Dictionnaire de théologie catholique/RÉDEMPTION III. Explication de la foi catholique 4. Synthèse de la rédemption : Essence de l'acte rédempteur

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 13.2 : QUADRATUS - ROSMINIp. 278-281).

IV. Synthèse de la rédemption : Essence de l’acte rédempteur. —

Ne faut-il pas néanmoins, sous peine d’une véritable carence rationnelle, dégager la logique interne et les proportions respectives des éléments ainsi juxtaposés ? Il n’y a pas d’autre moyen pour cela que de remonter à quelque principe central dont le développement homogène permette d’en faire comme les parties organiques d’un tout. La théologie de la rédemption ne s’est pas dérobée à ce dernier travail d’achèvement.

Notions préalables.

Devant ce genre de problèmes, il est rare, pour ne pas dire plus, que l’elîort

spéculatif n’ait pas suivi des chemins parfois assez divergents. A défaut d'écoles proprement dites, diverses tendances, bien que souvent trop peu remarquées, se sont fait jour, dans le cas présent, qui aboutissent à nuancer et, pour ainsi dire, équilibrer diversement l’exposé du mystère au nom de prémisses plus ou moins explicites sur son caractère distinctif.

C’est en général quand il s’agit de spécifier la position catholique en la matière par rapport à celle de la sotériologie protestante que surviennent ces ultimes précisions. Voir B. Dôrholt, Die Lehre von der Genugthuung Christi, p. 30-31 et 164-165 ; F. Stentrup, Preel. theol. de Verbo inc. : Soleriotogia, t. i, p. 227-22X et 241-249. En voici, d’après L. Heinrichs, Die Gcnugtuungstheorie des ht. Anselmus, p. 4-5, un bilan méthodique et objectif, qui délimite avec une minutieuse exactitude le status quazstionis.

1. « … Il y a d’abord la théorie du châtiment (Straftheorie). « Sous le nom de châtiment au sens propre, il faut entendre, non pas seulement une peine infligée, mais infligée précisément pour la réparation de l’ordre détruit et de la transgression volontaire. Les autres lins, médicinales, méritoires ou autres, ne sont pas nécessairement exclues ; mais elles doivent être subordonnées au but premier et capital. « Par suite, le sujet propre de la souffrance pénale ne peut être que celui dont la transgression coupable doit être réparée, c’est-à-dire le pécheur lui-même ; car le châtiment a justement pour but de lui arracher par force ce que sa volonté refuse de fournir. Sans doute une autre personne pourrait endosser la peine et garantir ainsi une certaine compensation extérieure à l’ordre détruit. Même alors cependant faut-il que la réparation de l’ordre violé soit le motif dominant pour l’infliction de ces peines, si l’on ne veut pas que s'évanouisse la notion du châtiment. »

2. « Que si maintenant de la notion de châtiment nous retenons une seule partie, savoir le fait de supporter un mal, et si nous en écartons l’idée de vengeance pour mettre à sa place, dans celui qui inflige la peine, un sentiment de complaisance pour la générosité de celui qui accepte volontiers ce rôle douloureux, nous avons l’idée d’expiation (Sùhne). « Les éléments constitutifs de ce concept sont, par conséquent, d’une part le fait de supporter un mal, d’autre part l’absence de tout motif de représailles dans l’infliction de ce mal. Par ce dernier point, la théorie de l’expiation s’oppose à la théorie du châtiment, avec laquelle pourtant elle coïncide par le premier. »

3. « Nous pouvons encore aller plus loin et faire abstraction de n’importe quel mal comme connotation essentielle, de telle sorte qu’il nous reste seulement la complaisance divine à l'égard d’une action qui est faite en compensation du désordre inhérent au péché. « De cette manière, nous atteignons le concept strict de satisfaction. Bien entendu, pas n’est besoin pour cela que l'élément douleur soit exclu de fait : il suffit qu’il le soit formellement. Dès lors, dans la théorie de la satisfaction ( Genugtuungstheorie), ce qui apparaît comme essentiel, par contraste avec la théorie de l’expiation (Sùhnethcorie), c’est le fait d’offrir une réparation d’honneur. « Satisfaction et expiation ont entre elles, de ce chef, le rapport d’une idée plus larj, 'c à une plus étroite. Tout acte d’hommage qui a pour but l’acquittement d’une dette est une satisfaction, indépendamment de cette circonstance accidentelle qu’il comporte ou non le fait de supporter une douleur. Au contraire, si la soulïrance comme telle copstitue un élément essentiel de l’action réparatrice, de telle sorte qu’on mette l’accent, non plus sur ['hommage dans la soulïrance, mais sur l’hommage dans la souffrance, alors cette satisfaction s’appelle proprement expiation. »

2° Constructions soteriologiqu.es. — Selon que l’une ou l’autre de ces notions est adoptée comme point de départ — et, d’une manière plus ou moins systématique, toutes le furent à l’occasion — l'œuvre du Christ se présente sous un jour différent.

