Dictionnaire de théologie catholique/HYPOSTASE III. Systèmes hétérodoxes modernes

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 7.1 : HOBBES - IMMUNITÉSp. 222-226).

III. Systèmes hétérodoxes modernes. —

Quelques notes sufllsent sur ce dernier point de noire étude. Nous n’étudions, en effet, la notion philosophique de rhypostase ou de la personne que dans la mesure où cette notion a été appliquée aux problèmes théologiques.

Exposé.

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La théorie philosophique moderne. —


La philosophie moderne prétend renouveler la conception traditionnelle de l’hypostase. Elle procède en droite ligne du cogita, ergo sum de Descartes. C’est vers le moi pensant qu’elle se tourne pour définir la personne : < Nous sommes, avait dit Descartes, par cela seul que nous pensons. « Les principes de la philosophie, part. I, r. 8. L’àme seule, en tant qu’être pensant et distinct du corps, constitue le moi, la personne humaine ; la pensée est l’essence île l’àme, cf. Méditation sixième, et, par pensée, il fuut entendre « tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imai !  ; iner, mais aussi sentir est la même chose que penser. » Les principes de la philosophie, loc.cit., n.9. VoirDES-CARTFs, t. IV, col.."), ")().

L’àme, principe unique et immédiat de toute opération, constitue donc pour Descartes la personne humaine. Mais au fond, en poussant uisqn’n l’extrême conclusion la lot’ique des principes cartésiens, est-ce bien l’âme qui constitue la personnalllé ? N’est-ce pas plutôt la conscience que l’âme a d’elle-même ?.le pense ; qu’est-ce à dire ? Si le fait de la pensée ou de la conscience est indéniable, le moi est-il aussi indéniable ? Ne faudrait-il pas se contenter de dire ;.le pense, donc il y a la pensée, sous prétexte de poser un moi qui est peut-être illusoire ? — Certes, si vous entendez par moi autre chose que votre pensée même, vous n’avez pas le droit d’introduire ce nouveau personnage. .. Il m’est impossible (le concevoir une pensée. entre ciel et terre, qui ne serait pas un sujet pensant, une sensation qui ne serait pas ma sensation, ou votre sensation, ou la sensation de cpielque autre… Descartes a donc bien le droit… fie poser ainsi une conscience à forme personnelle. Seulement est-ce autre chose qu’une forme ? » Fouillée, Dcscarles, Paris, 189.S, p. 99-1 OL — Cette théorie, la personnalité constituée par la conscience, fait le fond de la doctrine de Malebranche, mais surtout de Leibniz, Théodicée, i, S S* », Œuvres philosophiques, Paris, 1866, p. 160 ; cf. Wolf, Psychologia ralionalis, § 741. Herkeley lui donne une plus complète et plus décisive formule dans sa conception idéaliste du monde, ramenée à la conscience, condition de la représentation de toute chose. Renouvier. Les dilemmes de la m^laphiisiquc pw^e, p. 206-214. Du même principe est parti Kanl pour asseoir son système. Pour lui, ce qui constitue le moi, ce n’est plus la substance pensante, mais « la conscience seulement, la pensée en tant qu’elle se réfléchit elle-même, « estft-dlrc ses propres actes et les phénomènes sur lesquels elle s’exerce. De là, pour le fondateur de la philosophie critique, deux sortes de moi : le moi pur oins reine icii) et le moi empirique. Le premier, comme nous venons de le dire, c’est la conscience que la pensée a d’ellemême etdes fonctions qui lui sont entièrement propres ;

