Dictionnaire de théologie catholique/HYPOSTASE II. Chez les théologiens

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 7.1 : HOBBES - IMMUNITÉSp. 211-222).

II. Chez les théologiens. —

I. considérations GÉNÉRALES. —

La pensée latine.


La pensée grecque et la pensée latine, dans l’analyse du concept d’hypostase, partent de deux points de vue opposés. Dans les questions trinitaires, la théologie grecque se préoccupe d’abord de sauvegarder la distinction des hypostases : l’attention des Pères tombe directement et du premier coup sur l’hypostase et ne considère qu’en second lieu la substance, qu’elle soit sv’jTîdaTaTci ; ou’jr.oa-ziivLov. On peut donc dire avec de Régnon, np. cil., p. 278, que « les grecs entrent dans l’arbre de Porphyre par en bas, par l’individu concret et subsistant, tel qu’il est dans la réalité, avec tout l’ensemble de ses proijriétés essentielles ou accidentelles. Cet objet de la première pensée est l’hypostase. jMais l’intelligence exerçant son analjse sur cette réalité et la pensée procédant per ascensum, on voit apparaître, Gefoosïtai, d’une part, les différences spécifiques et génériques, d’autre part, tout l’amas des accidents. Or, par là même que ces distinctions et ces séparations sont opérées par l’intelligence, on a conscience que les réalités qui correspondent à ces divers concepts formels ne se soutiennent pas d’elles-mêmes, mais ne trouvent leur appui que dans l’individu concret et subsistant. » Cf. Tixeront, op. cit., t. ii, p. 82-83. Si, au contraire, on entre dans l’arbre de Porphyre par en haut, on se trouve en face des termes les plus universels et les plus indéterminés, c’est-à-dire les plus éloignés de l’existence. La substance se réalise par le genre ; le genre, par l’espèce ; l’espèce, par l’individu. Chaque détermination apparaît comme un complément de l’être et l’esprit cherche naturellement la raison formelle de cette détermination, raison générique et spécifique, principe d’individuation. Quand il arrive au suppôt (c’est le terme par lequel les scolastiques désignent communément l’hypostase), c’est-à-dire à l’être finalement et complètement déterminé, subsistant en lui-même, ayant son existence propre et distincte, l’esprit envisage naturellement cette détermination ultime, ce complément dernier, cette existence distincte et séparée, cette subsistence (au sens abstrait du mot), comme la raison formelle de la supposante ou personnalité. Tel est le processus de la pensée latine. Cette mélhode per desccnsum fait envisager aux théologiens de l’Occident, d’abord la substance ou la nature, ensuite l’hypostase, c’est-à-dire la suljstance ou la nature existant en soi. Telle a été, en efi’et. l’attitude des Pères dans la discussion des problèmes trinitaires voir Trinité ; c’est aussi celle des scolastiques dans la question de l’union hypostatique. Cette discussion portera donc surtout sur la raison formelle de la personnalité, c’est-à-dire sur le principe de l’existence en soi, incommunicable et distincte, propre à l’individu de nature raisonnable. C’est l’aspect du problème hypostatique que les grecs n’avaient pas envisagé, que leur métaphysique ne leur permettait pas d’envisager. Ce problème, clos pour saint Jean Damascène et pour les grecs, ne l’est pas pour les latins.

On exposera les différentes phases de la pensée théologique latine, en négligeant les conceptions hétérodoxes que supposent implicitement les hérésies et les erreurs issues de l’adoplianisme et qui se trouvent à la base des doctrines hérétiques enseignées par les théologiens de l’école d’Abélard, de Roscelin et de (iilbert de la Porée, dont s’occupe saint Thomas, Sum. theol., ma, q. II, a. 3-6, et dont avait fait mémoire, avant saint Thomas, le maître des Sentences. Sent., t. III, dist. VI, P. L., t. cxcix, col. 1043 ; cf. col. 1129 sq. Ces conceptions, tout comme la thèse de Berruyer, opposant le quasi-suppôt à la personne, cf. Scheeben, De incarnatione, t. V, n. 236 ; Legrand, De incarnatione, disp. XI, dans Migne, Cursus Iheologiæ completus, t. ix, col. 1027 sq., seront étudiées à Hypostatique (Union). De plus, comme il s’agit ici de formules et de concepts philosophiques, ordonnés néanmoins à la théologie de l’incarnation, on s’efforcera d’être aussi bref que possible dans l’exposé et la critique des différents systèmes, réservant les discussions proprement théologiques pour l’article suivant. 2° Terminologie.

Termes sj’iionymes d’hypostase :

1. Substantia.

Bien que le mot substance soit employé ordinairement comme synonyme d’essence concrète, il faut cependant signaler sa sjmonj’mie avec hypostase, à cause de l’emploi que les Pères latins en ont fait en ce sens, voir col. 378, et qu’ils ont continué à en faire, même après l’invention du mot subsistence, voir col. 392 Cf. S. Isidore, Etym., t. VII, c. IV, n. 11, 12, P. L., t. Lxxxii, col. 271, 272. D’ailleurs, toute hypostase est une substance. — 2. Subsistentia.

— Quoi qu’en pensent nombre de théologiens, le terme subsistence (mieux que subsistance) semble être, voir col. 391, la traduction grammaticale d’i’duTauiç. C’est, dit saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., III*, q. ii, a. 3, « la même réalité que la chose subsistante, c’est-à-dire l’hypostase ». Cf. ibid., q. xxix, a. 2 ; De potentia, q. tx, a. 1. C’est donc primitivement un nom concret, désignant l’être subsistant, la substance existant en soi, et non pas un nom abstrait désignant la forme métaphysique en vertu de laquelle l’être est conçu comme subsistant. Néanmoins, on trouve plus fréquemment, pour exprimer ce sens concret, les termes : ens subsistens, ou esse subsistens. Déjà pourtant, au xin<e siècle, le mot subsistence prend un sens abstrait, celui de la formalité conçue comme principe de l’existence en soi, propre et distincte. Cf. S. Thomas, Sum. theol., Illa, q. vi, a. 3. Ce sens abstrait deviendra peu à peu le sens presque universellement admis par les théologiens : c’est dans ce sens que l’emploient Suarez, De Lugo, Vasquez, etc.

— 3. Suppositum. — L’hypostase est appelée suppôt, quasi sub positum, parce que, logiquement, elle est conçue comme la réalité à laquelle est attribué par l’esprit tout ce qui peut être dit de l’individu, nature, subsistence, principes individuels, être, accidents, etc. C’est donc un terme correspondant à une opération de l’intelligence, nomen intentionis, et non pas désignant immédiatement la réalité objective, comme le ferait le terme personne, lequel est en conséquence nomen rei. Cf. S. Thomas, Sum. theol., III^, q. ii, a. 3 : 1°, q. XXIX, a. 3, ad 2°™. — 4. Res naturie. — On trouve ce terme, inusité chez les Pères, sauf chez saint Hilaire, De Trinitate, t. VIII, n. 22 ; t. IX, n. 3, P. L., t. x, col. 252, 283, employé couramment par les théologiens du moyen âge. S. Thomas, Sum. theol., D, q. xxix, a. 2 ;

IIIS q. II, a. 5, ad 2°™ ; q. xvi, a. 12, ad 2°™ ; Alexandre de Halès, Summa, I*, q. lv, m. i, a. 1, 2 ; Pierre Lombard, Sent., t. I, dist. XXXIV, c. i ; Armand de Bellevue, De dcclaratione lerminorum, t. II, c. xlii, XLVi, XLVii. Cf. Didace Ruiz, De Trinitate, disp. XXXII. sect.x ; Petau, Z)e rrin(7a^e, l. IV. c iii, n. 1012. L’hypostase est appelée res naturw, parce qu’elle est la réalisation concrète par l’individu de la nature, c’est-à-dire de l’espèce. — 5. Hoc aliquid, pris dans sa signification, non pas transcendentale. voir S. Thomas, De verilate, q. i, a. l.mais prédicameirtale, Sum. IheoL, I », q. lxxv, a. 2, ad ! <"". Au terme aliquid (aliiid quid) se rapportant à la nature ou à l’espèce, l’adjectif hoc ajoute la singularité et la détermination du sujet, telles que les comporte l’hjpostase. 1% q. XXXI, a. 2. — 6. Persona. — C’est, comme on l’a déjà indiqué, l’hypostase de nature rationnelle. L’hypostase est le genre, la personne est l’espèce. Alors que les grecs emploient indifféremment hypostase et personne, les latins conservent la distinction des deux termes, tout en maintenant l’identité des sujets désignés, lorsque l’hypostase désigne un sujet doué d’intelligence.

3° Notion générale de l’hypostase chez les anciens scolastiqucs. — La plupart des théologiens du moyen âge n’ont étudié l’hypostase ou la personne qu’en fonction du mystère de l’incarnation. Il ne faut donc pas chercher chez eux une métaphysique spéciale fie l’hypostase ; bien plus, on rencontre encore dans leurs écrits un tel flottement d’idées et d’expressions qu’il devient difilcile de les cataloguer dans un système ou une école bien déterminés. Ainsi l’autorité de saint Thomas est revendiquée dans la plupart des écoles postérieures, et le docteur angélique est un de ceux qui se sont exprimés le plus nettement. Il faut donc, au seuil de la théologie du moyen âge, se contenter d’esquisser la notion générale d’hypostase, telle qu’on la trouve réellement dans les auteurs : l’attribution de systèmes bien déterminés ne peut être faite qu'à des théologiens appartenant en général à une époque postérieure. Il convient toutefois de rechercher plus spécialement quelle a été la vraie pensée de saint Thomas d’Aquin : on le tentera à la suite de l’exposé des différents systèmes.

