Dictionnaire de théologie catholique/KANT ET KANTISME II. Théorie de la religion

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 448-458).

II. Théorie de la religion.

Remarques préliminaires.

1. Kant ignorait profondément la théologie catholique. Dans sa bibliothèque — assez restreinte d’ailleurs, cf. Bonnvski, op. cit., p. 231, et de composition bizarre — ne figurait aucun des grands traités de dogmatique, anciens ou récents. Il n’avait fort probablement jamais ouvert la Somme de saint Thomas ; il ne fait aucune allusion à aucun des docteurs catholiques. Leibniz avait lu et étudié Suarez ; on ne trouve chez Kant nulle trace d’un travail analogue. Aussi, chaque fois qu’il touche à un point de la doctrine catholique, son ignorance éclate. Jamais il n’a pris la peine de vérifier. Sur la théorie de l’opus operatum, ou la fides imperata, sur la définition du probabilisme, la grâce, l’organisation de l’Église romaine, les pouvoirs du pape et le rôle des fidèles, comme sur le péché originel, il a des méprises totales, et d’ailleurs parfaitement sereines. Inutile de dire que les saints Pères sont pour lui aussi inexistants que les seolastiques. Si quelqu’un s’avisait aujourd’hui de juger le kantisme en appliquant la méthode que Kant emploie pour juger le christianisme, il n’est pas douteux que ce travail ne serait pris au sérieux par personne. Kant ignore non seulement toute la tradition catholique mais — le mot n’est pas trop fort — toute l’histoire de la pensée humaine, Kuno Fischer (après Hamann, Rink, Nicolaï et d’autres) admet lui-même que cette ignorance chez Kant a été complète. Il ajoute qu’elle lui a été avantageuse et a sauvegardé l’originalité de son esprit. Cf. Stûckenberg, p. 127. Nous nous bornons ici à la constater. Aristote et Platon ne sont pour Kant que deux schèmes. Il ne les connaît qu’à travers son petit manuel scolaire, et il voit dans Aristote la méthode d’induction et dans Platon l’intuition a priori. Il n’avait pas même étudié Spinoza. Cf. Stûckenberg, ibid., p. 127, déclaration de Hamann. De son disciple Fichte, il n’avait lait que lire superficiellement quelques pages. C, t. x, p. 81 ; A., t. xi, p. 284.

Il n’a donc connu le christianisme que sous la forme piétiste enseignée par ses maîtres du Fridericianum. Nous le verrons plus en détail au paragraphe suivant.

2. Quand on parle du système de Kant, il est bon de préciser que ce système n’a jamais existé d’une manière définitive ; qu’il est demeuré à l’état de projet et que, de l’aveu même de Kant, les trois critiques n’en étaient que la préparation. Il avait démoli, déblayé ; il voulait ensuite construire « la partie dogmatique ae son œuvre ». Il assurait même que celle-là surtout l’intéressait. C, t. ix, p. 333 ; A., t. x, p. 494. Malheureusement il se heurta à l’impossibilité complète de rien organiser de définitif sur les bases qu’il avait préparées. Quand il mourut, sa philosophie constructive, était représentée par une liasse de manuscrits tellement informes que, jusqu’à l’heure présente, personne n’a osé les publier. Cet Opus posthumum, Kant en parlait à ses amis comme d’un travail « presque achevé » et auquel manquaient seulement les derniers détails de mise au point. Par tout ce que nous connaissons de l’Opus posthumum, nous pouvons juger combien cette appréciation de son travail par Kant était erronée. Sur les points les plus essentiels, il n’arrive pas à s’exprimer clairement. La définition même de la « philosophie transcendentale » — notion aussi importante dans le kantisme que celle de « forme » chez Aristote — est reprise et remaniée plusieurs centaines de fois. Kant ne parvient pas davantage à déterminer l’objet de la philosophie. Aussi ses partisans ont-ils déclaré que l’Opus posthumum n’est qu’un brouillon sénile et que le système tient tout entier dans les trois critiques, ou même dans les deux premières. Il est cependant incontestable que ce point de vue n’est pas celui de Kant, et que jusqu’à sa mort celui-ci travailla, sans y réussir, à construire sa philosophie. De cet effort est née la Rechtslchre (cf. supra) : la Tugendlehre (id.), l’Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (id.) et aussi la théorie constructive de la religion, die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft. Avec VOpus posthumum, c’est tout ce qui nous reste de la philosophie positive de Kant. Nous avons déjà vu ce que représente la liasse informe de l’Opus posthumum. L’Anthropologie (1798) est tout aussi sénile. C’est une suite de réflexions, parfois ingénieuses, souvent banales ou saugrenues, sur les sujets les plus ordinaires : les avantages du tabac à priser, C, t. viii, p. 45 ; A., t. vii, p. 160 ; R., t. vt16, p. 53 ; la manière de présider une table, et la définition du parfait bien-être (un bon repas en bonne compagnie : eine gule Mahlzcit in guter Gesellschajt, C, t. viii, p. 169 ; A., t. vii, p. 277 ; R., t. vu b, p. 204), les grimaces et les perruques, C, t. viii, p. 190-193 ; A., t. vii, p. 297-301 ; R., t. vu b, p. 228-231 ; la facullas divinatrix et la facultas signatrix, C, t. viii, p. 75 et 78 ; A., t. vii, p. 187 et 191 ; R., t. vu &, p.93 et 99. Aucune discussion un peu serrée, aucun aperçu original, des lieux communs et des platitudes, avec toutes les naïvetés du xviiie siècle. Qu’il suffise de signaler la description des peuples de l’Europe. C, t. viii, p. 204 sq. ; A., t. viii, p. 311 ; R., t. vu b, p. 247. La Tugendlehre et la Rechtslehre n’ont rien d’original et ne se distinguent guère du verbalisme wollffien Seule la Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft se présente comme une œuvre systématique. On ne peut, à son sujet, parler de sénilité. Kant était encore en possession de tous ses moyens quand il la composa. Il nous déclare formellement qu’il y expose son système religieux.

Le milieu doctrinal. —

Il faut se garder de considérer la tentative de Kant comme l’effort d’un génie isolé. Pendant toute la seconde moitié du xviiie siècle, l’atmosphère intellectuelle de l’Allemagne est restée saturée de critique religieuse. Dès 1719, Wolf (voir ce mot) avait publié ses Vernùnftige Gedanken von Golt, der Well und der menschlichen Secte (Halle), et Bern. Bilfinger avait suivi la même direction dans sa Dilucidatio philosophica de Deo, anima humana, mundo et generalibus rerum afjectionibus (1725). Il s’agissait d’introduire la philosophie dans la spéculation religieuse. Cette tentative, qui nous paraît aujourd’hui assez innocente, marquait, en fait, une réaction profonde contre la dogmatique protestante des débuts, et un retour à la scolastique. La Réforme avait honni « la raison et la philosophie » au nom d’un paulinisme mal compris et par une conséquence naturelle de la doctrine luthérienne ou calviniste de la « perversion totale » de l’homme par le péché. Seuls Mélanchthon et Théodore de Bèze avaient mitigé quelque peu ces anathèmes, et il est remarquable que précisément l’un et l’autre penchaient pour la scolastique et ne dédaignaient pas Aristote. Dans l’ensemble, les réformés, loin d’émanciper la raison, l’opposaient à la foi et la décrivaient comme infirme et trompe ise. L’antipélagianisme les poussait à des outrances : volonté asservie au mal, intelligence captive de l’erreur, le premier terme appelait symétriquement le second. Kant s’en souviendra lorsque, « pour faire place à la foi », il s’imaginera devoir « écarter la connaissance ». L’antagonisme des deux notions était traditionnel chez les luthériens.

Wolf, travaillant dans la ligne de Leibniz, distinguait deux parts dans la connaissance des choses divines ; la part naturelle, découverte et vérifiée par la pure raison ; la part surnaturelle, notifiée par révélation céleste. Piétistes et protestants orthodoxes l’avaient vivement attaqué ; les premiers parce qu’il limitait le champ de la grâce en permettant à la pure raison de connaître Dieu ; les seconds parce qu’il ouvrait les voies à l’athéisme en émancipant la raison, toujours destructive d’elle-même dès qu’elle n’est pas « captivée » par la Parole de Dieu. Cf. Joach. Lange, Causa Dei et religionis naturalis adversus atheismum, 1723 ; Joh. Franz Buddeus, Bedenken ilber Wolf’s Philosophie, 1724 ; Vollstândige Sammlung aller Schriften in der W’olj-Lange’schen Streitigkeit, 1737. Cette distinction entre connaissance naturelle et connaissance surnaturelle, admise et éprouvée depuis longtemps chez les théologiens catholiques, devait amener la mort de la théologie protestante. Wolf notait déjà quod qui naturalistes vocantur ita sludeant theologiæ naturali ut revelatam prorsus contemnant aut saltem insuper habeant. Theolog. naturalis methodo scienlifica pertractata, Pars prior, prolegom., § 19. En elïet, privé de toute autorité doctrinale capable d’interpréter la révélation, le^protestantisme bornait la théologie surnaturelle à la seule Écriture. Theologia enim revelata nititur hoc principio ; quicquid Scriptura sacra de Deo affirmât, illud ipsi convenit… quamobrem ibidem sufficit ostendere quod talia atlribula tnli Mi, quod Deum vocat, tribuit Scriptura sacra. Id., ibid., § 9. L’appoint fourni par cette théologie révélée à la théologie naturelle était fort mince. Wolf ne parvient pas lui-même à découvrir une seule thèse un peu ferme dans la théologie révélée. La doctrine de la Trinité par exemple avec les trois personnes distinctes, ou la procession ab utroque, ne jaillissait pas « évidemment » du texte même de la Bible. Tout ce qui était clair, complet, systématique et solide en théologie relevait ainsi de la théologie naturelle, c’est-à-dire de la philosophie solo naturæ lumine. Ibid., § 1. Le reste apparaissait d’autant moins valable qu’à ce moment même la critique biblique, appliquant la philologie à l’interprétation du texte, ruinait l’idée majestueuse que le protestantisme s’était faite de la divinité de la Bible. Cf. J. S. Semler, 1 1791 ;.1. D. Michælis, t 1791 ; J. A. Ernesti, t 1781.

