Dictionnaire de théologie catholique/KANT ET KANTISME I. L'homme

(Jachmann dit sir, mais il se trompe sûrement, cf., I. Kant geschildert in Brie/en en einen Freund, par R. B. Jachmann, édit. Hoffmann, p. 6 ; K. Vorlânder. I. Kant’s Leben, p. 2, 3). Emmanuel était le quatrième (deux des aînés moururent en bas âge). De plus Emmanuel n’avait pas treize ans lorsqu’il perdit sa mère, et, ù cette date, depuis cinq ans déjà il fréquentait les cours du Collegium Fridericianum, sous la direction du Dr F. A. Schultz, l’homme le plus influent de tout Kœnigsberg. Si on veut expliquer l’évolution religieuse de Kant, c’est là, et non ailleurs, qu’il faut aller rechercher les premières influences. Kant lui-même en convenait. Cf. Wasianski, op. cit., p. 340. "

Le Collegium Fridericianum passait pour un établissement piétiste (voir ce mot), encore que ses directeurs n’acceptassent nullement l’épithète. On nous assure même qu’ils rouaient de coups ceux qui s’en servaient sans arrière-pensée. Cf. J. G. Hasse, Merkwûrdige zEusserungen non eincm seiner Tischgenossen, Kônigsberg, 1804, p. 34. C’est au Fridericianum que Kant allait recevoir sa formation religieuse : c’est là aussi que le zèle intempestif de ses maîtres allait le dégoûter à tout jamais, par réaction, des attitudes dévotes et de ce qu’il appellera die schwârmerische Religiositût, le fanatisme ou la bigoterie.

Nous connaissons par des témoignages nombreux et directs les idées de F. A. Schultz. Nous savons par les déclarations de l’inspecteur Schiflert lui-même quels principes d’éducation étaient appliqués aux élèves du Fridericianum. Ils s’inspiraient de ce pessimisme moral qu’on retrouve aussi bien chez les luthériens que chez les réformés ou les piétistes, avant l’époque du rationalisme. Le protestantisme a cristallisé, dès l’origine, autour du problème théologique du salut. Dès l’origine aussi la « conversion du cœur » y a pris une place non seulement importante, mais presque unique. Le cœur humain est « naturellement mauvais ». La question théologique par excellence sera de savoir s’il peut être purifié, et comment. Au Fridericianum, toute l’éducation était commandée par cette dogmatique austère et incomplète. Il s’agissait non pas tant d’instruire et de meubler des esprits, mais plutôt « de sauver de la corruption native » la jeunesse étudiante. Le souci de la science proprement dite était officiellement considéré comme secondaire. L’enseignement de la religion était prépondérant, mais la théologie protestante, déjà fort rétrécie à l’origine, avait encore été mutilée par le piétisme. L’économie du « salut par la foi », une foi de confiance, dont l’essentiel consistait en un enthousiasme attendri pour la personne du Christ, quelques histoires de l’Ancien Testament, des fragments d’épîtres pauliniennes, et l’Évangile, c’était le fond de l’enseignement. Les classiques grecs ne figuraient pas au programme, par peur de contamination païenne. On n’apprenait le grec que dans le Nouveau Testament.

Les exercices pieux occupaient une place importante dans l’ordre du jour : prière commune pendant une heure tous les matins, instructions, admonestations, exhortations, cantiques, on avait organisé tout un système de dressage, dans lequel la discipline militaire de la Prusse de Frédéric II et la conception protestante de la corruption originelle se rencontraient pour obtenir — pour essayer d’obtenir — la « conversion » de la jeunesse.

Cette idée d’une perversion native de l’homme, Kant ne la perdra plus, malgré son admiration pour J.-J. Rousseau. Nous la retrouverons, habillée d’expressions philosophiques, dans la doctrine kantienne du » mal radical » (dus radtkale Bôse) ; cf. (’.., t. vi, p. 181, 182, 291, <lcr Mensch tsi verderbt ; A., t. vi, p. 41, 42, 143 ; H., t. x, p. 47-48, 172. Tout le premier cliapilre de la Religion iiuicrhalb der Grcnzen der blossen Vernunft est destiné à expliquer ce mal radical.

