Dictionnaire de théologie catholique/JOSUÉ II. Valeur historique

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 73-77).

II. Valeur historique.

Pour présenter la question dans son ensemble, on étudiera d’abord quelques difficultés qui tendraient à infirmer cette valeur ; on démontrera ensuite que le livre canonique jouit d’une véritable valeur.

Solution de quelques difficultés.

Bien que la véracité des données du livre de Josué puisse être affirmée en raison même des origines du livre, telles que nous les avons esquissées, il y a lieu cependant d’y insister à cause de l’opinion émise par quelques critiques modernes, qui fait du livre de Josué non point l’histoire mais la légende de la conquête de Canaan par les Israélites. Certes il y a bien des nuances dans la négation de cette valeur historique et ii y a loin de l’attitude de Frédéric Delitzsch ne voyant dans l’Ancien Testament en général et dans le livre de Josué en particulier qu’une grossière duperie, que faux et falsification, à celle de Lucien Gautier se refusant à admettre que Josué soit un personnage plus ou moins fictif et revendiquant avec son historicité celle des principaux événements relatés dans le livre, malgré les additions et les exagérations d’un panégyriste trop zélé. Fr. Delitzsch, Die Grosse Tauschung, Kritische Belrachtungen zu den ulleslament. Berichten iïber Jsraéls Eindringen in Canaan, Stuttgart, 1920 ; L. Gautier, Introduction à l’A. T., 2e édit., Lausanne, 1914, p. 228. A l’origine cependant de toutes les réserves apportées par la critique moderne à la réalité des faits, on retrouve d’identiques appréciations, soit au sujet de contradictions que révèle le livre, pris en lui-même ou comparé avec celui des Juges, en ce qui concerne particulièrement la manière dont la conquête s’est faite, soit au sujet de l’invraisemblance d’événements miraculeux, tels que le passage du Jourdain, la prise de Jéricho, la bataille de Bethoron… De ces appréciations il importe de préciser la valeur et la porlée.

1. Apparentes contradictions.

Aux trois documents principaux, reconnus par la critique littéraire dans le livre de Josué, correspondraient trois manières très différentes de concevoir la conquête de Canaan. Selon l’Élohiste ( dans sa pureté, et sous la forme deuléronoiniste), cette conquête serait l’œuvre de toutes les tribus, réunies sous l’autorité d’un seul chef, Josué ; menée rapidement et terminée en quatre campagnes, elle aurait assuré aux tribus victorieuses l’occupation de tout le territoire. La même idée, plus accentuée encore, se retrouve dans le récit sacerdotal, élément principal de la seconde partie du livre, xm-xxi ; le succès y apparaît si complet et définitif que la répartition des pays conquis se fait par le sort entre les différentes tribus d’Israël. A celle conception s’oppose celle du troisième document, représenté par quelques Fragments seulement dans le livre de Josué, et qu’il faut compléter par le l M chapitre du livre des Juges, Ce n’est plus la conquête rapide et l’occupation immédiate, mais une pénétration lente, laborieuse, progressive où chaque tribu isolée, associée parfois a l’une ou à l’autre de ses voisines, essaie, sans toujours y réussir, de s’assurer la possession d’une portion du territoire. De ces deux manières de voir, cette dernière est la seule vraie, parce qu’elle est celle d’un document plus ancien et non remanié et que de plus elle s’harmonise parfaitement avec la suite de l’histoire d’Israël, telle qu’on la trouve aux livres des Juges, de Samuel et des Rois. Ainsi l’entendent la plupart des historiens de l’Ancien Israël et des commentateurs des livres de Josué et des Juges.