De plus, une fois la théologie naturelle constituée indépendamment de toute révélation, le christianisme se vidait de son contenu doctrinal. Les dogmes que le protestantisme du xvie siècle découvrait dans l’Écriture et dont l’ensemble formait « la vérité chrétienne », ces dogmes étaient en partie confisqués par les philosophes qui en faisaient des thèses rationnelles, et en partie contestés par les critiques, qui ne les retrouvaient plus dans l’Ecriture. Aussi, pendant tout le cours du xvrae siècle, nous voyons les défenseurs du christianisme protestant abandonner lentement le terrain dogmatique et livrer bataille au nom de la morale chrétienne. Jésus n’est plus que le pédagogue du genre humain. Ses disciples, ce ne sont pas ceux qui répètent ce qu’il a dit, mais qui vivent comme il a vécu. Le christianisme n’est qu’un ensemble de pré ceptes moraux. Voir Bartels, Veber den Werthund die Wirknngen der Sittenlehre Jesu, 17X8, contre le pamphlet violent de.lac. Mauvillon, Dus cinzig wahre System der christlichen Religion, 1787.

Le piétisme, d’autre part, avec son dédain pour les théories intellectuelles et son goût d’expérience mystique, avait malgré lui contribué à déprécier la valeur doctrinale de la religion chrétienne. C’est dans ce milieu que Kant allait lancer sa Religion innerhalbder Grenzen der blossen Vernunft.

Là comme ailleurs, son procédé consistait à ignorer presque totalement ses devanciers. Borowski — un de ses admirateurs pourtant, et un de ses disciples — nous révèle que jamais il n’avait abordé le terrain de la littérature théologique et qu’il se désintéressait totalement de l’exégèse et de la dogmatique. Op. cit., p. 252. Il ne connaissait presque rien des travaux de Semler, de Teller ou d’Ernesti. Il ignorait même l’existence de J. F. Jérusalem, dont les Betrachtungen ùber die Religion étaient pourtant très répandues. Il avouait que depuis les années 1742-1743 (il avait alors 18-19 ans), il n’avait plus rien lu sur cette matière : il ne connaissait que les volumes de J. F. Stapfer († 1775), Grundlegung zur wahren Religion et il gardait encore quelque souvenir des « entretiens dogmatiques », c’est-à-dire des exhortations pieuses du Dr Schultz, le directeur du Collegium Fridericianum. Là se bornait toute sa documentation théologique.

Quand on lit la Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft, on ne peut se défendre d’une impression assez singulière. Il semble que l’auteur se soit évertué à revêtir ses théorèmes purement philosophiques d’un vocabulaire religieux. Le placage biblique est très visible sur le fond rationaliste et simplement moral. Or cette impression qu’on éprouve dès la première lecture de l’ouvrage, trouve une justification parfaite dans un détail anecdotique, garanti formellement par Borowski.

Pendant qu’il rédigeait son manuscrit, Kant s’était procuré une Grundlegung der christlichen Lehre, c’est-à-dire un de ces petits catéchismes populaires, comme il en existait encore des centaines en pays protestant. C’était un catéchisme publié en 1732 ou 1733. Il le lut fort attentivement et s’en servit pour habiller de termes chrétiens un ouvrage foncièrement étranger, dans toute son inspiration, à la religion et à la personne de Jésus-Christ. Borowski, op. cit., p. 253.

Il n’est donc pas nécessaire de chercher très loin les sources littéraires de la philosophie religieuse de Kant. Sa connaissance du christianisme n’avait jamais dépassé le niveau d’une science de collégien, et quand il écrivit la Religion innerhalb etc., il avait quitté le collège depuis cinquante-trois ans.

La préparation philosophique.

1. Critique de la raison pure.

Quelle que soit la manière dont Kant ait abouti au criticisme, et sans discuter le rôle que Leibniz ou David Hume ont joué dans cette évolution, nous nous bornons à exposer les conclusions de la philosophie kantienne, telles que Kant les formule lui-même dans deux lettres très importantes, à Moïse Mendelssohn, C, t. ix, p. 232 ; B., t. x, p. 344 et à Jean Schultz, C, t. ix, p. 369 ; B.. t. x, p. 551. Ces conclusions tiennent tout entières en cinq propositions.

a) Les jugements, dont l’ensemble forme la connaissance humaine, se divisent en deux classes entièrement distinctes : analytiques et synthétiques. Les jugements analytiques sont des jugements de stricte identité : le prédicat n’exprimant rien de plus et rien de moins que le concept même du sujet. Ces jugements sont « réciproques » ; on peut les retourner, comme on peut toujours intervertir les termes d’une identité. Ils ne développent pas les connaissances ; ils n’indiquent pas un progrès du savoir. Quand ils sont faux, ils sont nécessairement contradictoires. Il suffit donc pour les « justifier » (Kant, employant le langage des juristes, dit i. pour les déduire » ) de les confronter avec le principe de contradiction.

Les jugements synthétiques sont tout différents, Chez eux le prédicat exprime, comme dans les analytiques, une qualité appartenant au sujet ; sinon ils seraient évidemment absurdes ; mais cette qualité n’appartient pas au concept même du sujet. Elle lui est ajoutée. Dès lors l’analyse du concept du sujet ne suffît pas à révéler la présence du prédicat. Le jugement synthétique, qui doit, comme tout jugement, se conformer au principe de contradiction, doit donc en outre obéir à une loi de synthèse, dont il reste à examiner la nature. Le jugement analytique ne peut être faux qu’en étant contradictoire ; le jugement synthétique contradictoire est évidemment faux, mais puisque le prédicat n’est pas identiquement uni au concept du sujet, ce jugement peut être faux sans être contradictoire. Il suffît, qu’il soit démenti par les faits, par la réalité ; il suffît que l’addition faite par le prédicat au concept du sujet ne soit pas conforme à la vérité objective.

b) Dès qu’on a distingué ces deux espèces de jugements, un problème se pose : comment pourra-t-on vérifier leur légitimité ? en faire la « déduction » ? Le problème est aisé, nous dit Kant, lorsqu’on ne s’occupe que des jugements analytiques. Pourvu qu’ils ne pèchent pas par contradiction interne, ils sont valables. Mais ces jugements sont précisément les moins intéressants. Us n’ont qu’une valeur purement logique : ils ne s’occupent que des « concepts ». Or ce qui importe, ce n’est pas de savoir si un concept reste identique à lui-même, mais s’il correspond à une chose. Sa valeur objective ne lui vient que de ce rapport. Et ce rapport, le jugement analytique ne l’envisage jamais. Les seuls jugements réels, c’est-à-dire portant sur les objets, sont les jugements synthétiques. Pour les légitimer, il est nécessaire de distinguer davantage. En effet ces jugements peuvent être dépendants de l’expérience, de la constatation sensible. Dans ce cas ils trouvent leur justification, la preuve et la raison de leur objectivité dans cette expérience même. Le prédicat est affirmé non parce qu’il appartient au « concept » même du sujet qugement analytique), mais parce que l’expérience constate qu’il est réellement et objectivement lié au sujet. C’est la perception, Wahrnehmung, qui justifie le jugement synthétique, puisque celui-ci, en dérive. Il existe pourtant tout un lot de jugements synthétiques qui ne se laissent pas ramener au type du jugement de perception. Ils portent sur des réalités empiriques ; mais ils ne tirent pas leur certitude de ces réalités. Ce sont tous les jugements synthétiques universels et nécessaires. En effet l’expérience peut bien justifier une affirmation particulière et me montrer ce qui se passe en fait, ici ou là, à tel instant ; mais il est impossible qu’en vertu d’une expérience toujours particulière et limitée, on conclue Jogiquement à l’universel ; qu’au nom d’une perception contingente, on aboutisse au nécessaire. Sur les choses — non sur les concepts — les jugements dérivés de l’expérience ne permettent d’affirmer que cette expérience même. Dès lors, ou bien tout ce qui est universel et nécessaire, c’est-à-dire définitif et scientifique, est purement logique, sa.ns rapport avec le réel qugements analytiques), ou bien nous devons découvrir un moyen de justifier les jugements universels et nécessaires, qui ne viennent pas de l’expérience et qui pourtant l’ont comme objet. Ayant les choses comme objets, ces jugements sont synthétiques ; ne dérivant pas leur certitude de l’expérience, ils ne sont pas a posteriori. Kant les appelle les jugements sunthétiques a priori.

c) Pour les déduire (=-- justifier), on ne peut faire appel ni au seul principe de contradiction (fidélité de la pensée à elle-même), ni à la constatation expérimentale. Il nous faut un a priori objectif ; ce qui, au premier abord, paraît absurde. Comment puis-je dire d’avance que les objets de l’expérience auront tous et nécessairement tel caractère, qu’ils vérifieront tel’prédicat, non identique pourtant à leur concept ? Comment puis-je dogmatiser a priori sur cette expérience future ? Comment puis-je, non pas même deviner infailliblement ce que je ne vois pas, mais conclure par anticipation que l’expérience sera toujours telle ou telle, pour tous les hommes, et nécessairement ? Kant, qui s’est laissé enfermer dans ce problème, prétend y avoir trouvé une solution décisive. C’est à son sujet qu’il a parlé de Copernic et qu’il a comparé son système à la nouvelle astronomie. La solution est d’ailleurs, en principe, assez simple. Seuls les détails dont Kant l’enchevêtre peuvent l’obscurcir. Qu’est-ce que je puis affirmer d’avance de tous les objets expérimentaux ? Kant répond : évidemment rien de tout ce qu’ils sont « en eux-mêmes » ; mais évidemment aussi tout ce qui est nécessaire pour qu’ils soient objets d’expérience. Les conditions de l’expérience devant être réalisées par tous les objets expérimentés ou expérimentables, je puis d’avance assurer que ces conditions seront vérifiées partout où il y aura expérience, comme je puis affirmer d’avance que le gibier abattu à coups de fusil se trouvera nécessairement sur la ligne de tir. Je ne puis pas décider que ce sera du gibier de poil ou de plume ; il reste indéterminé « en lui-même », mais il est déterminé « quant à sa forme générale ». Kant assure que toute expérience suppose des conditions préalables ex parte subjecti ; il se flatte même d’en avoir achevé le dénombrement et donné la description. Les jugements qui affirment la vérification de ces conditions par les objets de l’expérience sont des jugements synthétiques a priori. Ils sont synthétiques, car les conditions subjectives d’une expérience ne lont pas partie du concept même de l’objet expérimenté ; ils sont a priori, car leur certitude est logiquement antérieure à l’expérience elle-même et leur permet d’être universels et nécessaires.