Persuadé pour toute sa vie que l’homme est corrompu, Kant quitta le Fridericianum parfaitement dégoûté du système que ses maîtres avaient employé pour guérir cette corruption. Il supprima de sa conduite toutes les pratiques de dévotion, même les plus rudimentaires. Nous le verrons plus tard essayer de prouver que la prière est immorale, que l’ascétisme est une perversion, que toutes les observances religieuses sont dégradantes, et que l’invocation du Christ est une bassesse idolâtrique. Il ne tolérait pas chez ses propres convives la prière avant ou après le repas. Cf. Hasse, op. cit., ou Vorâlnder, op. cit., p. 192. Il se plaignait en termes méprisants des cantiques pieux que chantaient, dans leur prison, proche de sa demeure, les détenus de Kœnigsberg ; et il demandait à Hippel, directeur de la maison d’arrêt, de faire taire ces « hypocrites ». Borowski, op. cit., p. 217-218. Cf. G., t. ix, p. 253 ; A., t. x, p. 391.

La personne même du Dr A. Schultz n’en exerça pas moins une grande influence sur le jeune Kant. C’est Schultz qui paya l’écolage d’Emmanuel ; c’est lui qui, « malgré son piétisme », comprit la valeur intellectuelle de son élève et l’encouragea dans ses études. Cf. Wasianski, op. cit., p. 310, et c’est à lui que Kant, devenu vieillard, songeait avec une gratitude mêlée de quelques remords. W asianski, ibid.

La carrière académique et littéraire.

Immatriculé à l’université de Kœnigsberg en 1740 ; promu magister en 1755 ; nommé professeur ordinaire de logique et de métaphysique en 1770 ; recteur pour la première fois en 1786 et pour la seconde fois en 1788, Kant prit sa retraite en 1796. Les seuls incidents qui jalonnent cette existence très uniforme sont la publication d’ouvrages philosophiques et les démêlés avec le gouvernement prussien.

1. Nous ne nous occupons ici que des ourrages de Kant ayant trait, directement ou indirectement, à la religion. Les voici en ordre chronologique.

1759. Versuch einiger Belrachtungen ùber den Oplimismus. (Quelques considérations sur l’optimisme.) —

1763. Der einzig môgliche Beweisgrund zu einer Démonstration des Daseins Gottes. (La seule preuve possible pour une démonstration de l’existence de Dieu.) —