Cette seconde façon de concevoir la conquête de Canaan est trop simpliste, et cela tient à ce qu’elle ignore systématiquement et le caractère même et maints détails du livre. Prises en considération, ces particularités permettraient une plus juste appréciation de la valeur historique de l’ouvrage. Il ne faut pas demander à celui-ci ce qu’il ne prétend nullement nous donner, un récit détaillé de la prise de possessiun et de l’installation des tribus dans leurs territoires respectifs ; malgré les brillantes campagnes du début contre la coalition des Cananéens du Sud d’abord, puis du Nord, la conquête est loin d’être chose faite, maints passages du livre le laissent clairement entendre, de ceux-là mêmes qui appartiennent à la rédaction deutéronomiste, Jos., xiii, 1, par exemple. De même, le fait que le lieu de séjour ou le campement des Hébreux est Galgala, Jos., iv-v, auquel l’on revient, même après des campagnes victorieuses, permet de supposer qu’il ne s’agissait pas alors d’occupation et surtout pas d’occupation définitive, mais plutôt d’expéditions, sortes de raids ou de razzias, qui peu à peu devaient assurer la suprématie des nouveaux venus en Canaan et faciliter ensuite l’occupation proprement dite, celle qui est indiquée par l’énumération des territoires appartenant de droit à chaque tribu. Mais cette action secondaire des dans pour tenir chacun sa portion de territoire t suppose nécessairement qu’ils ont été introduits sur le terrain de leur action particulière par une action commune. » > Les critiques rejettent toute l’histoire de Josué parce qu’ils ne veulent pas l’entendre avec critique. Ils savent très bien que cette histoire a été généralisée dans une seule perspective. C’est une raison pour ne pas considérer le tableau d’ensemble comme exprimant suffisamment le caractère de chaque fait. Ce n’est pas une raison pour nier les faits eux-mêmes. Poels, Histoire du Sanctuaire, p. 97 sq., l’a très bien dit : « En réalité, Josué n’a fait que commencer la conquête. A la tête d’une armée composée de toutes les tribus il a vaincu les rois cananéens. L’occupation effective des diverses parties du territoire revient aux tribus séparées… Mais l’écrivain sacré, au lieu de traiter en détail tous ces événements distincts, généralise. Il attribue à Josué la conquête de tout le pays. La terre d’Israël a été conquise par le peuple d’Israël, Josué se trouvant à sa tête. C’est sur ce fond que l’auteur développe toute son histoire. Ainsi que Moïse avait été le grand législateur, ainsi Josué fut le grand conquérant. Jahvé avait donné à Israël la terre de Canaan. L’auteur fait mieux ressortir cette idée en groupant tout dans une seule et même série. » Lagrange, op, cit., p. 27.

Le livre des Juges nous donne très clairement à entendre que malgré ces commencements brillants l’œuvre d’occupation fut, en effet, très longue, parfois très pénible et souvent incomplète. C’est ainsi que les villes de la plaine échappent presque entièrement aux tribus, obligées de se contenter de la région montagneuse. « En un mot, conclut le P. Lagrange, il n’y a pas eu deux histoires de la conquête, l’une par petits paquets, l’autre par un effort combiné. La simple réflexion suggère que deux traditions aussi contradictoires n’ont pu exister dans le même peuple. Le livre de Josué et le livre des Juges se sont servis des mêmes sources, l’auteur de Josué a certainement généralisé ; de plus.il n’avait pas à mentionner dans un récit de conquête ce qui ne s’était pas fait. L’auteur des Juges a repris dans les anciens documents cette partie négative qui conduisait à son but. Si on veut avoir une idée historique, totale et juste, il ne faut pas dire que la conquête s’est faite si vite et si bien que les tribus n’ont plus rien eu à faire, mais il ne faut pas dire non plus qu’elles n’ont agi qu’isolément ou par petits groupes. » Op. cit., p. 32.

2. Invraisemblance de certains événements.

Quant à l’impossibilité des événements miraculeux, érigée en principe par trop de critiques étrangers à l’Église, nous n’avons pas à en discuter ici, mais seulement à revendiquer pour les récits de tels événements la même véracité générale que pour l’ensemble des documents dont ils font partie. Conquérant habile et courageux, Josué ne doit pas uniquement ses succès a la mise en œuvre des moyens humains : prudence, force, vaillance, nombre ; ses victoires sont aussi celles de Jahvé ; à différentes reprises, Dieu, nous dit l’auteur du livre, a manifesté sa puissante intervention : lors du passage du Jourdain, Jos., m-iv ; lors de la prise de Jéricho, Jos., v, 13-vi, 21 ; à Gabaon dans la victoire sur les rois coalisés du Midi, Jos., x, 9-14. Et c’est, à ses yeux, la suite toute naturelle des interventions divines qui devaient constituer les descendants d’Abraham en nation indépendante. De même qu’Israël a été délivré de la servitude d’Egypte et a reçu la Loi par une spéciale intervention de Dieu, de même il viendra en possession de la Terre promise par une entrée en scène du même genre. Tout compte fait, c’est là encore l’explication la plus satisfaisante de l’établissement des Hébreux en Canaan. De la vérité de cette remarque générale, la critique littéraire et l’histoire apportent, pour les récits particulièrement contestés, de nouvelles preuves.