d) Kant s’est évertué — assez maladroitement — à dresser le catalogue des conditions a priori de l’expérience. Tout objet d’expérience doit être situé dans l’espace et le temps. Il n’y a pas de perception interne en dehors de la continuité consciente, de la succession des états d’âme. C’est la forme a priori du temps. Il n’y a pas de perception externe sans un objet localisé, cette loi de la perception c’est la forme a priori de l’espace. Toute perception externe pour être consciente, doit se rapporter à une perception interne. Le temps est donc la condition même de la perception spatiale. Temps et espace, Kant les appelle les /ormes a priori de l’intuition. Mais un objet d’expérience ne peut être uniquement sensible. Pour qu’il soit objet, il faut qu’il soit capable de fonder des jugements. Ce qu’on ne pourrait d’aucune façon juger serait le pur impensable. Dès lors les conditions a priori du jugement comme tel seront vérifiées de tout objet d’expérience. Ces conditions, Kant les appelle les catégories, non au sens de « subdivisions » mais au sens étymologique de « manières d’affirmer ». En examinant la table leibnizienne des jugements et leur répartition sous les quatre rubriques : quantité, qualité, relation et modalité, Kant prétend découvrir sous chacune de ces rubriques trois concepts a priori, qui, appliqués à l’objet d’une expérience possible, donnent trois principes a priori. Nous avons ainsi douze catégories, et douze principes. Cédant à la manie de l’époque, Kant a donné des noms pédants à ces principes : axiomes de l’intuition, anticipations de la perception, analogies de l’expérience, et postulats de la pensée empirique en général. La technique compliquée de ces chapitres ne nous intéresse pas ici. Nous ne retenons que leur conclusion : on peut affirmer d’avance, d’une façon universelle et nécessaire, que les objets d’expérience vérifieront les conditions auxquelles un objet doit se soumettre pour être pensé. Pour être objet d’expérience, il leur faudra en outre apparaître dans l’espace et le temps.

e) Kant n’a plus maintenant qu’à tirer les conséquences. Ce qu’est un objet en dehors de l’espace et du temps, personne ne peut le savoir : la connaissance humaine ne se termine à rien d’objectif quand elle se porte sur des objets intemporels ou non-spatiaux, c’est-à-dire sur des objets placés « en dehors des conditions d’une expérience possible. » De pareils objets ne sont que des conceptions subjectives, exemptes de contradiction interne sans doute, mais sans réalité véritable. Le seul domaine accessible à la connaissance de l’homme est donc le monde du phénomène ; le phénomène étant, non pas la fausse apparence du réel, mais le réel dans la mesure où il se conforme aux conditions subjectives de la perception.

Une science de Dieu, de l’âme, de l’origine ou de la fin des choses, du monde spirituel, etc., est radicalement impossible. Là où, par hypothèse, l’objet du savoir est en dehors de l’espace et du temps, il n’y a plus qu’un objet de pensée : une essence, sans aucune garantie d’existence ; une forme sans contenu, un concept vide, Icerer Beqriff.

On peut dire que pour Kant lui-même, c’étail là le fond et comme la substance de sa critique. Beaucoup <ie lecteurs se sont égarés dans ce livre que les amis mêmes de Kant déclaraient tous éminemment obscur. La composition de l’ouvrage est fort défectueuse. Les explications et les discussions qui ont commencé déjà en 1782 n’ont guère facilité la tîche des interprètes. Dans ses lettres, Kant se dégage un peu de sa lourdeur habituelle et c’est peut-être là qu’on a le plus de chance de trouver quelque lumière.

2. Critique de la raison pratique.

Il était impossible pour Kant de fonder désormais la morale sur une métaphysique quelconque. Il garda bien le mot de métaphysique des mœurs, mais il en avait complètement faussé la signification. La métaphysique, depuis Aristote. était la science de l’être en tant qu’être. Pour Kant, cette science, n’ayant aucun objet accessible, était un pur jeu de concepts. La métaphysique signifiait désormais la science a priori, c’est-à-dire la théorie des conditions a priori des objets d’une expérience possible. La science de la morale devait donc partir d’un fait, comme la philosophie spéculative ne pouvait partir que d’un donné. Ce fait est la loi morale, le « tu dois », le caractère immédiatement obligatoire de l’action bonne. La moralité est première dans son ordre ou elle n’est pas, Quand j’agis moralement, je ne recherche aucune autre fin que cette moralité môme, et je ne dépends de personne dans ma décision. Le dernier pourquoi du « je veux » c’est un « je veux », car si le vouloir était déterminé, par un agent ou par un objet, à vouloir de telle manière, il ne serait plus ni libre ni moral. La moralité n’a donc qu’elle-même pour fondement, et il n’y a rien de plus parfait que « la conformité à la loi », voulue précisément en tant que telle.

Kant, toujours préoccupé de symétrie artificielle, a voulu traduire ces conclusions dans les termes de la raison théorique, et il a déclaré que l’impératif moral se formulait en un jugement synthétique a priori. L’obligation n’est pas incluse formellement dans le concept de volonté libre ; si donc une volonté libre agit moralement, c’est qu’elle-même s’est déterminée à vouloir cette obligation. Elle n’est obligée que pour autant qu’elle s’oblige.

Cette morale, définie tout entière comme une conformité à une loi, n’est donc jamais i suasive.. Bile commande. Les conseils sont intrinsèquement étrangers à la morale. I.a loi étant absolue et uniforme et le. motif de l’action morale étant toujours strictement Indépendant de l’objet concret auquel elle se termine, il n’y a pas de place pour des nuances dans, la moralité d’un acte. Il est parfait, si le motif, Triebfeder, est la loi comme telle, abstraction faite de tout son « contenu » ; il est simplement mauvais, immoral, si n’importe quelle autre considération le détermine. Kant restaure ici les anciens paradoxes stoïciens, sur l’impossibilité du progrès moral et l’équivalence de toutes les actions bonnes. Le péché véniel ne peut pas avoir pour lui plus de sens qu’il n’en avait pour Pelage ou pour les disciples de Zenon.

Le dépouillement de tout motif particulier est donc nécessaire, d’après Kant, pour qu’un vouloir puisse être bon. Il ne s’agit pas seulement d’exclure tout motif d’ordre sensible, toute considération de plaisir physique (sic V. Dclbos dans son Introduction aux fondements de la métaphysique des mœurs, p. 62), mais tout mobile autre que le pur respect de la loi en tant que telle. L’eudémonisme est pour Kant radicalement immoral, même si la fin de l’action est une perfection d’ordre intellectuel. Étudier pour savoir est donc immoral ; agir pour devenir meilleur est une perversité, car, malgré le paradoxe, « le but de l’action morale ne peut pas en être le motif. » C, t. vi, p. 142 ; B., t. iii, p. 4 ; R., t. x, p. 1. Les résultats de l’action morale doivent rester totalement étrangers aux mobiles mêmes de cette action.

Kant a répété sous vingt formes diverses cette proposition. Au-dessus de tous les impératifs hypothétiques (si tu veux la santé, prends le remède ; si tu veux qu’on t’estime, sois courageux), il a prétendu formuler le seul principe vraiment moral, l’impératif catégorique, ne dépendant plus d’aucune condition et voulu comme pur impératif.

Nous n’avons pas à suivre dans le détail cette théorie, au fond assez simple. La doctrine religieuse de Kant est indépendante de la présentation technique de sa doctrine morale et des formes savantes de l’impératif catégorique. L’exposé complet du système a été repris plusieurs lois. Le lecteur français n’a qu’à se reporter au livre excellent de V. Dclbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905.

Le système religieux.

1. Point de départ.

Malgré le peu d’estime que Kant, depuis sa sortie du collège, témoignait à la théologie, malgré les sympathies non déguisées qu’il gardait pour des ennemis notoires du christianisme, pour des pamphlétaires violents et absurdes comme Karl Friedr. Bahrdt († 1792), cf. C, t. ix, p. 319 ; B., t. x, p. 476, il a toujours considéré la religion comme une chose sérieuse et les sarcasmes voltairiens n’ont pas déteint sur ses écrits. L’influence de Bousseau est d’ailleurs beaucoup plus puissante sur lui que celle des encyclopédistes et son esprit, peu fait à l’ironie et imperméable aux grâces frivoles, ne pouvait pas accueillir facilement, et. pouvait à peine comprendre les critiques à la lois si légères et si destructives des « libertins ». Son éducation piétiste l’avait d’ailleurs dressé au respect des choses religieuses et le souvenir de S( huitI. — nous l’avons vu — demeurait encore vivace dans l’âme de son élève, plusieurs années après la composition des trois Critiques.

La religion est donc pour Kant quelque chose de sérieux et qui mérite l’examen. Cette affirmation, il ne la prouve nulle part. Elle lui paraît aussi immédiate que celle « expérience », Er/ahnuig, dont il parle dès la première phrase de sa Critique de la raison pure, et qu’il n’a jamais songé à définir.

Malheureusement, au moment où il aborde l’examen de la religion comme telle, Kant est déjà emprisonne dans l’agnoticisme spéculatif et dans le stoïcisme moral. Il croit avoir démontré qn’en dehors des objets d’une expérience possible nous ne pouvons avoir aucune science valable, mais seulement des concepts ingénieusement fabriqués, fl croit aussi qu’en dehors de l’obéissance volontaire à la loi pure, indépendamment de tout contenu, il n’y a pas de moralité, mais seulement des industries, des expédients, des recettes d’ordre pratique, sans valeur d’honnêteté en soi.

