la terre et les mers et tout ce qui s’y trouve ; et en un seul Christ Jésus, le Fils de Dieu, qui s’est incarné pour notre salut, et en un Esprit-Saint, qui, par les prophètes, a annoncé les économies et les avènements et la naissance virginale et la passion et la résurrection d’entre les morts et l’ascension corporelle dans les cieux du bien-aimé Christ Jésus, notre Seigneur et sa parousie, quand, des cieux, il apparaîtra à la droite du Père pour tout restaurer et ressusciter toute chair de toute l’humanité… » P. G., t. vii, col. 545.

Ce dernier texte est remarquable à plus d’un titre. Les historiens du symbole ont surtout noté que les développements christologiques y prennent place après l’affirmation des trois personnes divines et se rattachent de manière plus ou moins naturelle, à l’article sur le Saint Esprit. Nous serons ici plutôt attentifs à la netteté du schéma trinitaire. Le Père, le Fils de Dieu, l’Esprit-Saint, tels sont les trois fondements inébranlables de la foi crue et enseignée dans toutes les Églises du monde.

Chez Tertullien, les formules abondent, et l’on n’a que l’embarras du choix, lorsqu’on ne peut toutes les citer et les commenter. Voici du moins celle qui figure dans Adversus Praxean, 2.

« Unum quidem Deum credimus, sub hac tamen dispensatione quam oîxovofjuav dicimus, ut unici Dei sit et Filius sermo ipsius, qui ex ipso processerit, per queni omnia facta sunt et sine quo factum est nihil. Hune missum a Pâtre in virginem, ex ea natum, hominem et Deum, fllium hominis et filium Dei, et cognominatum Jesum Christum ; hune passum, hune mortuum et sepultum secundum Scripturas et ressuscitatum a Pâtre et in cælo resumptum sedere ad dexteram Patris, venturum judicare vivos et mortuos ; qui exinde miserit, secundum promissionem suam, a Pâtre Spiritum sanctum Paracletum, sanctificato. -em fidei eorum qui credunt in Patrem et Filium et Spiritum Sanctum. Hanc regulam ab initio evangelii decucurrisse, etiam ante priores quosque hæreticos, neduin ante Praxean hesternum, probabit tum ipsa posteritas omnium hæreticonim quam ipsa novellitas Praxeæ hesterni. » P. L., t. ii, col. 157 ; cf. De preescriptione, 13 et 36 ; De virginibus velandis, 1 ; Adversus Praxean, 30 ; et pour le commentaire de ces formules, A. d’Alès, La théologie de Tertullien, p. 256 sq.

Enfin, la Tradition apostolique de saint Hippolyte nous fait connaître, avec précision, les interrogations auxquelles étaient soumis les candidats au baptême et les réponses qu’ils devaient faire au moment même de leur entrée dans l’Église :

« Tune descendat (baptizandus) inaquas ; presbyterautem manum suam capiti ejus imponat eumque interroget his verbis : « Credisne in Deum Patrem omnipotentem ? » et baptizandus dicat : « Credo » (et tune presbyter) manum habens in caput ejus impositam baptizet semel. Et postea dicat : « Credis in Ghristum Jesum, Filium Dei, qui natus « est de Spiritu Sancto ex Maria virgule et crucifixus sub « Pontio Pilato et mortuus est et sepultus et resurrexit die « tertia vivus a mortuis et ascenditincrelisetsedet addexteram Patris, venturus judicare vivos et mortuos ? » Et cum ille dixerit : « Credo », iterum baptizatur. Et iterum dicat : « Credis in Spiritu Sancto et sanctam Ecclesiam » et caruis resurrectionem ? » Dicat ergo qui baptizatur : « Credo », et sic tertia vice baptizetur. » D. H. Connolly, On the text oj the baptismal Creed o/ Hippolutus, dans Journal of theotogical studies, t. xxv, 1924, p. 102.

On pourrait citer d’autres textes encore. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la formule du symbole en tant que telle, mais la confession des trois personnes divines ; et nous constatons que, partout, elle forme l’élément central, celui autour duquel viennent s’agréger tous les autres. Il est possible que la forme définitive du symbole ait été obtenue par la jonction de deux textes plus primitifs, l’un trinitaire, l’autre christologique. En toute hypothèse, le schème trinitaire est essentiel. La foi chrétienne est d’abord la foi à la Trinité.

La prière.

S’il est vrai que la croyance s’exprime dans la prière et que la lex orandi permette de retrouver la lex credendi, il faudra s’attendre à retrouver, dans les anciennes prières chrétiennes, la mention des trois personnes divines. Il en est bien ainsi. Malheureusement les prières authentiques et de date assurée sont des plus rares. Leur témoignage ne peut être que fragmentaire. Comment cependant ne pas s’arrêter à la déclaration si formelle de saint Justin : « Celui qui préside les frères… rend louange et gloire au Père de toutes choses par le nom du Fils et du Saint-Esprit et il fait l’eucharistie… En toutes nos oblations, nous louons le créateur de l’univers par son Fils Jésus-Christ et par le Saint-Esprit. » Apol., i, 65 et 67. Non moins précise est l’affirmation de saint Hippolyte : « Qu’en toute bénédiction on dise : Gloire à toi, Père et Fils, avec l’Esprit-Saint. dans la sainte Église, et maintenant et toujours et dans tous les siècles des siècles. » Tradit. apostol., édit. Connolly, p. 176-177.

L’Église prie le Père, et c’est à lui d’abord que s’adressent les prières officielles, mais elle le prie par l’intermédiaire du Fils. Ainsi, dans la Didachè : Nous te rendons grâces, ô notre Père, pour la sainte vigne de David, ton serviteur, que tu nous a fait connaître par Jésus ton serviteur. Gloire à toi dans les siècles… A toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles. » Didachè, ix. Ainsi dans la lettre de saint Clément : « Que le Créateur de l’univers conserve intact le nombre compté de ses élus dans le monde entier par son Fils bien-aimé Jésus-Christ, par qui il nous a appelés des ténèbres à la lumière, de l’ignorance à la pleine connaissance de la gloire de son nom… Nous te proclamons par le grand-prêtre et le patron de nos âmes, Jésus-Christ, par qui soit à toi la gloire et la grandeur, et maintenant et dans toutes les générations et dans les siècles des siècles. » I Cor., lix, 2 ; lxi, 3.

Comme on le voit dans les exemples précédents, l’Esprit-Saint est parfois omis dans ces doxologies ; mais, le plus souvent, il y figure à sa place. Ainsi dans la prière de saint Polycarpe : « …Pour cette grâce et pour toutes choses, je te loue, Je te bénis, je te glorifie par l’éternel et céleste grand-prêtre, Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé. Par lui gloire soit à toi avec lui et le Saint-Esprit, maintenant et dans les siècles à venir. Amen », Martyr. Polyc, xiv. Ainsi dans l’hymne du soir, que cite saint Basile et dont l’usage était immémorial de son temps : « Joyeuse lumière de la gloire sainte et immortelle du Père céleste, saint et bienheureux Jésus-Christ, arrivés à l’heure du coucher du soleil et voyant apparaître l’astre du soir, nous chantons le Père, le Fils et le Saint-Esprit de Dieu. Tu es digne en tout temps d’être chanté par des voix saintes, Fils de Dieu, qui donnes la vie ; c’est pourquoi le monde te glorifie. » Basile, De Spiritu sancto, xxix, 73, P. G., t. xxxii, col. 205. Ainsi encore dans l’hymne du matin : « Gloire à Dieu dans les hauteurs et sur la terre paix, aux hommes bonne volonté (de Dieu). Nous te louons, nous te bénissons, nous t’adorons, nous te glorifions, nous te rendons grâces, pour ta grande gloire, Seigneur, roi céleste, Dieu Père tout-puissant, Seigneur Fils unique, Jésus-Christ et Saint-Esprit. » Ainsi, dans la prière de Clément d’Alexandrie qui termine le Pédagogue : « O Pédagogue, sois propice à tes enfants, Père, cocher d’Israël, Fils et Père, tous deux une seule chose, Seigneur… Accorde-nous de vivre dans ta paix, de transporter tous nos biens dans ta cité en traversant sans naufrage l’océan du péché, portés par la douce brise de l’Esprit-Saint, la sagesse ineffable ; de nuit, de jour, jusqu’au jour éternel, chantant un cantique d’actions de grâces à l’unique Père et Fils, Fils et Père, au Fils pédagogue et maître avec le Saint-Esprit. » Pœdag., iii, 12, P. G., t. viii, col. 680.

On pourrait multiplier les exemples. Mais à quoi bon ? ceux qui précèdent suffisent amplement, semble-t-il, à montrer la place que tient la Trinité dans la prière chrétienne.

II. LES PÈRES APOSTOLIQUES. —

Nous devons maintenant remonter quelque peu en arrière pour reprendre l’étude des témoignages particuliers, c’est-à-dire de ceux dans lesquels s’exprime davantage l’opinion personnelle des écrivains. Les premiers, parmi ceux que nous avons à entendre sont les Pères apostoliques. Parmi eux, saint Clément de Rome, saint Ignace d’Antioche, saint Polycarpe de Smyrne, ont une autorité spéciale : ce sont des évoques, des disciples des apôtres, des représentants de la tradition. Au contraire, le pseudo-Barnabe, Hermas, l’auteur inconnu de la Didachè, ont moins d’importance, car, après tout, ils ne représentent guère qu’eux-mêmes, et le crédit qu’ils ont pu obtenir à certains moments, dans une partie de l’Église, s’explique surtout par des considérations extrinsèques.

Clément de Rome.