a) Le premier des événements merveilleux qui a pour but de manifester le caractère divin de la mission de Josué aux yeux des Hébreux aussi bien qu’à ceux de leurs ennemis est le passage du Jourdain. Suivant les critiques, le récit en est emprunté au Jahviste et à l’Élohiste, à ce dernier seulement, selon quelques-uns, et encore fortement remanié par le rédacteur deutéronomiste (Ed. Meyer, Steuernagel, Holzinger). A s’en tenir aux seuls éléments regardés par tous comme anciens, ni, 1, 5, 14 ; iv, 4, 5, 1>>, 20 appartenant à l’Élohiste, le fond du prodige demeure : c’est par une intervention spéciale de Dieu que les Hébreux ont pu franchir le Jourdain ; le miracle, en effet, est annoncé par Josué, iii, 5 : « Sanctifiez-vous, car demain Jahvé fera des prodiges au milieu de vous ; » pour eu garder à jamais mémoire un monument est dressé par son ordre, « afin que ces pierres soient à jamais un mémorial pour les enfants d’Israël. » Jos., iv, 7*, 20. Si la reconstitution des différent ^épisodes de cette entrée en campagne ne va pas sans difficulté, à cause de l’incertitude du texte, provenant non seulement des différences entre le grec et l’hébreu mais aussi du déplacement de certains passages (cf. de Hummelauer, op. cit., p. 119 sq.), l’événement n’en demeure pas moins avec toute son important historique et sa signification religieuse. Il a laissé dans l’imagination populaire un souvenir ineffaçable ; à une époque plus rapprochée de nous, les poètes d’Israël trouveront pour le célébrer des images d’une singulière beauté. Cf. Ps. cxiii ( Vulg.), 3.

Des exégètes catholiques se sont demandé à l’aide de quels moyens naturels le prodige de l’arrêt du fleuve avait pu se produire. « Entre l’hypothèse des eaux maintenues immobiles, contrairement à toutes les lois de la nature, et celles d’un barrage accidentel produisant exactement le même effet, il n’y a pas à hésiter, car Dieu ne fait pas de miracles inutiles et il se sert des agents naturels quand ils sont aptes à réaliser ses desseins, i H. Lesétre, Les récits de l’Histoire sainte, dans Revue pratique d’Apologétique, t. iv, 1907, p. 233. Aussi a-t-on établi un rapprochement entre le passage du Jourdain par les Hébreux à leur entrée dans la Terre promise et un événement survenu en 1267, lors de la réparation d’un pont jeté sur le fleuve non loin d’Adom, cf. Jos., iii, 16. Il se produisit alors dans une partie étroite de la vallée, à quelques kilomètres en amont de ce pont, un éboulement si considérable qu’il barra le cours du fleuve dont les eaux s’amoncelèrent derrière ce barrage, tandis que jusqu’à la mer.Morte son lit demeura à sec pendant plusieurs heures. « Ce qui arriva en l’an 1267, remarque le P. de Humrælauer, a pu se produire de même au temps de Josué. Les eaux qui s’arrêtent comme un mur, qu’est-ce à dire, sinon, arrêtées par un mur de terre et de rochers, laissant le fleuve à sec pendant plusieurs heures ? Op. cit., p. 137. Cf. G. A. Smith, art. Joshua, dans Hastings, A Dictionanj of the Bible, t. ii, p. 787 ; Lesêtre, loc. cit., p. 233-234. Le texte se prête-t-il à pareille interprétation ? d’aucuns ne le pensent pas ; il « se borne, remarque Touzard, à l’énoncé de l’événement, et le rapprochement avec ce qui arriva au temps de Bibars n’est pas autrement autorisé. » Art. Moïse et Josué, dans d’Alès, Dictionnaire apologétique de la Foi catholique, 1919, t. iii, col. 823. F. Vigouroux observe lui aussi que « la manière dont est raconté le miracle dans le livre de Josué exclut une explication de ce genre, » il n’en admet pas moins que < si Dieu s’était servi d’un moyen analogue pour ouvrir à son peuple l’accès de la Terre promise, le passage n’en aurait pas moins été miraculeux, parce que la Providence se serait servi d’un moyen naturel pour exécuter ses desseins au moment précis qu’il avait annoncé à Josué et à Israël. t> F. Vigouroux. Dictionnaire de la Bible, t. iii, col. 1744.