Cherchant à quoi peut bien correspondre objectivement la valeur absolue de la religion, il ne pouvait donc pas s’orienter du côté de la connaissance spéculative. Celle-ci ne nous donne que des objets spatiaux et temporels, contingents et particuliers, et elle ne prend un air de nécessité universelle, une apparence d’absolu qu’en énonçant à priori, non la loi de l’être, mais les conditions d’une expérience possible, donc les lois des phénomènes. Impossible donc de fonder le caractère sérieux, respectable, absolu de la religion sur sa valeur théorique, sur la qualité des connaissances qu’elle nous apporte. Il n’y a de connaissance objective que dans l’expérience, et l’absolu n’est pas objet d’expérience.

La religion ne peut donc « justifier ses prétentions » et s’imposer aux hommes qu’en raison, non pas de la doctrine qu’elle leur annonce et des secrets qu’elle leur découvre, mais uniquement de la manière dont elle les fait vivre. Elle doit être une « pratique », non une théorie, car dans la pratique seule nous pouvons trouver un inconditionné. Cet inconditionné — on l’a vu — c’est le vouloir moral, die Liebe des Gesetzes, C, t. vi, p. 293 ; B., t. vi, p. 145 ; R., t. x, p. 174, ne dépendant de rien, étant à lui-même en tant que détermination son principe et son motif.

Dès lors on peut prévoir infailliblement quelle direction va prendre la théorie religieuse dans l’ensemble de la doctrine kantienne. Pour sauver le caractère sérieux, respectable, absolu de la religion, il faudra par un effort insensé la ramener tout entière à l’unique vouloir moral, au simple amour de la loi en tant que telle ; en dehors de tout contenu, de toute détermination particulière. Ce qui, dans les religions existantes, ne se prêtera pas à cette opération de réduction, sera tout simplement déclaré « non religieux ", dût-on par cette déclaration, donner un démenti au genre humain et bouleverser le vocabulaire et l’histoire.

Armé de son principe, Kant se met à la besogne. La critique de la religion lui apparaît tout de suite comme une besogne d’ « épuration ». Il faut « laisser tomber l’eau au fond du vase, laisser remonter l’huile à la surface, » et séparer alors les deux éléments que l’ignorance et la passion ont confondus. L’huile qui surnage au-dessus de l’eau banale, c’est dans la religion, au-dessus de toutes les croyances, rites et doctrines, le t pur moral » le reinmoralisch. C, t. vi, p. 151 ; B., t. vi, p. 13 ; R., t. x, p. 14. Ailleurs on nous parle d’un christianisme qu’il faut décortiquer : les enveloppes, die Hùllen, étrangères à la substance religieuse elle-même, sont le culte, les dogmes, les observances positives. Le noyau, seul valable, c’est l’action morale. C, t. vi, p. 307 ; B., t. vi, p. 158 ; R., t. x, p. 190. Décanter, décortiquer, c’est toujours d’éliminer qu’il s’agit et non pas de comprendre. Kant partd’une idée a priori de la religion, d’une idée visiblement trop étroite, dans le goût du classicisme finissant, et, au lieu d’élargir l’idée aux proportions du réel, — ce qui est la loi, même du progrès, — il tente, par des mutilations violentes, de rapetisser le réel aux dimensions de son idée — ce qui ne peut aboutir qu’à du verbalisme stérile.

Il nous reste à examiner ce que devient dans cette entreprise l’objet même de l’enquête. On peut prévoir déjà qu’il va se déformer jusqu’à la caricature et que, réduite au seul impératif catégorique, la religion perdant tout caractère individuel et même social, toute vie et tout mouvement, se muera en res surda et ine.xorabilis. C., t. vi, p. 423 ; B., t. viii, p. 338.

2. Propositions générales.

a) Naturalisme ou supranaturalisme.

En conformité avec les conclusions de la raison pure, Kant repousse la prétention dogmatique du « naturalisme » aussi énergiquement que celle du « surnaturalisme. » Le naturaliste nie la possibilité intrinsèque d’une révélation, c’est-à-dire que, dépassant les limites d’une expérience possible, il s’aventure dans le transcendant. Il y rencontre son adversaire le surnaturaliste, qui affirme la réalité, voire même (c’était le cas pour beaucoup de protestants) la nécessité d’une révélation divine. Tous les deux doivent être renvoyés dos à dos. Leur prétention est de part et d’autre également vaine, puisqu’il n’y a pas, selon Kant, de connaissance objectivement valable en dehors des conditions a priori de la sensibilité (espace et temps). Le rationaliste pur, se tenant aux résultats de la critique, n’affirme rien du tout au sujet de la possibilité interne d’une révélation, C, t. vi, p. 303 ; B., t. vi, p. 154-155 ; R., t. x, p. 185-186, mais il considère que pareille révélation ne pourrait avoir aucune signification religieuse, puisque la religion tient tout entière dans le seul vouloir moral. Donc, même en concédant que cette révélation puisse se produire, Kant maintiendrait qu’elle nous rendrait peut-être plus savants, mais certainement pas meilleurs. Savoir plus n’est pas per se agir mieux. *.

Il semble d’ailleurs que, dans toute cette théorie, Kant, soucieux de se séparer d’auteurs compromettants, ait accumulé les équivoques. La distinction qu’il établit entre le naturaliste et le rationaliste pur est bien fragile. Sa théorie aboutit à nier la possibilité de toute révélation, et ailleurs il le laisse entendre clairement.

Dans la Religion innerhalb der Grenzen der blosscn Vernunjl, il a inséré un petit mot restrictif : Die INNERE Môglichkeit, la possibilité intrinsèque. Il est exact que la critique interdit de dogmatiser sur des objets transcendants et dès lors, de déclarer qu’au concept de révélation aucun objet ne peut correspondre. Ce concept est exempt de contradiction interne. Mais il est non moins sûr que la révélation est exclue comme impossible par toute la critique kantienne. Son concept n’est pas contradictoire, mais jamais aucune garantie de son objectivité ne pourrait nous être donnée, parce que tous les objets de nos connaissances sont contenus « "à l’intérieur des limites d’une expérience possible " et que l’objet transcendant d’une révélation est, par hypothèse, en dehors de ces limites. Donc, lorsque Kant concède la possibilité interne d’une révélation, il faut se garder d’assimiler sa position à celle des apologistes de son époque, qui établissaient d’aboi d cette possibilité, pour prouver ensuite par les faits historiques qu’elle s’était réalisée. Impossible en fait, la révélation, nous l’avons vii, n’a, de par son concept même, aucune valeur religieuse. Aussi, partout où on rencontre de prétendues révélations, des Écritures Saintes, des doctrines inspirées, il faut les expliquer, les interpréter, jusqu’à ce qu’elles ne signifient plus rien qu’une pure leçon de morale. C, t. vi, p. 255-256 ; B., t. vi, p. 109-110 ; R., t. x, p. 130-131. Ainsi l’ont fait tous les éducateurs du peuple quand ils ont eu du bon sens et de l’esprit. Les philosophes grecs et romains l’ont fait pour le polythéisme, ibid., les juifs, les chrétiens, les mahométans n’ont pas agi autrement. Kant justifie ce que ces exégèses déformantes peuvent avoir de peu franc par la nécessité d’empêcher les foules de tomber dans un athéisme dangereux pour l’État, ibid., et par la nature même de l’élément religieux. On a le droit de traiter « religieusement » une révélation ou un livre qui se donnent pour de la religion. Or, t dans n’importe quelle croyance, cela seul est à proprement parler de la religion qui peut se ramener aux règles et aux mobiles de la foi purement morale » c’est-à-dire de l’impératif catégorique. C, t. vi, p. 258 ; B., t. vi, p. 112 ; R., t. x, p. 134.

Le rationalisme kantien exclut de la même manière toute espèce de miracles. Il n’y a pas contradiction dans le concept de miracle, dira Kant, mais il y a impossibilité complète de constater n’importe quel miracle, impossibilité de fournir jamais un contenu objectif à ce concept. Tout ce que nous constatons est lié par la série des antécédents et des conséquents à tout ce qui précède et à tout ce qui suit. Le déterminisme phénoménal est universel pour Kant, et tout objet d’expérience étant phénoménal, le miracle ne peut être qu’une interprétation aberrante et ignorante, une preuve de naïveté ou un indice de paresse mentale. Un miracle se produisant dans l’espace (Kant l’appelle un miracle externe) serait en conflit avec la loi de l’action et de la réaction, G., t. iv, p. 521 ; R., t. xi a, p. 263, 264, et supposerait donc, avec un déplacement du centre de gravité du monde, ibid., un mouvement dans un espace vide : eine Bewegung im leeren Baume aber ist ein Widerspruch, pareil mouvement est contradictoire parce que l’espace vide est un néant. S’il s’agit d’un miracle se produisant dans le temps, il y faut aussi, d’après Kant, supposer un moment vide, un phénomène réel rapporté à rien du tout dans l’expérience, un commencement absolu. Or un moment vide, un événement réel rapporté à un néant, un commencement sans date et donc sans antécédent, tout cela est contradictoire. Ibid.

Il est supertlu de noter combien cette critique kantienne est dépendante des idées nevvtoniennes et leibniziennes et quelle foi robuste elle suppose dans le déterminisme physique. Elle est faite tout entière du point de vue du mécanisme universel. On peut y voir ce que Kant entendait par la « possibilité interne > du miracle, et comment cette possibilité interne s’associait pour lui à une impossibilité réelle absolue.

b) La croyance en Dieu.