le second, c’est la conscience s’appliquant aux phénomènes de la sensibilité et de l’expérience. » A. Franck, Dictionnaire des sciences philosopliiques, Paris, 1875, p. 1122. L’idéalisme kantien évolue, avec Fichte, Schelling, Hésel, vers une sorte de panthéisme où le moi n’est plus la pensée ni la conscience humaine, mais une forme de l’absolu. Janet et Séailles, Histoire de la philosophie, Paris, ^894, p. 769-770. -- D’un autre côté, le principe cartésien inspire également certains représentants de l’école empirique. Locke reconnaît avec Descartes qu’un sentiment intérieur me donne la conscience de moi-même : » Le moi, écrit-il, est cette chose pensan’ic, intérieurement convaincue (le ses propres actions (de quelque substance qu’elle.soj7 formée, soit spirituelle ou matérielle, simple ou composée, il n’importe), qui sent du plaisir et de la douleur qui est capable de bonheur ou de misère, et par là est intéressée pour soi même, aussi loin que cette conscience peut s’étendre. » Essais sur l entendement Immain, t. II, c. xxvii, § 17. Le moi est donc caractérisé par la conscience et l’identité, dont la mémoire apporte la démonstration. Mais faut-il conclure que, derrière ce moi. il y a un subslndiint. une substance pensante, consciente et douée de mémoire ? Sur ce jioint, Locke est très réservé ; « L’esprit, dit-il, observant que différentes qualités simples sont toujours inséparablement unies, juge qu’elles appartieiment toutes à un même sujet… L’idée de la substance en général n’est donc que l’idée de je ne sais quel sujet qu’on suppose être le soutien des qualités qui produisent dans notre âme des idées simples. » La substance de l’esprit est ainsi « supposée le soutien des idées simples qui nous viennent du dehors, sans que nous connaissions ce que c’est que ce soutien-l » ; la substance du corps est ainsi « regardée comme le soutien des opérations que nous trouvons en nous-mêmes par l’expérience, et qui nous est aussi tout à fait inconnu », c. xxiii, § 5. Hume pousse logiquement l’empirisme de Locke à ses dernières conséquences. Le moi n’est pas perçu comme substance, puisqu’il n’y a aucune impression qui réponde à l’idée de substance : il n’est ni simple ni identique ; il n’est qu’une série toujours changeante, qu’mi ensemble complexe de r( ; présentations ; son identité et sa simiilicité reposent sur une illusion, que les lois de l’association sulFisent à expliqucr. i ; n un mot, le moi est une collection de phénomènes internes qui, étant données les lois de l’imagination, apparaît nécessairement comme une substance simple et identique. Traité de la nature humaine, Londres, 1738, t. I, part. IV, § 6. — Sluart Mill reprend la théorie phénoménisie de Hume : " La croyance que mon esprit existe, alors même qu’il ne scTit pas, qu’il ne pense pas, qu’il n’a pas conscience de sa propre existence, se réduit à la croyance d’une possibilité permanente de ces états… Aussi je ne vois rien qui nous empêche de considérer l’esjirit comme n’étant que la série de. nos sensations (auxquelles il faut joindre à présent nos sentiments internes) telles qu’elles se présentent elTectiveïuent, en y ajoutant des l)ossibililés indéfinies de sentir qui demandent pour leur réalisation actuelles des conditions qui peuvent aoir ou n’avoir pas lieu, mais qui, en tant que possibilités, existent toujours, et dont beaucoup peuvent se réaliser à volonté. » Examen de la philosophie de llamiltnn, trad. franc., Paris, 1869, p. 228-229. C’est aussi la thèse de Taine : " Il n’y a rien de réel dans le moi, sauf la file des événements, » De l’intelligence, Paris, 1X97, t. i, préface, p. 7 ; celle de Hcnan : L’Ame n’est que la résultante toujours variable des faits multiples et complexes de la vie, L’avenir de la science, Paris. 1890, p. 181 ; de Binet : La personnalité est une synthèse de phénomènes, qui varie avec ses éléments composants et qui est sans cesse en voie

de transformation, » Les aUéralions de la personnalité, Paris. 1892, p. m : de Bourdeau : « L’unité du moi… est l’efïet d’une syntlièse qui, totalisant dans un organe central les données de l’activité psychique, en font apparaître la somme comme une réalité simple, Il Le problème de la mort, Paris, 1893, p. 88 ; de Th. Ribot : « Dans le langage psychologique, on entend généralement par « personne » l’individu qui a une conscience claire de lui-même et agit en conséquence" c’est la forme la plus haute de l’individualité. » Les maladies de la personnalité, Paris, 1891, p. 1. CfRenouvier, Les dilemmes de la métaphysique pure, Paris, 1901. c. v. p. 184-24(5 ; c. vi, 5^ dilemme, p. 25425.5. La théologie catholique s’est toujours maintenue à l'écart de systèmes qui mènent droit au scepticisme et suppriment ce que la philosophie traditionnelle a toujours considéré comme élément constitutif de la personne, à savoir l'être rationnel, conscient de luimême et de ses actes, mais subsistant, avant d'être conscient, en lui-même et indépendamment de toute autre réalité substantielle. Deux écoles toutefois ont pensé pouvoir accorder avec le dogme le concept moderne de la personnalité. Eu Allemagne, la tentative de cet accord impossible fut l'œuvre de Giinther et de ses disciples, en Italie, elle fut l'œuvre de Rosmini.