1. Système du châtiment.

Pas un chrétien ne pouvait appliquer à la rédemption le concept de châtiment proprement dit. Mais, si le Christ ne fut jamais coupable devant Dieu, on a cru pouvoir admettre qu’il n’en fut pas moins traité comme tel.

D’ordinaire, c’est la justice vindicative qui est mise au premier plan. Parce qu’il est un désordre, le péché appelle une sanction. Exigence tellement sacrée que, même en pardonnant, Dieu n’a pas renoncé — et l’on ajoute souvent qu’il ne le pouvait — à rétablir l’ordre par ce moyen.

Mais il n’y a pas d’obstacle invincible, assure-t-on, à ce que le châtiment soit acquitté par un autre que par le débiteur, qui pourra, de la sorte, être amnistié sans que la justice perde rien de ses droits. C’est à une mutation de ce genre que se ramène la rédemption. Dans cette perspective, sans être personnellement l’objet de la colère divine, le Christ en ressent tous les cfïcts, du moment qu’il voulut prendre par substitution la place des pécheurs. Les textes de saint Paul sur le Fils de Dieu fait « malédiction » et « péché » pour

nous, Gal., ni, 13 et II Cor., v, 21, fournissent un appui biblique à ces déductions. A la limite, le Fils de Dieu soufïre jusqu’aux tourments de l’enfer, comme en témoignerait sa plainte sur la croix. Matth., xxvii, 46.

Caractéristique de l’ancienne orthodoxie protestante, col. 1952, à peinecetteconceptiona-t-elleinihiencé, par voie d’infiltrations inconscientes, un certain nombre de nos mystiques ou de nos prédicateurs. Voir Le dogme de la rédemption. Élude théologique, p. 231-240 ; pour les sennonnaires anglais, H. -15 Loughnan, dans The Monlh, 1920, p. 320-329, traduit dans Revue du clergé fr., t. ciii, 1920, p. 5-15. Cf. P. Galtier, De inc. ne red., p. 399, qui donne, à cet égard, comme signalement l’application faite au Christ d’expressions telles que peccalum ou peecator univcrsalis.

Il y a, d’ailleurs, des degrés dans le système. Tandis qu’en général le déroulement de la justice envers le substitut des pécheurs y est donné comme absolu, de plus modérés s’en tiennent à une « ombre de châtiment ».

A ce même type se rattachent encore, de loin, et la théorie du châtiment exemplaire inaugurée par Grotius, col. 1954, et la combinaison juridique esquissée par Dante, De monarchia, ii, 11, en vue de trouver dans la condamnation légalement infligée à Jésus le caractère d’une punit io.

2. Système de l’expiation.

Tous ceux à qui répugne trop cette procédure de code pénal se rabattent sur l’idée moins massive d’expiation, au moyen de laquelle on peut conserver à la souffrance du Rédempteur un rôle dominant.

Ici le Christ n’est plus, en principe, l’objet d’une vindicte divine ; mais il est soumis à la règle providentielle qui fait de la douleur la peine du péché. Loi sainte devant laquelle il s’incline pour nous en épargner les plus extrêmes sanctions. Car, sans être nécessairement du même ordre ou du même degré que celles que nous méritions, les souffrances de sa vie et de sa mort en sont l'équivalent. Moyennant quoi, la justice étant sauve par lo fait que le Fils de Dieu a payé notre dette, remise peut nous être accordée tout au moins de la peine éternelle que nous aurions dû subir.

Sur ce fond commun apparaissent des variantes, suivant qu’on demande à la loi de solidarité ou bien à un décret de circonstance la source de l’expiation réalisée par le Christ. Le trait spécifique est toujours que la souffrance du Sauveur comme telle, qu’il s’agisse de son déchaînement physique ou de ses formes plus intimes, reste au premier plan, les sentiments qui l’accompagnent n’intervenant en quelque sorte que pour la moraliser.

