Dictionnaire de théologie catholique/RÉDEMPTION III. Explication de la foi catholique 3. Analyse de la rédemption

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 13.2 : QUADRATUS - ROSMINIp. 276-278).

III. Analyse de la rédemption. —

Fixé par la révélation sur le fait et le sens de notre rédemption par le Christ, le croyant peut ensuite entreprendre de l’expliquer. S’il suffit à la foi simple de savoir que la mort du Sauveur nous obtient de Dieu la rémission de nos péchés, la théologie a la mission et l’espoir de montrer comment.

Catégories traditionnelles.

Rien ne semble, au

premier abord, moins difficile, tellement serait grande ici, d’après les exposés courants, l’abondance des matériaux.

1. Exposé.

Nécessairement la doctrine de la rédemption est corrélative à celle du péché, comme le terminus ad quem par rapport au terminus a quo. De ce chef, il n’est peut-être pas de mystère chrétien qui ouvre à l’esprit, au moins en apparence, des horizons plus variés. « Autant d’aspects du péché, autant de faces de la rédemption. Si le péché est une déchéance, la rédemption sera un relèvement ; si le péché est une infirmité, la rédemption sera un remède ; si le péché est une dette, la rédemption sera un acquittement ; si le péché est une faute, la rédemption sera une expiation ; si le péché est une servitude, la rédemption sera une délivrance ; si le péché est une offense, la rédemption sera une satisfaction du côté de l’homme, une propitiation du côté de Dieu, une réconciliation mutuelle entre Dieu et l’homme. » F. Prat, La théologie de saint Paul, t. ii, 10<> éd., p. 226. « Tous ces points de vue sont justes dans une cer taine mesure, poursuit l’auteur, p. 240 ; tous doivent être mis en lumière et ils ne peuvent l'être que successivement. » C’est, en effet, à ce genre d’analyses successives que la plupart des théologiens, pour ne rien dire des exégètes et des prédicateurs, ont longtemps borné leur effort.

Un besoin d’ordre, sinon d’unité, pouvait-il cependant ne pas se faire sentir ? De ces multiples catégories, plus ou moins représentées dans l'Écriture et dans la tradition antérieure, le Docteur angélique, en tout cas, n’a gardé que quatre espèces : mérite et satisfaction, sacrifice et rançon. Sum. th., UI a, q. xlviii, a. 1-4. Ce cadre est resté classique et, le prestige de son auteur aidant, il règne encore autant que jamais, non seulement chez les commentateurs de saint Thomas d’Aquin, mais également, tout au plus avec de minimes retouches, dans la plupart de nos manuels.

2. Fondement.

Hasard ou calcul, il se rencontre que ces deux groupes binaires de catégories sotériologiques sont rangés par saint Thomas dans l’ordre inverse de leur apparition au cours des temps. C’est dire que, s’ils sont l’un et l’autre incontestablement traditionnels, ce n’est pourtant pas tout à fait de la même façon.

Rançon et sacrifice appartiennent au vocabulaire biblique et patristique le plus formel. Après avoir largement alimenté la langue religieuse du paganisme, ces termes ont fourni a la foi chrétienne son premier vêtement et ils n’ont pas cessé de la servir alors même que d’autres s’y sont ajoutés.

Satisfaction et mérite, au contraire, ne sont entrés qu’au Moyen Age dans la théologie de la Rédemption. Voir J. Rivière, Sur les premières applications du terme « salisfactio » à l'œuvre du Christ, dans Bulletin de lill. eccl., 1924, p. 285-297, 353-369, et 1927, p. 160164. Mais ce fut pour s’y tailler, de très bonne heure, une place prépondérante, qui leur reste acquise depuis lors. Il faut les tenir pour synonymes des précédents, à cela près, sans que d’ailleurs ce partage ait rien d’exclusif, qu’ils caractérisent plutôt le style de l'École, tandis que les autres conviennent davantage à la prédication et à la piété.

Bénéficiaires d’un long usage qui suffirait à les accréditer, ces quatre concepts, chacun à sa manière, expriment, au surplus, l’un ou l’autre des aspects sous lesquels se présente le mystère générateur de notre salut. En tant qu’elle comporte une délivrance, et qui ne coûte rien de moins que la vie même du libérateur, la rédemption chrétienne tient évidemment du rachat. Par comparaison avec les rites sanglants dans lesquels l’humanité cherchait la paix avec Dieu, la mort du Christ s’offrant lui-même en victime à son Père pour le fléchir en notre faveur est, sans conteste, de tous les sacrifices le plus véritable et le plus parfait. Que si, dans cet acte sacerdotal, on envisage le droit aux faveurs divines qu’il confère à son auteur ou l’hommage qu’il rend à la souveraineté de son destinataire, n’a-t-il pas tout ce qu’il faut pour apparaître sous l’angle du mérite et de la satisfaction ?

Justement chères à nos théologiens comme un bien de famille, toutes ces analyses peuvent être conduites en fait avec plus ou moins de linesse et de bonheur : il n’est pas douteux qu’elles n’aient un fundamentum in re.