2. Giinther et son école.

Le principe de Gûnther fut de subordonner la théologie aux systèmes philosophiques en vogue. Pour lui, on ne saurait expliquer, au XI xie siècle, le dogme catholique ^vec des idées philosophiques vieilles de quinze cents ans : « Le concept (théologique) doctrinal, écrit-il, n'échappera jamais, dans son développement et sa formation conforme ou contraire à l’esprit du christianisme, à l’influence de la science contemporaine, attendu que celle-ci n’est pas autre chose que l’interprétation par l’esprit pensant du donné dans la nature et dans l’histoire… L’interprétation du christianisme admet des degrés qui dépendent, partie de la puissance de la réflexion subjective, partie de l'étendue de l’horizon scientifique ; à propos de quoi il y a lieu de remarquer qu’une compréhension plus haute n’exclut pas l’inférieure comme s’exclueraient des théories les unes conformes, les autres contraires. « Vorschule zur speknlativen Théologie, Vienne, 1828, t. ii, p. 280 sq. Giinther adopte donc pleinement et sans restriction le concept moderne de la personnalité, qu’il définit la conscience de soi, Selbstbewusstsein : « La personnalité, écrit-il, est-elle autre chose que la conscience de soimême ? Et cette conscience n’est-elle pas la forme essentielle de l’esprit ? Et peut-on parler d’une véritable humanité excluant cette forme essentielle, c’està-dire enfermant dans une enveloppe corporelle un esprit diminué de moitié, parce que sans forme ? » p. 260. Et encore : n En chaque personne, il faut distinguer essence et forme. La première est l'être en lui-même, substance-principe ; la seconde est la pensée de cet être, lorsqu’elle a l'être lui-mênre pour contenu. Et voilà pourquoi la conscience de soi est ce par quoi l'être se reprend lui-même, devient sujet spirituel ou moi, » p. 296. On retrouve ces assertions chez les disciples de Giinther, et spécialement chez Baltzer. Neue theologische Briefe an D' Ant. Giinther, x'^ lettre, où le disciple veut défendre la doctrine du maître en l’appuyant sur le symbole intercalé dans les actes du concile de Chalcédoine, act. 1, Mansi, Concil., t. vi, col. 880 ; Merten, Grundriss der Metaphysik, Trêves, p. 27 sq. D’autres théologiens allemands, sans adopter pleinement les théories giinthériennes, ont néanmoins fait des concessions trop faciles à la philosophie mo derne de la personnalité. Stenlrup, op. cit., th. xxviii, relève les noms de Kuhn, Standenmaier, Dieringer, Berlage, et réfute leur système.

Appliqué à la personne du Christ, re système aboutit en effet logiquement à maintenir la séparation ontologique, comme substance complète et en soi terminée, des deux natures, divine et humaine. L’unité de personne est cependant maintenue, parce que l’intime rapprochement des deux natures fait que la conscience humaine est comme fusionnée avec la conscience de la personne divine : « Il peut se faire, écrit Dieringer, qu’un esprit, gardant sa personnalité, ne soit cependant jamais une personne. Le fait se produit lorsqu’un moi supérieur actuel affirme sa propre personne en cet esprit : en ce cas. cet esprit n’est plus une personne, mais il est rapporté, à l’instar d’une simple nature, à ce moi supérieur. » Dogmatik, p. 109 sq. L’unité de conscience ne saurait créer l’unité numérique : mais elle suffit à créer l’unité dynamique. Nous n’avons pas à discuter présentement cette conclusion ni à la rapprocher de la doctrine nestorienne : nous y reviendrons à propos de l’union hypostatique. Mais il fallait la signaler, pour montrer dès mainteJ nant quelle application théologique on pouvait tirer a de la conception moderne de la personnalité, identifiée avec la conscience de soi.