1764. Untersuchungen ùber die Deutlichkeit der Grundsâlzc der natùrlichen Théologie und der Moral. (Recherches sur l’évidence des principes en théologie naturelle et en morale.) — 1766. Trûume eines Geistersehers, erlûuterl durch Tràume der Metaphysik. (Songes d’un visionnaire, expliqués par les rêves de la métaphysique. ) Le visionnaire est Swedenborg. Voir ce mot. — 1770. De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis. — 1781. Kritik der reinen Vernunft. (Critique de la raison pure.) — 1783. Prolegomena zu einer jeden kùnjtigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten kônnen. (Prolégomènes à toute métaphysique, qui pourra se présenter comme science.) — 1781. Beantwortung der Frage : lVns ist Au/klârung ? (Réponse à la question : qu’est-ce que le progrès des lumières ?) — 1785. Grundlegung zur Metaphysik der Sitten. (fondement de la métaphysique des mœurs.) — 1786. Mutmasslicher Anfang der menschengeschichte. (Conjecture sur le début de l’histoire humaine.) — 1786. Was heissi : Sich im Denken orientiercn ?(Lv sens de la formule : donner une orientation à sa pensée’.) — 1788. Kritik der praktischen Vernunft. (Critique de la raison pratique-.) — 1788. Veber den Gebraueh tcleologischer Primipien in der Philosophie, (Sur l’usage des principes de finalité en philosophie.) — 1790. Kritik der Urteilskra/t. (Critique de la faculté d’apprécier.) On traduit d’ordinaire : « Critique du jugement » mais il s’agit en réalité d’une critique 0^ goût, Kritik des Geschmacks, Cf. Windelband, dans l’Introduction mise en tête de cet ouvrage eaité par l’Académie de Prusse. A., t. v, p. 515. — 1790. Ueber Schwûrmerei und die Miltel dagegen. (Sur le fanatisme et ses remèdes. ) — 1791. Ueber das Misslingen aller philosophischen Versuche in der Theodicee. (Sur l’échec de toutes les tentatives philosophiques en théodicée.) Kant emploie ici le mot théodicée au sens étroit ; nous dirions aujourd’hui non pas théodicée mais « problème du mal ». — 1792. Vom radikalen Bôsen. (Du mal radical.) Repris comme premier chapitre dans — 1793. Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunjt. (La religion dans les limites de la simple raison.) — 1794. Das Ende aller Dinge. (La fin du monde.) — 1797. Metaphysische Anfangsgrûnde der Rechtslehre. (Premiers principes métaphysiques du droit.) — 1797. Metaphysische Anfangsgrûnde der Tugendlehre. (Premiers principes métaphysiques de la doctrine de la vertu.) — 1798. Der Streit der Fakultàten. (Le conflit des Facultés.) Il s’agit non des facultés humaines, mais des Facultés universitaires (Philosophie et Théologie ) et du droit qui leur revient de concéder ou de refuser V Imprimatur. — 1798. Anthropologie in pragmatischer Hinsicht. (Anthropologie, d’un point de vue pragmatique.) — Après la mort de Kant, on trouva dans ses papiers une grosse liasse, connue sous le nom à’Opus posthumum, et dont nous dirons un mot au paragraphe suivant.

2. Les démélés avec le gouvernement prussien se produisirent pendant la période de réaction religieuse qui va de 1788 à 1798 (10 nov. 1797, mort de Frédéric Guillaume II), mais les origines du conflit sont plus anciennes. Dès 1783, Kant s’inquiète du « fanatisme » qui menace la « liberté de penser », et il regarde avec angoisse du côté du gouvernement berlinois. Il s’imagine que les jésuites ont organisé contre lui et contre tous les « partisans des lumières » une vaste conspiration et il demande à Plessing de lui fournir des renseignements. Plessing répond le 15 mars 1784 dans un style d’apocalypse. Le document mérite d’être cité en partie. On y verra, plus aisément peut-être que dans la Critique, quel était l’horizon intellectuel de Kant. « Tous les honnêtes gens, tous les amis de l’humanité, sont dans le tremblement… Ce sont surtout les jésuites, ennemis de la raison et du bonheur des hommes, qui poursuivent leur œuvre sous tous les déguisements possibles et avec n’importe quels alliés. Cet ordre est plus puissant que jamais. (Il avait été supprimé depuis 1773 par le pape Clément XIV.) Il travaille partout chez les francs-maçons, chez les catholiques et les protestants. On assure qu’un certain roi protestant est lui-même un jésuite caché. Ces esprits infernaux ont empoisonné les cœurs des princes et des souverains ; le semblant de tolérance qu’on voit chez les catholiques (allusion au gouvernement « éclairé » de Joseph II en Autriche) est leur ouvrage. Ils essaient par ce moyen de gagner les protestants au catholicisme… Dans toutes les sociétés protestantes fondées pour combattre Y Aujklàrung se trouvent cachés des jésuites ; ils veulent étouffer jusqu’au. germe même de la raison et semer partout la graine de la bêtise… Le catholicisme et le jésuitisme étendent leur bras jusque sur l’Angleterre, le Danemark et la Suède. L’Angleterre est à la veille de périr… » En terminant, Plessing suppliait Kant de prendre la plume pour défendre la « cause de la raison et de l’humanité », contre les loges des francs-maçons et les jésuites. A., t. x, p. 371-373, cette lettre n’est pas reproduite dans l’édition Cassirer.