Dans ces lignes plus ou moins flottantes se meut l’orthodoxie protestante actuelle, avec des gradations de nuances qui souvent lui rendent quelque chose de son profil antérieur. Quelques théologiens catholiques, moins peut-être par leurs affirmations que par leurs réticences, ont pu donner l’impression d’en rester là. Témoin cette schématisation de Chr. Pesch, De Verbo inc, n° 415, l re éd., 189C, p. 201 ; 3° éd., 1909, p. 230 : Propter peccalum Deus ab hominibus juste paierai pœnas expetere. Christus igitur, ut caput et vas generis humani, pcenas suscepil et beo oblulil, qui eas accepUwil. Unde Deus hominibus… non jam ui.las Pci'.NAS infligerc potest, quia homines iias Pœnas per Christum jam solverunt… Ihrc est doctrinn catholica de satisfaclione Christi. II faut attendre la 4 c -5e édition de ce traité classique (1922) pour que la doclrina catholica y soit ainsi complétée : Christum,

NON S')LUM ACTinUS INTKRNIS CABITATIS ET A.LIARUM VIRTUTUM DEO HONOREM PECCATIS HOMINUM A.BLA tum RESTITUISSE, sed ctiam sensu presso satis/aclionem pnrslilisse perferendn pro liominibus pœnam peccato débitant.

3. Système de la réparation.

Alors que, sous une

forme plus ou moins appuyée, c’est jusqu’ici le côté pénal de l'œuvre rédemptrice qui paraît propre à en livrer le secret, on peut, au contraire, le chercher dans la personne qui l’accomplit.

Envisagée sous cet aspect, soit qu’on regarde à la parfaite sainteté du Christ, à plus forte raison quand on fait entrer en ligne de compte la dignité qu’il tient de l’union hypostatique, sa vie est un perpétuel hommage à la volonté souveraine de Dieu. De ce chef, elle présente une valeur incomparable de l’ordre moral, qui la rend susceptible, aussitôt qu’elle est mise en balance avec le péché, de rétablir l'équilibre du monde spirituel. Il suffit qu’elle soit offerte et agréée dans ce sens. Le mystère de la rédemption consiste à réaliser, au profit du genre humain déchu, cette convergence entre l’amour incréé du Père et l’amour créé de Yhomo assumptus.

Que cette œuvre, comme ce fut historiquement le cas, vienne à prendre une forme douloureuse, elle ne doit pas être appréciée différemment. La souffrance n’est qu’un élément de fait, dont la valeur est subordonnée a l’amour dont elle est l’occasion ou le fruit. Ainsi la passion du Christ, dès là qu’il était innocent, reste bien l’expiation de nos fautes. Mais ce n’en est là qu’un trait secondaire et superficiel : ce qui en fait essentiellement le prix et lui vaut d'être le moyen choisi pour notre rédemption, c’est le bien qu’elle représente comme soumission à Dieu en compensation de nos péchés. Acte éminemment réparateur en raison de la personne qui le pose et qui, par surcroît, devient chez ses bénéficiaires la source d’une activité de semblable esprit.

Abstraction faite de certaines particularités accessoires, c’est ainsi que se présente la satisfaction chez saint Anselme : In doloribus potius quam per dolores juxla illum salisfecil Christus. P. Ricard, De satisfaclione Christi in Iraclalum S. Anselmi « Cur Deus homo », ]). 29.

L’autorité du docteur de Cantorbéry n’a plus cessé de maintenir cette doctrine dans la grande tradition catholique, en regard de laquelle les rares divergences qui ne sont pas de pure forme résonnent comme des notes fausses dans un concert bien ordonné. Non moins que nos théologiens, les auteurs protestants les plus objectifs s’accordent à constater, voir col. 1952, que là se trouve la différence entre les voies suivies par la théologie rédemptrice des deux confessions.

Discussion théologique.

Par la force des choses,

toutes les données réelles que l’analyse découvre dans le fait de la rédemption ont leur place à la base des divers systèmes qui cherchent à l'éclairer. Mais chacun est responsable de la manière dont il les met en jeu. Et comme celle-ci tient à un certain nombre de données connexes, pour formuler un jugement de valeur sur les conceptions en présence, il faut remonter à la notion de Dieu et du Christ qu’elles supposent, au rapport qu’elles instituent entre l’acte rédempteur et le mal auquel il a pour but de remédier.