3. Valeur.

Encore ne faut-il pas attendre de ces

notions et du cadre qui les rapproche plus qu’ils ne peuvent donner.

Assez indépendantes l’une de l’autre pour autoriser chacune son propre développement, elles ne le sont pourtant, au fond, que secundum quid. Quelque application, en effet, qu’il mette à nuancer l’expression de son respondeo dicendum pour le tenir à l’alignement de la question posée, il est visible que les i ( Jt17

    1. REDEMPTION##


REDEMPTION. ÉLÉMENTS DU MYSTERE

1968

réponses du Docteur angélique sont faites chaque fois des mêmes éléments, savoir l’amour soutirant et la souffrance aimante qui se manifestent dans la passion du Fils de Dieu. Au lieu de distribuer un tout en ses éléments complémentaires, la quadruple division de saint Thomas ne fait que distinguer par voie d’abstraction les thèmes logiques applicables à un même fait. liedemplionis igitur per nwdutn meriti, salisfaclionis aut sacrificii diversilas non est nisi secundum considerandi nwdiim. P. Galtier, De inc. ac red., p. 446 ; cf. p. 375 et 392, où déjà la même solution était appliquée au per modum redemplionis. Voir également L. liillot, De Verbo inc., 5e éd., p. 494.

Quant au rapport effectif de ces diverses catégories avec le fond même du mystère, la clause per modum qui les accompagne invariablement chez saint Thomas laisse entendre suffisamment qu’elles contiennent une bonne part d’analogie. De toute évidence, on ne saurait parler ici proprement de « rançon » puisqu’il n’y a pas plus de paiement effectif que de créancier pour le recevoir. Aussi bien le Docteur angélique admet-il expressément, q. xlviii, a. 4, que c’est la satisfaction elle-même qui est, dans l’espèce, quasi quoddam pretium. De même enseignait-il un peu plus haut, q. xlvii, a. 2, que la mort du Christ fut quoddam sacrificium acceplissimum Dco, avant d’y montrer, q. xlviii, a. 3, un verum sacrificium. La théologie de la rédemption ne saurait, en effet, se contenter d’un nominalisme purement rituel et la difficulté commence quand il s’agit de le dépasser. Plus proportionnées à l’objet, les notions de mérite et de satisfaction restent exposées, quand on ne les traite que du dehors, à un formalisme juridique non moins décevant.

Au total, le « rachat » ne saurait être qu’une métaphore pour marquer les conditions onéreuses de notre rédemption. Si l’on ne veut pas s’en tenir à des cadres vides, les autres concepts demandent, à leur tour, une définition et il se rencontre qu’ils en autorisent plusieurs. Non una nec adeo clara est apud omnes auctores nolio salisfaclionis, observe P. Galtier, De inc. ac red., p. 393, et la question de l’essence du sacrifice fait notoirement l’objet d’un débat toujours ouvert.

En retenant ces termes traditionnels, il faut donc pousser l’analyse jusqu’aux réalités qui seules permettent de leur donner un point d’appui et de dominer les controverses d'école dont ils ont à supporter la répercussion.

Données constitutives.

Inscrite dans la trame

de l’histoire par la personne et l'œuvre de son auteur, la rédemption chrétienne offre, de ce chef, à la réflexion non moins qu'à la piété quelques données fondamentales sur lesquelles tous les croyants sont ou peuvent être aisément d’accord.

1. Élément matériel : La passion du Christ. — Ce qui frappe sans doute le plus dans l'Évangile, surtout lorsqu’on pense aux brillantes descriptions du roi messianique chez les Prophètes, c’est la souffrance et l’humilité du Fils de Dieu. Depuis l’obscurité de son enfance jusqu’aux tribulations de son ministère public et aux avanies de sa passion, il se révèle partout comme » l’homme des douleurs ».

Au surplus, ces traits extérieurs doivent être doublés des peines internes que l’on devine çà et là, en attendant qu’elles éclatent au grand jour dans la scène de l’agonie ou la terrible désolation de la croix. Voir, par exemple, les élévations de la bienheureuse Baptista Varani sur les « douleurs mentales du Christ », dans Acla sanetorum, mai, t. vii, p. 496-501. Parmi elles. bien qu’on ne puisse pas proprement parler de « pénitence » à son sujet, cf. Jésus-Christ, t. viii, col. 1286, il faut certainement faire entrer pour une grande part la peine qu’il éprouvait à voir, en ce monde pécheur, la volonté du Père si peu obéie et son nom si mal sanctifié.

Mais ces souffrances ne forment pas seulement un des principaux attraits de sa personne pour le cœur : autant qu'à la méditation de l'âme dévote, elles se recommandent à la raison du théologien. Dans l'économie actuelle du monde, en effet, la douleur est le châtiment du péché. Si donc Jésus souffre, qui est l’innocence même, c’est qu’il reçoit, n’en ayant pas de propres, le contre-coup des péchés d’autrui et en subit la peine. Conclusion aussi légitime que sont indéniables les prémisses de ce raisonnement.