Frédéric-Guillaume II nomma, en juillet 1788, le théologien Joh. Christophe’Wôllner, ministre de la Justice et chef du département du Culte. Quelques jours plus tard, celui-ci lançait son édit de religion contre les prédicateurs et les professeurs qui, « sous prétexte à’Aujklàrung, sapent les fondements de la foi et l’autorité de la Sainte Écriture. » « Le gouvernement prussien, tolérant par tradition, n’interdit à personne de penser comme bon lui semble, mais il ne peut pas permettre que l’on propage des opinions contraires à la foi. » Cette mercuriale ne devait pas rester purement théorique. En décembre 1788, on renforçait la censure ; en 1790, on établissait une sorte d’inquisition officielle à tous les examens des Facultés de théologie : en 1791, on instituait des commissions spéciales chargées elles-mêmes d’interroger les candidats… La suspicion s’attachait à tous les partisans des idées de l’Aujklàrung.

Kant était averti de tout ce qui se passait à Berlin et à Potsdam par un ami, son ancien élève, Kiesewetter. Celui-ci enseignait la Philosophie critique aux dames de la cour, qui se passionnaient, paraît-il, pour les jugements synthétiques a priori. C, t. x, p. 23 ; A., t. xi, p. 156. Désireux de ne pas attirer la foudre sur ses leçons, Kiesewetter s’efforçait de montrer qu’entre la Raison pratique de Kant et la doctrine morale du christianisme, l’accord était complet.

Toutefois la présence de cet allié dans les cercles de la cour de Prusse n’empêcha pas Kant d’être atteint par les soupçons et les censures de Wôllner. Le roi Frédéric-Guillaume II, sans abandonner ses maîtresses, était en proie à des crises de sentimentalité religieuse fort suspectes. Il croyait avoir eu des apparitions du Christ et pendant des heures entières il sanglotait tout seul, assis sur des coussins. C, t. x, p. 78 : A., t. xi, p. 265. Une des maîtresses du roi poussait au fanatisme pieux. Il était question d’imposer au peuple l’assistance aux offices et la participation à la cène. Wôllner exploita ces dispositions pour renforcer partout les surveillances. L’heure était favorable. Les excès de la Révolution française semaient l’épouvante à l’étranger (1792-1797) et tous les « libres penseurs » — Kant le premier — avaient chaudement approuvé les principes de 1789. On accusait V Aujklàrung en général de préparer pour les pays allemands des catastrophes politiques.

En 1792, Kant voulut présenter au public un exposé complet de son système religieux. Il comptait faire paraître quatre études dans le Berliner Monatschrift, et les réunir ensuite en volume. La censure était rigoureuse. Cependant le premier article sur « le mal radical reçut l’imprimatur de Hillmer et put paraître. Le second fut arrêté par le censeur O. Hermès. Kant alors recourut à une manœuvre. Au lieu de s’adresser à Berlin, il se tourna vers l’université de Kœnisberg, dont il était sûr. Il soumit les trois articles non encore parus, à la Faculté de théologie et lui demanda une déclaration de compétence au sujet de la censure. La Faculté répondit qu’elle était incompétente, le sujet traité relevant de la philosophie. C’était ce que Kant souhaitait. Délivré des Biblische Theologen, il présenta son ouvrage à ses collègues de la Faculté de philosophie d’Iéna, qui, sans hésitation, accordèrent la licence d’impression. A Pâques de 1793, les libraires de la foire de Leipzig vendirent donc la Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunjt, et, en 1794, Kant en publia une nouvelle édition, sans que Wôllner intervînt.

La manœuvre avait réussi, mais les soupçons et la mauvaise humeur des adversaires de Kant s’en étaient accrus. En mars 1794, le roi de Prusse écrivait à Wôllner qu’il fallait « en finir avec les ouvrages nuisibles de Kant ». L’attention se concentrait sur Kœnigsberg. On affirmait que Kant allait être sommé de se rétracter ou de se démettre. Le 12 octobre, il recevait une ordonnance royale, datée du 1 er. Plus tard, après la mort du roi, en 1798, il en publia le texte intégral. En voici la traduction :