b) La prise de Jéricho, le deuxième des événements miraculeux qui marquent l’entrée des Hébreux en Palestine, est racontée au c. vi, 1-20. Plus encore que pour le récit du passage du Jourdain, nombreuses sont les diflicultés soulevées par la critique textuelle aussi bien que par la critique littéraire. Fréquentes et parfois notables sont les variantes de l’hébreu et du grec, et il n’est pas toujours facile de se prononcer en laveur de l’un plutôt que de l’autre, bien que la concision des Septante apparaisse dans l’ensemble plus voisine de l’original. Visiblement le texte a subi, dans la suite des temps, des remaniements inspirés par des tendances diverses. La critique littéraire s’est exercée, elle aussi, sur ce passage, mais sans pouvoir imposer son morcellement, poussé jusqu’à la minutie (cf. surtout l’édition coloriée de Paul Haupt, où le chapitre forme une véritable mosaïque polychrome). Un fait toutefois paraît à peu près certain, c c’est qu’il y a eu a l’origine au moins deux récits de la prise de Jéricho, existant séparément, connus et utilisés par le rédacteur. Ces deux récits ont été naturellement fondus, mais la fusion n’est pas si complète qu’une fois ou l’autre on ne puisse percevoir des traces de la dualité primitive qui est au fond du récit actuel L’auteur, tout en disposant de ses documents avec une certaine liberté, de manière à composer un livre à lui, les traitait cependant avec respect, et il semble avoir été soucieux de conserver autant que possible tous les renseignements qu’il ypuisait… Si les deux narrations primitives ne racontaient pas l’événement d’une manière absolument identique, ce que ne feraient pas du reste deux témoins oculaires rapportant le même fait, elles ne différaient « pie dans les détails tout à fait secondaires et restaient pleinement d’accord sur le fait principal, le seul en cause, qui est l’intervention divine dans la conquête de Jéricho. « Savignac, La conquête de Jéricho, dans Revue biblique, 1910, p. 51 et 53. Cette intervention d’ailleurs n’excluait nullement la mise en œuvre de moyens humains. L’encerclement de la ville, cf. Jos., vi, i, 3a, devait amener sa rapide reddition rien que par suite du manque d’eau dans l’enceinte fortifiée, mais devant ses puissants moyens de défense, devant la solidité de ses murs, dont de récentes découvertes ont mis à jour les fondations, les Hébreux ne pouvaient guère que s’en rapporter aux promesses divines. Cf. H. Vincent, Les fouilles allemandes à Jéricho, dans Revue biblique, 1909, p. 274 et 1913, p. 456-458. « De là les rites qui se déroulèrent pendant sept jours. Ces processions, qui revêtaient peut-être le caractère d’une prise de possession du terrain au nom de la divinité et qui pouvaient laisser présager l’anathème, avaient vraisemblablement une double fin : impressionner et décourager l’ennemi qui, dans son vulgaire hénothéisme, ne songeait pas à nier l’existence et la puissance des dieux étrangers, moins encore celle de Jahvé, dont la renommée lui avait appris les exploits (cf. Jos., ii, 8 11), davantage encore, attirer la bénédiction et la faveur divines. L’espoir de Josué et de ses vaillants ne fut pas déçu. Le septième jour, au moment où la cérémonie se terminait au milieu des clameurs des assiégeants, « la muraille s’effondra et le peuple monta dans la ville, chacun devant soi. » J. Touzard, Moïse et Josué, dans d’Alès, Dictionnaire apologétique…, t. iii, col. 827. Ajoutons qu’ici encore le plus sage est de laisser au texte son caractère un peu mystérieux.