Dans sa lettre aux Corinthiens, saint Clément n’a pas l’occasion d’expliquer le dogme de la Trinité. Mais il parle souvent des trois personnes divines : Dieu le Père est le créateur et le conservateur de l’univers ; c’est lui qui a fait toutes choses et qui les conserve par sa puissance ; il est compatissant et bienfaisant et il a des entrailles miséricordieuses pour ceux qui le craignent. Le Christ est le Sauveur qui nous a rachetés par son sang, le Maître dont l’enseignement nous conduit à la vie, le grand-prêtre de nos offrandes, le protecteur et l’aide de notre faiblesse ; l’Esprit-Saint est l’inspirateur des prophètes, le sanctificateur des âmes, le guide de l’Église.

La Trinité elle-même apparaît rarement dans la lettre. Il faut cependant retenir l’attention sur la formule de serment par laquelle Clément confirme son exhortation morale. « Acceptez notre conseil et vous ne vous en repentirez pas, car aussi vrai que Dieu vit et que vit le Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit, la foi et l’espérance des élus, celui qui accomplit avec humilité… les commandements donnés par Dieu, celui-là sera rangé et compté au nombre de ceux qui sont sauvés par Jésus-Christ. » / Cor., lviii, 2. Le serment est prononcé au nom de Dieu qui le confirme et en devient le témoin : ici les trois personnes divines sont appelées en témoignage ; elles sont placées sur le pied d’égalité, si l’on peut dire, et ensemble elles ne .ont qu’un seul Dieu.

En d’autres passages, on rencontre encore la mention des trois personnes divines : « Les apôtres donc, ayant reçu les instructions (du Christ) et pleinement convaincus par la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et affermis par la parole de Dieu, avec l’assurance du Saint-Esprit, partirent pour annoncer la bonne nouvelle. » I Cor., xlii, 3. « N’avons-nous pas un seul Dieu et un seul Christ et un seul Esprit de grâce répandu sur nous, et n’y a-t-il pas une seule vocation dans le Christ ? » I Cor., xlvi, 6. L’auteur ne s’arrête pas à discuter ces formules toutes simples. Elles expriment la foi traditionnelle et ne présentent à ses yeux aucune difficulté.

Ignace d’Antioche.

Saint Ignace est une âme de feu. Ses lettres, écrites sur le chemin du martyre, respirent d’un bout à l’autre l’enthousiasme et l’amour. Le témoignage qu’elles nous apportent n’est pas celui d’un calme théologien, écrivant dans le silence de sa bibliothèque, mais celui d’un mystique qui aspire de toutes ses forces à être uni au Christ, son inséparable vie.

On ne trouve, dans ces lettres, que de rares mentions des trois personnes divines unies dans la même formule. Les textes essentiels sont ceux de la lettre aux Magnésiens, xiii, 1-2 : « Ayez donc soin de vous tenir fermement attachés aux préceptes du Seigneur et des apôtres, afin de réussir en tout ce que vous entreprendrez selon la chair et l’esprit, en foi et en charité, dans le Père, le Fils et l’Esprit… Soyez soumis à l’évêque et les uns aux autres, comme Jésus-Christ, dans la chair, le fut à son Père et les apôtres au Christ, au Père et à l’Esprit, pour que votre union soit selon la chair et l’esprit. » On peut y ajouter un passage de la lettre aux Éphésiens, ix, 1 : « Vous êtes les pierres du temple du Père, préparées pour l’édifice que construit Dieu le Père, élevées jusqu’au faîte par la machine de Jésus-Christ, qui est sa croix, l’Esprit Saint servant de câble. » Le symbolisme peut paraître étrange. De notre point de vue, il n’en a que plus d’intérêt, parce qu’il montre à quel point s’imposait dans l’esprit de saint Ignace la pensée des trois personnes divines. Il fallait qu’elles trouvassent toutes les trois une place dans son imagerie, même au prix de quelque incohérence.

Le plus souvent, saint Ignace se contente pourtant de mentionner le Père et le Fils, alors que l’Esprit reste plutôt dans la pénombre. Nous n’avons pas à reprendre l’étude détaillée des textes, qui concernent plutôt la christologie que la théologie trinitaire. Il faut cependant souligner que, pour saint Ignace, d’une part le Christ est véritablement Dieu et d’autre part le Fils est véritablement distinct du Père, car ces deux points ont fait difficulté.

Le Christ est vraiment Dieu : nombreux sont les passages où saint Ignace lui donne ce titre : Ephes.’, inscr. ; i, 1 ; vii, 1 ; xv, 3 ; xviii, 2 ; xix, 2 ; Trall., vii, 1 ; Rom., inscr. ; iii, 3 ; vi, 3 ; Philad., vi, 3 ; Smyrn., i, 1 ; x, 1 ; Polyc, viii, 3. Peut-être même pourrait-on dresser une liste plus imposante. S’il est vrai que le plus souvent le saint martyr, en parlant du Christ, le qualifie de : « mon Dieu », ou de : « notre Dieu », l’adjonction d’un adjectif possessif ne doit pas être interprétée comme une restriction dans l’affirmation de la divinité, mais comme une marque de tendresse et de confiance. Ce n’est d’ailleurs pas par l’incarnation que le Christ est devenu Dieu, car il existait sans commencement : « Il n’y a qu’un médecin, chair et esprit, ayant un commencement et n’en ayant pas, Dieu devenu en chair, vie véritable dans la mort, né de Marie et de Dieu, d’abord passible et puis impassible, Jésus-Christ, Notre-Seigneur. » Ephes., vii, 1. Ce texte remarquable oppose nettement les deux états du Christ, avant et après l’incarnation. En tant qu’il est charnel, le Christ partage toutes nos infirmités : il est gennetos', il est mortel, il est né d’une femme, il est passible ; mais, en tant qu’il est spirituel, il est agennetos, il est la véritable vie, il est de Dieu, il est impassible ; disons sans hésitation, et plus simplement, il est Dieu.

Cependant, il est également distinct du Père. Quelques critiques, Loofs en particulier, prétendent que, selon saint Ignace, la distinction du Père et du Fils n’a commencé qu’à l’incarnation et que l’incarnation seule a fait du Christ le Fils de Dieu ; et ils croient en trouver la preuve dans quelques passages où l’évêque d’Antioche déclare que le Christ est pneumatikos enomenos to Patri Smyrn., iii, 3, ou encore que le Christ aneu tou Patros ouden epoiesen, enomenos on, , Magn., vii, 1. Il suffit de lire ces passages pour se rendre compte qu’ils se bornent à reprendre des affirmations chères à saint Jean : sans le Père, le Christ ne fait rien ; le Père et le Christ sont une seule chose. Ni saint Jean, ni l’Église n’ont songé à nier l’unité de Dieu qu’affirme fortement saint Ignace, mais ils n’ont pas davantage pensé que cette unité empêchât la distinction des personnes. L’évêque d’Antioche n’écrit-il pas d’ailleurs : « Jésus-Christ, avant les siècles, était près du Père, et à la fin il est apparu », Magn., vi, 1. Ou encore : « Il n’y a qu’un Dieu, qui s’est manifesté par Jésus-Christ, son Fils, qui est son Verbe, sorti du silence, qui a plu en tout à celui qui l’a envoyé. » Magn., viii, 2.

La lettre du pseudo-Barnabe.

— Nous n’avons pas grand-chose à dire sur la lettre de Barnabe, qui date, semble-t-il, de la première moitié du IIe siècle. Le but de l’auteur est de montrer que la propriété de l’Ancien Testament a passé des Juifs aux chrétiens et que seuls ces derniers ont désormais le droit de l’interpréter. Pour le faire correctement, ils devront employer la méthode allégorique : l’auteur donne de cette méthode de nombreux exemples.

Dans ces conditions, la théologie ne tient pas de place chez lui, et son langage, pour parler de Dieu et du Christ est celui du peuple chrétien : ne dit-il pas lui-même : « Pour moi, ce n’est pas comme un docteur, c’est comme l’un de vous que je vous présenterai quelques enseignements. » Barn., i, 8. Il lui arrive ainsi d’appliquer indistinctement au Père et au Fils les mêmes expressions, si bien qu’il est difficile de savoir de qui il veut parler : Dieu est le Seigneur du monde entier, mais le Christ aussi est le Seigneur du monde entier, xxi, 5 ; v, 5. L’inspiration des prophètes est rapportée tantôt au Maître, i, 7 ; tantôt au Fils, v, 6. Cela ne veut pas dire que Pseudo-Barnabé confonde le Père et le Fils, mais seulement qu’il croit de toute son âme à la divinité du Fils, car, en bien des endroits, il distingue nettement les deux personnes, par exemple lorsqu’il rappelle que Dieu a dit à son Fils dès la création du monde : « Faisons l’homme à notre image. » v, 5. Le Père et le Fils sont nommés à chaque instant le long de l’épître. Par contre l’Esprit-Saint y apparaît rarement : le seul passage à retenir est celui-ci : « Je vois en vous l’Esprit répandu sur vous par l’abondance de la source du Seigneur. » i, 3.

La deuxième épître de Clément.

Des remarques analogues peuvent être faites au sujet de l’homélie connue sous le nom de seconde lettre de Clément : écrit de catéchèse élémentaire, cette homélie ne prétend ni tout dire ni à plus forte raison tout expliquer.

Dès le début, l’auteur marque nettement sa position : « Frères, il nous faut considérer Jésus-Christ comme Dieu, comme juge des vivants et des morts, et il ne faut pas que nous ayons une pauvre idée de notre salut. Car si nous n’avons de Jésus qu’une pauvre idée, nous n’espérons recevoir de lui que peu de choses. » II Cor., I, 1. Cette affirmation est très claire : les chrétiens reconnaissent la divinité de Jésus et ils ne peuvent pas faire autrement, puisqu’ils le saluent du titre de Sauveur : que serait le salut si Jésus n’était pas Dieu ? Jésus est aussi le juge des vivants et des morts ; on reconnaît là un titre emprunté à la catéchèse apostolique et destiné à figurer dans le symbole.