En général, les théologiens du moyen âge acceptent, sans la discuter, la définition de Bocce : Persona est naturæ rationalis individua substantia. Voir col. 393. Un des premiers maîtres de la scolastique, Alain <lc Lille, reprenant cette définition, Distinctioncs, P. L.. t. ccx, roi. 00<S, en donne l'étymologie. res per se una, Theologicae regulæ, rcg. 32, col. (137, étymologie évidemment fausse, qu’acceptent néanmoins Albert le Grand, Gilbert de la l’orée, Pierre de Poitiers. Garnier de Rochefort. Cf. Hrann. lassai sur la philosophie d’Alain de Lille, dans la Revue des sciences ecclésiastiques, 1898, t. I, p. 499 sq. Fidèles au processus de la pensée latine, leur regard tombe de prime abord sur la nature et seulement ensuite sur rhpostase ; l’hypostase ou la personne leur apparaissent comme le résultat d’un complément, d’un perfectionnement de la nature. La nature est ce qui est commun à tous, la personne ajoute à la nature l’ensemble des propriétés lndii(luelles. S. Anselme, Cur Drus homo, P. /, ., t. ci.vin, roi. 278 D’ailleurs, les éc|uivoqucs créées par l’emploi du terme substantia, an lieu de subsistenlia, leur imposaient l’obligation d’insister sur le caractère de singularité, de séparation, de distinction, d’intégralité, de totalité, d’incommunirabilité, qui doit s’ajouter à la substance de nature rationnelle |)0ur constituer la personne : - Le su|)pôl inclut dans son concept la raison de totalité, d’intégralité, de jicrfec lion ; (c’est ce que signifie] l’individualité, l’hicommunicabilité, l'ôtre par sol, distinct et séparé, la réalité

subjectée en soi et non en autrui. Ainsi la nature humaine du Verbe incarné n’est pas une personne parce qu’elle est unie à une autre personne. » Hugues de SaintVictor, ou plutôt Jean de Corbie, auteur du De Verbo incarnato, t. III, q. v, P.L., t. clxxvii, col. 298299. Pour Albert le Grand, le concept de personne inclut l’unité, la singularité, l’incommunicabilité. L’unité a son principe dans la matière ; la singularité, dans les notes Individuantes ; l’incommunicabilité, dans la division, la séparation d’avec une autre hypostase. In JV Sun :., t. III, dist. V, a. 11 ; cf. a. 11-13. Alexandre de Halès voit aussi, dans la distinction ou détermination de la substance rationnelle, le principe formel de la personnalité : Pour constituer la personne, il faut une triple détermination ou distinction, singularité, incommunicabilité, dignité : la troisième se troue dans l’homme, Socrate (par exemple), en ce que son humanité ne se trouve pas unie à une forme plus digne, mais demeure distincte de tout sujet plus digne ; c’est cette thstinction qui s’oppose à la possibilité d’union avec une substance plus parfaite. » Summa, III », q. vi, m. IV. Cf. q iii, m vi. Saint Bonaventure a une terminologie identique. Cherchant ce qui manque à l’Homme-Dieu pour que sa nature humaine soit une personne, il répond que des éléments constitutifs de la personne, il en manque un à la nature humaine du Christ. Ces éléments sont la distiiution de singularité, la distinction d’incommunicabilité, la distinction de dignité suréminente. Or, l’union de la nature humaine avec la personne divine fait perdre à l’humanité du Christ le troisième élément. In IV Sent., I. III, dist. V, a. 2, q. ii, ad 1°°>. Il ne faudrait cependant pas comprendre cette réponse de saint Bonaventure comme si en Jésus-Christ la nature humaine possédait, indépendamment de l’hypostase dans laquelle elle est unie à la nature divine, la singularité et l’incommunicabilité, ce qui en ferait une réelle hypostase. On tomberait alors dans l’erreur adoptianiste encore répandue au moyen âge et enseignée par quelques auteurs. Or, saint Bonaventure y rép.ugne absolument, toc. cit.. ad 21™ ; cf. dist. VI, a. 1, q. i. Pour ce docteur, il y a identité de concept et de réalité entre l’hypostase de nature rationnelle et In personne S’il ne parle que du troisième élément, c’est que celui-là seul affecte la personne comme telle, les deux premiers se rapportant à n’importe quelle hypostase ; il ne veut nullement conclure à l’unité de personne et à la dualité d’hy]iostasc en Jésus-Christ. Cf. Jannsens, Summa Iheologica, Fribourg-cn-Hrisgau, 1901, t. iv, p. 260. Guillaume d’Auxerre interprète également en ce sens la substantia individua de la définilion boéticnne. Summa, I. III, c. I. Richard de Saint-Victor, De Trinitate, I. IV, c. XXII, /'. L., t. cxcvi, col. 91.5, a|)pliquant cette définition aux i)crsonnes divines, substitue le mot existence au mot substance, parcc c}ue rien en Dieu ne peut être conçu comme substans, cf. Alexandre de Halès, Summa, I », q. i.ix, m. m ; S. Thomas, Sum. theol., I', q. XXIX, a. 3, ad 1°™, et, par le terme existence incommunicable, Richard entend toute réalité qui n’est » as communicable à une autre, soit comme iiartic, soit comme élément constitutif ou accident inhérent, soit comme entité sustentée par elle. Cf. Occam, In IV Sent., t. I, dist. XXIII. q. un. Sur la terminologie de Richard de Saint-Victor, voir Pelan, De Trinitate, I. IV, c. III, n. 7, S. Gilles de Home, s’inspirant de Pierre Lombart, //i / V.SVnL, l. III, dist. IV, p.iii, q. un., a. 2, ad 3°™, fait reposer dans la séparation d’avec les autres individus la totalité qui confère la personnalité à la nature concrète.

Pour tous les auteurs cpic l’on vient de citer, voir Thoniassjn. De inrarnalionr, I. III, c. xxi, et auxquels il ne serait pas impossible d’ajouter quelques noms, II paraît exagéré de vouloir les ranger dans une école

bien déterminée. Ils ont exprimé le dogme catholique. en insistant sur le caractère d’incominunicabilité. d’existence séparée, d’être complet et distinct, qui est celui de l’hypostase et de la personne ; mais ils ne semblent pas avoir poussé plus loin l’explication métaphxsique de l’union hypostatique. Toutefois, on ne peut nier que de leurs expressions il est facile de rapprocher la terminologie de l’école de Scot. Voir plus loin. Rien d’étonnant donc que des auteurs scotistes, comme Tipliaine et Franzclin, se réclament du patronage de ces anciens et vénérables théologiens. Cf. Tipliaine, De persona et hyposlasi, c. vi : Franzclin. JJe Verbo incamcilo, th. xxx. Sur la pensée de S. Thomas d’Aquin, voir col. 421 sq.

II. LES ÉCOLES.

i.es divergences d’écoles se sont produites parce que les théologiens, se laissant entraîner de plus en plus par le courant de la pensée latine, se sont demandé quel élément m.’laphysique donne à la nature concrète d’être une hypostase ou, en d’autres termes, lui confère la subsistence, en prenant ce mot dans un sens abstrait. De In. le problème de l’hypostase est devenu celui de la subsistence, non plus entendue au sens concret des grecs, mais au sens abstrait des théologiens postérieurs à saint Thomas et que saint Thomas lui-même accepte parfois. Ainsi la personne se présente à l’esprit comme le résultat de deux éléments : d’une part, la nature concrète, l’essence existante ; d’autre part, la subsistence distincte de la nature (soit réellement, soit en simple raison), et lui conférant l’existence en soi et l’incommunicabilité. A défaut d’ordre chronologique, l’ordre logique des systèmes apparaîtra avec clarté dans le schéma suivant :

1. comme >m élé ment négatif (école

, scotiste et nomina I liste).

Nature concrète

existante. (Sur la

composition de

cette nature, voir

Essence, t. v,

col. 842.)

1° Subsistence, dis tincte en simple

i raison et conçue

2° Subsistence, disi

I tincte réellement ^’et constituée par

2. comme un élé ment positif (école

de Tiphaine).

3. un mode sub stantiel (deux

écoles : Cajétan et

Suarez).

4. l’existence elle même, réellement

distincte de l’es sence (Capréolus).

Première école : la subsislencc est conçue comme ne se distinguant pas réellement de la nature concrète, à laquelle elle ajoute simplement la négation de dépendance vis-à-vis d’une autre réalité. — 1. Exposé. — Ce système, appelé système scotiste, est, en réalité, antérieur à Scot, puisque saint Thomas le réfute à plusieurs reprises. In IV Sent., t. III, dist. I, q. i, a. 3 ; Sum. Iheol., I », q. xxx, a. 4. Mais Duns Scot lui a apporté le relief et la notoriété qu’il a gardé depuis dans toute l’école scotiste et nominaliste. D’après le docteur subtil, la personnalité (subsistence) n’est pas autre chose que la substance individuelle considérée du point de vue de sa « non-assomption » par une autre personne. C’est donc un élément négatif qui constitue la subsistence ou la personnalité. Scot expose son système dans / ; i IV Sent., t. III, dist. I, q. i, n. 5 sq. ; dist. V. q. ii, n. 4. 5 ; cf. dist. VI, q. i ; t. I, dist. XIII, q. un, n. 9. 10 ; dist. XXIII, q. un., n.7, Quodlibcl XIX, a. 3. Voici les conclusions qu’on peuttirerdecet exposé : a) la nature individuée n’acquiert pas la personnalité par quelque chose de positif surajouté ; b) la personnalité n’est pas le résultat de la seule négation de dépendance actuelle ajoutée à la nature, car, en cette

hypolhêsc. l’àme séparée serait mie personne ; c) la personnalité résulte de deux négations, négation de dépendance actuelle et négation de dépendance « ap<(/(irf(nc//r « . Scot distingue trois sortes de dépendance : la dépendance potentielle, qui est constituée par la simple non-repu^aance, au point de vue naturel, de deux termes à unir ; la dépendance actuelle, qui marque l’union réellement existante d’une réalité à une autre réalité plus parfaite ; la dépendance aptitudinellc, qui marquelatendanceinnéed’une réalité vers l’union avec une autre réalité pour ne former qu’un seuletmêmesujet : Tàme et le corps sont en dépendance aptitudinellc l’un vis-à-vis de l’autre pour former le composé humain. Seules les négations de dépendance actuelle et de dépendance aptitudinelle confèrent la personnalité. Toutefois, dans l’union de la nature humaine au Verbe, il faut concéder que la nature humaine possède, par rapport à la personne divine, la négation de dépendance aplitudinelle : autrement, elle serait en état violent par rapport à sa personnalité propre. En Jésus-Christ donc, la nature humaine n’est pas une personne, parce qu’en définitive, elle dépend actuellement de la personne même du Fils de Dieu.

Cette théorie, exprimée d’ailleurs assez conft^sément par Scot, est reprise par toute l’école nominaliste. Les théologiens de cette école considèrent que la non-dépendance constitue la raison formelle de la personnalité, de la supposante : « Le suppôt, dit Occani, est l’être complet (par là, on exclut les parties et les principes constitutifs de l’être), incommunicable par identité (par là, on exclut non seulement l’espèce qui se retrouve dans les individus, mais encore la substance divine elle-même), et non sustenté par une autre substance (par là on exclut la nature humaine de Jésus-Christ). » Quodlibet IV, q. xi. D’autres auteurs appellent cette dépendance, dont la négation constitue la personnalité, dépendance suppositale, c’est-à-dire dépendance d’une nature sustentée par rapport au suppôt qui la sustente, dependentia suppositalis sive suslentificati aut sustentai i ad sustentificans. G. Biel, In IV Sent., t. III, dist. I, q. i ; cꝟ. t. I, dist. XXX, q. IV. Et pour mieux faire saisir la nature de cette dépendance, ils prennent comme terme de comparaison la dépendance de l’accident vis-à-vis de son sujet, de la forme vis-à-vis de la matière, moins cependant les imperfections inhérentes à ces deux sortes de dépendance. Cf. Wirceburgenses, De incarnatione, n. 257. En plus des auteurs cités, voir, pour l’exposé de cette opinion, Henri de Gand, Quodlibet V, q. viii ; In IV Sent., I. III, dist. I, q. iii, a 4°’" ; Pierre d’Ailly, t. III, dist. I, q. i, m ; Richard de Middietown, In I V Sent., t. III, dist. V, a. 2, q. ii ; Gilles de Rome, In IV Sent., t. III, q. iv, p. iii, q. un., a. 2 ; F. Mayronis, In IV Sent., t. III, dist. I, q. xi ; Bassolis, In IV Sent., t. III, dist. I, a. 1, q. i ; Pontius, Curs. philos., t. III, disp. XVIII, n. 91 ; Mastrius, Disputationes me/ap/jiLs., disp. XI, q. iv, n. C2 ; AVadding, De incarnatione, disp. IV, dub. ii ; et, en général, les théologiens de l’école franciscaine ; parmi les jésuites, Mohna, In Sum. S. Thomæ, I », q. xxix, a. l, disp. II ; Cosme Alemanni, Snmma philosophica, q. xxv, a. ô ; Mayr, Philos, périt., pars ultima, n. 1131 sq. ; De Benedictis. Philos, perip., Mctaph., t. II, q. i, c. m ;

Iendive, Untologia. n. 367. Voir dans Tiphaine, op.

cit., ç. VI, et dans Urraburu, Onlologia, p. 849-850, d’autres références. On trouvera un bon exposé moderne de ce système dans Dubois, Le concept de la personnalité, dans la Revue du cierge français, l* octobre 1904.