Puisque la religion n’a rien de solide sinon ce qui se confond "en elle avec le reinmoralisch, avec le simple élément moral, quelle est la place de Dieu dans le système religieux kantien ? Remarquons bien que Kant n’a jamais voulu fonder un nouveau système religieux, il a prétendu critiquer d’une façon définitive et péremptoire toutes les religions présentes et futures et déterminer, isoler en elles ce qui seul mérite de s’appeler religieux. La croyance en Dieu est-elle dans ce cas ? Kant ne pouvait pas, après ces conclusions agnostiques de la raison pure, admettre qu’il y eût une preuve spéculativement valable de l’existence de Dieu. Le concept de Dieu est exempt de contradiction, mais on ne peut inférer du concept logique d’un être nécessaire et parfait, son existence objective. Kant prétendait l’avoir démontré dans sa réfutation de l’argument ontologique. Dès lors le concept de Dieu reste pour la raison un concept purement « problématique », et il ne peut y avoir aucun argument, même d’ordre moral, capable d’en faire un concept « assertorique ». La raison pratique, quoiqu’on en ait dit, ne modifie nullement cette conclusion, mais le vouloir moral en se voulant lui-même, veut toutes ses conditions, et une de ces conditions c’est, non pas que Dieu existe réellement, mais que je veuille admettre cette existence, comme postulat de l’action morale. C, t. v, p. 136 ; H., t. v, p. 121-132 ; R., t. viii, p. 265-268. Elle n’en devient pas pour autant objective ou certaine ; elle a exactement la valeur de la décision libre dont elle dépend ; elle est ce que Kant appelle : une croyance. Il ne s’agit donc pas de prouver d’abord l’existence de Dieu pour en déduire l’obligation morale ; celle-ci est simplement première dans son ordre : le seul mobile de l’action bonne étant la conformité à la loi prise formellement. Le devoir est donc voulu pour lui-même, indépendamment de toute considération de bonheur personnel ou de commandement divin. Toutefois le concept même de devoir a comme postulat la possibilité du souverain bien réalisable par les actions bonnes, et ce souverain bien est nécessairement lié, par son concept même, à la réalité d’un souverain bien primitif, c’est-à-dire à l’existence de Dieu. Ibid.

Donc la décision libre du vouloir moral, qui seule donne un contenu objectif au concept de devoir, rend du même coup objectif — et de la même manière — les postulats de ce concept. L’existence de Dieu n’est donc pas prouvée par le fait de l’action bonne Elle est nécessairement voulue comme conséquence et non comme fin ou comme principe de l’honnêteté. Elle reste un postulat.

Envisager le devoir moral sous forme de précepte divin, ce n’est donc pas augmenter sa valeur contraignante, ce n’est pas ajouter un seul motif à l’action, mais synthétiser dans une formule le devoir et ses postulats. Kant affirme que cette manière d’envisager la morale est précisément toute la religion. C, t. vi, p. 302-305 ; B., t. vi, p. 153-155 ; R., t. x, p. 181-187.

Dès lors il suffit à la religion que l’existence de Dieu ne soit pas contradictoire, que son concept soit « problématique ». Ce n’est jamais un devoir d’admettre l’existence d’une chose, puisque cela ne concerne que l’usage théorique de la raison. C, t. v, p. 136 ; B., t. v, p. 125 ; R., t. viii, p. 266. Prétendre que l’affirmation philosophique, spéculative, de l’existence de Dieu est un devoir, en faire l’objet d’une profession de foi, est donc absurde et « hypocrite ». Dieu reste pour la pensée une hypothèse. La morale n’a pas besoin d’autre chose. C’est parce que je veux être honnête, que très librement, et me fondant sur ma seule décision, je décide d’attribuer à cette hypothèse une valeur objective. Ce n’est pas parce qu’elle est d’abord contrôlée et trouvée exacte que je me décide à y conformer ma conduite. L’idée de commandement divin est conséquente, non antécédente, au vouloir moral.

Aussi Kant écrira-t-il intrépidement que chacun doit se faire un Dieu pour lui, C, t. vi, p. 318 ; B., t. vi, p. 168 ; R., t. x, p. 203, et que la certitude de l’existence d’un législateur suprême est exactement ce que chacun veut qu’elle soit.

c) Indifférence des religions.

Puisque la religion n’est rien que la morale envisagée comme l’ensemble des préceptes divins, et puisque la morale consiste à obéir à la loi de l’impératif catégorique, pour elle-même et sans aucune considération de son contenu, il suit inévitablement qu’il n’y a qu’une seule religion. Les différences réelles qui distinguent le judaïsme du polythéisme, le christianisme de l’Islam, etc., ne sont pas, suivant Kant, des différences religieuses. Elles ne concernent que les affirmations théoriques du Credo ou les pratiques « statutaires », vides de toute signification morale. Affirmations et pratiques sont foncièrement en dehors de l’élément religieux ; elles ne concernent qu’une sorte de foi ecclésiastique, une croyance ne méritant par elle-même aucun respect. Kant aurait même voulu qu’on n’employât jamais cette expression vide de sens : tel homme appartient a telle religion, C, t. vi, p. 253 ; B., t. vi, p. 108 ; R., t. x, p, 128 ; il faudrait dire : il est de telle ou telle croyance (Glauben). Le mot « religion » au sens kantien n’a pas d’équivalent dans les langues modernes. Ibid. « On lait beaucoup trop d’honneur à la plupart des gens en disant qu’ils appartiennent à telle ou telle religion ; car ils ne savent pas ce que le mot veut dire et ne désirent pas être religieux. Tout ce qu’ils voient dans cette expression est une croyance ecclésiastique conforme à un type. » Ibid.

Il faut en conclure que l’hérésie n’est pas un phénomène d’ordre religieux. Les divergences dans la manière de penser ne concernent que la raison théorique ; et la religion est tout entière confinée dans l’action morale relevant uniquement de la raison pratique. Toutes les querelles doctrinales passées ou présentes ont donc pour origine non seulement une erreur sur l’objet du débat, mais d’abord sur sa portée. On croit se battre pour une valeur religieuse et défendre une chose sainte, et c’est ce qui n’arrive jamais, puisque la seule chose sainte, c’est le vouloir moral qu’aucune violence, aucun conseil, aucune contrainte ne peut provoquer. Les guerres de religion ne sont donc que de tragiques malentendus, et la notion d’orthodoxie elle-même est ridicule. — On peut voir, dans un exemple typique, à quelles outrances de pareilles théories aboutissaient. Partant de sa définition d’une religion purement morale, Kant conclut que le judaïsme n’est aucunement une religion. Pour appuyer ce paradoxe, il invoque deux raisons. Le judaïsme sous sa l’orme primitive n’est qu’un amas de prescriptions rituelles, donc vides de toute valeur religieuse ; et la caste sacerdotale, pour mieux dominer le peuple, a substitué au motif moral des actions la perspective des récompenses messianiques ou du bien-être temporel. Cette altération, ou plutôt cette perversion consciente, a privé le judaïsme de toute signification religieuse. Il n’est donc qu’une communauté d’ordre politique. Le christianisme n’a pu devenir religion qu’en rompant complètement avec la synagogue et en substituant au culte la morale. Tous les efforts pour masquer cette solution de continuité ne sont que des habiletés pratiques destinées à faire accepter la nouvelle religion. C, t. vi, p. 273-274 ; B., t. vi, p. 125-127 ; R., t. x, p. 150-153. On reconnaîtra facilement dans ces tableaux naïfs dessinés par Kant le défaut complet de sens historique et l’indigence de l’information.

d) Inutilité de la prière.

La réduction peut encore se poursuivre. La religion de Kant est une religion vide de prière. Bien plus, sans craindre le formidable paradoxe, il écrit tranquillement qu’entre la prière et la religion il y a une opposition radicale et que l’homme vraiment religieux « cesse de prier ». C, t. iv, p. 526 ; R., t. xi a, "p. 268-269. De son point de vue étroit, la prière ne pouvait être qu’une « hypocrisie ». Il l’écrit textuellement. Et en eiïet la ligne de son raisonnement le condamne à ces outrances. Tout le passage est à citer. Il est de l’époque où Kant est en possession de toute sa pensée (1788-1791) : « Attribuer à la prière d’autres effets que des effets naturels est une sottise qui ne demande pas à être longuement réfutée. La seule question admissible est celle-ci : ne faut-il pas conserver la prière à cause de ses résultats naturels ? » Ces résultats sont une conception plus nette des choses par la réflexion ; une représentation plus vive des motifs d’action et donc une sorte de pédagogie du vouloir moral. Kant rejette tout cela comme purement subjectif et parce que les mêmes résultats peuvent être obtenus en dehors de toute prière par des excitants psychologiques appropriés. Puis il ajoute, comme argument décisif : « La prière est hypocrite ; qu’elle soit vocale ou mentale, l’homme se représente toujours la divinité comme un objet sensible, alors qu’elle n’est qu’un principe rationnel. L’existence de Dieu n’est pas prouvée ; elle n’est que postulée et ne peut donc servir qu’à l’usage précis pour lequel la raison a été contrainte de la postuler. On dit : « Prier Dieu ne peut pas me nuire ; s’il n’existe pas, ma prière n’est qu’une bonne action superflue ; s’il existe, ma prière sera une action utile. » C’est là de l’hypocrisie, car la prière suppose précisément dans celui qui la fait la certitude de l’existence de Dieu. Aussi celui qui a déjà fait de grands progrès dans le bien cesse de prier ; car la franchise fait partie de ses règles de conduite ; de là vient aussi que ceux que l’on surprend en train de prier en sont honteux. Lorsqu’on parle en public au peuple, on peut et on doit garder l’usage des prières, parce qu’elles sont d’un grand effet rhétorique et peuvent produire une forte impression ; et d’ailleurs, quand on parle au peuple, il faut s’adresser à ses sens et descendre à son niveau autant que faire se peut. » C, t. iv, p. 526 ; R., t. xi a, p. 269.

Les expressions dont Kant se sert pour définir l’oraison ne manquent pas de vigueur : « Considérer la prière comme étant intrinsèquement un acte de piété, c’est une folie superstitieuse, c’est du fétichisme. » C, t. vi, p. 345 ; B., t. vi, p. 194 ; R., t. x, p. 235. La prière ne peut être que l’expression d’un désir et formuler ses désirs devant un être (Dieu) qui n’a pas besoin qu’on les lui expose est un acte dépourvu de valeur. Cet acte, n’étant pas inscrit au catalogue de nos obligations morales, ne peut d’aucune façon devenir religieux.