On doit encore citer la doxologie finale : « Au Dieu unique et invisible, au Père de la vérité, à celui qui nous a envoyé le Sauveur et l’auteur de l’incorruptibilité et qui, par lui, nous a manifesté la vérité et la vie supracéleste, à lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen. » xx, 5. L’Esprit-Saint n’est pas mentionné ici, et c’est à peine si l’auteur de l’homélie y fait quelques allusions rapides. Son silence n’est pas pour nous étonner.

Le Pasteur d’Hermas.

De tous les Pères apostoliques, Hermas est assurément celui dont la théologie est la plus déconcertante : on a essayé parfois d’expliquer ses formules dans un sens acceptable et l’on y est parvenu non sans peine. Il est plus vraisemblable de penser que l’auteur du Pasteur ne se préoccupe guère de la précision des termes et qu’il se contente de parler un langage familier là où il faudrait faire attention aux formules. Homme privé, Hermas n’a d’ailleurs pas d’autre autorité que celle qui lui vient de son antiquité et du crédit dont ont joui ses visions dans quelques parties de l’Église ancienne. Si l’Egypte a cité le Pasteur avec éloges, si même quelques écrivains l’ont rangé parmi les livres inspirés, il ne faut pas oublier que, dès le début du IIIe siècle, Tertullien, devenu montaniste, il est vrai, en a parlé en termes sévères. Les opinions à son sujet ont toujours été discutées. Il ne nous sera pas interdit de tenir compte de ces divergences pour apprécier ses essais d’explications.

Le dogme monothéiste est fermement mis en relief par Hermas : « Avant tout, crois qu’il n’y a qu’un Dieu, qui a tout créé et consommé et a fait de rien toutes choses pour qu’elles existassent. » Mand., I, 1. Tel est le premier commandement ; tel est aussi le premier article du symbole. Le chrétien admet, avant toute autre chose, l’existence d’un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre. Et, dans tout l’ouvrage, c’est ce Dieu unique qui est mis en relief ; c’est à lui que vont les adorations et les louanges des fidèles. Jésus-Christ n’est même pas nommé dans le Pasteur, et l’on a expliqué cette omission étrange par l’atmosphère de suspicion dans laquelle vivaient les chrétiens de Rome au temps de la composition du livre et qui rendait dangereuse la seule mention du Christ. L’explication n’est pas invraisemblable ; encore faut-il ajouter que le prophète ne sent pas le besoin de s’appuyer sur le rôle historique du Sauveur et que ses regards sont bien plutôt orientés vers l’avenir que vers le passé.

Ce n’est pas à dire qu’Hermas se désintéresse de la spéculation proprement dite et, lorsqu’il en a l’occasion, il essaie, tant bien que mal, d’expliquer sa croyance. La cinquième parabole mérite une mention spéciale. L’auteur y raconte l’histoire d’une vigne dont le propriétaire a confié le soin à un serviteur fidèle et dévoué. Comme la vigne a prospéré sous la conduite de ce serviteur, le père, après avoir pris conseil de son fils, qui est aussi son héritier, et de ses amis, décide de l’adopter et de le faire cohéritier de son fils. Et voici le sens de la parabole : « Le champ c’est le monde. Le maître du champ est celui qui a tout créé et tout achevé et confirmé ; le fils est le Saint-Esprit. Le serviteur est le Fils de Dieu ; la vigne, est ce peuple qu’il a planté ; les pieux (de la clôture) sont les saints anges du Seigneur qui gouvernent son peuple ; les herbes arrachées de la vigne sont les infidélités dei serviteurs de Dieu ; les mots envoyés du festin sont les commandements que Dieu a donnés à son peuple pur son fils ; les amis et les conseillers sont les saints anges qui ont été créés les premiers ; l’absence du maître, c’est le temps qui reste jusqu’à sa parousie. — Je lui dis : Seigneur, tout cela m’apparaît grand, magnifique et glorieux… Mais explique-moi encore ce que je vais te demander. — Pourquoi le Fils de Dieu est-il représenté comme un serviteur dans la parabole ? »

Nous comprenons cette question, et nous sommes d’accord avec Hermas pour la poser au Pasteur. Voici la réponse : « Écoute ; le Fils de Dieu n’est pas présenté comme un serviteur, mais en grande puissance et seigneurie. — Comment, Seigneur, lui dis-je ? je ne comprends pas. — Dire que Dieu a planté une vigne, c’est dire qu’il a créé son peuple et l’a confié à son fils ; et le fils a établi les anges sur le peuple pour le garder ; et lui-même a effacé leurs péchés avec beaucoup de peines et de labeurs ; car on ne peut bêcher une vigne sans travailler et sans peiner. Ayant donc effacé les péchés du peuple, il lui a montré les chemins de la vie, lui donnant la loi qu’il avait reçue de son père. Tu vois qu’il est le Seigneur du peuple, ayant reçu de son père toute-puissance. Quant à ce que le Maître a pris conseil de son fils et des anges glorieux pour admettre son serviteur à l’héritage, écoute : L’Esprit-Saint qui préexistait, qui a créé toute créature, Dieu l’a fait habiter dans la chair qu’il a voulu. Or, cette chair où a habité l’Esprit-Saint a bien.servi l’esprit, se conduisant saintement et purement, sans souiller l’esprit d’aucune façon. Cette chair donc, qui s’était montrée bonne et pure, qui avait travaillé avec l’esprit, qui l’avait secondé dans toute son œuvre, qui s’était comportée fortement et virilement, il l’a élevée jusqu’à l’associer au Saint-Esprit. Car cette chair avait plu à Dieu parce que, sur terre, portant le Saint-Esprit, elle n’avait pas été souillée. Il a donc pris conseil du Fils et des anges glorieux pour que cette chair, qui avait irréprochablement servi l’esprit eût une habitation et ne fût pas privée de la récompense de ses services. » Simil., v, 5-6.

Aussi bien la parabole elle-même que son explication sont embrouillées comme à plaisir. On pense d’instinct à la parabole des vignerons dans l’Évangile, et Hermas, le premier, a dû y penser lorsqu’il a écrit cette page du Pasteur. Mais, tandis que, dans l’Évangile, tout est clair et cohérent, ici tout est obscur et c’est en vain que l’auteur essaie de se dépêtrer dans la multitude des détails qu’il a accumulés et dont ensuite il ne sait guère trouver une interprétation satisfaisante. Il semble d’abord que le Fils de Dieu soit identifié avec l’Esprit Saint, tandis que le serviteur, chargé de soigner la vigne et de la faire fructifier, n’est autre que le Seigneur Jésus ; celui-ci travaille si bien que ses mérites lui valent, sur le conseil de l’Esprit-Saint et des grands anges, le titre et la dignité de Fils de Dieu. Mais ici, la conscience chrétienne proteste : comment le Seigneur Jésus ne serait-il qu’un serviteur ? comment ne serait-il qu’un fils adoptif de Dieu ? Hermas se rend bien compte de cette protestation et il ajoute un commentaire nouveau : après avoir glorifié les labeurs du Christ, il explique que l’esclave de la parabole n’est pas le Christ tout entier comme précédemment, mais seulement le corps qu’a habité l’Esprit Saint, disons, si l’on veut, l’homme dans lequel a résidé le Fils de Dieu ; c’est ce corps, cette chair, cet homme que Dieu a élevé et glorifié en l’admettant à la possession de la gloire éternelle.

Cette nouvelle explication laisse encore beaucoup à désirer. Non seulement elle détruit l’unité de la personne du Christ ; mais, du point de vue de la théologie trinitaire, elle semble identifier le Fils de Dieu et l’Esprit Saint, c’est-à-dire qu’elle aboutit au binilarisme. Cette conclusion est trop absolue : on conçoit mal qu’un chrétien, même peu théologien, ait pu, nu milieu du IIe siècle confondre le Fils et l’Esprit de Dieu. On croira volontiers que l’Esprit qui vient habiter dans le Christ n’est pas, au sens strict le Saint-Esprit, mais seulement l’élément spirituel et divin, sans aucune précision. Dès lors, l’existence de la Trinité des personnes est sauvegardée. En toute hypothèse, les explications proposées par Hermas laissent à désirer ; leur imprécision nous empêche d’ailleurs de classer l’auteur du Pasteur soit parmi les adoptianistes, soit parmi les subordinatiens, soit parmi les binitariens ; on pourrait croire à première vue qu’il est l’un ou l’autre ; mais, comme il propose successivement diverses hypothèses, il faut conclure seulement que ses expressions trahissent sa croyance intime et la déforment.

La neuvième parabole semble avoir été composée un certain temps après le reste du livre ; et elle trahit une pensée plus ferme, bien que les incohérences n’en soient pas absentes. Il est manifeste qu’Hermas a de la peine à se mouvoir dans le monde des symboles qu’il a créés. Cette parabole, on le sait, raconte la construction de l’Église sous la forme d’ure tour qui repose sur un roc inébranlable, dans lequel a été creusée une porte neuve. Hermas interroge le Pasteur à ce sujet :

Avant tout, Seigneur, explique-moi ceci : qu’est-ce que le rocher et la porte ?— Le rocher, dit-il, et cette porte, c’est le Fils de Dieu. — Comment donc, Seigneur, le rocher est-il ancien et la porte neuve ? — Écoute et comprends, homme qui ne comprends rien. Le Fils de Dieu est né avant toute la création, de sorte qu’il a été le conseiller de son Père dans son œuvre créatrice. Voilà pourquoi il est ancien. — Mais la porte, Seigneur, pourquoi est-elle neuve ? — Parce que c’est aux derniers jours du monde qu’il s’est manifesté ; c’est pourquoi la porte est neuve (et elle a été faite) pour que ceux qui doivent être sauvés entrent par elle dans le royaume de Dieu… Nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu sinon par le nom de son Fils lui-même. — Le nom du Fils de Dieu est grand et infini et soutient le monde entier ; si donc toute la création est soutenue par le Fils de Dieu, que dire de ceux qui ont été appelés par lui, qui portent le nom du Fils de Dieu et qui observent ses commandements ? Simil., IX, xii, 1-5 ; xiv, 5.