Est-il besoin de dire pourtant qu’il y a dans ce fait, avec toutes les circonstances qu’il renferme, un vouloir de Dieu, qui, entre tous les modes possibles de l’incarnation, a choisi précisément celui-là ? Aucun doute non plus que la volonté humaine du Christ n’ait ratifié ce décret dans le sens même où il était porté. De toutes façons, que l’on regarde au plan objectif de la rédemption ou à sa réalisation subjective, elle apparaît comme un mystère d’expiation, où la faute des coupables n’est remise qu’au prix des souffrances imméritées de l’Innocent.

Non pas qu’il faille nécessairement imaginer une vindicte spéciale envers le Sauveur : en raison du péché qu’il implique à son origine, le drame du Calvaire ne peut relever, dans les plans d’un Dieu sage et bon, voir plus bas, col. 1973, que d’un acte permissif, fl suffit du lien, providentiel et volontaire tout à la fois, qui, par le fait de l’incarnation, unit le Christ aux pécheurs dont il est le frère pour comprendre que la souffrance et la mort aient gardé chez lui malerialitcr, cꝟ. 1'. Galtier, De inc. ac red., p. 398, 401, 403 et 411, le caractère de peine du péché qu’elles ont maintenant chez nous.

2. Élément formel : L'âme du Christ. — A cet élément pénal, qui tient aux conditions de l'œuvre rédemptrice, il faut ajouter le facteur moral dû à la personne de l’agent.

Tout le long de sa carrière, le Verbe incarné fut, à l'égard de Dieu, dans les plus purs sentiments d’obéissance et d’amour. Dispositions religieuses qui atteignent leur apogée au moment de la passion. Non seulement, l’heure venue, il accepte l’amer calice, mais on peut dire que, d’avance, il l’avait librement cherché, prévu et voulu, cf. Hebr., xii, 2, en luttant contre les autorités du judaïsme et affichant à rencontre de leurs préjugés, avec des revendications qui leur paraissaient des blasphèmes, un messianisme qu’elles devaient trouver paradoxal, sinon scandaleux. Par où sa vie entière se colore d’une héroïque magnanimité, pour aboutir au plus généreux des sacrifices. Les conclusions de la christologie rejoignent ici les faits de l’histoire et vice versa.

Sans aucun doute, cette éminente sainteté fait du Christ notre modèle ; mais elle est aussi un bien en soi. Du moment que Dieu a pour agréable l’humble hommage de ses créatures, à plus forte raison celui de son s Fils bien-aimé ». Jamais il ne reçut plus grand honneur, parce que jamais la création spirituelle ne s’enrichit d'œuvres aussi hautes accomplies par une personne d'égale dignité. En quoi cette existence de filial service est par elle-même, devant la majesté divine, en vertu de la solidarité surnaturelle qui fait de lui le représentant de notre race, la compensation de nos péchés, et tout impose d’admettre que le Christ n’a pas pu ne pas l’animer de cette intention.

De ce chef, la rédemption se présente comme un mystère de réparation, où le cruel déficit d’un monde pécheur est comblé par les surabondantes richesses du Fils de Dieu. Qui pourrait ne pas voir combien, à ce titre également, elle est une affirmation de l’ordre éternel, et de toutes la plus grandiose, en regard du désordre qui l’avait extérieurement compromis ?

Ces éléments dissociés par l’analyse sont, d’ailleurs, 1969 RÉDEMPTION. SON ESSENCE : EXPOSÉ DES SYSTÈMES 1970

inséparables dans la réalité. Ni l’expiation, en effet, ne se comprend sans l’amour qui l’accepte ou la provovoque, ni l’amour n’aurait tout son prix s’il n'était consommé dans la douleur. Voilà pourquoi la passion est bien le point culminant de l'économie rédemptrice, parce qu’elle synthétise éminemment les deux.

Il ne s’ensuit pas que l’un et l’autre occupent le même rang dans la hiérarchie des valeurs. Un récent commentateur de la Somme estime que, dans la satisfaction du Christ, le Docteur angélique tient pour « secondaire » le côté pénal. P. Synave, Saint Thomas d’Aquin : Vie de Jésus, t. iii, p. 257. Distinguant dans le sacrifice du Calvaire la perpessio pœnse et la perpessionis ordinalio, P. Galtier, De inc. ac red., p. 401, place dans celle-ci Yelementum formate… seu determinalivum unde sil passioni et morli vis alque valor apud Deum. Cf. p. 407 : Qui vêtit redemptionem et redemplorem vere et plene cognoscere, is contemplari in primis débet quo sensu et animo Christus ea omnia [quæ passus est ] adieril et perluleril. Autant dire qu’ici élément formel ne peut pas ne pas être synonyme d'élément principal.

C’est pourquoi la théologie catholique est unanime à dire, voir col. 1980, qu'à la rigueur le Christ n’avait aucun besoin de souffrir quoi que ce soit pour offrir à Dieu une pleine réparation de nos péchés, qui, dans ce cas, tiendrait tout entière à la qualité de ses actes et de ses sentiments. Vue théorique sur les modalités possibles de la rédemption qui fournit un nouveau critère pour départir les facteurs dont elle fut positivement constituée et préciser l’importance relative de chacun.