2. Critique.

Les raisons invoquées par l’école scotiste pour étayer ce système sont principalement d’ordre théologique et empruntent toute leur valeur à la nécessité d’expliquer dans le Christ l’union des ^

deux natures en une personne. Au point de vue philosoDhique, ces auteurs se contentent généralement d’affirmer que la séparation, la distinction, la totalité qu inclut l’hypostase. reposent sur la négation de dépendance. La discussion du système a donc sa place marquée à l’art. Hypostatiquk (Union). Cependant quelques remarques s’imposent. Il est difficile d’admettre que la négation de dépendance actuelle et aptitudinelle, au sens où Scot entend ces termes, suffise à faire d’une nature concrète une liypostase. De l’aveu de tous, l’hypostase est une substance individuelle et incommunicable. Or, la négation de dépendance actuelle ne rend pas la substance incommunicable, mais simplement incommuniquée. Quant à la négation de dépendance aptitudinelle (celle de l'ànie vis-à-vis du corps), de cette dépendance qui suppose, dans la réalité qu’elle affecte, une tendance innée à s’unir à une autre réalité pour former un être complet, elle ne peut exister qu'à la condition que cet être constitue par lui-même un véritable tout substantiel. Et la réciproque est vraie : une réalité ne possède de véritable dépendance aptitudinelle vis-à-vis d’une autre réalité, qu'à la condition d'être incomplète dans l’ordre substantiel ; autrement, un tout substantiel complet serait en même temps un être incomplet, ce qui est contradictoire. D’ailleurs, cette contradiction est manifeste dans la théorie scotiste : sans discuter présentement son explication de l’union hypostati(]ne, on peut constater que Scot admet la seule dé] endance actuelle de la nature humaine vis-à-vis du Verbe comme raison de sa non-personnalité dans le Christ. Il résulterait donc de cette conception que la nature humaine, en Jésus-Christ, serait à la fois complète et incomplète : complète, par le fait que l’hypostase n’ajoute rien de réel à la nature ; incomplète, par le fait que cette nature humaine est assumée par la personne du Fils de Dieu.

De plus, qu’est-ce que cette négation de dépendance par rapport à la constitution intime de l'être qu’elle affecte'.' Si cette négation doit atteindre la constitution intime de l'être — et il doit en être ainsi pour faire de la nature une hypostase — il faut qu’elle repose sur un élément positij, lequel affecte hii-même essentiellement l’hypostase ou la personne, .utrement, elle n’est qu’un simple mot ne répondant à rien d’objectif. Scot a bien remarqué ce point faible de sa théorie, lorsqu'à l’objection qui vient d'être faite, il répond que l'élément jiositif nécessaire n’est autre que la nature elle-même, en tant qu’elle est celle nature, iiidividuée. subsistant en soi et par soi. Plusieurs scotistes, Lychettus, de Hada, Centinus, 1 ferrera, cités par Mastrius, loc. cit., inclinent, pour ce motif, vers le concept positif de la subsistence. On explique la pensée de Scot en ce sens que le docteur subtil veut simplement affirmer que la personnalité n’est pas constituée par un élément iiositif sunijoiUé A la nature concrpte, et ainsi la doctrine scotiste reioint celle de la seconde école, celle que Tiphaine a mise en relief. Stentrnp, op. cit., th. xxv ; Pesch, De Vcrhn incarnnln, tr. I, n. 97.

Deuxii^me école : la subaistencc est conçue comme ne se distinguant pets rfellemrnt de la nature concnte : elle est cette nature même, cnnsidf.rfie dans sa totalité substantielle et intéffralr, existant en soi. — 1. Exposé. — Cette thèse, à lafjnclle se ré<luit facilement l’opinion précédente, prétend résumer en i& formule simple les explications des Pères. Suarez, Mctaph., disp. XXXI’V, scct. ii, n. 4. place cette opinion sous le patronage de Durand de Saint-Poufain, In IV Sent., I. I, dfst. XXX rV, q. i. et de Henri de Oand. Qundiibft fV, q. iv..Mais c’est surtout le jésuite Tlphainc qui lui a donné, au xviie siècle (1634), son relief et sa vogue. La thèse philosophique de Tiphaine

est exposée dans son De h.jposiasi et persona, réédité à Paris, 1880, avec préface du P. Jovene, c. x-xxiii. Examinant diverses définitions de 1 hypostase : subslantiu prima iota : subslanlia singularis et indiuidua, inLcfjra et pcijccla ; nature terminus ultimus seu ultinuim complementum ; cns, subslanlia per se subsislens vel exislens ; subslanlia discrela aut separata, iwl per se ac seorsim posila, Tiphaine remarque que toutes ces définitions sont équivalentes et traduisent, avec des expressions différentes, le même concept fondamental de l’hypostase : un tout substantiel existant en soi. C’est ce concept de totalité qui traduit le mieux l’idée de la perfection, la tiLîiÔTT.ç, attribuée par les Pères à l’hypostase. Tiphaine en fait le point central de toute sa thèse et pense par lui solutionner les dilficultés soulevées contre le dogme de l’incarnation. La totafité dont il s’agit est : l" une totalité subsiantielle, de telle façon que les parties essentielles (par exemple, l'ànie et le corps dans la nature humaine) ne peuvent constituer séparément une hypostase : 2° une totalité intégrale, ce qui empêche les parties intégrales d’un individu de constituer par elles-mêmes des hypostases. Cf. c. xii, n. 11, 12. A rencontre de Scot, Tiphaine soutient qu’aucune négation n’entre dans le concept de l’hypostase, c. xviii, n. 5 ; dans aucune des définitions proposées, il n’y a place pour une négation : pas de négation dans le concept de substance ; pas de négation dans le concept d’intégralité et de totalité ; pas de négation dans le concept de dernier complément, de perfection dernière, d'être par soi, de substance distincte et individuée. Si la personnalité ou la supposante comportaient une négation de déi)cndance, parce que l’hypostase et la personne existent en soi, il faudrait également dire qu’elles comportent la négation d’existence accidentelle et partielle, parce quelles ne peuvent être ni accident ni partie, n. S. Toutefois, bien qu’aucune négation n’entre dans le concept formel de l’hypostase, il est cei)cndant plus facile de définir l’hypostase négativement que positivement, cf. c. xvi, n. 15, et, parmi toutes les négations qui peuvent accompauner ce concept, il en est une qui lui appartient plus spécialement et comme en propre, c’est Vin-cnmmiinicabililé, i-. xviii, n. 13. Cette remarque est amenée par la nécessité d’expliquer comment la subsistencc (entendue au sens abstrait), qui, dans la théorie de Tiphaine, ne se distingue pas réellement de la nature concrète et n’en diffère que par le concept, peut cesser d’appartenir à une nature, par le fait de l’assomplion de cette nature à une hypostase supérieure, sans que ladite nature, privée de sa subsistencc propre, soit diminuée ou changée en quoi que ce soit, l^t Tiphaine résout la difficulté en exposant les différcnls modes par lescpiels disparaît la totalité substantielle, raison formelle de la subsistencc, addilione, accessione, pnsilione alicujus allerius. c. xxiii. Donc, par le fait de son union avec une hypostase plus parfaite, une nature concrète perd sa supposante, sa iiersonnalité, ibid., n. 8. lit c’est par là que, finalement, la théorie de Tiphaine. à son tour, rejoint celle de l'école scotistc. dont elle ne diffère, en somme, que par les mots. Franzdin, op. cit., th. x.xix, corol. ^ ; Urraburù. op. cit., n. 202. p. 855, font euxmêmes cette constatation. Les partisans de ce système sont légion : citons les principaux : Thomassin, Ue incarnatione, t. III, c. -xvi-xxi : Petau, De incarnatione, t. V, c. vii, n. 6-10 ; EranLclin. De Verbo incarnato, th. xxvii-xxxiv : Stentru]), /Je Verbo incarnato, H). xxiii-xxvi ; Hurler. Compendium llieologite dogmnticiv, th. ci, n.."SOS ; De Uégiion, np. cit., pnssim ; Pcsch, /)' Vrrbo incarnnln, prop. vii-ix, et. parmi les philosophes, Tongiorgl. P.nlmicri, Lahonsse. Fritk, Piccirelli. etc. 2. Critiqiir. Il est juste de reconnaître que c(jsys4J5

HYPOSTASE

416

tèiiie reproduit, dans ses expressions, la plupart des termes dont se sont servis les Pères grecs pour expliquer ce qu’est l’iiypostase. Cependant sa terminologie ne tient pas assez compte du Tooro ; tt, ; ItA’jciijiz, sur lequel insistent saint Basile, Léonce de liyzance, saint Jean Damascène, Théodore Abucara ; voir plus haut. Son principal mérite est d’envisager l'être en lui même, en corrigeant par là ce qui peut être défectueux dans le point de vue latin. De plus, le dogme est clairement exposé dans cette théorie. Mais par le fait même qu’elle veut renouveler la métaphysique grecque, l’opinion de Tiphaine laisse sans solution la diiriculté signalée plus haut. Voir col. 407. Il reste toujours en elTet à expliquer comment une diŒrence substantielle peut exister dans une réalité qui matériellement demeure la même, qu’elle soit hypostase ou qu’elle soit simplement nature. La raison de totalité invoquée par Tiphaine n’explique rien par ellemême. Cette totalité semble bien n'être conçue que d’une manière Imaginative et non d’une manière rationnelle : elle n’est, en elïet, qu’une totalité quantitative, c. xvii, n. 10, dans laquelle partie et partie s’additionnent pour former un tout ou se séparent pour devenir réalités distinctes et substances complètes en elles-mêmes. Or, la totalité siibstantidle ne doit pas être conçue de cette façon : elle ne peut provenir que de l’unité d'être qui alîecte et la réalité totale et les parties de cette réalité. Voir S. Thomi s, In IV Sent., t. III, dist. VI, q. ii, a. 3 : In Meinnh., t. VII, lect. xiii. On pourra donc toujours se demander, aussi bien dans la théorie de Scot que dans celle tle Tiphaine, comment les deux natures, humaine et divine, ne forment dans le Christ qu’un seul tout substantiel. Il faut, pour expliquer cette unité substantielle, plus qu’une addition de nature à nature ou à hypostase, plus qu’une iuxLaposition de réalités : il faut que les deux substances s’unissent réellement à un môme principe déterminant qui les saisisse physiquement. Autrement leur union ne serait qu’accidentelle ou morale. Cf. Hypostatique ( Union).