1. Système de châtiment.

Regardé à la lumière de ces principes, le système du châtiment apparaît de tous points inacceptable et rien de ce qui lui est propre ne saurait avoir même une valeur d’appoint. Aussi bien serait-il sans doute difficile de lui trouver aujourd’hui un seul défenseur avéré.

En effet, l’attitude d’implacable justicier qu’il prête à Dieu est contraire à la raison autant qu'à la foi, qui reconnaissent la miséricorde pour un de ses at I ributs. Surtout quand cette justice est assez aveugle pour se prêter à une substitution de personnes et, à défaut des coupables, frapper l’innocent de toutes ses rigueurs. Autre chose est de reconnaître, col. 1908. que les souffrances du Rédempteur sont « matérielle^

ment » la peine de nos péchés et autre de prétendre leur en attribuer pour ce motif le caractère formel. Conclure à ceci de cela serait un passage flagrant de génère ad genus.

Il n’est pas plus concevable que le Christ puisse être puni, même à titre de substitut. Car faute personnelle et châtiment sont deux concepts strictement corrélatifs. Si loquamur, enseigne saint Thomas, Sum. th., la-Il* 6, q. lxxxvii, a. 8, de pœna pro peccalo inflicla in quantum habet rationem pœnæ, sic solum unusquisque pro peccalo suo punitur. Outre que les textes pauliniens allégués à ce propos comportent une exégèse moins rigide, cf. Prat, La théologie de saint Paul, t. ii, 10e éd., p. 294-298, ils ne doivent pas être isolés de tant d’autres, voir col. 1931, qui servent à mettre au point ce qu’ils offrent d’un peu abrupt. Quant à parler d’une « ombre de châtiment », qu’est-ce autre chose qu’une manière de sauver à tout prix un mot qu’on vide en même temps de son contenu ?

Rien en particulier n’est choquant pour le sens chrétien comme de vouloir que le Christ ait subi la peine du dam sous prétexte de nous en délivrer. Cette odieuse conséquence du postulat protestant fut dénoncée aux fins de censure par deux consulteurs du concile de Trente, cf. Bulletin de lill. eccl., 1925, p. 275-278, et les plus illustres parmi les maîtres de l’époque la flétrirent au moins d’énergiques réprobations. Voir Maldonat, In Mallh., xxvii, 46 ; Bellarmin, De Christo, iv, 8 ; Suarez, De vila Christi, disp. XXXIII, sect. i, 1-13 ; saint François de Sales, L’eslendart de la saincle croix, avant-propos, ni, 2 et, au cours de l’ouvrage, i, 8.

Seul un insigne parti pris permet à J. Tunnel, Histoire des dogmes, t. i, p. 457-458, de confondre la doctrine catholique, sur la foi de quelques orateurs au langage intempestif, avec un système par elle si catégoriquement désavoué.

2. Système de l’expiation.

Conçu comme une atténuation du précédent afin d’en éviter les trop visibles excès, le système de l’expiation échappe, de ce chef, à ses défauts les plus criants. L’incontestable part de vérité qu’il exploite, voir col. 1967-8, et sa tournure en apparence plus mystique sont, à n’en pas douter, faites pour lui assurer un durable crédit. Mais, aussitôt qu’il prétend se donner comme total, et il le doit sous peine de perdre son individualité, les avantages qu’il a l’air d’offrir ne sauraient en masquer l’insuffisance au regard d’un théologien attentif. Voir, par exemple, P. Galtier, De inc. ac red., p. 399-400.

Un inconvénient majeur tient à la base même sur laquelle il s’établit. C’est que la souffrance du Christ y devient l’objectif primaire et direct, sinon la fin suprême, du plan divin, alors que, même incorporée dans l’économie rédemptrice, elle ne cesse pas d’être un mal dont on peut tout au plus admettre qu’il soit permis par Dieu. Non tradidit Pater Filium ], observe saint Bonaventure, In IIIum Sent., dist. XX, q. v, édition de Quaracehi, t. iii, p. 427, infligendo mortem vel prsecipiendo, sed permitlendo. Cf. Suarez, De vila Christi, dis. XXXIII, sect. i, 4 ; In Sum. th. corn., III a, q. xlvi, a. 10 et q. xlvii, a. 3 ; Bellarmin, De septem ver bis, ii, 1.