3. Rosmini. - C’est à la même conclusion qu’arrive Rosmini, en développant la thèse fondamentale de son système, la théorie de l'être. L’idée d'être est le premier objet de la pensée et devient ainsi la lumière intellectuelle éclairant toute autre pensée. Or, cette idée première, nous ne la tenons ni de la sensation, ni de l’expérience personnelle. Bien dans le monde extérieur et dans le monde intérieur ne peut être l’objet de cette idée : l’idée d'être est véritablement innée. Toutes les autres ne sont intelligibles que par elle, en tant qu’on y rapporte, par les sens et la conscience, les données du réel. Mgr d’Hulst, Les propositions de Rosmini, à. ns Mélanges philosophiques, Paris, 1892, p. 463-468. Or, en nous-mêmes, s’opère perpétuellement, par rapport à notre personnalité propre, cette synthèse du réel et de l’idée d'être. L'âme a en elle la faculté de sentir, non pas à l'état de puissance nue, mais à l'état d’acte immanent : elle est une force et elle accomplit deux fonctions dans lesquelles se résument ses pouvoirs essentiels : l’intuition de l’idéal, c’est-à-dire de cette idée d'être qui est le premier objet de sa pensée, et le sentiment du réel. Ce sentiment du réel, en ce qui touche la personne humaine, lui est donné par la conscience aidée des sens. Et l’observation du réel en notre propre corps n’existe dans la conscience que grâce au sens jondamentnl par lequel nous percevons ce corps comme nôtre et réalisons ainsi entre lui et notre âme l’unité personnelle. 'Voir Forme du corps humain, t. VI, col. 569. En sorte qu’on peut dire que « le moi est un principe actif dans une nature donnée, en tant qu’il a conscience de lui-même et en affirme l’acte », Psicologia, t. i, def. xiii, n. 38, ou, sous une autre forme, qu’il est « l'âme aj’ant conscience de l’identité d’elle-même, se percevant avec elle-même ou sur le point d’agir ». Ibid., t. I, c. iir, n. 67. Appliquée aux questions théologiques, et particulièrement aux problèmes christologiques, cette théorie philosophique laisse donc entrevoir la possibilité du cas oi^, dans une nature humaine, « la volonté humaine soit tellement entraînée à l’adhésion à l'être objectif, c’est-à-dire au Verbe, qu’elle lui cède entièrement le gouvernement de l’homme… et cesse [ainsi] d'être personnelle dans l’homme ». Prop. 27, Denzinger-Bannwart, n. 1917.

4. Le modernisme. —- Il est assez curieux de retrouver, dans les écrits modernistes, des considérations analogues à celles que l'école allemande de Giinther développait pour étayer ses nouvelles conceptions théologiques. Il s’agit toujours de mettre les formules dogmatiques en rapport avec les idées philosophiques

contemporaines. Modernistes et gûnthériens s’entendent pour trouver une opposition réelle entre les concepts traditionnels de l’école et la pensée moderne. C’est cette barrière qu’il faut, dans l’intérêt même de la religion, renverser. Mais, aux prétentions de Giinther, les modernistes ajoutent un élément nouveau, qui leur appartient en propre : « les formules religieuses doivent être vivantes et de la vie même du sentiment religieux. » Encyclique Pascendi, Denzinger-Bannwart, n. 2080. Ce qui compte dans la religion, ce qui doit fixer l’attention des hommes de foi, c’est le sentiment religieux, essentiellement progressif et changeant. D’où il faut conclure au rajeunissement nécessaire des formules anciennes. C’est ainsi que la formule traditionnelle du mystère de l’incarnation n’est plus en rapport avec l’aspect que ce mystère prend devant nos contemporains. « On ne doit pas oublier que cette formule est savante de sa nature et il n’est pas trop surprenant que, conçue en vue de la science antique, elle ne soit pas adaptée à l’état de la science moderne. » A. Lois}’, Autour d’un petit livre, Paris, 190.3, p. 151. Et pour adapter les formules de la croyance à l’état de la science moderne, il ne faut pas hésiter à dissocier l’idée de la personnalité de Dieu et celle de la personnalité humaine. « Si l’on maintient, et je crois qu’il faut maintenir, la personnalité de Dieu comme symbole de son absolue perfection et de la distinction essentielle qui existe entre Dieu réel et le monde réel, n’est-il pas évident que cette personnalité divine est d’un autre ordre que la personnalité de l’homme, et que la présence du Dieu personnel, à un moment donné de l’histoire, sous la forme d’un être humain, est un concept qui associe, dans une apparente unité, deux idées qui n’ont pas de commune mesure, celle de la personnalité en Dieu et celle de la personnalité dans l’homme ? Est-ce que Dieu est personnel i la façon de l’homme et le Christ historique a-t-il témoigné d’être personnel à la façon de Dieu ? I^e mj’stère de la personnalité divine s’est-il manifesté par lui autrement que sous l’extérieur d’une personne humaine, et en tant qu’humainement déterminé, humainement réalisé ? n Ibid., p. 152. De plus, il faut revenir au concept moderne de la personnalité, définie en fonction, non de la métaphysique, mais de la psychologie : N’est-il pas vrai aussi que la notion théologique de la personne est métaphysique et abstraite, tandis que cette notion est devenue, dans la philosophie contemporaine, réelle et psychologique ? Ce qu’on a dit d’après la définition de l’ancienne philosophie n’a-t-il pas besoin d’être expliqué par rapport à la philosophie d’aujourd’hui ? » Ibid.. p. 152. La conclusion qui s’impose est que la transcendance divine ne suffit plus, au regard du sens religieux contemporain, à expliquer la personnalité de Dieu : il faut en venir à la notion du Dieu « vivant ». Le concept de la personnalité humaine demande également une " traduction » Cette traduction ne peut être faite qu’en prenant le concept moderne, psychologique et moral, de la conscience de soi. Telle semble être du moins la conclusion que comportent les formules interrogatives de M. Loisy.