Il n’est plus question ici de l’Esprit-Saint, sinon peut-être tout au début de la parabole, où le Pasteur déclare : « Je vais te montrer tout ce que t’a déjà montré l’Esprit-Saint qui s’est entretenu avec toi sous la figure de l’Église : car cet esprit est le Fils de Dieu. » Similit., IX, i, 1. Encore ne peut-on rien conclure de ce texte isolé, fait pour rattacher la neuvième parabole à la cinquième : l’Esprit-Saint n’est pas nécessairement une personne dans le langage d’Hermas. En toute hypothèse, le Fils de Dieu est nettement défini : il préexiste à la création ; il a été le conseiller de son Père dans l’œuvre créatrice ; il soutient le monde entier. Aux derniers jours du monde, il s’est manifesté, et l’incarnation n’est plus comme précédemment une habitation de l’Esprit-Saint dans une chair humaine, mais une ostension dont la véritable nature n’est d’ailleurs pas précisée. Enfin, le nom du Fils est le seul par qui les hommes puissent être sauvés : il faut, de toute nécessité, entrer dans la tour, par la porte qui est le Fils de Dieu. L’influence de l’Évangile de saint Jean est trop manifeste ici pour qu’il y ait lieu d’insister.

On s’étonne pourtant de voir encore le Fils de Dieu paraître au milieu des six anges glorieux comme s’il était le premier d’entre eux ; et comme, à la parabole VIII, l’ange grand et glorieux est nommé Michel, on se demande si Hermas n’a pas confondu le Fils de Dieu et l’archange Michel. Il faut, pour expliquer ces formules embrouillées, se souvenir des spéculations judaïques sur les anges. Dans l’Ancien Testament, l’ange de Jahvé jouait un rôle important, ci-dessus, col. 1551 ; Michel était présenté comme le gardien et le guide d’Israël. On peut croire qu’Hermas a pensé à tout cela et qu’il a voulu y faire allusion. Mais on n’attachera pas autrement d’importance à ces identifications passagères et superficielles.

En somme, la théologie d’Hermas est bien celle que nous pouvions attendre d’un chrétien de bonne volonté, attaché de tout son cœur à l’Église, mais assez ignorant des difficultés dans lesquelles il s’engage. Il ne faut pas lui demander des précisions ; il ne faut même pas s’étonner des incohérences ou des contradictions dans lesquelles il lui arrive de tomber. Rien de tout cela n’atteint l’essentiel de sa croyance.

III. LES APOLOGISTES.

La grande affaire des apologistes, c’est de défendre la foi chrétienne contre les objections des païens ou des Juifs. Lorsqu’ils commencent à écrire, entre 120 et 140, l’Église est déjà une force ; l’Évangile a été prêché un peu partout dans le monde romain. Les païens instruits s’inquiètent. Pline le Jeune a dû demander à l’empereur Trajan des instructions au sujet de ces gens qui chantent des hymnes au Christ comme à un Dieu. Lucien écrira bientôt dans le Peregrinus : « Les malheureux se sont persuadé qu’ils ne mourront jamais et qu’ils vivront éternellement… De plus, leur premier législateur leur a persuadé qu’ils sont tous frères entre eux, dès qu’ils ont rejeté et renié une bonne fois tous les dieux de l’hellénisme, pour adorer ce sophiste crucifié qui est leur maître et pour vivre selon ses lois. » Peregr., xiii. Et Celse lui fera écho : « Si l’unique objet de leur culte était le Dieu unique, ils pourraient peut-être argumenter puissamment contre leurs adversaires ; mais maintenant ils offrent un culte excessif à cet homme apparu récemment et pourtant ils ne croient pas offenser Dieu en adressant aussi leur culte à l’un de ses serviteurs. » Dans Origène, Contra Cels., VIII, 12, P. G., t. xi, col. 1533. Contre les philosophes qui attaquent le christianisme, il faut lutter par des arguments philosophiques. Telle est la mission que revendiquent les apologistes… Même ceux qui, comme Tatien, se moquent des philosophes ne font pas autre chose ; leurs arguments font partie de l’arsenal de la diatribe cynique.

Si désireux qu’ils soient de mettre en relief l’accord foncier du christianisme avec la raison et la sagesse humaine, les apologistes n’en sont pas moins avant tout des fidèles, attachés de toute leur âme aux enseignements de l’Église. Il ne faut pas s’y tromper : ce qui compte d’abord pour eux, c’est la croyance traditionnelle. Us essaient d’expliquer cette croyance, de la mettre à la portée des païens cultivés ; mais ils n’attachent pas d’autre importance à leurs arguments que d’être pour eux un instrument de conquête. Il pourra par suite leur arriver d’employer des formules inadéquates, des expressions suspectes : plus qu’à cela nous devons nous attacher aux passages dans lesquels s’affirmera leur adhésion à la foi commune.

Saint Justin.

Justin le Philosophe est, à bien des égards, le plus important des apologistes. U n’est pas seulement celui que nous connaissons le mieux. U est aussi celui qui a fait le plus d’efforts personnels pour réfléchir sur sa foi et pour l’exprimer en termes philosophiques.

Au point de départ de ses affirmations, prend place la croyance en Dieu. « Ce qui est toujours semblable à soi-même et immuable et cause de l’être pour tout le reste, c’est cela qui est Dieu. » Dial., 3 (textes de Justin dans P. G., t. vi). Cette définition platonicienne est d’ailleurs loin d’épuiser tout le contenu de l’idée de Dieu. Justin ne se contente même pas de dire : « L’ineffable Père et Seigneur de l’univers ne va nulle part, ne se promène, ni ne dort, ni ne se lève, mais il demeure à sa propre place où qu’elle soit ; il est doué d’une vue et d’une ouïe pénétrantes, non par le moyen des yeux et des oreilles, mais par une puissance indicible. » Dial., 127. Il ajoute que Dieu est bon et qu’il aime les hommes, tellement qu’il les admet à jouir de l’immortalité et à partager sa vie. » Apol., i, 10.

Bien plus, il y a en Dieu une Trinité de personnes : « Nous ne sommes pas athées, nous qui vénérons le Créateur de l’univers… et nous honorons celui qui nous a enseigné ces choses et qui est né pour cela, Jésus-Christ, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, gouverneur de Judée au temps de Tibère César, que nous reconnaissons pour le Fils du vrai Dieu et que nous mettons au second rang, et en troisième lieu l’Esprit prophétique. » Apol., i, 13.

Dieu, le Père inengendré et ineffable, a donc un Fils que saint Justin appelle aussi le Verbe. Le Fils de Dieu est vraiment distinct du Père et, dans le Dialogue, l’apologiste consacre de nombreuses pages à établir cette distinction : « Je reviens aux Écritures, et je vais essayer de vous convaincre, déclare Justin à Tryphon, que celui qui est apparu à Abraham, à Jacob, à Moïse et qui est décrit comme un Dieu, est autre que le Dieu qui a fait toutes choses, je veux dire autre par le nombre, mais non par la pensée ; car j’affirme qu’il n’a rien fait ni rien dit que ce que le Créateur du monde, celui au-dessus duquel il n’y a pas d’autre Dieu, a voulu qu’il fasse ou qu’il dise. » Dial., 56. Et plus loin : « Il a été prouvé que cette puissance, que le texte prophétique appelle Dieu et Ange, n’est pas seulement nominalement distincte du Père comme la lumière l’est du soleil, mais qu’elle est quelque chose de numériquement distinct. » Dial., 128.

Le Verbe, distinct du Père, est Dieu : « Ceux qui disent que le Fils est le Père, montrent bien qu’ils ne connaissent pas le Père et qu’ils ne savent pas que le Père de l’univers a un Fils qui, étant Verbe et premierné de Dieu, est aussi Dieu. » Apol., i, 63 ; cf. Dial., 34, 36, 37, 38, 61, 58.

Le Verbe est préexistant et antérieur à toute créature. Il est Dieu avant la création. Dial., 56, 48. Il n’est donc pas lui-même une créature ; et si on lui applique le texte de Prov., viii, 22, « le Seigneur m’a créé », Dial., 61, c’est à la condition de ne pas appuyer sur le sens du verbe ektise. Tandis que les autres êtres sont des œuvres ou des créatures, lui seul est le rejeton de Dieu, Apol., i, 21 ; Dial., 62 ; son enfant, Dial., 125 ; son Fils unique, Dial., 105 ; et personne hors de lui n’est Fils de Dieu. Apol., i, 23 ; ii, 6.

Cependant, par la génération, le Fils ne se trouve pas séparé du Père ; celui-ci n’est pas privé de son Verbe, et sa substance n’est pas partagée. « Lorsque nous proférons un verbe, nous engendrons un verbe et nous ne le proférons pas par une amputation qui diminuerait le verbe qui est en nous. C’est aussi comme ce que nous voyons d’un feu allumé à un autre feu ; celui auquel il est allumé n’en est pas diminué, mais il reste le même ; et celui qui s’y est allumé se montre bien réel, sans diminuer celui auquel il s’est allumé. » Dial., 61, 128.