"Notre très haute Personne, depuis quelque temps déjà, a remarqué avec grand déplaisir comment vous abusez de votre philosophie pour travestir et pour déprécier un bon nombre de doctrines capitales et fondamentales de la Sainte Écriture et de la religion chrétienne. Vous l’avez fait notamment dans votre livre : La religion dans les limites de la simple raison, et aussi dans d’autres ouvrages moins considérables. De vous nous avions attendu mieux, et vous devez voir vous-même que par votre conduite vous avez manqué d’une façon impardonnable à votre devoir de maître de la jeunesse, et péché — les connaissant fort bien — contre nos désirs de père de notre peuple. Nous attendons de vous, dans le plus bref délai, une justification très consciencieuse et nous comptons bien que pour éviter notre très haut déplaisir vous ne vous rendrez plus coupable désormais de rien de pareil, mais que vous consacrerez — comme c’est votre devoir — votre influence et votre talent à réaliser de plus en plus nos intentions de père de notre peuple. Si vous ne le faites pas, votre insubordination prolongée entraînera infailliblement pour vous des mesures désagréables.

Ce n’était pas la mise à pied, mais la menace n’en demeurait pas moins très claire. Kant répyndit. Des kantiens aussi fervent qu’Emile Arnoldt, Beitràge zu dem Material (1er Geschichte von K<int’s Leben und Schri/tstellertatigkeit, 1898, p. 101, IV Beitrag, ont jugé que sa réponse avait manqué de fierté. Il est même permis de dire que, matériellement parlant, elle manquait de sincérité, malgré la protestation solennelle qui la termine. Kant commence par déclarer que son livre sur la religion n’était pas destiné au public, mais seulement aux étudiants des Facultés. Pour le public, c’est un « livre inintelligible et scellé », C, t. vii, p. 318 ; A., t. vii, p. 8 ; R., t. x, p. 251, affirmation qui contredit nettement la préface même de l’ouvrage (2° édition). « Pour comprendre l’essentiel de ce livre, on n’a besoin que de la morale commune, sans devoir recourir à la Critique de la raison pratique, et encore moins à celle de la raison pure. » Il ajoute que son ouvrage est au moins aussi intelligible que les catéchismes populaires, leicht versiândlich. C, t. vi, p. 152 ; A., t. vi, p. Il ; R., t. x, p. 15. Kant va plus loin. 11 affirme au roi que, dans son livre sur la religion, il a rendu le plus grand service et donné les plus grands éloges au christianisme, à la Bible et à la foi (Glaubenslehre). Jouant sur le mot I.andesreligion qu’il entend au sens de « religion pour le peuple », il répète que les enseignements bibliques sont parfaitement conformes à ce qu’on est en droit d’attendre d’eux et doivent servir de véhicule aux croyances de la foule. L’équivoque est visible pour tous ceux qui ont étudié la Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft.

Après cette justification, Kant promet obéissance. « Pour prévenir fût-ce la moindre suspicion, je juge que le plus sûr est de déclarer, comme sujet très fidèle de iwtre Majesté, et de la façon la plus solennelle que désormais, dans mes leçons ou dans mes écrits, je m’abstiendrai totalement de tout expose public concernant la religion, que ce soit la religion naturelle ou la religion révélée. fin 1798, Kant déclara que les mots en italique avaient été choisis par lui à dessein pour restreindre sa promesse à la durée du règne de Frédéric-Guillaume II. l.à encore l’équivoque est voulue et on est un peu embarrassé pour justifier cette suMilii é de casuisle chez le théoricien rigide de l’impératif catégorique. Cf. lïorowski, op. cit., p. 221.

Kant avait alors soixante-dix ans. Fiente, objet d’une remontrance analogue, avait aussitôt demis Slonné, mais Fichte était jeune. Kant, qui avait sinise un instant à descendre de sa chaire, préféra céder et se soumit, comme il dit, in tiejster Dévotion, au pouvoir civil. C, t. vi p. 320 ; A., t. vii, p. 10 ; R., t. x, p. 257 ; cf. lettres à Biester et à Campe, C, t. x, p. 250 et 240 ; A., t. xi, p. 51(j et 501. Cette soumission, qui n’excita aucun enthousiasme, - lui valut de vivre en paix jusqu’en 1797. Le 10 novembre de cette année, Frédéric-Guillaume II mourait. Son successeur Frédéric-Guillaume III inaugura aussitôt une politique religieuse beaucoup plus libérale. "Wôllncr fut renvoyé et les édits de censure considérablement mitigés. Kant en profita pour publier son ouvrage sur le Conflit des Facultés (1798).