Critique.

Nous maintiendrons ici strictement

le point de vue philosophique en signalant la fausseté de ces doctrines. Au point de vue théologique, on se contentera d’inditiuer succinctement le danger qu’elles renferment relativement à la croyance catholique en la trinité ou l’incarnation.

1. S’il est vrai que la personnalité ne peut exister que dans les natures Intellectuelles et, par conséquent, douées de la conscience de soi, il est faux d’affirmer que la conscience de soi constitue la personnalité. C’est confondre le mol avec la perception du moi. C’est ce que Rosmini est obligé d’avouer implicitement, Anlropologia, I. IV, c. iv : expliquant la ginfrntion

du moi, il ne fait qu’expliquer la marche suivie par l’esprit pour arriver à la conscience de soi-même. C’est la même erreur dans laquelle tombe Locke lorsqu’il assigne, pour condition à l’identité personnelle, la mémoire, alors que c’est au contraire l’identité personnelle qui est la condition de la mémoire : « Quand le sujet humain, dit Rosmini, moyennant diverses opérations intérieures de ses facultés, parvient à acquérir la conscience de lui-même, alors ce sujet devient moi. » Non, il ne devient pas, il se connaît comme tel. Et la question qui doit occuper le théologien catholique cherchant en quoi consiste la personnalité, n’est pas de savoir comment le moi se connaît, mais en quoi consiste le moi : « La connaissance suppose l’être, puisqu’on ne peut connaître ce qui n’est acte de la conscience, cependant il ne peut être constitué par cet acte. Dans sa réalité, le moi précède la conscience que nous en avons, et il ne peut se confondre avec elle sans confondre l’objet connu avec la connaissance. Si la conscience perçoit et affirme le moi, le moi doit exister avant cette perception et cette affirmation ; autrement la connaissance créerait son objet, conformément aux rêveries de l’idéalisme transcendantal. La réalité d’une chose est toujours présupposée à l’acte de la puissance par laquelle elle est perçue… Supposez que la conscience soit la raison formelle du moi, il faudra croire que le moi n’existe pas ou cesse d’exister, quand le sujet n’a pas actuellement la conscience de lui-même. Ainsi, un petit enfant qui n’a pas l’âge de la réflexion ne sera pas une personne et l’adulte perdra sa personnalité lorsqu’il dormira ou sera enseveli dans la léthargie. De même, dans l’homme qui est sain et qui veille, le moi variera toujours puisqu’on lui varie incessamment l’acte de la conscience. J’ai maintenant la conscience que j’écris ou que je lis ; une autre fois, je sens en moi l’impression de la tristesse ou de la joie. Ces actes de conscience sont divers, parce que divers en sont les objets. Divers aussi sera donc le moi, puisque « le sujet par la conscience devient un moi ». Liberatore, Du composé humain, trad. franc., Lvon, 1865, p. 9-10.