Le livre de Josué n’a pas été le seul à conserver le souvenir d’un tel événement, le livre des Rois, parlant de la reconstruction de Jéricho, rappelle la malédiction dont Josué avait menacé quiconque tenterait de rebâtir la ville vouée à l’anathème. III Reg., xvi, 34, cf. Jos., vi, 26. Les sacrifices humains de fondation ou d’inauguration de monuments, dont les fouilles des antiques cités cananéennes de Ta’annak, de Megiddo, de Gézer ont révélé l’existence, nous laissent entrevoir la manière dont se réalisa, au temps d’Achab, la terrible malédiction de Josué. Cf. A. Vincent, Canaan d’après l’exploration récente, Paris, 1907, p. 197200.

D’autres découvertes archéologiques, résultat des fouilles entreprises sur l’emplacement du site principal de Jéricho, permettent de constater, dans la vie de la cité cananéenne, un arrêt et un bouleversement, vers le xui c siècle ; « entre la brillante Jéricho cananéenne et la cité vraiment Israélite qui osa plus tard lui succéder malgré l’anathème divin, il y a solution de continuité. Le courant de puissante civilisation cananéenne est tari, la culture nationale israélite ne s’implantera là que deux ou trois siècles plus tard. » H. Vincent, dans la Revue biblique, 1913, p. 455 ; cf. E. Sellin et C. Watzinger, Jéricho, die Ergebnisse der Ausgrabungen, Leipzig, 1913.

c) Le récit de la bataille de Gabaon, Jos., x, 9-15, est encore de ceux dont le caractère merveilleux suscite bien des diflicultés à l’interprétation historique. Il se divise naturellement en deux parties, une première, y. 9-11, qui raconte comment Josué, tombé à l’improviste sur les rois Amorrhéens, leur infligea une grande défaite, grâce au trouble que Jahvé jeta dans leurs rangs et à la terrible grêle qu’il lit tomber du ciel ; à ce récit, apparemment complet, attribué aux anciens documents J et E, ou au rédacteur deutéronomiste, vient s’ajouter, 1. 12-15, la relation d’un épisode dont les premiers mots laissent entendre que l’auteur ignore ce qui précède, puisqu’il se croit obligé de préciser dans quelle circonstance se déroulent les événements qui vont suivre : « Alors Josué parla à Jahvé, au jour où Jahvé livra les Amoirhéens aux enfants d’Israël. » Le premier élément du passage est constitué par une strophe poétique :

Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon. Et le soleil s’arrêta et la lune demeura Jusqu’à ce que le peuple se tut vengé de ses ennemis,

Ces quelques vers sont empruntés, ainsi que nous l’apprend une courte note du > 13, au Livre du Yasar (Juste), recueil sans doute d’antiques poèmes, semblable au Livre des guerres de Jahvé, Num., xxi, 14, et mentionné une nouvelle fois II Reg., i, 18, à propos de l’élégie de David sur Saiil et Jonathan. Le commentaire qui les suit et qui proviendrait lui aussi du Livre du Yasar (Steuernagel, Holzinger) en complète et en précise le sens : « Et le soleil s’arrêta au milieu des cieux et il ne se hâta point de s’en aller environ un jour entier. Et il n’y eut pas comme ce jour, ni avant lui, ni après lui, où Jahvé ait (ainsi) entendu la voix d’un homme, car Jahvé combattait pour Israël. » Le ꝟ. 15 qui manque dans les Septante serait une addition tardive d’un rédacteur deutéronomiste.