3° Mœurs, caractère, tendances d’esprit. — La vie de Kant nous est connue dans le menu détail. Des biographes de valeur diverse, Denina, Borowski, Jachmann, Vasianski, ont réuni sur son compte tout un trésor d’anecdotes vécues. Kant a lui-même revu et approuvé une de ces biographies, celle de Borowski. Nous ne nous occupons ici que des indications pouvant éclairer la vie religieuse du philosophe.

Les mœurs de Kant, sans être austères, étaient fort correctes. Borowski nous assure que personne n’eut jamais à lui reprocher un seul écart de conduite. Op. cit., p. 270. Célibataire, il n’avait cependant aucune objection de principe contre la vie conjugale, et même, par deux fois, il lut sur le point de se marier. Borowski, op. cit., p. 235.

La régularité de ses habitudes était proverbiale. Avec l’âge, elle dégénéra en manie. L’heure de son coucher (10 heures), celle de son lever (5 heures), ses promenades, ses repas, son travail, tout, jusqu’à son unique pipe matinale et sa tasse de thé, tout était prévu et ordonné d’avance. Il se demande dans son Anthropologie, C, t. viii, p. 115 ; A., t. vii, p. 2Î6 ; R., t. xub. ]>. 138, si ce ne sont pas « les têtes mécaniques », plutôt que les génies novateurs, qui contribuent le plus au progrès des arts et des sciences. « Elles ne produisent rien d’étonnant, mais elles ne causent aucun désordre. »

Il n’aimait pas les contestations et. souffrait très difficilement qu’on parût en savoir plus long que lui, même sur des sujets fort éloignés de la philosophie. Son goût pour l’a priori l’exposait cependant à des mésaventures. Il avait affirmé que Bonaparte, en 1798, irait en Portugal et non en F.gypte, et il refusa de se dédire même après que les dépêches officielles eurent annoncé le débarquement. Stûckenberg, p. 140. Un de ses grands admirateurs, le comte Purgstall, de Vienne, qui avait fait le t pèlerinage » de Kœnigsberg, nous le décrit « perdant patience dès que quelqu’un lait mine de connaître mieux que lui ce dont on parle ; monopolisant la conversation, déclarant qu’il n’ignore rien des autres pays de la terre et « un exemple — continue Purgstall — il prétendit savoir mieux que moi quelles espèces de volailles nous avions en Autriche, quel était l’esprit du pays, le degré de culture de nos prêtres catholiques, etc. Sur toutes ces questions, il m’a contredit. » Jbid., p. 141.

Quand il avait imaginé une théorie, personne ne pouvait plus l’en faire démordre. Il ne voulait pas qu’on ouvrît la fenêtre, ni même qu’on poussât les contrevents de sa chambre a coucher, parce qu’il avait établi on ne sait quelle relation fantaisiste entre la lumière du soleil et les punaises dont son matelas était rempli. VVasianski, op. cit., p. 303-305. Il expliquait que la vaccination ne pouvait produire aucun bon effet et devait infailliblement « bestlallser » l’homme. Ibid., p. 310. Ses théories sur l’odeur des nègres, qui provient « du sang déphlogistise par la peau », ou sur la couleur des Peaux-Rouges, causée par » le voisinage des mers glacées », C, t. IV, p. 237 ; A., t. viii, p. 103 ; R., t. vi. p. 350, n’ont pas l’excuse do la faiblesse sénilo. En revanche, lorsqu’il expliquait par « une nouvelle espèce d’électricité », l’épidémie qui sévissait parmi les chats de Copenhague, ou l’aspect « savonneux » des nuages, ou ses propres maux de tête, YYasianski, op. cit., p. 314, ses amis le considéraient déjà comme atteint de « radotage » et s’abstenaient de le contredire.