Troisième et quatrième écoles : la subsisicnce est constituée par un mode substantiel réellement distinct de la nature concrète, qui complète cette nature dans l’ordre de l’existence en soi. — C’est à la fois pour maintenir l’unité substantielle du Christ et la différence obiective que cette unité substantielle semble exiger entre l’hypostase et la nature concrète, que certains théologiens, conmientateurs pour la plupart de saint Thomas, In Sum., III », q. iv, a. 2, conçoivent la subsistence comme un mode substantiel, distinct de la nature concrète, à laquelle il s’ajoute pour constituer une personne ou une hypostase. On cite, comme précurseurs de cette théorie, au moyen âge, Durand de SaintPourçain, In IV Sent., t. I, dist. XXXIII, q. i, n. 13, 16, 17, 22, 37, et Thomas de Strasbourg, In IV Sent., t. III, dist. VI, q. i, a. 1. Pour le premier, il semble que ce soit à tort. Durand est plutôt un précurseur de la théorie de Tiphaine, voir la discussion des textes dans Tiphaine, op. cit., c. xt, , n. 8-14 ; car, s’il parle de mode, il identifie expressément le mode et la chose modifiée. Loc. rit., n. 30. Mais le véritable inventeur de la théorie du mode substantiel, qui eut, aux xvi « et xvii'e siècles, une si grande vogue et qui, de nos jours encore, a de si chauds partisans, est le cardinal Cajétan. D’autres théologiens remarquables, Suarez, Vasquez, De Lugo, Grégoire de Valencia, etc., ont repris cette théorie, mais en la modifiant si profondément qu’il convient d’exposer séparé.-nent le système de l’illustre dominicain et de son école et celui des grands théologiens de la Compagnie de Jésus.

1. Sustème de Cajétan.

a) Erposé. — Cajétan, comme tous les thomistes, conçoit, dans les êtres composés de matière et de forme, la nature concrète et

individuée comme le résultat de la composition des éléments spécifiques et des principes individuels. Pour devenir réalité objective, l’essence individuée et concrète doit être actuée par l’existence, dont elle se dislingue réellement, comme la puissance se distingue réellement de l’acte qui la perfectionne. Voir, sur ces deux points, Essencf, t. v, col. Ma sq. Mais, dans la constitution de l’hypostase ou de la personne, Cajétan exige de plus un troisième élément, qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’intercale entre la nature concrète et son existence : c’est le mode subslantiel, dont l’effet est de rendre incommunicable la nature, en la terminant en elle-même et en la disposant immédiatement à être actuée par son exisenre propre. « La personnalité, dit-il. In Sum. 'î. Thomsf, III », q. iv, a. 2 est donc la réalité constitutive de la personne comme telle. C’est d’elle que découle dans la nature qu'élit affecte cette répugnance à être principe incomplel ou partiel de l'être, cette aptitude à posséder les réalités personnelles, l’existence propre, la qualité du sujet, l'être et tout ce qu’on attribue à l’hjpostase Cette réalité doit être placée réductivement dans le genre substance, comme tous les autres éléments constitutifs des substances, par exemple, chez l’homme, le caractère rationnel. Toutefois, ce n’est pas, à proprement parler, une différence spécifique, c’est un terme ultime, et, comme tel, un terme pur de la nature-substance. » Le P. Hugon a clairement exposé cette opinion chère à la famille dominicaine ; « La substance, dit-il, est complétée, terminée dans l’ordre substantiel par la personnalité, qui lui donne son cachet définitif, la fait s’appartenir à elle-même tout entière, la met à l’abri de toute atteinte du dehors, et l’existence réalise le tout. La subsistance est intemédiaire entre la substance et l’existence ; elle couronne la substance, elle est couronnée par l’existence. Elle est une sorte de perfection préalable et préparatoire que l’existence ne peut suppléer. Le propre de l’existence est de réaliser, d’actualiser l’essence ; mais rien dans son concept n’assure l’incommunicabilité. Il faut, avant elle, une entité d’un autre ordre ; toute nature qui en est privée, jouît-elle de l’existence, est condamnée à n'être jamais une hypostase. L'âme séparée possède bien l’existence, mais, comme ce n’est point par l’intermédiaire d’une substance qui la rendrait un tout indépendant, incommunicable, elle n’a pas les gloires de la personnalité. Voilà la doctrine des trois réalités, qui semble bien avoir été enseignée par saint Thomas et qui est défendue par ses disciples, Cajétan, Sylvestre de Ferrare, Banez, Jean de SaintThomas, Goudin, Billuart, Zigliara, Del Prado, les Salmanticenses, Sanseverino, le cardinal Mercier, M. Chauvin, etc. Ces trois perfections ne nuisent en rien à l’unité substantielle du tout, parce qu’elles sont subordonnées de telle sorte que l’une est le terme et le complément essentiel de la précédente. La nature est essentiellement perfectionnée par la subsistance comme la puissance par son acte, la subsistance est essentiellement perfectionnée par l’existence qu’elle prépare et qui est son couronnement définitif. La subsistance n’est donc pas un mode aiouté à l’existence, ce qui serait absurde, mais un acte préalable à la perfection dernière. » Le mystère de l’incarnation, Paris, 1913, p. 176-179. CL du même auteur. Le mystère de la sainte Trinité, Paris, 1912, p. 323-324 ; Cursus philosophiæ thomisticse, Paris, s. d. [1907] t. v, Metaphysica ontologica, p. 257-260.

Toutefois, il faut considérer que, dans ce système, l’hypostase est intrinsèquement constituée par la seule nature individuée, terminée par le mode substantiel. L’existence propre n’entre pas dans la constitution de la personne, si ce n’est par voie de conséquence, cf. Cajétan, loc. cit., a. 3, ad 1'"", en ce sens qu’il

est impossible que cette existence n’appartienne pas à telle substance, terminée en elle-même par son mode substantiel. On a vu quels sont les principaux partisans de ce système ; ils appartiennent tous à l'école thomiste : Sylvestre de Ferrare, In Sum. contra gentes, t. IV, c. XLiii ; Banez, In Sum. theol. S. Thomæ, I », q. III, a. 5 ; Jean de Saint-Thomas, Cursus philosophicus, Paris, 1888, t. ii, q. vii, a. 1 ; Gonet, Clijpeus Iheologiæ Ihomisticse, III », tr. I, disp. VI, a. 3 ; Billuart. Cursus theologise, De incarnatione, diss. IV, a. 1 ; Goudin, Melaph., disp. VIII, q. i ; Javel, Metaph., t. VII, q. XVII ; Cabrera. In Sum. S. Thomæ, III », q. IV, a. 2, disp. III ; Sahnanticenses, Cursus théologiens, Paris, 1879, t. xiv, tr. XXI, disp. VIII, dub. i ; Sylvestre Maurus, Quest. philos., t. II, q. xiii ; cardinal Mercier, Ontologie, n. 151 ; Zigliara, Summa philosophica, Lyon, 1877, Ontologia, t. III, c. i, a. 4 : M. Chauvin, dans la Science catholique, 1908, p. 534. Voir d"autres références dans Urraburù, op. cit., p. 852853. Il faut également citer le cardinal de BéruUe, Discours de l’estat et des grandeurs de Jésus, second discours. L’opinion de Cajétan est enseignée, aujourd’hui encore, dans les écoles théologiques de la famille dominicaine.

Les raisons apportées en sa faveur sont de trois sortes : philosophiques, théologiques, raisons d’autorité. Au point de vue philosophique, Cajétan considère que la subsistence ne doit point consister dans une négation, mais bien dans une entité positive, car c’est là le seul moyen de différencier objectivement l’hypostase de la nature concrète. Or, cette entité ne peut être qa’un mode sub< : tantiel terminant la nature concrète, puisque c’est grâce à la personnalité, à la subsistence — qu’est ce mode — que la nature doit de pouvoir exister en soi, d'être constituée en sujet subsistant et distinct. Si saint Thomas n’a pas expressément enseigné l’existence d’un mode substantiel comme élément constitutif de la personne, cette thèse se déduit cependant logiquement des principes posés par le docteur angélique. Hugon, Le mystère de la très sainte Trinité, p. 235, 326. En effet, Sum. theol, III », q. XVII, a. 2, ad 1°"", saint Thomas dit evpressément : esse consequitur naturam non sicut habentem esse, sed sicut qua aliquid est ; personam autem, sive hypostasim consequitur, sicut habentem esse. De môme, q. xxxv, a. 5, il enseigne que la filiation du Christ par rapport à la Vierge-Mère est simplement une relation de raison, parce que le sujet de la relation réelle, la personne humaine, fait défaut. D’où il est aisé de conclure que la subsistence doit disposer la nature à posséder l’existence, ù acquérir des relations réelles, etc. : elle est donc bien réellement un mode substantiel tenninant la nature en elle-même. Cela ressort, avec plus d'évidence encore, de toute la doctrine catholique sur l’incarnation et c’est là, à proprement parler, l’argument théologique dont on s’occupera, 1 Hypostatique (Union), col. 529.

b) Critique. — Il suffit présentement de faire remarquer que, si CajéLan et les thomistes de son école ont cent fois raison de vouloir établir une distinction réelle objective entre la nature concrète et l’hypostase dans les créatures, leur théorie n’est pas nécessairement la seule et surtout la vraie solution du problème. Qu’elle ne soit pas la seule solution, la multiplicité des systèmes l’indique : qu’elle ne soit pas la vraie solution, d’excellents théologiens, thomistes eux aussi, entreprennent de le démontrer. Par le fait qu’elle est individuée, disent ces auteurs, une substance est complète. Quel serait le rôle d’un mode substantiel se superposant à la nature indlviduée et complète ? Il n’ajouterait rien à la singularité de cette nature, puiscpie cette singularité existe en vertu des principes individuels. Intcriendrail-ll comme dernier complément de la

DiCT. ni ; Tn(^ ; oi, . cathol.