Tout cela est très clair. Mais quelques expressions de l’apologiste le sont moins et ont amené des théologiens à se poser des questions importantes sur le développement de sa pensée. La première de ces questions porte sur le moment de la génération du Verbe : le Verbe, engendré sans doute avant la création, ne l’a-t-il pas été conséquemment à la résolution formée par Dieu de créer ? Sa génération n’est-elle pas ainsi l’effet d’un acte libre ; et, si le Verbe existait auparavant en Dieu comme raison immanente, n’est-il pas devenu une personne lors de sa génération ? C’est ainsi que Justin écrit : « Comme principe, avant toutes les créatures, Dieu engendra de lui-même une puissance qui était Verbe… elle peut recevoir tous les noms, parce qu’elle exécute les desseins du Père et qu’elle est née du Père par volonté. » Dial., 61. Et encore : « Ce Fils, émis réellement avant toutes les créatures, était avec le Père, et c’est avec lui que le Père s’entretient… ce même être est principe avant toutes les créatures et il a été engendré par Dieu comme son Fils : c’est lui que Salomon appelle Sagesse. » Dial., 62. Ou bien : « Son Fils, le seul qui soit proprement appelé Fils, le Verbe qui, avant toutes les créatures était avec lui et avait été engendré quand, au commencement, le Père fit et ordonna toutes choses. » Apol., ii, 6.

Ces textes sont embarrassants. Si Justin affirme que le Verbe est antérieur à toutes les créatures, il ne déclare pas qu’il est éternel ; et en mettant sa génération en rapport avec la création du monde, il semble dire qu’il a été produit par un acte libre et volontaire de Dieu. Sans doute, l’apologiste n’a pas aperçu les conséquences de ses formules et nous aurions tort de l’accuser : que lui importait après tout l’éternité métaphysique, lorsqu’il s’agissait de mettre en relief l’action du Verbe dans la création ? Il reste cependant que les mots employés laissent à désirer : on les évitera plus tard.

On peut également se demander si Justin n’enseigne pas la subordination du Verbe par rapport au Père. Pour l’apologiste, comme pour saint Jean, Dieu est invisible et c’est le Verbe qui le manifeste aux hommes. Il exerce son action de plusieurs manières. Déjà parmi les païens, « tout ce qu’ont dit ou découvert de juste les philosophes et les législateurs, ils l’ont atteint, grâce à une participation partielle du Logos, par leurs découvertes et leurs études. Mais, comme ils n’ont pas connu le tout du Logos, qui est le Christ, ils se sont souvent contredits… Socrate ne put persuader à personne de mourir pour sa doctrine ; mais le Christ, que Socrate a connu partiellement — car il était et il est le Logos présent en tout, et il a prédit ce qui devait arriver par les prophètes et par lui-même en devenant semblable à nous et en nous enseignant tout cela — le Christ a persuadé non seulement les philosophes et les lettrés, mais même des artisans et des hommes tout à fait ignorants, qui ont méprisé l’opinion, la crainte et la mort, car il est le Verbe du Père ineffable et non pas un produit du logos humain. » Apol., ii, 10.

Parmi les Juifs, le Verbe s’est manifesté surtout dans les théophanies : « Dire que l’auteur et le père de l’univers ait abandonné tous les espaces supracélestes pour apparaître en un coin de terre, personne, si peu d’esprit qu’il ait, ne l’oserait. » Dial., 60. « Par suite, on doit croire qu’il y a au-dessous du Créateur de l’univers un autre Dieu et Seigneur qui est appelé ange, pour qu’il annonce aux hommes tout ce que veut leur annoncer le Créateur de l’univers, au-dessus duquel il n’y a pas d’autre Dieu. » Dial., 61. Comme le remarque le P. Feder, cet argument, très efficace pour établir la distinction des personnes divines, met en péril l’égalité et l’unité substantielle du Père et du Fils. Et saint Justin insiste sur la subordination du Fils : après avoir développé l’enseignement des théophanies, il déclare qu’il pense avoir démontré que celui qui est apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob et aux autres patriarches, et qui est nommé Dieu, est assujetti au Père et Seigneur et qu’il exécute sa volonté. Dial., 126.

On peut d’ailleurs ajouter que Justin n’en affirme pas moins la divinité du Fils : on a l’impression que sa philosophie l’a égaré en des voies périlleuses, tandis que la fermeté de son attachement à la croyance traditionnelle le retenait dans l’orthodoxie. Lorsqu’il se contente d’affirmer les enseignements chrétiens, il les exprime en termes généralement heureux. Lorsqu’il essaie de les expliquer, de concilier en particulier la transcendance et l’unité de Dieu avec la doctrine du Verbe, il lui arrive d’employer des expressions inadéquates. Nous ne nous laisserons pas impressionner par elles. De Justin, nous retiendrons surtout le témoignage qu’il donne à la foi catholique par sa vie et par sa mort.

Tatien.

Tatien, disciple de saint Justin, donne sur le Verbe un enseignement analogue à celui de son maître ; mais il développe d’une manière assez fâcheuse ses propres idées sur le double état du Verbe, avant et après la création : « Dieu, dit-il, était dans le principe, et nous avons appris que le principe c’est la puissance du Verbe. Car le maître de toutes choses, qui est lui-même le support substantiel de l’univers, était seul en ce sens que la création n’avait pas encore eu lieu ; mais, en ce sens que toute la puissance des choses visibles et invisibles était en lui, il renfermait en lui-même toutes choses par le moyen de son Verbe. Par la volonté de sa simplicité sort de lui le Verbe ; et le Verbe, qui ne s’en alla pas dans le vide, est la première œuvre du Père. C’est lui, nous le savons, qui est le principe du monde. Il provient d’une distribution, non d’une division. Ce qui est divisé est retranché de ce dont il est divisé, mais ce qui est distribué suppose une dispensation volontaire et ne produit aucun défaut dans ce dont il est tiré. Car, de même qu’une seule torche sert à allumer plusieurs feux et que la lumière de la première torche n’est pas diminuée parce que d’autres torches y ont été allumées, ainsi le Verbe, en sortant de la puissance du Père, ne priva pas de Verbe celui qui l’avait engendré. Moi-même, par exemple, je vous parle et vous m’entendez, et moi qui m’adresse à vous, je ne suis pas privé de mon verbe parce qu’il se transmet de moi à vous ; mais en émettant un verbe, je me propose d’organiser la matière confuse qui est en vous. Et comme le Verbe, qui fut engendré dans le principe, a engendré à son tour, comme son œuvre, en organisant la matière, la création que nous voyons, ainsi moi-même, à l’imitation du Verbe, étant régénéré et ayant acquis la connaissance de la vérité, je travaille à mettre de l’ordre dans la confusion de la matière dont je partage l’origine. Car la matière n’est pas sans principe ainsi que Dieu, et elle n’a pas, n’étant pas sans principe, la même puissance que Dieu ; mais elle a été créée ; elle est l’œuvre d’un autre, et elle n’a pu être produite que par le Créateur de l’univers. » Orat., 5, P. G., t. VI, col. 813.

Tout est loin d’être clair dans ce chapitre. On y relèvera la comparaison des torches allumées que Justin avait déjà employée et que reprendra le concile de Nicée ; on y relèvera aussi l’affirmation que la production du Verbe ne crée chez le Père aucune division ni aucune diminution. Mais on ne pourra guère s’empêcher d’être inquiet devant l’affirmation d’un double état du Verbe, d’abord intérieur, immanent au Père ; puis proféré au moment de la création. Tatien va jusqu’à dire que le Verbe est la première œuvre du Père, affirmation dangereuse s’il faut la prendre à la lettre. Même si, comme il est probable, il n’y a pas lieu d’insister sur le mot œuvre, on ne voit pas comment échapper à l’impression que, pour Tatien, la création du monde marque pour le Verbe le début de son existence personnelle.

Tatien ne parle guère du Saint-Esprit, sinon pour dire que l’Esprit de Dieu n’est point en tous les hommes, « mais en quelques-uns qui vivent justement ; il est descendu, s’est uni à leur âme et, par ses prophéties, a annoncé aux autres âmes l’avenir caché ; et celles qui ont obéi à la sagesse ont attiré en elles l’esprit qui leur est apparenté. » Orat., xiii. On retiendra cette doctrine de l’inspiration, dans laquelle Tatien se borne à reprendre des formules traditionnelles. Ajoutons que, un peu plus bas, l’apologiste appelle l’Esprit-Saint le ministre du Dieu qui a souffert : expression inattendue, dans laquelle on a voulu voir une affirmation de la personnalité du Saint-Esprit.

Athénagore.

L’Apologie d’Athénagore prétend donner à ses lecteurs un exposé de la doctrine chrétienne. Après avoir traité de l’existence de Dieu, elle poursuit : « J’ai donc suffisamment prouvé que nous ne sommes pas des athées, nous qui adorons le Dieu sans principe, éternel, invisible, impassible, incompréhensible, incontenable, qui ne peut être atteint que par l’intelligence et par la raison, qui est entouré par une lumière, une beauté, un esprit, une puissance ineffables, qui a fait, qui a créé, qui gouverne l’univers par son Verbe… (Lacune). Car nous admettons aussi le Fils de Dieu ; et qu’on ne me dise pas qu’il est ridicule que Dieu ait un Fils, car nous ne concevons pas Dieu le Père et Dieu le Fils à la manière des poètes… mais le Fils de Dieu, c’est le Verbe du Père en idée et en puissance, car c’est de lui et par lui que tout a été fait, le Père et le Fils ne faisant qu’un. Le Fils est dans le Père et le Père est dans le Fils par l’unité et la puissance de l’esprit. Le Fils de Dieu est l’intelligence et le Verbe du Père. Et si, dans votre haute sagesse, vous voulez savoir ce que signifie l’Enfant, je vais le dire en peu de mots. Il était la géniture du Père, non qu’il ait été produit, car Dieu, dès l’origine, étant une intelligence éternelle, avait avec lui son Verbe, puisqu’il est éternellement raisonnable (logiksos) ; mais, pour que, dans toutes les choses matérielles, qui étaient comme une nature informe et comme une terre stérile, les plus pesantes étant mêlées aux plus légères, il fût parmi elles idée et énergie, étant sorti au dehors. C’est ce qu’enseigne l’Esprit prophétique : « Le Seigneur, dit-il, m’a créée pour être le commencement de ses voies dans l’accomplissement de ses « œuvres. » D’ailleurs, ce Saint-Esprit lui-même qui agit sur les prophètes, nous disons que c’est une dérivation de Dieu, dérivant de lui et y remontant comme un rayon de soleil. Qui donc ne s’étonnerait d’entendre appeler athées des gens qui affirment un Dieu Père, un Fils Dieu, un Esprit-Saint, qui montrent leur puissance dans l’unité et leur distinction. « dans le rang ? » Apol., 10, P. G., t. vi, col. 908.