Cette brève analyse et cette distinction des documents, de quelque nom d’ailleurs qu’on les désigne, ne va pas sans conséquence au point de vue de l’interprétation des ?. 12-15 qui pourrra n’être pas la même que celle de la première partie du récit ꝟ. 9-11, puisque tout autre est le caractère de leurs sources respectives. L’insertion d’un fragment de poème, même dans un récit historique, ne saurait en modifier le caractère ; n’est-ce pas ce qu’a voulu insinuer l’auteur du livre lui-même en mentionnant le recueil d’où il tirait ces quelques lignes ? C’est vers une solution de ce genre que des critiques catholiques orientent leur réponse aux questions soulevées par l’étude de Jos., x, 12-15. « Au lieu, dit Lesêtre, de chercher des explications physiques pour rendre raison de ce passage du livre de Josué, on peut n’y voir qu’un problème littéraire et admettre, avec bon nombre d’exégètes catholiques contemporains, qu’on est en face d’une citation poétique à interpréter d’après les règles applicables à la poésie. » Les récils de l’histoire sainte, Josué et le soleil, dans la Revue pratique d’apologétique, 1907, t. iv, p. 355. Cf. L’arrêt du soleil par Josué, dans la Revue du Clergé français, 1905, p. 585-603. Le texte d’Eccli., xlvi, 4-0, n’y contredit pas. Écho d’une même tradition, dérivée d’une même source, il insiste d’ailleurs, dans son allusion à la victoire de Josué, plutôt sur la pluie de pierres qui pour lui apparaît comme le fait capital qui décide du succès. Notons enfin que les auteurs sacrés qui aiment à rappeler les prodiges de la sortie d’Egypte sont muets sur un fait qui, pour le moins, eût été aussi extraordinaire.

Si pendant de longs siècles la tradition semble bien avoir pris à la lettre le texte de Josué, dont on ne trouve pas de commentaires proprement dits mais de simples citations pour en dégager des considérations morales (cf. de Hummelauer, op. cit., p. 238 sq.), si l’exégèse juive, et encore non sans quelques exceptions, Maimonide par exemple, s’en est tenue à un littéralisme où s’exaltaient les gloires de l’antique Israël (cf. Josèphe, Antiquités judaïques, V, i, 17), il n’en est pas moins vrai que depuis longtemps « les auteurs les plus traditionnels n’hésitent pas à sacrifier le sens strictement littéral, qui dit que le soleil s’arrêta, pour lui substituer une formule interprétative plus en harmonie avec les données de la science. » Lesêtre, loc. cit., p. 352-353. D’autres, de plus en plus nombreux, en raison de l’insuffisance de toutes ces hypothèses, qui n’ont pour elles ni le texte de la Bible ni une tradition exégétique, non seulement n’admettent pas un arrêt du soleil, mais rejettent également une prolongation quelconque de la lumière du jour ; les explications peuvent varier, le principe demeure : * le miracle que Josué obtint à Gabaon ne fut en réalité ni un arrêt du soleil ou de la terre, ni même une prolongation de la lumière du jour. Il fut tout autre chose, et si la Bible parle d’arrêt du soleil par Josué, elle n’en parle qu’en usant d’une fiction de langage. » Pour les uns, c’est une grêle miraculeuse qui permit au chef des Hébreux d’achever sa victoire avant la fin normale du jour, « le soleil à la lettre ne se coucha pas avant l’anéantissement de l’armée amorrhéenne. C’était tout ce qu’avait demandé Josué, — objectivement du moins et par la teneur de sa prière, c’est aussi tout ce qu’il obtint. Son vœu fut exaucé dans sa teneur littérale, quelque hardie qu’elle fût, sans que le ciel, ni la terre, ni le soleil eussent à se déranger. » J. Bourlier, Revue du Clergé français, t. xii, p. 4l>- 47 ; cf. du même auteur dans la même revue, t. xxxix, p. 575-597. Pour d’autres, la disparition du soleil sous le nuage de grêle aurait pu faire croire à la fin du jour, mais les nuages une fois dissipés et le soleil réapparaissant, il y eut comme un deuxième jour : verborum « stetit sol » nos cam reddimus ralionem, solem nubibus grandinis oblectum visum esse abiisse, post verba Josue rediisse. De Hummelauer, op. cit., p. 247 ; cf. A. van Hoonacker, dans Théologie und Glaube, 1913, p. 454461.