Kant ne tolère que deux exceptions ou plutôt deux restrictions à la thèse qui condamne toute prière,
a. On peut, si on le veut, appeler « esprit de la prière » le désir d’accomplir tout son devoir moral, « comme si » ce devoir était le service d’un Dieu. C, t. vi, p. 316 ; B., t. vi, p. 195 ; R., t. ix, p. 236. Ce désir, qui doit être permanent dans l’homme de bien, est la seule « prière sans relâche » qui soit possible.
b. Enfin la prière liturgique peut être tolérée, non comme s’adressant à Dieu, mais comme une mise en scène émouvante du devoir moral (non comme Gnadenmittîl, mais comme ethische b’eàerlichkeit).

Nous verrons plus loin ce que devient dans cette doctrine l’Oraison dominicale.

Pour Kant, donc, prière et religion s’excluent mutuellement. Cette condamnation de la prière au nom même de la religion était inévitable, une lois posées les prémisses de la Raison pratique et l’identification de la religion avec l’obéissance à la loi morale.

e) Inutilité du culte et de toutes les formes d’ascétisme.

Si la prière n’a rien de religieux dans la théorie kantienne, il va de soi que le culte tout entier est frappé de la même condamnation, et avec le culte tout l’ascétisme. Kant appelle tout cela de la folie, du délire, Wahnsinn. Il n’y a d’après lui dans l’exercice de n’importe quel culte rien d’autre qu’une évidente illusion. L’homme, si raisonnable qu’il soit, trouve cependant une satisfaction dans les témoignages d’estime et les marques d’honneur dont il est l’objet et il transporte cette psychologie dans sa conception de Dieu. Il s’imagine taire quelque chose d’agréable à Dieu en accomplissant des exercices pieux, et il remplace indûment le concept purement moral de la religion par la notion d’un culte divin, der Begriff einer gottesdienstlichen, statt des Begrifjs einer reinen moralischen Religion. C, t. vi, p. 248 ; B., t. vi, p. 103 ; R., t. x, p. 122.

La vraie religion s’occupe de l’homme et l’améliore, la fausse religion s’occupe de Dieu et veut lui plaire. Imaginer à côté des préceptes moraux de l’honnêteté naturelle des commandements positifs émanant d’un législateur divin est une pensée contradictoire, car « le concept d’une volonté divine déterminée suivant des lois purement morales, ne laisse place qu’à un seul Dieu et à une seule religion, elle-même purement morale. » C, t. vi, p. 219 ; B., t. vi, p. 104 ; R., t. x, p. 123. D’ailleurs des préceptes positifs devraient se ramener à une révélation historique, comme à leur origine, et on a vu que toute révélation, de par son concept même, était exclue de l’essence de la religion.

Avec un parfait mépris pour les faits, Kant applique son principe aux religions existantes, et il en volatilise presque tout le contenu. Les musulmans considèrent cinq espèces d’action comme des préceptes religieux ; les ablutions rituelles, la prière, le jeûne du Ramadan, l’aumône et le pèlerinage à la Mecque. Kant écarte connue essentiellement non religieuses quatre de ces pratiques ; il ne veut retenir que l’aumône, qui seule tomber sous l’application de la loi morale. Et encore, pour que cette aumône ait une signification religieuse, il faut qu’on la fasse en considération du pur devoir humain, fréquenter les églises, faire le pèlerinage de Lorelte, partir en Terre sainte, réciter des formules d’oraison ou tourner le moulin à prières des lamas, tout cela est parfaitement identique et également vide de sens religieux, dds ist ailes einerlei und von gleichem Wert. C, t. vi, p. 323 ; 13., t. vi, p. 173 ; R., t. x, p. 208. Il ne sert à rien de réformer une Église en supprimant quelques-unes de ses pratiques les plus étranges ou de ses rites les plus choquants : toutes les observances doivent être abolies, puisque la seule religion est la religion purement morale, lbid., note 1. Or, entre des pratiques extérieures et d’ordre naturel et la disposition morale de la volonté bonne, il n’y a aucun rapport. La religion est donc incompatible avec n’importe quelle pratique rituelle, que celle-ci soit grossière ou raffinée, savante ou populaire. « Entre le schaman tongouse et le prélat d’Europe, en même temps prince temporel ; entre le Vogoule primitif qui chaque matin pose sur sa tête la patte d’une pelisse d’ours en disant comme prière : « Ne me tue pas, » et le puritain distingué, l’indépendant du Connecticut, il y a sans doute une grande différence dans la manière de la croyance, il n’y en a aucune dans le principe. Tous appartiennent à cette catégorie de gens qui attribuent une valeur pieuse à des choses qui, en elles-mêmes, ne rendent pas l’homme plus moral. » C, t. vi, p. 326 ; B., t. vi, p. 176 ; R., t. x, p. 212.

f) La véritable Église.

La seule Église dont on puisse parler comme d’un établissement religieux, est l'église invisible des cœurs droits, la communauté des honnêtes gens, communauté sans aucun sacerdoce, sans aucune autorité extérieure, sans culte, sans prière, sans Credo, sans lien social proprement dit, groupée, sans être associée, autour de l’impératif moral et sans aucune conscience collective. C, t. vi, p. 326, 329.

g) L’éducation religieuse.

Toute la théorie de l’éducation religieuse est évidemment commandée chez Kant par ces principes de simplification outrancière. La religion n’ayant qu’un seul contenu : des préceptes, C, t. vi, p. 317 ; B., t. vi, p. 167 ; R., t. x, p. 202, et ces préceptes étant tous des préceptes purement moraux, il est clair que l’éducation religieuse doit coïncider jusqu’à se confondre avec, la simple éducation morale. Faire apprendre aux enfants des professions de foi, c’est de l’hypocrisie. C, t. vi, p. 341, note ; B., t. vi, p. 190, note ; R., t. x, p. 230, note. Leur dire que le premier devoir est d’adorer Dieu ou de prier, c’est du servilisme absurde. C, t. vi, p. 335 ; B., t. vi, p. 18 1 ; R., t. x, p. 224. Leur laisser croire que le péché est une oflense faite à Dieu, el non pas seulement un attentat contre la maxime du devoir moral, c’est tolérer des doctrines inintelligibles. C, t. vi, p. 214 ; B., t. vi, p. 72 ; R., t. x, p. 81. Il ne faut donc pas d’éducation religieuse proprement dite et il est interdit de suggérer aux enfants d’autres motifs d’aclions cpie le pur devoir, tout comme il est néfaste d’administrer aux mourants des consolations ou des espoirs. Au lieu de cet « opium » que les ecclésiastiques versent aux moribonds, il faudrait à ce moment suprême, tisonner les remords de la conscience et aiguiser le tranchant de sus reproches. Puisqu’il n’y a rien de bon ni de saint en dehors du devoir moral, il est nécessaire de st Imuler le vouloir du bien au maximum, quelle que soit la condition pitoyable du mourant. C, t. vi, p. 220, noie ; B., t. vj, p. 78 ; R., t. x, p. 91, note. Ni prières, ni cérémonie :, ni sacrements, mais une semonce morale au nom de l’Impératif catégorique, c’esl la seule aide spirituelle que l’on soit autorisé à donner aux mourants.

h) Le péché.

Car l’idée même d’un pardon des péchés doit être exclue. Fidèle à son stoïcisme légal, Kant ne pouvait manquer de le proclamer. Le vouloir moral est strictement individuel. Il est impossible que la bonté d’un vouloir étranger au mien me soit transférée. Les théories protestantes de la justification par imputation et les théories catholiques de la satisfaction vicaire et de la justification interne sont rejetées avec un égal mépris par Kant. La justification est intrinsèque à l’action bonne. Si l’action a été mauvaise, il n’y a rien à faire ; le mal est irréparable, mais la volonté est capable de vouloir de nouveau le bien. Cette conversion est en même temps et intrinsèquement le châtiment de la faute, car la volonté, changeant sa disposition, regrette donc sa disposition précédente et cette tristesse est la seule sanction morale du péché.

Il n’est pas nécessaire de prolonger cette énumération. A la manière purement, idéologique de son époque, Kant, partant d’une conception a priori et fort étroite de la religion, a supprimé tout ce qui, dans le domaine des faits, ne s’accommodait pas de sa définition arbitraire.

3. Critique du christianisme.

Quand il parle de la religion chrétienne, Kant se croit tenu à une certaine cautèle. Dans une lettre à Fichte, il nous livre un spécimen de cette exégèse contournée et subtile, destinée à tromper la censure et à donner le change aux dévots. C, t. x, p. 120 ; B., t. xi, p. 321.

Il a réussi en partie à masquer les destructions formidables que sa philosophie devait provoquer dans le système religieux du christianisme, puisque des apologistes, d’ailleurs sincères, l’ont considéré comme un auxiliaire et lui ont fait des compliments. Cf. C, t. x, p. 284 ; B., t. xii, p. 68, lettre de Matera Reuss. Il y eut d’autres naïfs. C’était de leur part un hommage bien gratuit. Sous l’écorce des formules, il n’est pas malaisé de découvrir la vraie signification de la philosophie religieuse du kantisme. Un ami de Kant, Borowski, que nous avons déjà eu l’occasion de citer, résume ainsi’les griefs que du point de vue chrétien il garde contrele critique. Borowski est alors un vieillard. Kant est mort et son biographe devine que l’exposé de ses griefs va exciter l’ironie facile des théologiens libéraux. Il s’y attend ; il le dit, mais par sincérité il se sent contraint à dire aussi tout ce qu’il pense. « J’aurais souhaité de tout mon cœur que Kant n’eût pas considéré la religion chrétienne comme un simple organisme politique ou comme une institution bonne pour les âmes faibles ; j’aurais voulu que la Bible eût été pour lui autre chose qu’un médiocre instrument pédagogique destiné à instruire le’peuple dans la religion du pays, les Évangiles, autre chose qu’un petit opuscule qu’il faut expliquer, sans se gêner, dans un sens purement moral, Jésus, autre chose qu’un idéal de perlection personnifié. J’aurais voulu de tout cœur que la prière n’eût pas été à ses yeux un acte de fétichisme, une chose indigne, dont on doit rougir ; que, dans sa peur de céder au mysticisme, il eût cependant laissé leur valeur propre aux sentiments pieux ; j’aurais voulu qu’il assistât parfois aux offices du culte et qu’il participât aux saintes cérémonies instituées par Notre-Scigneur ; j’aurais souhaité que, pour les milliers d’étudiants qui pendant cinquante ans ont regardé vers lui, il eût été en tout cela un exemple lumineux… Combien son action n’en aurait-elle pas été meilleure ! » Borowski, op. cit.. p. 271-273.