Ce passage est des plus remarquables. Pour la première fois peut-être, nous avons un exposé complet du dogme trinitaire. Sans doute, saint Justin avait employé déjà le raisonnement que reprend Athénagore pour montrer que les chrétiens n’étaient pas des athées, mais il avait beaucoup moins longuement présenté la croyance chrétienne. Ici, nous avons quelque chose de clair et qui s’efforce d’être définitif. D’abord un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. Le Père est tout-puissant, éternel, invisible et le reste : la raison suffit à déterminer ses attributs. Quant au Fils, il est dans le Père comme le Père est en lui : Athénagore emprunte la formule à saint Jean, il ne saurait prendre de meilleur guide.

Pourquoi faut-il alors que l’apologiste semble dire que le Fils est sorti du Père au moment de la création du monde, après être resté en lui jusqu’alors ? Pense-t-il que le Fils n’a commencé à avoir une existence personnelle que lors de la création ? Les commentateurs ne sont pas d’accord sur le véritable sens du passage. Il est en tout cas permis d’insister sur ce fait que, pour Athénagore, Dieu n’a jamais été sans Verbe ; que, par suite, le Verbe n’a pas été créé, mais qu’il est sorti du Père. Après quoi, on peut ajouter que les formules destinées à mettre en relief le rôle du Verbe dans l’œuvre créatrice sont en effet ambiguës ; comme bien d’autres Pères, Athénagore a été gêné par le texte, déjà classique, des Proverbes, qu’il a cru devoir citer et qui, dans la traduction des Septante, semble favoriser l’idée de la génération temporelle du Verbe.

La formule relative au Saint-Esprit « qui dérive de Dieu et y remonte comme un rayon de soleil » a été également discutée et, comme toutes les métaphores, elle prête en effet le flanc à la critique. On peut croire cependant qu’elle veut surtout mettre en relief la divinité du Saint-Esprit, procédant du Père, envoyé par lui dans les âmes des prophètes et des saints, et qu’il serait fortement exagéré d’insister sur le retour vers le Père pour découvrir ici des tendances expressément sabelliennes.

Saint Théophile d’Antioche.

Parmi les apologistes, saint Théophile occupe une place à part parce qu’il est évêque. Il a charge d’âmes ; il est le représentant autorisé de la tradition. Nous devons écouter sa voix avec un particulier respect.

Notons d’abord, chez lui, l’affirmation claire de la Trinité : « Les trois jours qui ont eu lieu avant les astres sont des images de la Trinité, de Dieu, de son Verbe et de sa Sagesse. Et à la quatrième image répond l’homme, qui a besoin de la lumière, afin qu’il y ait Dieu, Verbe, Sagesse, homme. C’est pourquoi les astres ont été produits le quatrième jour. » Ad Autolyc., n, 15, P. G., t. vi, col. 1077. Pendant longtemps, ce texte a été regardé comme donnant le plus ancien emploi du terme Trias : ce mot apparaît déjà dans les Excerpta ex Theodoto publiés par Clément d’Alexandrie. En tout cas, l’usage qu’en fait Théophile suffit à montrer qu’il ne s’agit pas d’un mot nouveau, qui aurait eu besoin d’explication ; c’est déjà, vers 180, un mot usuel. On aura aussi remarqué que Théophile désigne l’Esprit-Saint sous le nom de Sagesse ; il n’est pas le seul à employer ce langage, malgré ses inconvénients : le Fils pouvant aussi être appelé Sagesse, nous voyons mieux aujourd’hui le danger qu’il y a à attribuer le même nom à l’Esprit-Saint. En tout cas, dans le texte cité, toute ambiguïté est absente ; et ce sont bien les trois personnes de la Trinité qui sont nommées dans l’ordre traditionnel.

Sur le Verbe et ses rapports avec le Père, saint Théophile s’étend assez longuement : « Dieu a créé l’univers du néant. Car rien ne lui est contemporain ; mais lui, qui est à lui-même son lieu, qui n’a besoin de rien, qui existe avant les siècles, a voulu créer l’homme pour être connu de lui ; c’est donc pour lui qu’il prépara le monde. Car celui qui est créé a besoin de beaucoup de choses ; celui qui est incréé n’a besoin de rien. Dieu donc, ayant son Verbe intérieur en ses entrailles, l’a engendré avec sa Sagesse, le proférant avant l’univers. Il se servit de ce Verbe comme d’un aide dans les œuvres qu’il fit et c’est par lui qu’il a tout fait. Ce Verbe est dit principe, parce qu’il est principe et Seigneur de toutes les choses qui ont été faites par lui. Ce Verbe donc, étant esprit de Dieu, et principe, et sagesse, et puissance du Très-Haut, descendait dans les prophètes et par eux énonçait ce qui regarde la création du monde et tout le reste. Car les prophètes n’étaient pas quand le monde fut fait, mais seulement la Sagesse qui est en lui, la Sagesse de Dieu et son Verbe saint, qui est toujours avec lui. C’est pourquoi, il parle ainsi par Salomon le prophète : « Quand il prépara le ciel, j’étais avec « lui… » Ad Autolyc, II, 10, P. G., t. vi, col. 1064.

Nous sommes frappés d’abord, en lisant ce texte, d’y trouver si claire la distinction du Verbe intérieur et du Verbe proféré ; saint Théophile tient à cette distinction, car il y revient ailleurs : « L’Écriture nous enseigne qu’Adam dit qu’il entendit la voix. Or, une voix qu’est-ce autre chose que le Verbe de Dieu, qui est aussi son Fil* ?… selon que la vérité nous décrit le Verbe intérieur existant toujours dans le cœur de Dieu. Car, avant que rien fût produit, il avait ce Verbe comme conseiller, lui qui est son intelligence et sa pensée. Mais quant Dieu voulut faire ce qu’il avait projeté, il engendra ce Verbe en le proférant, premier-né de toute la création ; par la. Dieu ne se priva pas lui-même de son Verbe, mais il engendra son Verbe et s’entretenait toujours avec lui. » Ad Autolyc, II, 22, ibid., col. 1088.

Sans doute, la manière dont Théophile parle du double état du Verbe et emploie, pour le décrire, des termes techniques est faite pour nous rassurer, car ces termes devaient être assez connus dans le milieu où il vivait et pouvaient y être employés sans aucun danger. Malgré tout, nous sommes obligés d’avouer qu’ils sont difficiles à entendre correctement. Si l’on admet que le Verbe, d’abord immanent, a été proféré pour servir à Dieu d’instrument dans l’œuvre de la création, on ne voit pas comment la génération du Fils n’aurait pas été un acte temporel et libre de la part du Père. Il y a là des expressions dangereuses, que l’avenir ne devait pas consacrer

On voit aussi, dans le second passage que nous avons cité, à quel point la confusion du Verbe et de l’Esprit-Saint devient facile, au moins dans le langage, lorsqu’on donne à ce dernier le nom de Sagesse. Théophile n’a pas, semble-t-il, évité l’écueil, bien que sa pensée ait été plus ferme que ses formules.

Conclusion.

Somme toute, les apologistes sont loin d’apporter, dans l’expression du dogme trinitaire, des précisions ou des clartés nouvelles ; on trouve au contraire chez eux, lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine du Verbe et les relations du Père avec le Fils, des expressions assez difficiles à justifier lorsqu’on les compare aux définitions ultérieures. Si leur foi est correcte, leur philosophie l’est beaucoup moins. Et sans doute est-ce parce qu’ils sont des philosophes qu’ils se laissent entraîner parfois plus loin qu’il ne l’aurait fallu. Il ne faut pas oublier, lorsqu’on veut les juger correctement, que, dans les ouvrages qui nous en sont parvenus, ils ne parlent pas en docteurs de l’Église, mais en entraîneurs ou en convertisseurs. Ils veulent atteindre des païens et les amener à la foi ; ils sont ainsi amenés à s’exprimer comme eux, à traduire en langage philosophique les ineffables mystères de la vie divine. Comment s’étonner des imperfections de leur langage ?


IV. SAINT IRÉNÉE.

Bien différent des apologistes est saint Irénée de Lyon. Celui-ci n’a rien d’un philosophe. Il est évêque et rien que cela. Il se présente comme le gardien de la tradition apostolique. La seule chose qu’il veut savoir, c’est l’enseignement traditionnel. Il est d’ailleurs admirablement placé pour le connaître. En Asie Mineure, il a entendu les leçons de saint Polycarpe, disciple de saint Jean. A Rome où il a vécu, il a recueilli celles de saint Justin. En Gaule, il a trouvé à Lyon une Église dans tout l’éclat de sa première ferveur et de son attachement à ses maîtres. Recueillir le témoignage d’Irénée, c’est en définitive écouter la grande voix de l’Église catholique vers la fin du IIe siècle.