nature ? Mais la nature est complète par l’union des éléments spécifiques : âme et corps, s’il s’agit de la nature humaine. Ce mode serait-il donc nécessaire pour disposer la nature concrète à recevoir en elle son existence propre ? Mais on affirme gratuitement cette nécessité : n’est-il pas de l’essence même d’une substance individuée et complète d’exister en soi et par soi ? D’ailleurs, qu’est-ce que ce terme pur de la substance-nature, qui n’est que terme et ne possède, au dire de Cajétan hii-même, ni causalité extrinsèque, ni causalité intrinsèque, puisqu’il n’est que terme et nullement cause matérielle ou formelle ? La comparaison qu’apporte Cajétan du point qui termine la ligne n’est pas heureuse, car ce point mathématique n’est pas quelque chose de positif qui s’additionne à la ligne pour la finir ; en réalité, il n’est que la cessation même de la ligne qui ne s'étend pas plus loin ; il n’y a pas une ligne plus un point qui la termine, il n’y a qu’une ligne qui n’est pas tracée plus avant. Le mode substantiel, terme pur, devrait-il donc être relégué au rang (les fictions, auxquelles l’imagination seule prête une réalité? Faut-il le concevoir comme à la fois ajoutant quelque chose et n’ajoutant rien : ajoutant quelque chose, parce que, par hypothèse, entité positive couronnant la nature ; n’ajoutant rien, parce que, en fait, terme pur ? Quant r. l’autorité de saint Thomas, elle semble bien sollicitée. Le véritable sens des textes se rétablit de lui-même en lisant le contexte. Le docteur angélique veut simplement expHqiier, q. xvii, a. 2, que l'être personnel est unique en JésusChrist ; il ajoute, pour résoudre une difficulté, ad 1°™, que cet être n’est pas possédé de la même façon par l’hypostase et par la nature humaine ; l’hypostase est ce qui (id quod) possède ; la nature est ce qui détermine le mode d'être : c’est ce selon quoi (id quoj l'être est possédé ; il n’est donc pas nécessaire de multiplier les êtres selon les natures ; une seule hjpostase peut posséder un être unique en plusieurs natures. Du second texte, q. xxxv, a. 5, on peut déduire que l’hypostase n’est pas la nature, que l’hypostase ajoute quelque chose à la nature ; que l’hypostase seule peut être le sujet de la relation réelle de filiation en JésusChrist. Tout cela est vrai et tous en conviennent. Mais déduire du texte de saint Thomas que le quelque chose, cette entité positive qu’ajoute l’hypostase à la nature, est nécessairement un mode substantiel qui dispose la nature concrète à devenir le sujet de la relation, c’est pratiquer l’exorcisme des textes. Cf. Billot, De Verbo incarnato, Rome, 1919, p. 81-83.

2. Système de Suarcz.

a) Exposé. — Le système dit de Suarez, mais qui, dans la forme où il est le plus ordinairement reçu, est bien plutôt le système de Vasquez et de De Lugo, a de commun avec celui de Cajétan la conception d’un mode substantiel terminant la nature et lui conférant la personnalité. Mais, sur la constitution métaphysique des êtres, Suarez et son école professent des doctrines tellement dlflérentes de celles de l'école thomiste que sa théorie de l’hypostase doit être nettement distinguée de celle de Cajétan. Ce sont deux théories presque étrangères l’une à l’autre. Tandis que Cajétan maintient dans les créatures une distinction réelle de puissance h acte entre l’essence réalisée et l’existence, Suarez ne reconnaît, entre l’une et l’autre, qu’une simple distinction de raison. Voir Fssence, t. v, col. 8 15. La conséquence logique de cette divergence, c’est que, si Cajétan peut concevoir la subsistence comme un mode disposant la nature concrète à recevoir son existence propre, Suarez ne peut admettre la subsistence que comme un mode achevant, dans l’ordre substantiel, /'psscnce déjà existante : logiquement, le mode substantiel vient ainsi après l’existence. Celle remarque faite, voici l’exposé du système. Après avoir rappelé, Metaph.,

VII. — 14

(lisp. XXXIV, sect. iv, n. 9, que, dans les créatures, la substance et le suppôt s’identifient et no se distinguent que par notre mode tle les concevoir, Suare/, établit que la personne est un suppôt de nature rationnelle, n. 1K. Hypostasc est le mot grec qui désigne la personne on le suppôt, n. 1-1. Subsistence, au sens concret, a la même signification qu’hypostase, avec une simple différence de raison, n. 15. Dans les créatures, le suppôt ajoute-t-il une entité réelle et positive à la nature concrète qui réalise dans tel individu déterminé l’essence spécifique ? (l’est, nettement posé, le problème de la subsistence, entendue au sens abstrait des scolastique « . Suarez indique les différentes solutions proposées par les théologiens et expose enfin sa manière de voir : « (-omme nous concevons, dit-il, la personnalité par mode d’acte et de perfection, nous comprendrons facilement sa nature et son habitude à l’essence, par l’analyse du rôle qu’elle joue dans la constitution de l'être. En premier lieu, la personnalité est donnée à la nature, afin de lui conférer le dernier complément de perfection dans l’ordre de l’existence, ou, pour m’expiimer ainsi, afin de compléter son existence dans l’ordre de la « 'iiisistence, de telle façon que la personnalité ne soit point le terme propre et immédiat du développement de l’essence, en tant qu’essence, mais de l’essence considérée comme déjà existante… Exister, en etlet, signifie simplement avoir une réalité en dehors des causes, c’est-à-dire dans l’ordre de la nature : d’où il suit que, par soi, l’existence n’implicque nécessairement ni l'être en soi, ni l'être en un autre sujet ; la subsistence, au contraire, indique un moiie d'être déterminé : être par soi et indépendamment de tout autre sujet, et elle s’oppose à Yinexislence. qui indique un mode déterminé d'être en un autre sujet. Donc, tant que l’existence n’est point terminée par ce mode d'être en soi ou d'être en un autre sujet, elle n’est point complète et se trouve dans un état quasi-potentiel : elle ne peut encore posséder la raison de subsistence. L’existence sera donc complète et atteindra sa perfection dans la subsistence, lorsqu’elle sera ainsi terminée par le mode d'être en soi, mode qui achève et complète la substance créée et possède la raison propre de personnalité ou de supposalité, " n. 23. Suarez conçoit donc l’existence prise en soi, existere, comme encore incomplète et attendant, d’un mode particulier d'être, sa détermination dans le sens de sitbsistere ou d’ineristirc. Il ne prétend pas que l’existence de la substance, tant qu’elle n’est pas déterminée par un mode particulier, est indifférente à l'être substantiel ou à l'être accidentel. 1, 'inesse dont il s’agit ici, et que nous avons traduit par incrislrnce, est l’existence substantielle, mais sans subsistence propre, ce qui peut se concevoir lorsqu’une nature est sustentée par une réalité plus parfaite en laquelle elle subsiste. A cette inexistence s’oppose l’existence en soi de la nature possédant sa propre subsistence, n. 20, 27. C’est, on le voit, transposée en termes abstraits, la conception grecque de l’jTroa-aaiç et de l'âvjTrdjTaTov. Mais, précisément à cause de cette transposition, Suarez conclut — ce qui est totalement étranger à la pensée traditionnelle — à la nécessité d’une entité métaphysique, mode substantiel, s’ajoutant à la nature concrète pour la déterminer, et se distinguant d’elle, non comme une chose se distingue d’une autre chose, mais comme le mode se distingue de la chose modifiée, n. 32. Ce mode doit être conçu comme un terme, achevant et complétant la substance dans le sens de l’existence en soi et de l’incommunicabilité : il fait, avec la substance, une véritable composition, n. 28. Cf. De incarnatione, disp. XI, sect. m. Cette théorie a un double fondement, dogmatique et philosophique. D’une part, elle est proposée pour expliquer plus facilement l’union hypostatique ;

d’autre part, la conception d’un mode substantiel distinct de la nature s’impose dans l’hypothèse suarézienne de la non-distinction réelle de l’essence et de l’existence. 'Voir Essence, t. v, col. 8tS. " L’existence, dit Suarez, ne se distingue pas réellement de l’essence actuelle ; la subsistence, au contraire, se distingue réellement de cette essence ; donc elle n’est point la même chose que l’existence. Ou bien à l’inverse : l’essence actuelle et l’existence ne se distinguent pas réellement ; donc, puisque la subsistence se <listingue de l’essence actuelle, il est nécessaire qu’elle se distingue de l’existence L’existence d’une chose n’est pas en effet séparable de cette chose, si cette chose demeure réalité actuelle ; la subsistence, au contraire, est séparable de la nature, quand même cette nature demeurerait dans son entité actuelle, comme c’est le cas pour l’humanité du Christ. Metaph., disp. XXXIV, sect. IV, u. 15 ; cf. De incarnatione, disp. XI, sect. m. Cet exposé du système répond à peu près à la conception de tous les théologiens qui, rejetant la distinction réelle de l’essence et de l’existence, acceptent le mode substantiel dans l’explication de l’union hypostatique. Voir De Lugo, De incarnatione, disp. Ail, sect. I, n. 1-4 ; Vasquez, In Sum. S. Thomæ, III=, q. IV, a. 2, disp. XXXI ; Grégoire de N’alencia, /)('mfcarnatione. In Sum. S. Thomse, III », q. iv, p. ii (notons toutefois que ce théologien, qui ne rapporte pas moins de huit opinions sur la question, tient pour plus probable l’opinion de Scot) ; les Conimbricenses, De qener. et corrupt., t. I, c. iv, q. vi, a. H ; Diatect. de prædic. c. V, q. i, a. 1 ; Ragusa, In Sum. S. Thomæ, lll. disp. LVII, n. 2 ; Arrubal, In Sum. S. Thomæ, I q. XXXI, a. 4, disp'. CVI, c. il ; Lossada, Metaph., disp. III, c. II ; Silvius, In Sum. S. Thomse, III », q. I^, a. l ; Tolet, In Sum. S. Thomæ, III », q. ii, a. 2 ; Didace Ruiz, De Trinilute, disp. XXXIV, sect. vii, n. 1, 2 ; sect. viii, n. 18 ; Th. Raynaud. Theologia naturalis. disp. III, q. Lvi ; et de nos jours, Schmid. Quæstiones selectse, Paderborn, 1891, p. 340 sq. : Urraburû, op. cit., disp. V, c. II, a. 2 ; Muncunill, De Verbi divini incarnatione, Madrid, 1905, n. 193. Mais il est bon de noter que les grands théologiens, Suarez. De Lugo, Vasquez, qui ont le plus contribué, par leur talent et leur autorité, à répandre cette doctrine dans l’enseignement catholique, sont loin de s’accorder sur la portée philosophique du système. Suarez trace du mode une métaphysique toute spéciale. Le mode, pour lui, n’est pas, à proprement parler, une chose, ni, en rigueur, un être réel : il est attaché à la substance dont il marque les modifications. Toute modification est le résultat d’un mode : modification substantielle suppose mode substantiel ; modification accidentelle suppose mode accidentel. Partant, toute union est elle-même le résultat d’un mode, le mode d’union (dont Suarez, à rencontre de Cajétan et de l'école thomiste, fera l’un des points essentiels de sa théorie de l’unionhj’postatique) ; l’union de la matière et de la forme suppose un mode par lequel matière et forme sont réunies pour former le composé ; ce mode, c’est Vinhœsio subslantialis. Metaph., disp. VII, sect. ix, n. 5. L'éduction de la forme est un mode ; la génération est un mode ; la causalité, sous ses divers aspects, est un mode ; l’union de l'âme et du corps est un mode, n. 6-12. En considérant la subsistence comme un mode de la substance, Suarez ne fait donc qu’une application particulière de sa théorie générale, mais il est obligé d’en pousser les conséquences logiques jusqu’au bout. Comme la substance peut être composée, composée aussi pourra être 'a subsistence, composée de.mbsistence matérielle et de subsistence formelle, Metaph., disp. XXXIV, sect. v, n. 5, 22, 35, 42 : cf. disp. XIII, sect. v, n. 14 : l'âme aura sa subsistence incomplète, mais spirituelle ; le corps, sa subsistence incomplète et matérielle, n. 27, 30 ;