Preuves directes. —

La valeur historique du livre, de Josué, ainsi maintenue malgré les arguments qu’on lui oppose, s’affirme encore à la lumière des données de l’archéologie palestinienne, babylonienne et égyptienne. Sans doute celles-ci ne constituent pas une histoire parallèle à l’histoire biblique dont elles confirmeraient les moindres détails, mais elles permettent souvent d’en vérifier l’exactitude et d’y apporter quelque précision.

Les fouilles, opérées en Palestine, ont déjà donné à ce point de vue d’appréciables résultats. Si, à Jéricho, elles ont révélé, en même temps que la solidité des remparts, la soudaine transformation de la vie dans la cité au xme siècle, par ailleurs au contraire on ne trouve pour la même époque environ, début du xii c siècle, « aucune transformation radicale, voire même absolument aucune modification appréciable dès l’abord dans la culture des antiques cités cananéennes. Non seulement Ta’annak, Mégiddo, Gézer, échappées à la conquête, mais les moindres tertres fouillés, montrent dans leur ruine un développement poursuivi avec régularité près de deux siècles encore après l’invasion. — C’est aux jours de la grande monarchie juive seulement, c’est-à-dire à l’extrême fin du xi° siècle, qu’une inspiration nouvelle anime à peu près complètement toute la culture civile et religieuse ; non pas qu’elle réalise un progrès notable en dehors de l’épuration de l’idée religieuse, mais parce que sans être plus indépendante de l’extérieur elle présente dans sa façon de syncrétiser les influences une autonomie plus caractéristique. Cette évolution progressive, sans nulle trace de l’hiatus qu’eût nécessairement produit la substitution violente et brusque des Israélites aux Cananéens exterminés en bloc, est la plus directe confirmation que pouvaient apporter les fouilles au schéma historique de la conquête tel qu’on peut le tracer d’après la Bible. L’absorption lente de Canaan par les Israélites se poursuivit avec des alternances de revers et de prospérité en toute la période des Juges, durant un intervalle d’un siècle et demi environ. » H. Vincent. Canaan d’après l’exploration récente, Paris, 1907, p. 4(53-464.

Plus nombreux et plus précis parce qu’ils sont épigraphes, les monuments de l’archéologie babylonienne et égyptienne apportent eux aussi de précieux renseignements à l’histoire de Canaan pour la période de la conquête. Le plus important de heaucoup de ces monuments est la collection des lettres de Tell-el-Amarna, découvertes en 1887-1888 en Egypte, au village de ce nom, et contenant toute une correspondance en caractères cunéiformes et en langue assyrocananéenne adressée vers 1400 aux rois d’Egypte Aménophis III et Aménophis IV par divers princes et intendants de l’Asie occidentale, de la Palestine surtout, alors sous la domination égyptienne. < Ces documents nous offrent, en effet, les données les plus précises pour reconstituer la situation géographique. historique et religieuse du pays que vont occuper les Hébreux après leur sortie d’Egypte. Nous y voyons vivre et s’agiter les principautés rivales qui se disputent le pays de Canaan, en attendant que les tribus d’Israël s’en emparent. » Dhorme, Les pays bibliques au temps d’El-Amarna, dans Revue biblique, 1908, p. 500. Elles nous aident à comprendre, surtout dans l’hypothèse de l’exode sous Aménophis II ou III, grâce à quelles divisions des princes de Canaan et à quel affaiblissement de la puissance égyptienne, la conquête du pays par les Hébreux a pu s’accomplir. Le morcellement du pays en une multitude de minuscules royaumes (cf. les trente et un rois vaincus par Josué, xii, 9-24) leur indépendance réciproque, la difficulté d’organiser une résistance commune malgré les coalitions des rois du Midi, Jos., x, et des rois du Nord, Jos., xi. l’absence de tout secours d’une Egypte trop lointaine et trop faible pour intervenir eflicacement, autant de points sur lesquels données bibliques et exlrabibliques sont en parfait accord. Cf. C. Bezold et IL. A. W. Kudge, The Tell et Amarna Tablels in the British Muséum, Londres, 1892 ; H. Winckler, Die Tonla/eln von Tell et Amarna, Berlin, 1906 ; A. Knudtzon, Die El Amarna Tafeln (Vorderasiatische Bibliolhek. 11), Leipzig, 1907-1914 ; Dhorme, Les pays bibliques au temps d’El-Amarna, Paris. 1909 (extrait de la Revue biblique, 1908-1909). Les Khabiri des lettres de Tell-el-Amarna dont l’identification avec les Hébreux, envahissant le pays de Canaan, ne pouvait manquer d’être faite, ne semblent pas, au moins d’après une opinion plus probable, les Hébreux de Josué. Cf. Lagrange, Les Khabiri, dans Revue biblique, 1899, j). 127-132 ; Scheil, Revue d’Assyriologie, t. xii, 1915, p. 114. signalant le nom de Khabiri sur des tablettes cunéiformes du temps de Rim-Sin (vers 2200 avant J.-C.)pour désigner une peuplade élamitekassite ou bas-mésopotamienne ; Dhorme, Les nouvelles tablettes d’El-Amarna, dans Revue biblique, 1924, p. 12-16 ; Condamin, art. Babylone et la Bible, dans d’Alès, Dietionnaire apologétique, t. i, col. 353.