Nous savons déjà que le principe de la foi chrétienne est la croyance à la Trinité : « Ceux qui sont de l’Église suivent une voix unique qui traverse le monde entier. C’est une tradition ferme qui nous vient des apôtres, qui nous fait contempler une seule et même foi, tous professant un seul et même Dieu, le Père, tous croyant la même économie de l’incarnation du Fils de Dieu, tous reconnaissant le même don de l’Esprit. » Cont. hær., V, xx, 1, P. G., t. vii, col. 1177. À plusieurs reprises, Irénée a l’occasion de rappeler les articles fondamentaux du Symbole : voir ci-dessus, col. 1608. En opposition il signale l’hérésie : « L’erreur s’est étrangement écartée de la vérité sur les trois articles principaux de notre baptême. En effet, ou bien ils méprisent le Père, ou bien ils ne reçoivent pas le Fils en parlant contre l’économie de son incarnation ; ou ils n’admettent pas l’Esprit-Saint, c’est-à-dire qu’ils méprisent la prophétie. » Demonstr., c. 100, P. U., t. xii, p. 800.

Rien n’est plus simple que ces formules générales. Saint Irénée les emploie avec une prédilection marquée. Il ne saurait y avoir l’ombre d’un doute : pour lui, comme pour Justin, comme pour Athénagore, le chrétien est avant tout celui qui croit à la Trinité.

Parfois d’ailleurs l’exposé s’amplifie. Le petit traité de la Démonstration est surtout consacré à développer la doctrine trinitaire : « Un seul Dieu, le Père, incréé, invisible, créateur de tout, au-dessus duquel et après lequel il n’y a pas d’autre Dieu. Ce Dieu est intelligent, et c’est pourquoi il u fait les créatures pur le Verbe… Le Verbe « -si appelé le 1 il-i >)… Co Dieu est glorifié pur son Verbe, qui est son Fils éternel (10)… Les prophétes annonçaient dans leurs oracles la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, (ils de Dieu, en disant que, comme homme, il sortirait de la race de David, mais que, selon l’esprit, il serait Fils de Dieu, étant au commencement auprès de son Père, engendré avant la constitution du monde (30)… Le Père est Seigneur et le Fils est Seigneur. Le Père est Dieu et le Fils est Dieu, car celui qui est né de Dieu est Dieu. Ainsi donc, par l’essence même de la nature de son être, on démontre qu’il n’y a qu’un seul Dieu, quoique, d’après l’économie de notre rédemption, il y ait un Fils et un Père (47). P. O., t.xii, p. 758, 761, 771, 779.

Les exigences de la lutte contre les gnostiques obligent saint Irénée à insister sur l’unité absolue de Dieu : « Il convient de commencer par la thèse principale et capitale, celle qui a pour objet le Dieu créateur, qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment, ce Dieu que les blasphémateurs regardent comme le fruit d’une déchéance ; il faut montrer qu’il n’y a rien au-dessus de lui ni après lui ; qu’il a créé non sous une influence étrangère, mais spontanément et librement, puisqu’il est seul Dieu, seul Seigneur, seul Créateur, seul Père, seul contenant toutes choses et donnant l’être à toutes choses. » Cont. haïr., II, 1, 1, P. G., t. vii, col. 709.

Semblablement, saint Irénée doit prouver contre les gnostiques que le Dieu des chrétiens ne diffère pas du Dieu de l’Ancien Testament et que le Père du Sauveur n’est autre que le Dieu adoré par les Juifs. Nous n’avons pas à insister ici sur cette double démonstration.

Il n’y a donc qu’un Dieu. Mais ce Dieu a un Fils qui est Dieu comme lui et qui vient de lui par une génération éternelle : « Dieu, étant tout entier raison et tout entier Logos, dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit. Car sa pensée, c’est son Logos ; son Logos c’est sa raison ; et la raison qui renferme tout, c’est le Père lui-même. Celui donc qui parle de la raison de Dieu et qui prête à cette raison une émission qui lui soit propre, fait de Dieu un composé, comme si Dieu était autre chose que la raison suprême… Si quelqu’un nous demande : « Comment donc le Fils a-t-il été proféré par le Père » ? nous lui répondrons que cette prolation, ou génération, ou prononciation, ou révélation, ou enfin cette génération ineffable, de quelque nom qu’on veuille la nommer, personne ne la connaît, ni Valentin, ni Marcion, ni Saturnin, ni Basilide, ni les anges, ni les archanges, ni les principautés, ni les puissances, mais seulement le Père qui a engendré et le Fils qui est né. Puis donc que sa génération est ineffable, tous ceux qui prétendent expliquer les générations et les prolations ne savent pas ce qu’ils disent, quand ils promettent d’expliquer ce qui est ineffable. » Cont. hæres., II, xxviii, 5, P. G., t. vii, col. 808.

Ce texte est capital, et il ne serait pas difficile d’en trouver beaucoup du même genre dans l’œuvre de saint Irénée. Il commence par mettre en relief l’affirmation de la foi : le Verbe de Dieu, né éternellement de Dieu et Dieu comme lui. Puis il condamne, avec une impitoyable sévérité, tous les curieux qui essaient de comprendre l’ineffable génération du Verbe ; il rejette en particulier la thèse du Verbe immanent et du Verbe proféré que quelques apologistes, nous l’avons vii, avaient cru pouvoir accepter. Peut-être les condamnations portées par l’évêque de Lyon contre toute recherche théologique sont-elles un peu absolues et l’avenir ne les ratifiera pas sans réserve. Elles valent cependant comme une protestation contre les théories des gnostiques et même contre les efforts des philosophes : la révélation n’est pas une sagesse humaine et la foi chrétienne repose sur le seul enseignement du Christ : combien n’est-on pas heureux de retrouver chez saint Irénée des affirmations si simples, mais si faciles à oublier !

Le Fils est Dieu comme le Père. Il est dans le Père et il possède le Père en lui. Cont. hær., III, vi, 2, col. 861. Le Père immense est mesuré par le Fils, car le Fils est la mesure du Père, puisqu’il le comprend. Ibid., IV, iv, 2, col. 982. Ce qu’il y a d’invisible dans le Fils, c’est le Père ; ce qu’il y a de visible dans le Père, c’est le Fils. Ibid., IV, vi, 6, col. 989.

Le Fils est également éternel : « Le Fils, qui coexiste toujours au Père, dès l’origine, révèle le Père aux anges, aux archanges, aux puissances, aux vertus, à tous ceux à qui Dieu veut se révéler. » Ibid., II, xxx, 9, col. 823. « Le Verbe de Dieu n’a pas recherché par indigence l’amitié d’Abraham, lui qui était parfait dès l’origine : avant qu’Abraham fût, je suis, dit-il ; mais c’était pour donner à Abraham la vie éternelle. » Ibid., IV, xiii, 4 ; cf. II, xxv, 3 ; III, xviii, 1 ; IV, xx, 1, col. 1009, 799, 932, 1032 ; Demonstr., 30, 43, P. O., t. xii, p. 771, 778.

Comme le Fils, l’Esprit-Saint est éternel : « Dieu a toujours avec lui son Verbe et sa Sagesse, le Fils et l’Esprit. » Cont. hær., IV, xx, 1. « Le Verbe, c’est-à-dire le Fils, a toujours été avec le Père. Quant à la Sagesse, qui est l’Esprit, elle était aussi auprès de lui, avant la création du monde. Salomon l’a dit : « Dieu par sa « sagesse a établi la terre » ; et encore : « Dieu m’a créée « comme le principe de ses voies ; il m’a établie avant « les siècles. » Cont.hær., IV, xx, 3, jP. G., t. vil, col. 1033.

L’Esprit-Saint reçoit des désignations multiples : il est le cachet divin qui grave sur ceux qu’il sanctifie l’empreinte du Père et du Fils, Cont. hær., III, xvii, 3, col. 930 ; il est aussi l’onction dans laquelle le Christ a été oint par le Père, III, xviii, 3, col. 934 ; Demonstr., 47, P. O., t. xii, p. 780 ; il est encore le Paraclet, Cont. hær., III, xvii, 3, col. 930 ; le don, III, vi, 4, col. 863 ; l’eau vive, V, xviii, 2, col. 1173 ; la rosée de Dieu, III, xvii, 3, col. 930 ; le gage de notre salut, III, xxiv, 1, col. 966. Il est surtout la Sagesse, et cette identification de l’Esprit avec la Sagesse, que nous avons déjà relevée chez Théophile d’Antioche, est très fréquente chez Irénée. Cont. hær., II, xxx, 9 ; III, xxiv, 2 ; IV, vii, 4 ; IV, xx, 1 ; IV, xx, 3, col. 822, 967, 993, 1032, 1033 ; Demonstr., 5, 10, P. O., t. xii, p. 759, 761. Ne concluons pas de là, comme on l’a fait quelquefois que saint Irénée enseigne une doctrine binitarienne : il ne confond jamais en effet le Verbe et la Sagesse ; et celle-ci figure, dans les formules où est le plus explicitement énoncé le dogme de la Trinité, comme le troisième terme de l’énumération. Disons seulement que, sur ce point, l’évêque de Lyon dépend d’une tradition qui paraît être d’origine syrienne ou palestinienne.