Kant n’aimait pas la musique, qu’il trouvait « une folie », parce qu’elle l’empêchait de parler ; il ne montra jamais aucune sympathie pour l’art ; les orateurs l’impatientaient. L’histoire n’avait pour lui aucun intérêt et il ne la considérait pas comme une science. N’ayant jamais voyagé, il ne connaissait le monde que par les livres. On peut, sans injustice, considérer que son optique générale était bien défectueuse. Même parmi les doctrinaires de l’Aufklûrung, on trouve des esprits infiniment plus ouverts.


II. Théorie de la religion.

Remarques préliminaires.

1. Kant ignorait profondément la théologie catholique. Dans sa bibliothèque — assez restreinte d’ailleurs, cf. Bonnvski, op. cit., p. 231, et de composition bizarre — ne figurait aucun des grands traités de dogmatique, anciens ou récents. Il n’avait fort probablement jamais ouvert la Somme de saint Thomas ; il ne fait aucune allusion à aucun des docteurs catholiques. Leibniz avait lu et étudié Suarez ; on ne trouve chez Kant nulle trace d’un travail analogue. Aussi, chaque fois qu’il touche à un point de la doctrine catholique, son ignorance éclate. Jamais il n’a pris la peine de vérifier. Sur la théorie de l’opus operatum, ou la fides imperata, sur la définition du probabilisme, la grâce, l’organisation de l’Église romaine, les pouvoirs du pape et le rôle des fidèles, comme sur le péché originel, il a des méprises totales, et d’ailleurs parfaitement sereines. Inutile de dire que les saints Pères sont pour lui aussi inexistants que les seolastiques. Si quelqu’un s’avisait aujourd’hui de juger le kantisme en appliquant la méthode que Kant emploie pour juger le christianisme, il n’est pas douteux que ce travail ne serait pris au sérieux par personne. Kant ignore non seulement toute la tradition catholique mais — le mot n’est pas trop fort — toute l’histoire de la pensée humaine, Kuno Fischer (après Hamann, Rink, Nicolaï et d’autres) admet lui-même que cette ignorance chez Kant a été complète. Il ajoute qu’elle lui a été avantageuse et a sauvegardé l’originalité de son esprit. Cf. Stûckenberg, p. 127. Nous nous bornons ici à la constater. Aristote et Platon ne sont pour Kant que deux schèmes. Il ne les connaît qu’à travers son petit manuel scolaire, et il voit dans Aristote la méthode d’induction et dans Platon l’intuition a priori. Il n’avait pas même étudié Spinoza. Cf. Stûckenberg, ibid., p. 127, déclaration de Hamann. De son disciple Fichte, il n’avait lait que lire superficiellement quelques pages. C, t. x, p. 81 ; A., t. xi, p. 284.

Il n’a donc connu le christianisme que sous la forme piétiste enseignée par ses maîtres du Fridericianum. Nous le verrons plus en détail au paragraphe suivant.