2. De plus, considérée en elle-même, qu’est-ce que la conscience ? Acte ou faculté ? Qu’elle soit l’un ou l’autre, ou tous les deux, à coup sûr elle ne serait pas quelque chose de substantiel, comme il le faudrait cependant pour constituer l’élément formel de la personnalité. Billot, De Verbo incarnalo, q. ii, § 3, p. 90. Comme le dit fort bien M. Rabier, en guise de conclusion au c. xxxiii de sa Psychologie, Paris, 1893, « la question psychologique de l’identité personnelle étant résolue, la question métaphysique de l’identité de l’être demeure entière ». Il serait plus exact peut-être de compléter cette assertion en disant que le point de vue psychologique est contradictoire si on ne présuppose pas un point de vue métaphysique. Sluart Mil ! lui-même, après avoir repris la théorie phénoméniste de David Hume, dans sa Philosophie de Hamillon, trad. franc., p. 228-229, se fait à lui-même une objection qu’il reconnaît décisive : " Si nous regardons l’esprit comme une série de sentiments, nous sommes obligés de compléter la proposition, en l’appelant une série de sentiments qui se connaît elle-même comme passée et à venir ; et nous sommes réduits à l’alternative de croire que l’esprit ou moi n’est autre chose que les séries de sentiments ou de possibilités de sentiments, ou bien d’admettre le paradoxe que quelque chose qui, ex hypothesi. n’est qu’une série de sentiments, peut^e connaître soi-même en tant que série." /frirf., p. 235. Pour arriver à la vraie solution du problème de la personnalité, il faut donc dépasser l’ordre psychologique de la conscience et de la liberté. La conscience de soi est un effet et un indice de la personnalité elle n’est pas la personnalité.

5. Il n’est pas suffisaiit de s’arrèler, pour justifier la personnalité, à une espèce « d’autonomie d’ordre moral et résidant dans le fait de s’appartenir ù soimême et par conséquent de répondre moralement et juridiquement pour soi. Il faut aller plus loin et trouver l’explication dernière, ontologique, dans un élément métaphysique, substantiel, c|ui constitue la personnalité. Il faut, en fm de compte, sous peine de contradiction ou d’erreur, en revenir à la théorie scolastiqiie. Voir Bernies, La notion de personnalité, dans Revue du clergé français, 1^’a’vi, 1’= juillet 1905 ; Dubois, Le concept de la personnalité, ibid., 1^’octobre 1904. Peut-être fera-t-on remarquer que la conception giinthérienne ou rosminienne suppose une substance consciente de soi et non seulement la conscience de soi. Tout d’abord, on peut répondre que, dans ce système, la personne est la substance en tunique consciente de soi ; lors donc que la conscience n’existe plus ou varie, la personnalité disparaît ou change. Et l’argumentation précédente garde par là toute sa valeur. Que si l’on insiste sur le mot substance, il faut remarquer combien incomplète et périlleuse devient alors cette définition de la personne. Toute notre étude sur l’hypostase montre que, dans la philosophie traditionnelle, la substance a plus d’extension que l’hypostase, l’hypostase plus d’extension que la personne. La substance se dit de toute nature existante, que cette nature possède ou non sa propre subsistence : l’hypostase se dit de tout être existant en soi et par soi ; la personne est une hypostase de nature rationnelle. Définir la personne une substance consciente de soi indiquerait donc que toute nature raisonnable est une personne, ce qui est faux, puisque la nature raisonnable, dans la personne, n’est que la différence spécifique du genre hypostase. Billot, loc. cit. ; Franzeliu, op. cit., th. xxviii, n. 2, p. 248. Et par là, à rencontre de ce qu’ils prétendent démontrer, Giinther et Rosmini devraient logiquement confesser en Dieu une seule substance consciente de soi, donc, une seule personne ; en Jésus-Christ, deux natures conscientes, c’est-à-dire deux liersonnes. Rien d’étonnant donc que ces conceptions l>hilosophiquement fausses et théologiquement erronées aient été condamnées explicitement par l’Église. Et ces condamnations rejaillissent indirectement sur tous les auteurs contemporains, même catholiques, qui définissent la personne par la conscience, tout en protestant qu’ils supposent à cette conscience un sujet un et indivisible. Ces doctrines avaient lait l’objet des préoccupations des théologiens chargés de préparer le concile du Vatican. Voici deux textes, préparés pour recevoir les sanctions du concile, et qui les visaient directement : « Selon l’enseignement des saints Pères, il est nécessaire de retenir que la notion d’essence, de substance ou de nature ne doit pas être confondue avec la notion d’hijposlase, de subsistence ou . de personne ; de crainte qu’on n’en arrive à une perversion manifeste de nos dogmes les plus saints, en affirmant qu’il y a autant de personnes que de natures intelligentes, ou, pour employer le langage [des giinthériens ) de natures conscientes de soi. > Note qui accompagnait le schéma de la constitution dogmatique De doctrina catholica, c. xiv, dans Acla et décréta sac. œcum. concilii Vaticani, Collectio Laccnsis, Fribourgen-Brisgau, 1890, t. vii, col. 540-541. Le schéma lui-même tire la même conclusion du dogme catholique sur les mystères de la trinité et de l’incarnation. Ibid., col. 514. Voir encore un rapport sur le même sujet, col. 559, un autre schéma, c. viii, col. 1634, et le canon 4 de ce chapitre : Si quis dixerit, lot necessario esse personas, quoi sunt intellcctus et voluntates : aut negata duplici in Christo persona neqari humanæ naturæ perfectionem, a. s., col. 1637.