Il arrive parfois que saint Irénée représente le Fils et l’Esprit-Saint en disant qu’ils sont les mains de Dieu : image magnifique qui met en relief le rôle des trois personnes divines, le Père concevant et commandant ses œuvres, le Fils les exécutant, l’Esprit Saint les achevant et les amenant à la perfection. Ce ne sont d’ailleurs pas trois ouvriers qui agissent, mais un seul : « Dieu est intelligent et c’est pourquoi il a fait les créatures par le Verbe. Et Dieu est Esprit : aussi est-ce par l’Esprit qu’il a embelli toutes choses… C’est le Verbe qui pose la base, c’est-à-dire qui travaille pour donner à l’être sa substance et le gratifier de l’existence ; et c’est l’Esprit qui procure à ces différentes forces leur forme et leur bonté ; c’est donc avec justesse et convenance que le Verbe est appelé Fils, tandis que l’Esprit est appelé Sagesse de Dieu. » Demonstr., 5.

Au Fils, il appartient spécialement de révéler le Père et au Saint Esprit de sanctifier les âmes. Saint Irénée se complaît à tracer longuement le tableau de cette divine pédagogie : « C’est par cette éducation, écrit-il, que l’homme produit et créé se conforme peu à peu à l’image et à la ressemblance du Dieu non produit. Le Père se complaît et ordonne ; le Fils opère et crée ; l’Esprit nourrit et accroît ; et l’homme doucement progresse et monte vers la perfection, c’est-à-dire se rapproche du Dieu non produit ; car celui qui n’est pas produit est parfait, et celui-là c’est Dieu. Il fallait que l’homme d’abord fût créé, puis qu’il grandît, puis qu’il devînt homme, puis qu’il se multipliât, puis qu’il prît des forces, puis qu’il parvînt à la gloire et que, parvenu à la gloire, il vit son Maître. Car c’est Dieu qu’il faut voir et la vue de Dieu rend incorruptible, et l’incorruptibilité fait qu’on est tout près de Dieu. » Cont. hæres., IV, xxxviii, 3, P. G., t. vii, col. 1108.

L’action divine part ainsi du Père, elle se propage par le Fils : elle trouve son terme et sa perfection dans l’Esprit. De même, dans la vie intime de la Trinité, du Père comme de sa source cette vie se répand par le Fils dans l’Esprit : « Le Père porte à la fois la création et son Verbe, et le Verbe, porté par le Père, donne l’Esprit à tous, selon que le Père le veut : à quelques-uns, comme il convient à l’être créé qui est œuvre de Dieu, à d’autres, comme il convient à des adoptés, qui sont enfants de Dieu. Et ainsi se manifeste un seul Dieu Père qui est au-dessus de toutes choses, et par toutes choses, et en toutes choses. Au-dessus de toutes choses, le Père, et c’est lui qui est le chef du Christ ; par toutes choses, le Verbe, et c’est lui qui est le chef de l’Église ; en nous tous, l’Esprit, et c’est lui qui est l’eau vive, que le Seigneur donne à ceux qui croient en lui d’une foi vraie et qui l’aiment. » Conf. hxres., V, xviii, 2, col. 1173.

On ne saurait lire ces textes, et bien d’autres qu’il serait facile de citer en abondance, sans éprouver un sentiment d’indicible sécurité. Sans doute, des esprits pointilleux ont essayé de discuter telle ou telle formule de saint Irénée. On s’est demandé si l’existence du Fils en tant que Fils ne serait pas conditionnée, chez l’évêque de Lyon, par la volonté du Père de se révéler aux hommes. On a encore relevé, ici ou là, des traces de subordinatianisme, lorsqu’il écrit, par exemple, que le Fils a reçu la souveraineté de son Père ou qu’il est porté par le Père avec la création. Ce sont là de vaines chicanes. Une fois admise l’impuissance de tout langage humain à exprimer de manière adéquate le mystère de la vie divine, on doit reconnaître que saint Irénée traduit d’une manière réellement remarquable la foi de l’Église à la Trinité.

Il ne discute pas ; il n’essaie pas de comprendre ; et s’il fallait lui adresser un reproche, ce serait son hostilité aux recherches, même légitimes, de l’esprit humain. Mais il garde la tradition et il s’en nourrit. Avec l’Évangile et l’Apôtre, avec les presbytres dont il a entendu les leçons et dont il aime à citer l’autorité, il croit qu’il y a un seul Dieu ; il croit aussi que le Père, le Fils et le Saint-Esprit constituent les articles fondamentaux de la foi catholique. Et cela lui suffît. Au moment où disparaît avec lui le dernier témoin qui ait entendu les disciples des apôtres ; au moment où vont commencer à s’élever dans l’Église des controverses sur la Trinité et les relations des personnes divines, il est bienfaisant de recueillir son enseignement. Qui pourrait hésiter à reconnaître, après l’avoir entendu, que l’Église, à la fin du ile siècle, adore un Dieu unique en trois personnes ?


IV. Les hérésies du IIIe siècle.

On peut dire que, jusqu’à la fin du iie siècle, l’Église n’a pas eu à lutter contre des hérésies trinitaires. Sans doute, parmi les croyants, un certain nombre se sont posé des questions sur la vie divine et tous ne les ont pas résolues avec un égal bonheur. Le problème était assurément difficile de concilier la foi au monothéisme et celle à la divinité du Christ, Fils de Dieu. Mais on avait assez à faire de lutter contre les gnostiques pour ne pas vouloir s’occuper de tout à la fois, et les apologistes se préoccupaient plutôt de convertir les païens que de chercher les formules les plus capables d’exprimer le mystère de Dieu. Cependant, saint .Justin connaît déjà des docteurs selon lesquels le Verbe < st simplement une puissance de Dieu, inséparable de lui comme la lumière l’est du soleil et qu’il étend hors de lui ou retire à lui à sa volonté ; à cette puissance, on peut donner différents noms : ange, gloire, homme, Logos, selon la forme qu’elle prend ou selon les fonctions que l’on considère en elle. Liai., 128. On s’est demandé si ces docteurs étaient des chrétiens ou s’ils n’étaient pas plutôt des Juifs d’Alexandrie. La question semble insoluble. En tout cas saint Justin n’hésitait pas à condamner leur manière de voir.

A la fin du IIe siècle et au début du IIIe les hérétiques entrent en jeu. Les uns nient purement et simplement la Trinité au nom du dogme de l’unité divine : ce sont les monarchiens proprement dits, ou patripassiens. Voir l’art. Monarchianisme, t. x, col. 2194 sq. Les autres nient la divinité de Jésus-Christ, et c’est seulement par voie de conséquence qu’ils sont amenés à s’opposer au dogme de la Trinité : on peut leur donner, avec Harnack et Tixeront, le nom d’adoptianistes.

I. L’adoptianisme

Nous sommes renseignés sur les origines de l’adoptianisme et sur ses premiers développements par saint Hippolyte, Philosoph., vii, 35 ; x, 23 ; ix, 3, 12, P. G., t. xvi c, col. 3342, 3439, 3370, 3379 ; Contra Noetum, 3-4, t. x, col. 805 sq., et par le traité anonyme contre Artémon, que cite Eusèbe, H. E., V, xxviii. Les hérésiologues postérieurs, Filastrius et Épiphane, sont également à consulter.

A Rome.

Le premier auteur de l’hérésie aurait été un certain Théodote, originaire de Byzance et corroyeur de profession. Après avoir apostasie dans une persécution, Théodote se réfugia à Rome et, pour expliquer sa conduite, il assura qu’en reniant Jésus-Christ, il n’avait renié qu’un homme et non un Dieu. Épiphane, Hæres., liv, 1, P. G., t. xli, col. 961. D’après lui, Jésus n’était qu’un homme, né d’une vierge, qui avait vécu avec plus de piété que les autres. A son baptême, le Christ était descendu sur lui sous la forme d’une colombe et lui avait communiqué les puissances dont il avait besoin pour remplir sa mission. Toutefois il n’était pas devenu Dieu pour autant, bien que certains théodotiens se montrassent disposés à croire qu’il l’était devenu lors de sa résurrection.

Vers 190, Théodote fut excommunié par le pape Victor. Il parvint cependant à grouper autour de lui une communauté schismatique, sur laquelle s’étend longuement l’anonyme cité par Eusèbe, H. E., V, xxviii. Retenons seulement que les sciences exactes et la critique biblique étaient en grand honneur dans cette communauté et que, sous le pape Zéphyrin, elle eut pour évêque un certain Natalis qui finit d’ailleurs par revenir à la grande Église.

Nous connaissons les noms de plusieurs disciples de Théodote, Asclépias ou Asclépiodote, Hermophile, Apollonius et surtout Théodote le Banquier. Celui-ci est le fondateur de la secte des melchisédéciens. Selon lui, Melchisédcch était supérieur à Jésus : il était en effet une très grande puissance, la vertu céleste de la grâce principale, médiateur entre Dieu et les anges, et aussi, d’après saint Épiphane, Hseres., lv, 8, P. G., t. xli, col. 985, entre Dieu et nous, spirituel et établi pour le sacerdoce de Dieu. Aussi devons-nous lui présenter nos offrandes, , afin qu’il les présente à son tour pour nous et que, par lui, nous obtenions la vie. Il est difficile de connaître la vraie portée de ces formules. Saint Épiphane, Hæres., lv, 5, 7, col. 980, 985, nous apprend que, plus tard, Melchisédech était identifié par l’Égyptien Hiéracas avec le Saint-Esprit et par d’autres avec le Fils de Dieu qui est apparu a Abraham. Nous saisissons ici l’existence de spéculations multipliées autour du personnage mystérieux de Melchisédech : ces spéculations n’intéressent pas directement l’historien de la Trinité. Cf. art. Melchisédéciens, t. x, col. 513 sq.

Le dernier représentant de l’adoptianisme en Occident fut Artémas ou Artémon, dont nous ne savons pas grand"chose en dehors des renseignements fournis parle traité que cite Eusèbe. Encore Eusèbe se horne