de même, les parties intégrantes ont leurs subsistences respectives, n. 25. Voir aussi, en ce sens, De Raconis, Meiaph., sect. iii, q. iii, a. 4, m. ii ; Hurtado, Philosophia, t. ii, disp. II, de matrria prima, sect. vii, n. 74, 85. Cette multiplicité de modes, Vasquez et surtout De Lugo la repoussent. Vasquez la proclame même ridicule, op. cit., disp. XXXII, c. iv ; cf. Stentvup, op. cit., th. XXXV ; il ne retient que les modes des parties intégrantes, en insistant toutefois sur l’unité et l’indivisibilité du mode substantiel total. Op. cit., disp. XXXII, c. II ; cf. c. iii, n. 2. Pour De Lugo, il n’y a qu’un seul effet formel du mode substantiel, c’est de rendre la nature terminée en soi, existante en soi, op. cit., sect. III, n. 28 ; l’incommunicabilité que Suarez reconnaît comme un deuxième effet formel, n’est en réalité qu’une conséquence, n. 37. Mais la subsistence est unique dans le même sujet ; point de subsistences partielles de forme et de matière : la subsistence est simple. En Jésus-Christ, la nature humaine, privée de sa subsistence propre, subsiste dans le Verbe, n. 38, 39, 40, 42, 43. Certains auteurs ont été, dans la voie des modes substantiels, plus loin encore que Suarez et De Lugo. Le mode substantiel devient pour eux une entité tellement positive qu’il faut la concevoir comme une réelle forme qui s’ajoute à la substance, /orma so/(da, forme solide, à qui Ditu, par sa toute-puissance, peut concéder une existence séparée de la substance elle-même. Cette théorie extrême du mode substantiel, proposée par quelques auteurs, dont le plus connu est Hurtado de Mendoza, Meiaph., disp. II, sect. IX, n. 50 ; disp. XI, sect. ix, n. 123, 12C. est rejetée par l’ensemble des théologiens, même suaréziens.

b) Critique. — Suarez a raison de concevoir la personnalité ou la subsistence comme un élément positif, réellement distinct de la nature concrète. Les arguments qui mihtent contre la thèse de Scot et de Tiphaine militent en faveur de son opinion en tant qu’elle est exclusive de ces deux systèmes. Mais quand on envisage en elle-même la métaphysique suarézienne, on reste frappé des inconvénients qu’elle offre, plus encore que le système de Cajétan. Dans la conception de Cajétan, l’hypostase garde son unité substantielle : la subsistence a pour effet formel de disposer la nature concrète à recevoir son existence propre, et c’est son existence propre qui termine et clôt, pour ainsi dire, dans l’être même, le sujet tout entier. Le mode substantiel, imaginé par Cajétan, peut apparaître comme une conception en soi contradictoire ou tout au moins inutile ; il ne s’oppose cependant pas à l’unité substantielle qui est au fond de l’idée « l’hypostase. C’est un axiome fie métaphysique, que toute réalité, s’ajoutanl à une substance déjà constituée dans son être, ne peut s’y ajouter que d’une manière accidentelle, ù moins que cette réalité ne participe à cet être substantiel lui-même. Or, la subsistence imaginée par Suarez, survenant après l’existence qu’elle détermine vers un mode spécial, troue In substance déjà constituée ilans son être. Et, par hypothèse, la réalité du mode ne participe pas à cet être, puisqu’elle est destinée précisément à In compléter. C’est donc un véritable accident prédicamental, apportant à la substance un être, ou plutôt un mode d’être nouveau qui, survenant après l’être substantiel, est nécessairement un être ou un mode d’être accidentel : première contradiction. Ensuite, <i la nature concrète est sa propre existence, comme Suarez le pense, elle est, pur sa réalité même, sujet existant en soi et par soi. Et, d’après Suarez, elle devTait le devenir par la subsistence. I- : ileest doncct elle n’est pas existant en soi et par sol : deuxième contradiction ; d’où découle, en ce <)ui concerne le Christ, la nature humaine, une troisième contradiction, puisque

cette nature possédant son existence propre, mais non sa subsistence, serait à la fois, elle aussi, existant en soi et non subsistante.

Le fondement métaphysique de cette théorie, la non-distinction réelle de l’essence et de l’existence, a été examiné à l’art. Essence, t. v, col. 845-846.

3. Remarque générale.

Si l’on envisage la théorie du mode substantiel comme telle, indépendamment des divergences d’auteurs et d’écoles, on doit faire quelques remarques d’une portée générale, concernant aussi bien la thèse de Cajétan que celle de Suarez, de De Lugo ou de Hurtado : a. La conception métaphysique des modes substantiels est d’introduction relativement récente dans la philosophie catholique. Si l’on peut citer au moyen âge Thomas de Strasbourg, comme précurseur de ce système, le véritable inventeur du mode est Cajétan, et Vasquez lui-même. In Sum. S. Thomæ, III’, disp. XLI, c. iv, n. 22, avoue la nouveauté du système : jamais les Pères n’ont parlé du mode substantiel ; Cf. Tiphaine, op. cit., c. XI. En réalité, ce système ne procède pas de la révélation : il ne se présente à aucun titre comme un développement théologique normal des données traditionnelles ; il apparaît plutôt comme une excroissance sans lien vital avec la sève du dogme. Les rares textes patristiques cités en faveur de cette opinion, cf. Suarez, Métaph.. disp. XXXIV, sect. ii, n. 13 ; De Lugo, op. cit., disp. XII, n. Il ; Hurtado, op. cit., disp. XI, sect. III, n’ont pas la signification qu’on leur prête. Voir Hypostatique (Union). — b. De plus, quelle réalité objective concéder à ce mode ? Substance ou accident ? Il est impossible que ce soit un accident, puisquelemotdesi ; 617 « /i/ ; cZdoit atteindre la substance dans ce qu’elle a de plus intime ; et comment seruit-il substance, puisqu’il s’ajoute à la substance déjà constituée ? On se heurte à une difficulté insoluble. Et ce n’est pas là la seule diflicullé du système. Les théologiens qui l’ont adopté ne s’entendent pas, on l’a ^u, sur sa portée philosophique et sur ses conséquences. Suarez et Cajétan diffèrent sur la place lofrique à accorder au mode dans la constitution de l’être. Vasquez et De Lugo proclament l’absurdité du système suarézieii, quant à la multiplicité des modes ; Hurtado accepte la séparabilité du mode, alors que les autres le proclament inséparable de la chose modifiée. — c. Enfin, si l’on veut apprécier les raisons philosophiques que l’école de Suarez principalement apporte du système, raisons tirées de la nécessité de déterminer la substance dans le sens de l’acte qui doit la modifier, on peut dire avec Tiphaine, np. rit., c. xi.v, que cette raison est purement illusoire : c’est jjrendre pour une réalité ce qui n’est qu’une abstraction de l’esprit. Les termes métaidiysiques abstraits signifient, d’une manière différente, la même chose que les termes concrets ; il ne faut pas conceoir, comme leur répondant objectivement, des formes méinpiiiisiqucs, des entités, perfeclionnant le sujet auquel on les attribue. L’humanité n’est pas objectivement distiiule de l’homme : l’union n’est pas un mode différent réellement des choses unies ; riiihércnce, une façon d’être de la chose iidiérente et distincte d’elle. L’union est à la chose unie, l’inhérence à la réalité inhérente, la subsistence à l’être subsistant, comme l’essence est à l’être ou l’humanité à l’homme. I"n iinentant l’entité métaiihysique du mode substantiel, on bouleverse la philosophie traditionnelle, qui n’admet, dans les choses in péri, cpie trois princiiics réels, causes efficiente, matérielle et formelle : dans les choses in jaclo esse, que les ijrincipes matériels et formels. Il n’y a lias de place pour un autre élément : c’est par elle-même, et non par un mode, que la matière est disposée à s’unir à la forme ; c’est par elle-même, et non par un mode, que la substance est apte à recevoir sa jiropre

existence, et cette existence, propre à la sulistance, est par elle-même déterminée, c’est l’existence en soi et par soi. Il n’est nul besoin, dans ces rapports de puissance propre à acte propre, de recourir à un mode intermédiaire, dont la seule conception nous reporte aux plus mauvaises thôses de la scolastique de la décadence. Cf. Vasquez lui-même, op. cit., disp. XXXII, c. IV. Sur la vraie notion du mode en philosophie, voir S.Thomas, De veritatc, q. i ; q. xxi, a. 1 ; et l’auteur d3 l’opuscule XLVin, attribué à saint Thomas.

Cinquième école. L’hi/postase est constiliiée par la nature ou essence concrète subsistant par sa propre c.tistence, dont elle se distingue réellement comme la puissance se distingue de l’acte. — 1. Exposé. — Dans cette hypothèse, la subsistence, entendue au sens abstrait, ne serait autre chose que l’existence propre ; entendue au sens concret, elle est le sujet lui-même, considéré comme subsistant dans sa propre existence. Ce qui différencie ce système de celui de Tiphaine, ce n’est pas en premier lieu et directement parce qu’il suppose la distinction réelle de l’essence et de l’existence, alors que Scot, Tiphaine. Franzelin et les autres théologiens des deux premières écoles repoussent cette distinction. Tiphaine, en effet, pense que saint Thomas, partisan de la distinction réelle, est néanmoins d’accord avec lui sur le fond même du système. Tiphaine considère l’existence en soi comme la conséquence de la totalité intégrale et substantielle : peu importe donc, selon lui, qu’elle soit distincte ou non de l’essence ; on est d’accord avec lui dès là qu’on considère la totalité comme l’élément formel de la supposante ; et la conception du suppôt comme d’un tout intégral n’est étrangère ni à la métaphysique, ni même à la terminologie thomiste. Cf. S. Thomas, Comp. theologiæ, c. ccxi : // ! IV Seul., I. III, dist. V, q. III, a, 3. Mais le point de départ de Tiphaine ne concorde pas avec celui des partisans de la cinquième opinion ; ceux-ci, pour ne pas parler présentement de saint Thomas, ne conçoivent la totalité de l’hypostase que comme une conséquence de l’existence en soi, et l’existence propre de la substance, indépendamment de toute détermination modale, est nécessairement en soi, conférant au sujet l’incommunicabilité personnelle ou hypostatique. C’est donc, non la totalité, mais l’existence propre qui confère à la substance la personnalité. Et alors, à cause même de cette conception, la distinction réelle de l’essence et de l’existence devient fondamentale dans ce système et forme comme la clef de voûte de tout l’édifice. Par ailleurs, appliquée à la doctrine de l’incarnation, cette doctrine a beaucoup d’affinité avec celle de Cajétan et de l’école dominicaine, dont elle conserve tous les éléments essentiels, la nature humaine du Christ étant conçue, dans l’une et l’autre thèse, comme subsistant par l’existence même du Verbe.