Souvent on croit la difficulté résolue quand on remplace l’antique schème juridique de l’imputation par le concept moderne de solidarité. Mais encore faudrait-il prendre garde à l’équivoque d’un terme qui peut ne signifier qu’un fait de l’ordre naturel. Aussi bien n’en est-il pas de plus familier au vocabulaire du protestantisme libéral pour expliquer les souffrances de Jésus. Voir A. Sabatier, La doctrine de l’expiation, p. 85-87 et 110-1 12. Que si la notion de solidarité s’entend dans l’ordre surnaturel, le problème n’est que reculé. Car il reste à dire si l’expiation douloureuse qui par là devient le lot du Christ est un moyen ou

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

une fin, s’il faut la concevoir comme le terme des voies divines, au risque de voir à nouveau surgir tous les obstacles qu’il s’agissait d’écaiter, ou comme l’occasion providentielle d’un bien supérieur.

En second lieu, le système en question s’arrête à la peine du péché, c’est-à-dire, en somme, à l’un de ses effets, sans égard au realus culpæ qui en est le fond. Lacune des plus graves au regard de ce que demande la doctrine chrétienne de Dieu, de l’homme et de leurs mutuels rapports, col. 1958 sq. Ainsi comprise, la rédemption tournerait court devant son but principal ; car, si la peine châtie le péché, à vrai dire elle ne le répare pas. Il est classique, dans l’École, de distinguer les deux concepts de salis/actio et de satispassio : on peut juger par là d’une doctrine qui commence, au contraire, par en décréter ou supposer acquise l’identification.

A quoi il faut bien ajouter que cette conception, bien qu’elle en soit théoriquement distincte, a toujours, en pratique, une sorte d’affinité congénitale par rapport à celle du châtiment. Ce qui l’expose — et l’expérience atteste que le danger n’est rien moins que chimérique — à ramener « ces conséquences absurdes », dont parle F. Prat, La théologie de saint Paul, t. ii, 10e édition, p. 236, qui « ont jeté sur la théorie de la substitution pénale un discrédit dont elle n’est pas près de triompher ».

Si donc le fait de l’expiation est à retenir, il n’est pas moins sûr que le système de l’expiation doit être dépassé. Juste dans ce qu’il affirme, il partage avec toutes les synthèses mal venues le sort d’être inadéquat en raison de ce qu’il exclut ou laisse trop au second rang.

3. Système de la réparation.

A cette double élimination comment le système de la réparation pourrait-il ne pas gagner déjà le bénéfice d’une certaine probabilité ? Conclusion qui s’élève au niveau de la certitude quand on observe qu’il est promu par un arbitre circonspect, P. Galtier, De inc. ac red., p. 401 et 4(13, au rang de doclrina communis.

Pris en lui-même, il laisse à l’œuvre du Christ son équilibre normal. L’élément pénal de la passion y trouve, en effet, sa place, mais reste subordonné, comme il convient, à l’élément moral qui lui donne sa valeur. A ce caractère synthétique le système de la réparation doit de pouvoir assimiler tout ce que les autres ont de viable, en même temps que le fait de s’ordonner par principe autour de l’essentiel le met à l’abri de leurs défauts.

De ce chef, au lieu de rester à l’état de thème abstrait, l’expiation réalisée par le Sauveur s’éclaire par les indications les plus concrètes de la psychologie et de l’histoire, qui, sans rien lui ôter de son mystère, permettent de la rattacher à un plan digne de Dieu. Cf. L. Richard, Le dogme de la réden pi ion, p. 189-2(10. Tout le drame de la carrière de Jésus tient au caractère spirituel de son messianisme, qui devait faire de lui un « signe de contradiction ». Luc, ii, 34. Contre cette admirable création de la sagesse divine allaient, en effet, se dresser toutes les puissances de la chair et du sang, mais sans jamais ébranler ce ferme propos de « faire la volonté de Dieu », Hebr., x, 5-9, qui fut son programme initial. D’où ces épreuves et tribulations de toutes sortes, qui n’étaient, au fond, que les produits variés de la malice humaine déchaînée sur l’Innocent, et qu’il acceptait avec amour sans laisser d’en souffrir, au dedans comme au dehors, d’autant plus qu’il l’avait moins mérité. Mal sans aucun doute, mais qu’un Dieu sage a pu permettre en raison du bien qui en résultait. Voir Suarez, In Sum. Iheol., IIl a, q. xlvi, a. 10, n. 1, Opéra omnia, édit. Vives, t. xix, p. 572 ; Billot, De Verbo inc, 5e éd., p. 491.