L’interprétation de la mention des Israilu sur la stèle de Ménephtah (deuxième moitié du xme siècle), découverte eu 1895 à Thèbes par Flinders Pétrie : c Israël est détruit, il n’a plus de semence, » n’est pas assez certaine pour permettre d’apporter ici son témoignage. S’agit-il de l’Israël déjà fixé en Palestine, tout comme les autres peuples dont il est question sur la stèle : s’agit-il d’un simple clan israélite demeuré en Canaan après l’émigration en Egypte ; s’agit-il enfin des Hébreux résidant sur les bords du Nil et ce serait alors une allusion à la sortie d’Egypte ? Les opinions varient et se partagent entre ces différentes manières de voir ; toujours est-il que la mention certaine d’Israël, la seule, sur un monument égyptien, dont la date n’est peut-être pas 1res éloignée de celle de l’Exode et de la conquête de Canaan, n’est pas sans intérêt et méritait d’être relevée. Cf. FI. Pétrie, Egypt and Israël, dans Contemporain Review, mai 1890, p. 617-627 ; Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, Paris, 1897, l. ii, p. 436, 443-444 ; A. Deiber, I. a stèle de Minephtah et Israël, dans Revue biblique, 1899, p. 267-277 ; Ph. Virey, Note sur le Pharaon Ménephtah et les temps de l Exode, dans Revue biblique, 1900, p. 578-586 ; F. Larrivaz, art. Ménephtah I a, dans Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, t. v, col. 965-967 : Mallon, art. Egypte, dans d’Alès, Dictionnaire apologétique, t. i, col. 1311-1315 : du même auteur, Les Hébreux en Egypte, Rome, 1921, p. 179-182.

Enfin, s’il faut en croire Procope de Gaza, De bello vandalico, II, xx, il y aurait eu, dans le nord de l’Afrique, une inscription phénicienne faisant mention de la conquête de Canaan par Josué ; les habitants, obligés de fuir de Palestine en Afrique devant le « brigand Josué, fils de Nun, » en seraient les auteurs. Cf. Compte rendu de V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Journal officiel, 1 er et 14 juillet 1874, p. 4561 et 4912-4913 et sa conclusion : « Si le travail du P. Verdière… ne réussit pas à établir l’authenticité des textes enregistrés par Procope et par l’Arménien Moïse de Khôran, il aura du moins le mérite d’avoir groupé et discuté tous les témoignages et toutes les traditions que nous ont légués les anciens sur un fait qui paraît désormais à l’abri des contestations sérieuses, à savoir que le littoral du nord de l’Afrique a été colonisé très anciennement par des migrations cananéennes. » Budinger, De coloniarum quarumdam phœniciarum primordiis cum Hebrxorum exodo conjunclis, Sitzungsberichte der K. Akad. der Wissenschaft in Wien, Phil.-hist. Klasse, t. cxxv, fasc. 10, p. 30, 38 (1891).