On attribue généralement cette cinquième opinion à Capréolus, t. v. In IV Sent., t. III, dist. V, q. iir, a. 3, Dejensiones theologicx divi Thomas Aq., Tours, 1879, p. 109-119. La personne, dit-il en substance, ne peut ajouter quelque chose de positif à la nature individuée que de quatre façons : ou bien comme une partie essentielle, élément matériel ou formel, entrant dans la constitution intrinsèque de l’être : ou bien comme une propriété découlant nécessairement de l’essence ; ou bien comme un simple accident : ou bien enfin comme l’acte réalisant l’essence dans l’ordre de l’existence ; et cette dernière façon est la seule intelligible. C’est donc l’existence elle-même qui fait subsister la nature individuée. Voir également Pierre de la Palu, In IV Sent., t. III, dist. I, q. ii, a. 3 ; Zumel, In Sum. S. Thomas, I*, q. ni, a. 3, concl. 4 ; q. iv, a. 2 ; Guérinois, Chjpeus philosophise thomisticæ ; le cardinal d’Aguires, Dejensiones theologiæ S. Anselmi, Rome, 1869, t. v,

disp. LXXV, et l’école bénédictine de Salzljourg ; Biaise de la Conception, Mctaphgsica, disp. VIII, q. i ; et de nos jours, Schiffini, Princip. philos., disp. III, sect. V, th. XIV ; cardinal Billot, De Verbo incarnate, Rome, 1919, q. ii, § 2, p. 79 sq. ; Terrien, S. Thomæ doctrina sincera de unione hypostatica, Paris, 1894 ; Janssens, De Deo homine, Fribourg-en-Brisgau, 1901, p. 626 sq. ; Van Noort, De Deo redemplore..msterdam, 1910, 1). 27, et, dans leurs manuels de philosophie scolastique, Liberatore, De Mandato, Remer, De Maria, Greedt, Farges, etc.

Au point de vue dogmatique, cette théorie prétend résumer avec plus de précision la tradition patristique : elle se présente comme la seule explication obvie des textes des Pères. Qu’est en effet l’hypostase, sinon l’être subsistant distinct dans une nature ? Or, subsister signifie simplement exister dans son être propre, sub proprio esse sistcre. Une nature concrète, actuée par sa propre existence, voilà le suppôt, l’hypostase, et. s’il s’agit d’une nature rationnelle, la personne Quel élément veut-on de plus ? N’est-ce pas l’existence qui fait le fond de l’unité de l’individu ? C’est donc cette existence — l’existence en soi, comme on l’a expliqué — qui fonde l’unité substantielle de l’hypostase. C’est là d’ailleurs non seulement la doctrine, mais la terminologie même des Pères, insistant sur le Siaçopo : xfjç j-ap^Efo ; zpôr.rj ; qui, pour eux, caractérise l’hypostase. Voir col. 404 et 405. Appliquée au mj-stère de l’incarnation, cette théorie répond exactement au concept de l’union hypostatique, c’est-à-dire de l’union de deux réalités distinctes subsistant par une unique existence, l’existence du Verbe.

2. Critique.

Tout d’abord, dit-on, ce système repose sur l’opinion philosophique très discutable de la distinction réelle de l’essence et de l’existence. Des théologiens qui reproclient à bon droit à Suarez d’avoir multiplié les entités métaphysiques, n’aperçoivent pas qu’en distinguant l’essence de l’existence, le sujet subsistant de sa subsistence, ils tombent dans le même défaut. Pas plus que l’humanité ne se distingue objectivement de l’homme, l’existence ne se distingue de l’être existant ; le concept de l’essence sans doute n’inclut pas celui de l’existence, parce qu’aucune créature ne possède par soi l’être, mais en réalité, il n’y a pas d’essence réelle qui n’inclue son existence. De plus, quoi qu’il en soit du fondement métaphysique de cette opinion, au point de vue théologique, elle ne s’impose pas ; bien au contraire, le dogme de la trinité et celui de l’incarnation semblent difficilement conciliables avec une doctrine qui fait subsister la nature humaine du Verbe par l’existence divine, commune aux trois personnes. Cf. Pesch. op. cil., n. 111-127. Voir la discussion de cette difficulté à Hypostatique (Union), et à Incarnation. F.n appliquant cette doctrine à la personnalité divine, on aboutit logiquement à ne jilacer en Dieu qu’une seule personne, puisque Dieu possède une existence unique. Les partisans de l’opinion de Capréolus répondent qu’en dehors de la révélation du mystère de la trinité, il doit en effet en être ainsi : mais étant donnée cette révélation, il faut maintenir que, formellement, la personne, en Dieu, signifie l’être distinct subsistant dans la nature divine, et que matériellement la personne se trouve constituée par la relation en tant qu’existante, par son identité avec l’être même de Dieu. Cf. S. Thomas, De pntentia, q. IX, a. 4. Voir Trinité.

/II. L’OPINION DE SAINT THOMAS, — 1° On

pourrait recueillir dans les œuvres du docteur angélique nombre de textes affirmant que la nature humaine du Christ n’a pas la personnalité, à cause de son assomption par la personne divine. In IV Sent., I. III, dist. VI, q. I, a. 1, ad 5°’" ; Opusculum

contra errores grsecorum et armenorum, c. vi ; Sum. theoL, HT', q. iv, a. 2, ad 2°" ; qu’elle recouvierait cette personnalité, si elle était séparée de la divinité, la séparation rendant à chaque nature sa totalité, In IV Sent., t. III, dist. V, q. iii, a. 3, ad 3° '° ; Sum. theoL, III », q. ii, a. 2, ad 3°" ; a. 5. ad 1°'° ; q. xvi, a. 12, et ad 2°"' ; Dc potentiel, q. ix, a. 2, ad 13"™ ; Con/ra ijenics, t. IV, c. XLix ; Quodlibel IX, q. ii, a. 2 ; que l’hypostase, en effet, suppose la distinction d’avec un autre sujet, In IV Sent., t. III, dist. VI, q. i, a. 1, q. m ; Quodlibct IX, q. ii, a. 1 ; Compendiiim theologise, c. ccxi, etc., la séparation donnant à chaque partie sa totalité. In IV Sent., I. III, dist. V, q. i, a. 3, ad 3°", etc. Tiphaine et Franzelin s’appuient sur ces textes pour montrer que la pensée de saint Thomas concorde avec leur système. Franzelin, op. cit., th.xxx.. Mais ce n’est là que l'écorce de la doctrine thomiste ; la métaphysique de saint Thomas pénètre plus profondément l'être ; l'énoncé du dogme catholique de l’union hypostatique, tel qu’on le trouve en ces textes dont la similitude avec les textes des autres théologiens du XIII'e siècle, voir col. 409 sq., est frappante, ne supprime pas l’explication ultérieure qu’a tentée le docteur angélique et qu’il faut exposer.

2° Saint Thomas donne d’aiiord une explication de sa terminologie : « Le mot substance, dit-il, se prend, comme le remarque Aristote, en deux sens. D’abord, il signifie la nature des choses, les propriétés fondamentales qui font ressortir la définition ; c’est l’entité que les grecs appellent où^ia et que nous pouvons nommer essence. Ensuite, substance signifie le Sujet résidant dans le genre qu’elle exprime. Quanti on envisage ce sujet en général, on peut le désigner par le terme abstrait de suppôt ; mais quand on le considère en iiarticulier, on lui donne trois noms concrets correspondant à trois points de vue différents : on l’appelle chose de nature, subsislencc et hijpostase. Regarde-t-on son existence en lui-même, et non dans un autre, on le nomme subsistence, car nous disons d’un être qu’il subsiste quand il trouve en soi l’appui de son existence, et non dans un sujet d’adhésion ; le conçoit-on revêtu d’une essence générale, on l’appelle clwse de nature, nom qu’on donne à l’homme individuel ; enfin, se le représente-t-on comme soutien des accidents, on le dit hijpostasc ou substance. Ce que ces trois noms désignent dans la catégorie totale des substances, le mot personne l’exprime dans la catégorie particulière des substances raisonnables. ^ Sum. theol., I », q. xxix, a. 2. On voit par l ; i que saint Thomas admet la traduction subslanlia par Jzo’jTai'. :.

30 La personne est donc » la substance individuelle de nature raisonnable >. C’est la définition de Boèce, que saint Thomas expose et justifie : » C’est avec raison, dit-il, que l’individu (hins le genre substance reçoit un nom spécial, parce que la substance sindividue en vertu de ses principes propres, et non en vertu (lu sujet au(|iicl ils sont inhérents. C’est encore avec raison qu’entre les individus substartiels. celui qui est doué d’une nature raisonnable reçoit un nom spécial. Car il lui appartient d’agir vraiment par lui-même… De la même manière donc que le nom d’hypostase, selon les grecs, et celui <le substance première, selon les latins, sont le nom spécial de l’individu dans le genre substance, ainsi celui de personne est le nom spécial de l’individu qui jouit d’une nature raisonnable. L’une et l’autre spécialité sont contenues dans ce mot personne. C’est poiirquoi, afin <le montrer qu’elle est un individu dans le genre substance, on dit que la personne est une suhsiiinee individueUr ; pour montrer ensuite qu’elle jouit de l’intelligence, on ajoute de nature raisonnable. De cette manière, par le mot substance, on exclut de l’idée de personne les acci dents dont aucun n’est une personne ; par le mot individu, on exclut de cette même idée les genres et les espèces qui ne peuvent non plus s’appeler personne ; enfin, en ajoutant de nature raisonnable, on exclut de cette idée les minéraux, les plantes, les brutes, toutes choses qui ne sont pas des personnes. >- De poientia, q. IX, a. 2.

4° Par là, trois choses sont de l’essence de la personnalité : la nature raisonnable, la subsistence, l’incommunicabilité. In IV Senl., I. I, dist. XXV, q. i, a. 1. L’incommunicabilité n’a point, à la rigueur, sa raison formelle dans le principe d’individuation : en Dieu, l’individualité et l’incommunicabilité se confondent, car elles proviennent toutes deux de la relation, mais II dar.s les choses matérielles nous devons considérer deux points de vue différents : tout d’abord, le principe lui-même d’individuation, qui est la matière, … ensuite, cette raison spéciale d’individuation qui est le principede l’incommunicabilité, en tant qu’un seul et même être ne se divise pas en plusieurs autres, ne peut être attribué à d’autres et même n’est pas divisible. " Ibid., ad G"'". A vrai dire, l’individu parfait, par lii même qu’il est individu, possède l’incommunicabilité, car tout individu existe en soi et par soi, et, par conséquent, ne peut naturellement exister par une autre existence que celle qui lui est proportionnée. Mais l’individualité désigne la rature seule et r.c s'étend à l’existence que par voie de conséquence. De potentia, q. vii, a. 2, ad 9°ni. L’incommunicabilité, au contraire, embrasse la nature individuée et l’existence. On peut donc concevoir un mode surnati’rel d'être où la nature individuée n’aura point l’incommunicabilité, parce qu’elle existera en vertu de l’existence divine et non de sa propre existence. In I V Serjt., t. III, dist. V, q. ii, a. 1 ; Sum. theol., I*, q. xxix, a. 1 ; De potentia, q. ix, a. 2.