Il n’y a rien d’exagéré dans ce réquisitoire. Partout où Kant a rencontré sur sa roule le dogme chrétien, il l’a vidé de son contenu et n’en a plus laissé qu’une interprétation morale, fort arbitraire, en dehors de Loute histoire, et souvent très prosaïque. Il n’est pas exact de dire qu’en agissant ainsi il se conformait au goût de son époque. Les vives contradictions qu’il rencontra dans les milieux protestants orthodoxes et chez les piétistes mêmes montrent que son libéralisme moralisant était alors une mode académique beaucoup plus qu’une conception populaire : Il a, pour sa part, largement contribué à la vulgariser.

a) La personne du Christ.

Kant nie très formellement la divinité de Jésus. L’incarnation, prise comme fait historique, est pour lui une impossibilité complète. La croyance à cette incarnation est donc toujours erronée, mais de plus, elle est essentiellement étrangère à la religion, puisque une croyance historique n’est ni une conséquence ni un principe de l’action morale. C, t. vi, p. 265-266 ; B., t. vi, p. 119-120 ; R., t.’x, p. 141-143. Cependant, conformément à sa manière, Kant va tâcher de garder les expressions chrétiennes et bibliques et par une exégèse raffinée il substituera aux croyances communes des théorèmes philosophiques. L’idéal de l’homme de bien est un concept qui peut s’identifier pratiquement à cet autre : l’homme qui plaît à Dieu. Le concept de cet « homme qui plaît à Dieu » est indépendant de tout le monde créé ; on peut donc dire qu’il est éternel ; il est unique ; c’est pour lui que tout a été fait, et sans lui rien ne serait. (1 est la raison déterminante du monde ; c’est en lut que Dieu a mis ses complaisances ; c’est en lui que Dieu a aimé le monde et c’est par lui que nous aussi pouvons devenir « enfants de Dieu ».

Bien plus : l’idéal de l’homme de bien ne peut être clairement conçu que sous la forme d’un effort vers le bien, donc en opposition avec des obstacles, des souffrances. Il faut que le motif purement moral de ses actions apparaisse dans tout son éclat. Donc le concept de l’homme de bien renferme celui de l’homme de douleurs et de l’homme tenté. Ce n’est que par la foi pratique dans ce « fils de Dieu », c’est-à-dire dans ce concept moral ; ce n’est qu’en lui donnant par notre décision libre une réalité objective dans notre vie que nous pouvons être justifiés et « plaire à Dieu ». Il est donc le Médiateur, le Rédempteur, le Sauveur, mais tout cela il ne l’est qu’à la condition de rester un idéal pratique pour l’action morale. Dès qu’on veut, par anthropomorphisme, attribuer à cet idéal une réalité empirique et l’identifier avec tel homme ayant vécu historiquement ici ou là, on pèche contre la raison spéculative et contre la morale et plus aucun des prédicats magnifiques de l’homme-Dieu ne se vérifie. C., t. vi, p. 201-205 ; B., t. vi, p. 60-65 ; R., t. x, p. 6973.

Il reste donc que Jésus de Nazareth peut être considéré comme un grand pédagogue, un moraliste puissant, un professeur populaire. Rien de plus ; aucun attribut transcendant. Pareille foi serait morlua in semetipsa.

b) Le PATER.

Les subtilités kantiennes se sont exercées sur le Pater pour traduire cette oraison en langage > pur », et faire de son auteur le prédicateur de la raison pratique, en opposition violente avec le judaïsme ritualiste. D’après Kant, le Paterne contient en réalité aucune de.nande. Il ne s’agit pas d’obtenir quelque chose que Dieu pourrait refuser, mais tout simplement d’exprimer la volonté de bien faire. Et puisque cette volonté, si elle est sérieuse, nous rend vraiment bons, il faut conclure que la « prière » qui l’exprime est ipso jaclo et infailliblement exaucée. Il y a bien dans le Pater une requête concernant le pain quotidien, mais, d’après l’exégèse kantienne, elle n’exprime pas le désir de l’homme qui prie, elle indique seulement le vœu de la nature, c’est à-dire la volonté de ne pas se laisser mourir d’inanition. Pareil vouloir est moral, il est commandé. Et. pour bien marquer la différence entre le vouloir de la nature et le désir de l’homme, la requête du Pater spécifie qu’il s’agit seulement du pain quotidien. En effet le devoir de ma conservation est un devoir limité au présent ; je ne suis pas tenu de me garder en vie le plus longtemps possible ; j’exprime donc dans le Pater la volonté du pain pour aujourd’hui. La convoitise humaine irait plus loin, elle demanderait des ressources abondantes et du pain pour tout un avenir. Et c’est ainsi, dit Kant, que dans le Pater, le Sage de l’Évangile (Jésus-Christ) ne nous enseigne pas les prières à faire à Dieu, mais les vœux à réaliser par nous, non des requêtes, mais des propos. C, t. vi, p. 346, note 1 ; B., t. vi, p. 195, note ; R., t. x, p. 235, note. Le caractère entièrement factice de ces explications n’est pas discutable. Kant, ayant déclaré que la prière était l’indice d’une âme immorale et qu’elle s’opposait foncièrement à la religion, devait ou bien rejeter sans réserve tout l’enseignement du Christ, comme le faisaient Bahrdt et les fragments de’Wolfenbuttel, cf. C, t. îx, p. 319-320 ; B., t. x, p. 472-476, ou bien tenter l’aventure impossible d’un évangélisme sans prière. L’absence complète de sens historique et la profonde ignorance où il était des conditions de la vie religieuse lui ont masqué les défauts de cette entreprise.

c) La justification.

Nous avons déjà vu qu’aucune rédemption objective ne pouvait, selon Kant, avoir de réalité empirique. Aucun pardon proprement dit n’est possible. Le pécheur se convertit et se régénère et se châtie lui-même et lui seul ; ces trois actes n’étant d’ailleurs que les trois aspects, inséparablement unis, du vouloir nouveau. Abandon de la maxime perverse ; adoption de la maxime morale ; dégoût et condamnation de l’ancienne perversité, c’est tout le problème de la justification, ramené à ses termes objectifs. Il est sûr d’autre part que cette objectivité n’existe que par la décision libre elle-même, et qu’elle n’a donc de sens que par rapport à la raison pratique. Le péché n’étant pas d’abord une infraction à des lois divines, mais objectivement et réellement une faute de l’homme contre lui-même, ce n’est pas Dieu qui doit réparer le mal moral par des procédés mystiques et une médication transcendante, c’est le coupable qui doit se redresser et qui peut le faire précisément « parce qu’il le doit ». Grâce et sacrements ne sont donc que des mj thés irreligieux, immoraux et illogiques.

d) le péché de nature.

En raison même de son légalisme stoïcien, Kant rencontre sur sa route la notion du « péché de nature », de la « mauvaise tendance » congénitalement présente dans la volonté humaine et à son sujet il élabore une doctrine assez compliquée, qu’il estime fondamentale dans sa théorie religieuse, et qui est destinée à servir de substitut au dogme du péché originel.

La seule volonté bonne est celle qui veut obéir à la loi, parce qu’elle est la loi. et non parce qu’elle commande ceci ou cela. Le mal pourra donc se présenter sous un triple aspect :
- a. Fragilitas"" : je veux obéir à la loi, mais ce vouloir est démenti par l’action extérieure ; la volonté de l’action bonne existe, mais elle est insuffisamment trempée. —
b. Improbitas : je mêle au pur motif de l’obéissance à la loi d’autres motifs. —
c. Pravitas : j’intervertis « l’ordre des ressorts du vouloir », c’est-à-dire que j’agis par un motif intéressé, par un désir de bonheur. Même si mon action est extérieurement conforme à l’honnêteté, elle n’en est pas moins corrompue par le désordre de son principe. Je suis bene moratus, mais nullement moralité/ bonus. Se vouer au culte de la loi comme telle, c’est la seule foi qui sauve, et tout ce qui ne procède pas de cette foi est péché. G., t. vi, p. 168 sq : 1 !., t. vi, p. 29-30 ; R., t. x. p. : u-33.

Après avoir ainsi défini les attitudes mauvaises du vouloir, Kant prétend montrer que l’homme a pour elles un penchant général. Ce penchant ne l’ait point partie du concept même de l’humanité, car alors il serait inéluctable ; il n’est pas davantage un accident fortuit dans certains individus ; il aflecte l’homme en tant que race et on le retrouve « radicalement » dans shacun. En preuve de cette assertion, Kant n’apporte que des constatations assez précaires, des histoires de sauvagerie, des inductions rapides, tout en déclarant qu’une vérité évidente, n’a pas besoin de preuve formelle. C, t. vi, p. 172 ; B., t. vi, p. 33 ; R., t. x, p. 36. Contre J.-J. Rousseau, il ne veut pas que l’origine du mal moral soit rapportée aux institutions collectives ; l’individu a une tendance à troubler la pureté du vouloir honnête, par l’admixtion de motifs intéressés ou le renversement des motifs obligatoires. Il sait fort bien ce qu’il doit faire : il peut le taire ; il ne le veut pas, at quand il le veut, c’est au prix d’une conquête sur la rébellion de son propre vouloir et sans jamais pouvoir s : as.s.urer une persévérance absolue.