Ainsi la carrière douloureuse du Christ se déroule

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d’un bout à l’autre sous le signe de l’obéissance, Phil., ii, 8, mais d’une obéissance qui, loin d’avoir rien de passif, signifie plutôt la correspondance héroïque à une vocation. En particulier, la croix qui en est le terme s’explique propter obœdientiam servandi justiliam, in qua lam fortiter perseveravil ut inde mortem incurrerel. Anselme, Cur Deus homo, i, 9, P. L., t.cLvm, col. 370 ; cf. ii, 19, col. 426. Malu.it mori quam lacère, qui i tune eral verilas dicenda Judeeis. Et sic morluus est propter justitiam. Scot, Opus Oxon., In IIIum Sent., dist. XX, q. unica, n. 10, édition de Lyon, t. vii, p. 430 ; cf. S. Thomas d’Aquin, .S’mn. //i., 111°, q. XLVii, a. 3. Ainsi faut-il comprendre où vont les complaisances du Père devant le suprême sacrifice de son Fils : Non mors, sed Doluntas placuit sponte morientis. S. Bernard, Cont. err. Abse ardi, viii, 21, P. L., t. clxxxii, col. 1070.

Entre la mission de Jésus considérée sous cet aspect et le problème de la rédemption le rapport n’est-il pas obvie autant qu’adéquat ? S’il porte la peine de nos péchés par ses souffrances, non moins certainement il en répare la coulpe, en opposant à notre mépris du souverain Maître un amour et une soumission poussés jusqu’au plus total oubli de soi. Que faut-il de plus, quand il s’agit du propre Fils de Dieu, pour que la faute humaine, quelle qu’en soit la gravité, ait enfin trouvé son contrepoids ? Voir Thomas d’Aquin, Sum. th., 1 1 1°, q. xlviii, a. 2 ; Scot, Opus Oxon. : In /yum Sent., dist. II, q. i, n. 7, édition de Lyon, t. viii, p. 138139.

D’autant que les actes du Rédempteur, au lieu d’avoir seulement une portée individuelle, sont en principe, en attendant de le devenir en fait, le bien commun de l’humanité dont il est constitué la tête. Éminemment personnel, l’hommage réparateur qui s’achève au Calvaire emprunte à la fonction représentative de celui qui l’offre un sens collectif.

Cette valeur de compensation, par où l'œuvre du Christ répond au désordre le plus visible du péché, doit, au demeurant, se compléter par sa puissance positive de restauration, qui rend l’humanité capable de fructifier désormais dans l’ordre surnaturel. Faute d’en venir là, on ne verrait pas assez comment l’action du premier Adam trouve sa contre-partie dans celle du second. Dès là que l'Église catholique n’a jamais consenti à priver la rédemption de ce dernier couronnement, on voit quel avantage en résulte pour la doctrine de la réparation, élaborée par ses meilleurs théologiens, sur les bases de l’enseignement de saint Paul, aux fins d’en rendre compte. Et il est à peine besoin de dire que la piété, pour peu qu’elle ne redoute pas l’air des cimes, peut à son tour y trouver le plus substantiel aliment.

Que d’ailleurs les simples données de la foi, où ces divers éléments sont à peu près confondus, suffisent à la plupart des croyants, rien de moins douteux. Mais tout théologien conscient de sa tâche doit reconnaître que, de fait, sous la forme d’indices quand ce n’est pas de théories arrêtées, divers systèmes d’interprétation : châtiment, expiation d’ordre pénal, réparation d’ordre moral et religieux sont en présence et que, de droit, la décision dernière des problèmes posés par le dogme de la rédemption en dépend. C’est, en effet, par là, et par là seulement, que les catégories traditionnelles de rançon et de sacrifice, de mérite et de satisfaction, déjà vérifiées en gros, col. 1906, arrivent à prendre un sens précis. Voir L. Richard, op. cit., p. 205-210. Il n’y aurait pas de pire défaillance que de ne pas savoir en convenir, sauf à vouloir imposer ensuite des solutions qu’il faudrait auparavant justifier ou à chercher un refuge en des lieux communs qui ne dispensent de prendre parti qu’en éludant la question.