2. Quand on parle du système de Kant, il est bon de préciser que ce système n’a jamais existé d’une manière définitive ; qu’il est demeuré à l’état de projet et que, de l’aveu même de Kant, les trois critiques n’en étaient que la préparation. Il avait démoli, déblayé ; il voulait ensuite construire « la partie dogmatique ae son œuvre ». Il assurait même que celle-là surtout l’intéressait. C, t. ix, p. 333 ; A., t. x, p. 494. Malheureusement il se heurta à l’impossibilité complète de rien organiser de définitif sur les bases qu’il avait préparées. Quand il mourut, sa philosophie constructive, était représentée par une liasse de manuscrits tellement informes que, jusqu’à l’heure présente, personne n’a osé les publier. Cet Opus posthumum, Kant en parlait à ses amis comme d’un travail « presque achevé » et auquel manquaient seulement les derniers détails de mise au point. Par tout ce que nous connaissons de l’Opus posthumum, nous pouvons juger combien cette appréciation de son travail par Kant était erronée. Sur les points les plus essentiels, il n’arrive pas à s’exprimer clairement. La définition même de la « philosophie transcendentale » — notion aussi importante dans le kantisme que celle de « forme » chez Aristote — est reprise et remaniée plusieurs centaines de fois. Kant ne parvient pas davantage à déterminer l’objet de la philosophie. Aussi ses partisans ont-ils déclaré que l’Opus posthumum n’est qu’un brouillon sénile et que le système tient tout entier dans les trois critiques, ou même dans les deux premières. Il est cependant incontestable que ce point de vue n’est pas celui de Kant, et que jusqu’à sa mort celui-ci travailla, sans y réussir, à construire sa philosophie. De cet effort est née la Rechtslchre (cf. supra) : la Tugendlehre (id.), l’Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (id.) et aussi la théorie constructive de la religion, die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft. Avec VOpus posthumum, c’est tout ce qui nous reste de la philosophie positive de Kant. Nous avons déjà vu ce que représente la liasse informe de l’Opus posthumum. L’Anthropologie (1798) est tout aussi sénile. C’est une suite de réflexions, parfois ingénieuses, souvent banales ou saugrenues, sur les sujets les plus ordinaires : les avantages du tabac à priser, C, t. viii, p. 45 ; A., t. vii, p. 160 ; R., t. vt16, p. 53 ; la manière de présider une table, et la définition du parfait bien-être (un bon repas en bonne compagnie : eine gule Mahlzcit in guter Gesellschajt, C, t. viii, p. 169 ; A., t. vii, p. 277 ; R., t. vu b, p. 204), les grimaces et les perruques, C, t. viii, p. 190-193 ; A., t. vii, p. 297-301 ; R., t. vu b, p. 228-231 ; la facullas divinatrix et la facultas signatrix, C, t. viii, p. 75 et 78 ; A., t. vii, p. 187 et 191 ; R., t. vu &, p.93 et 99. Aucune discussion un peu serrée, aucun aperçu original, des lieux communs et des platitudes, avec toutes les naïvetés du xviiie siècle. Qu’il suffise de signaler la description des peuples de l’Europe. C, t. viii, p. 204 sq. ; A., t. viii, p. 311 ; R., t. vu b, p. 247. La Tugendlehre et la Rechtslehre n’ont rien d’original et ne se distinguent guère du verbalisme wollffien Seule la Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft se présente comme une œuvre systématique. On ne peut, à son sujet, parler de sénilité. Kant était encore en possession de tous ses moyens quand il la composa. Il nous déclare formellement qu’il y expose son système religieux.

Le milieu doctrinal. —

Il faut se garder de considérer la tentative de Kant comme l’effort d’un génie isolé. Pendant toute la seconde moitié du xviiie siècle, l’atmosphère intellectuelle de l’Allemagne est restée saturée de critique religieuse. Dès 1719, Wolf (voir ce mot) avait publié ses Vernùnftige Gedanken von Golt, der Well und der menschlichen Secte (Halle), et Bern. Bilfinger avait suivi la même direction dans sa Dilucidatio philosophica de Deo, anima humana, mundo et generalibus rerum afjectionibus (1725). Il s’agissait d’introduire la philosophie dans la spéculation religieuse. Cette tentative, qui nous paraît aujourd’hui assez innocente, marquait, en fait, une réaction profonde contre la dogmatique protestante des débuts, et un retour à la scolastique. La Réforme avait honni « la raison et la philosophie » au nom d’un paulinisme mal compris et par une conséquence naturelle de la doctrine luthérienne ou calviniste de la « perversion totale » de l’homme par le péché. Seuls Mélanchthon et Théodore de Bèze avaient mitigé quelque peu ces anathèmes, et il est remarquable que précisément l’un et l’autre penchaient pour la scolastique et ne dédaignaient pas Aristote. Dans l’ensemble, les réformés, loin d’émanciper la raison, l’opposaient à la foi et la décrivaient comme infirme et trompe ise. L’antipéla