Il serait vain, continue Kant, de chercher l’origine de cette propension au mal en autre chose qu’en elle-même. Le mal moral, c’est-à-dire l’adoption d’une maxime eudémonique, ne peut dériver de rien, pas plus que la liberté dont il n’est qu’un exercice. C’est dans la volonté et par la volonté qu’on expliqua son acte. Dès lors force nous est d’admettre dans notre liberté même une disposition, non contraignante, mais très réelle pourtant, à mal faire. Elle est telle parce que nous la voulons, tout simplement. C’est un fait dont les raisons dernières sont <> inscrutables » unerforschlich. C, t. vi, p. 183 ; B., t. vi, p. 43 ; R., t. x, p. 49. Toute cette philosophie morale assez élémentaire est bien dans le goût du piétisme ou de la prédication puritaine, Kant va maintenant la traduire en termes chrétiens. La propension au mal, c’est le péché de la race. Il est sans doute absurde de parler ici d’hérédité, car il n’y a pas de « propagation > du mauvais vouloir et le mal n’est moral que dans la mesure où il est libre, donc indépendant de l’hérédité naturelle. C, t. vi, p. 179 ; B., t. vi, p. 39 ; R, t. x, p. 44.

Les décisions sont toujours originales et personnelles. Aucun homme, pas même le premier, n’a pu vouloir à ma place. D’ailleurs placer l’origine de la mauvaise tendance au début de l’humanité et dater cette chute originelle, c’est simplement absurde. La chute est l’affaire de chaque individu, et elle n’est pas chronologiquement antérieure à mes décisions libres. Elle n’a qu’une priorité de raison par rapport à mes fautes ; dans ce sens que ces fautes doivent être comprises comme dérivant d’une tendance libre et universelle du vouloir vers le mal.

Toute l’histoire de la chute originelle et des premiers parents et de la transmission de la faute, n’est qu’un mythe et il faut la traduire en termes de philosophie morale.

Par contre-coup, Kant va supprimer tout ce qu’il y y a d’historique et de réel dans la justification rédemptrice L’Évangile et la théologie ne donnent qu’une narration populaire. C., t. vi, p. 226 ; 1 !., t. VI, p. 83 ; R., t. x, p. 97, qu’il faut dépouiller de son enveloppe mystique. Dégagée ainsi de tout élément temporel et -, pali al, . cette narration prend une valeur universelle et obligatoire pour tout le monde, car elle n’exprime plus que le vouloir moral et ses conditions. « Sa seule ticatlon est la suivante : il n’existe pour l’homme aucune espèce de salut en dehors de l’acceptation volontaire par l’homme des principes vraiment moraux. Contre cette acceptation, une certaine perversité foncière travaille dans chacun de nous, une perversité qui est bien nôtre, et qui ne peut Être surmontée que par l’idée de l’homme honnête, considéré dan* toute sa pureté, et avec la conviction quc cette idée est réalisable par nous, qu’il Jwnt donc la garder nette de tout mélange suspect, l’accueillir jusque dans l’intime de notre âme et nous persuader petit à petit par l’action qu’elle exerce sur nous que les puissances terribles du mal ne peuvent rien contre elle. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas. »

C’est là toute la justification par le Christ, car le « sage, pédagogue » de l’Évangile nous a enseigné cette doctrine et nous en a lui-même fourni un exemple émouvant. C, t. vi, p. 226 ; B., t. vi, p. 83 ; R., t. x, p. 97. Ailleurs cette « idée du bien » qu’il faut garder pure de tout mélange ne sera plus rapportée par Kant à Jésus, mais identifiée avec le Consolateur, le Paraclet. C, t. vi, p. 213 ; B., t. vi, p. 71 : R, t. x, p. 82. Et vraiment, dans cet arbitraire, une interprétation est aussi justifiée que l’autre.

e) Nous pouvons être plus brefs en décrivant les autres transformations que Kant fait subir aux dogmes chrétiens. Le procédé est toujours le même et les détails d’exécution n’importent guère dans cette architecture de nuages.

La résurrection et l’ascension deviennent des idées de la raison, Vernunjtideen : commencement d’une vie nouvelle : entrée dans la société des bons. C’est tout ce que la Religion peut garder de. ces deux histoires. Prises objectivement et comme des événements réels, ces deux narrations sont intenables, car elles présup^ posent l’idée d’une « matière pensante » et d’un corps spiritualisé. Kant nous le dit et il ajoute que ce sont là des concepts inintelligibles. C. t. vi, p. 275> note ; B., t. vi, p. 128, note ; R., t. x, p. 151, note.

Toute l’eschatologie va s’accommoder de la même exégèse, on en fera « un bel idéal » de cet âge du monde, entrevu par la croyance morale et daus lequel la loi régnerait, ohéie pas tous. Idéal qui n’a rien d’empirique et qui exclut tout élément mystique, worin nichts mi/stisches ist, sondern ailes au) moraliseke Weise nalùrlich zuijeht. Le royaume de Dieu — qui est à l’intérieur inwendig in eiuh, — n’a rien de messianique ; il est exclusivement moral. <… t. vi. p. 283 et note ; B., t. vi, p. 136 et note : R., t x. p. 163-164 et note. Avec la même indifférence à l’égard de la signilication historique des dogmes, et comme si toute la religion chrétienne était une pâte amorphe que la philosophie aurait le droit de pétrir à son gré, Kant « interprète < le dogme de la Trinité.

On ne peut pas envisager le législateur suprême comme un être indulgent et condescendant, ni comme un despote, ordonnant des choses arbitraires, sans rapport avec la valeur morale de ses sujets. Et c’est ainsi que se justifie l’expression de Père appliquée à Dieu. On ne peut pas davantage considérer la bonté divine comme une bienveillance inconditionnée à l’égard de ses créatures, mais plutôt comme un amour qui suppose en elles une honnêteté morale et qui ne vient à leur aide que pour achever leur effort. Et c’est ainsi qu’on peut appeler l’être moral le Fils de Dieu, et le considérer comme Sauveur. Enfin la justice : divine ne peut être conçue comme clémente ou accessible aux supplications (ce qui serait contradictoire’», ou encore bien moins comme s’exerçant à rendre saint le législateur suprême, mais seulement comme une restriction de la bienveillance divine, qui ne s’étend qu’aux hommes obéissant à la loi morale. Et c’est ainsi que Dieu peut être appelé Esprit sanctificateur et dispensateur de la justice.

Dès qu’on essaie d’attribuer à cette Trinité divine une autre valeur que celle d’une idée morale, dès qu’on la prend pour la représentation de ee que Dieu est en lui-même, elle dépasse toutes les conceptions de la raison et est censée relever d’une révélation spéciale. « Croire ainsi à la Trinité, en la considérant comme un accroissement de nos connaissances théoriques sur Dieu, c’est une profession de foi tout à fait inintelligible pour l’homme, et pour ceux qui s’imaginent en comprendre quelque chose, ce n’est que le symbole anthropomorphique d’une opinion d’Église, incapable d’améliorer en quoi que ce soit l’homme moral. » C, t. vi, p. 290 : B., t. vi, p. 1-12 : R., t. x, p. 170. L’Église, les sacrements, les cérémonies vont être l’objet des mêmes traitements et réduits à l’état de symboles des vérités morales et des devoirs pratiques. Conclusion. — Après toutes les décortications et tous les filtrages, ilne reste plus dans la religion « pure » que ces trois propositions, comprises non comme des vérités théoriques, mais comme des postulats pratiques.

1. Croyance en Dieu, créateur du ciel et de la terre, c’est-à-dire : croyance à la loi morale, envisagée comme un commandement suprême et absolu.

2. Croyance en Dieu, conservateur du genre humain ; c’est-à-dire ; croyance à la stabilité et à la permanence de la loi morale, envisagée comme une providence infaillible.

3. Croyance en Dieu, administrateur de ses saintes lois, c’est-à-dire : croyance à la valeur du jugement qui distingue le bien et le mal et qui impose la fuite de celui-ci.

Kant ajoute que ce résidu religieux, seul valable, se retrouve chez tous les peuples cultivés. Pour lui, c’est là toute la religion et son amcur de la symétrie extérieure lui fait voir dans ces trois propositions un parallélisme très probant avec les trois pouvoirs de Montesquieu. C, t. vi, p. 287 : B., t. vi, p. 139 ; R., t. x, p. 168.

En 1789, Henri Jung-Stilling écrivait à Kant une lettre pleine d’admiration « Dieu vous bénisse ! vous êtes un grand, un très grand instrument dans la main de Dieu ; je le dis sans flatterie. Votre philosophie va provoquer une révolution beaucoup plus grande, plus bienfaisante et plus universelle que la réforme de Luther. Car, dès qu’on a lu la Critique de la raison pure, on voit qu’elle est irréfutable. Votre philosophie doit donc demeurer éternelle et immuable, et vos ouvrages bienfaisants ramèneront la religion de Jésus à sa pureté primitive en ne lui donnant comme but que la seule sainteté : toutes les sciences deviendront plus systématiques, plus pures et plus certaines, et le travail législatif en particulier gagnera infiniment. » C, t. ix, p. 38(1 ; B., t. xi, 9.

Reinhold, jouant sur le prénom de Kant, l’avait .-appelé le second Emmanuel. C, t. îx, p. 337 ; B., t x, p. 108. Avec beaucoup de mauvais goût, ses admirateurs le comparaient au Christ lui-même, et parlaient de lui comme d’un Sauveur.

Aujourd’hui que la poussière des premières luttes est tombée, la philosophie religieuse de Kant apparaît, non plus dans ce halo fabuleux, mais dans ses proportions réelles. Il est permis de dire que la méthode, les principes et les résultats en sont également décevants, et qu’elle ne représente rien d’autre qu’un grand effort, pour faire tenir sur pied un système artificiel et pauvre, exclusivement idéologique et irrémédiablement caduc.