Il y a une trijile incommunicabilité : l’une, par laquelle la personne n’a point de communauté universelle, comme la nature abstraite, l’autre par laquelle la personne n’entre point comme partie dans la composition d’un tout, et c’est pourquoi l'âme humaine, même séparée, n’est pas une personne, puisqu’elle garde toujours son aptitude à être unie au corps, Sum. theol., I", q. xxix, a. 1, ad 5°"" ; q. lxxv, a. 4, ad 2°" ; De potentia, q. ix, a. 2, ad 14""" ; voir la réfutaticn par saint Thomas de l’opinion contraire d’Hugues de Saint-Victor, De sacramentis. t. ii, part. I, c. XI, P. /-., t. cLxxvi, col. 401-411, et de Pierre Lombard, Sent., t. III, dist. V, dans son commentaire sur le Maître des Sentences, toc. cit., q. iii, a. 2, et dist. XX II, a. 1. Cf. S. Stentrup, Zum BegrifJ der Hiipnstase, 1877, p. 384 ; Ilugon, .S’j l'âme humaine est une personne, dans Revue thomiste, 1909, p. 590, et le cardinal Mercier, Ontologie, n. 1 19 ; et enfin la troisième, par laquelle la personne ne peut être assumée par un être supérieur, comme la nature humaine, en .lésns-Christ. l’a été par la seconde personne de la sainte Trinité. In IV Sent., t. I, dist. XXV, q. i, a. 1, ad 7°"'. Par là on comprend comment l’on peut dire que, d’après saint Thomas, l’individuation n’est pas la raison de l’incommunicabilité. Sans doute, telle nature individuée est dans l’ordre naturel <les choses, en vertu de son existence propre, incommunicable ; mais ce n’est pas l’individualité qui est formellement l’incommunicabilité : autrement la nature humaine de.lésus-Christ n’aurait pu être assumée par le Verbe.

L’incommunicabilité vient-elle de la subsistence ? Les théologiens affirment que la subsistence, absolument parlant, n’iniplique pas l’incommunicabilité. Car en Dieu la nature subsistante est communiquée aux trois personnes, et la raison de cette communauté de substance est l’identification en Dieu de l’essence avec les relations substantiellesopposées entre elles. Comme,

dans les créatures, il ne peut y avoir que des relations accidentelles, ce mode de conmiunicabilité de substance disparait et, par conséquent, dans les créatures, la subsistence implique l’incommunicabilité.

5° Or, la subsistence, pour saint Thomas, c’est’l’être en tant qa’il subsiste trouvant en soi et non dans un sujet d’adhésion l’appui de son existence. » Sum. IheoL, l^, q. xxix, a. 2 ; cf. De potentin, q. ix, a. 1. C’est là le sens concret du mot, sens recueilli de la tradition patristique tout entière, qui n’exclut pas, chez saint Thomas, le sens abstrait plus conforme à la pensée latine. Suin. theol., III^, q. vi, a..3. Au sens abstrait, la subsistence est la raison formelle qui fait de l’être un sujet existant en soi. Que renferme la subsistence, prise au sens concret ? Prise au sens abstrait, en quoi consiste cette raison formelle ?

La subsistence (au sens concret) renferme, on l’a vii, non seulement la nature et les principes individuels, mais encore Vexialence en soi, propre à la substance. C’est pourquoi, même dans les substances spirituelles, dont la nature est par soi individuée, la personne diffère réellement de la nature, car les esprits ne sont pas leur existence et, en dehors des principes spécifiques, ils doivent, pour être, recevoir du dehors l’existence elle-mtme. Quodl. ii, a. 4. La subsistence (au sens abstrait) ne serait donc autre que l’existence. Saint Thomas répète, en effet, très souvent que l’existence est intrinsèque à la raison de personne : o L’existence, dit-il, entre dans la constitution même de la personne. » Sum. IheoL, III », q. xix, a. l, ad 4°"’. " L’existence ne peut être attribuée qu’à la chose subsistante par soi… et c’est pourquoi l’existence substantielle est le propre du suppôt ou de la personne. L’existence est donc le fondement même de l’unité de la personne. » Quodl. IX, a. 4, ad 2°"" ; cf. Sum. theoL, I », q. xxix, a.3 ; 111% q. xvii, a. 2, ad l"°> ; 7n IV Sent., t. I, dist. XXIII, q. I, a. 1 ; De veritate, q. xxi, a. 1 ; In Boelh., De hebdomndibus, lect. ii.

6° Par là, subsister, exister en soi, être en soi, c’est la même chose pour saint Thomas. La personne se distingue donc de la simple nature, en ce qu’elle y ajoute les principes individuels et l’existence ; de la nature individuée, en ce qu’elle la complète par son existence propre. La nature individuée désigne donc avant tout l’essence ; la personne ou l’hypostase signifie l’essence individuée et l’existence, c’est-à-dire rêtre subsistant, considéré sous cette formalité d’être subsistant : « Si le nom de l’individu vague (un homme singulier) et le nom de la personne se rapprochent par une grande analogie, il y a pourtant une différence entre l’un et l’autre ; le premier signale d’abord la nature, puis l’individu subsistant (puisque naturellement toute nature individuée doit subsister) ; le dernier, au contraire, dénote avant tout l’individu subsistant, puis la nature. » Sum. IheoL, I », q. xxx, a. 4.

Il faut conclure que, dans le système de saint Thomas, la nature individuée ne se distingue pas de la personne, comme l’essence de l’existence ; l’essence et l’existence sont deux réalités, incomplètes sans doute et inséparables dans l’être qu’elles constituent, mais néanmoins distinctes de tout point l’une de l’autre ; la personne n’est pas une réalité complètement distincte de la nature : elle est la nature plus quelque chose de réel qui est l’existence en soi et par soi. La personne se distingue donc de la nature d’une distinction inadéquate, comme disent les scolastiques.

Saint Thomas paraît donc pleinement favoriser la thèse attribuée à Capréolus.

7° On objecte à cet exposé qu’en maints endroits de ses œuvres, le docteur angélique affirme l’identité du suppôt ou hypostase et de la nature individuée. C’est l’objection de Tiphaine, op. cit., c. vii, et de Fran zelin, op. cit., th. xxx. Les textes invoqués, concernant les substances spirituelles et même les substances corporelles, sont principalement : Sum. theol., I", q. ni, a. 3 ; q. xxix, a. 2, ad 3°"’; IIl%q. ii, a. 2 ; a..5, ad 1°"’; De potentia, q. ix, a. l, a. 3, ad 2°™ ; Compendium theol igiip, c. ccxi ; Qaodlibet II, a. 4 : De veritate, q. iii, a. 2, ad S’i™ ; Omtru génies, t. IV, c. liv, etc. De plus, lorsque saint Thomas parle de différence réelle entre la nature et la personne, ou Lien il parle de la nature spécifique comparée à la nature individuée, Sum. theol., 1% q. 111, a. 3 ; III », q. ii, a. 2 ; In IV Sent., t. III, dist. V, q. I, a. 3 ; De potentia, q. ix, a. 1 ; Quodlibet II, a. 4, 9, a. 2, ad 1°’" ; In melaph., l.VIl, lect. ix-xi ; I. "VIII, lect. iii ; ou bien il parle des éléments constitutifs de l’hypostase comparés à tout l’amas des propriétés et des accidents qui."i’ij ajoutent dans l’hypostase. In IV Sent., t. III, dist. V, q. i, a. 3. Ces deux dernières observations sont justes et expriment bien le sens des textes allégués. Mais ces textes ne suppriment pas pour autant ceux que l’on a rapportés plus haut et qui établissent nettement une diflérence entre la nature et l’hypostase. Y aurait-il donc contradiction dans la pensée du saint docteur ?

La solution semble indiquée par Capréolus, un c}es plus sûrs interprètes de saint Thomas. L’être subsistant n’étant pas autre chose que la substance possédant son existence propre, on peut l’envisager sous un double aspect, soit dans la totalité des éléments qui le constituent, substance et existence — et c’est alors le suppôt formellement ou réellement considéré — soit dans la seule substance concrète, prise en elle-même, quoique’connotant » toutefois l’existence par laquelle elle subsiste — et c’est alors le suppôt considéré dénominativement. Ce double point de vue se justifie, car le concept d’existence est formellement distinct du concept d’essence. Selon donc que saint Thomas s’attache à l’un ou à l’autre aspect du suppôt, il parle l’un ou l’autre langage, sans qu’il y ait en sa pensée la moindre contradiction : Album est duplex, dit Capréolus, denominativum et formule ; ita etiam persona vel suppositum potest dici dupliciter : primo modo denominative et sic suppositum dicitur illud individuum quod per se subsistit ; secundo modo formaliler, et sic suppositum dicitur compositum ex iali individuo et ex sua subsistentia per se. In IV Sent., t. III, dist. V, q. III.

Un autre sujet d’éqjivoque dans la terminologie thomiste, c’est la façon dont saint Thomas s’exprime pour désigner la nature concrète, représentée tantôt comme le sujet possédant l’existence (ut quod est). Contra gentes, t. IV, c. liv ; tantôt comme la raison spécifique selon laquelle est possédée lexistence par le sujet, esse consequitur naturam, non sicut habentem esse, sed sicut qua aliquid est. Sum. theol., III », q. xvt, a. 2, ad 1°". La première façon de parler semble donner raison à Tiphaine dans son interprétation de saint Thomas ; mais on a déjà expliqué, sur ce point, par la distinction des deux aspects du suppôt, la vraie pensée du docteur angélique. La seconde paraît indiquer la nécessité d’un complément à la nature pour la rendre susceptible d’existence en soi, et favoriser la thèse de Cajétan. On a déjà vu qu’il n’en est rien. Sans doute, l’essence de l’individu réalisée et l’individu lui-même, composé de l’essence et des principes individuels, ne se distinguent pas dans la réalité, voir Essence, t. v, col. 844 ; toatefois, ce sont là des formalités bien distinctes. L’essence réalisée, considérée non pas seulement dans ses éléments strictement spécifiques, mais dans tous les caractères qui en font cette nature individuelle, est seule capable d’être actuée par l’existence ; elle est donc vraiment le sujet existant, id quod est. L’essence réalisée, mais considérée dans les seuls éléments spécifiques, abstraction faite

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de son individualité, peut seule déterminer, en tant qu’essence, le mode d’existence propre à tel indiindu {homme, cheval, plante) dont elle est la raison spécifique ; en ce sens, elle n’est donc plus possédant l’être, habens esse, mais elle est ce selon quoi le sujet possède cet être, qua aliquid habet esse. Cf. Billot, De Verbo Incarnalo, p. 63-65.

Une troisième source de difficulté dans l’exposé de la pensée thomiste, c’est la question du De iinione Verbi incarnati, dont la doctrine sera examinée à Hypostatiqve (l’nion), col. Û28 529.