3° (Conclusions. — Plusieurs conclusions sont à tirer de cette discussion :

1. La doctrine catholique ne peut s’accorder en aucune façon avec la tiiéorie pliénoméniste de la personnalité. — On ne peut concevoir la conscience sans concevoir un être auquel elle appartient. La réalité de l’être est tellement incluse dans l’acte, quel qu’il soit, de la conscience, que celui-là sans celle-là est une pure contradiction. La notion phénoméniste de la personnalité est une contradiction si on ne l’appuie sur la notion substantialiste de la personne humaine.

2. La doctrine catholique rejette la thiorie cartésienne identifiant l’âme et la personne humaine. — La personne inclut l’âme et le corps unis substantiellement. Voir Forme nu corps humain, t. vi, col. 5C7 ; Descartes, t. IV, col. 550-553.

3. La doctrine catholique repousse comme insuffisante et périlleuse la thèse giinthérienne de la personne identifiée avec la substance consciente de soi. — Toute explication purement psychologique de la personnalité humaine tend à confondre nature et personne. C’est dans les éléments métapln siques de la personne et de la nature qu’il faut trouver la raison dernière qui les différencie.

4. Toutefois la philosophie moderne a été utile à la doctrine catholique, en ce qu’elle a mis en relief les propriétés psychologiques et morales de lu personne : a) la personne est complètement et parfaitement sui juris, être conscient et libre ; bj la personne est capable de droits et de devoirs ; c) la personne est capable de mérite et de démérite ; dj la personne est digne de récompense et de punition : e) a personne est capable d’atteindre sa fm propre. Hugon, Metaphysica ontologica, n. 19. Mais toutes ces propriétés, signes extérieurs de la personnalité, présupposent l’indépendance ontologique de l’hypostase, telle que la scolastique a su la mettre en relief.

Parmi les travaux les plus importants sur la signification et l’évolution des termes /(i/pos/a.se et personne dans les premiers siècles, il faut citer : Huet, Origeniana, t. II, q. II, n. 3-19, P. G., t. xvii, col. 712-747 ; J. Lanii, De recta Palriim Nicœnorum fide, Florence, 1770, c. xxxil, p. 174182 ; G. Bull, Defensio fidei Nicanw, Oxiord, 1827, sect. n ; Garnier, Préface aux lettres de saint Basile, §1, 2, P. G., t. XXXII, col. 10-23 ; Passaglia, De f cWo.’Jia.sfica significatione Tr, ; o-joioiz, Rome, 1850 ; Petau, De tbeologicis dogmatibiis, Paris, 1867, t. m. De Trinitate, t. IV, c. i-iv, vii-ix ; Paris, 1809, t. vi. De incarnatione, t. II, c. iii, v-vi ; Thomassin, Theologiea dogmata, Paris, 1866, De incarnatione, t. III, c. I, XXI ; Legrand, De incarnatione Verbi divini, diss. VI, c. i, dans Migne, Cursus théologiens, t. ix. col. 738759 ; Braun, Der Begriff « Person » in seiner Anwendung anf die Lehre von der’Trinitiil imd Incarnation, Mayence, 1876. M. Tixeront, qui, dans son Histoire des dogmes, Paris, 1909-1912, t. net iii, a abordé à maintes reprises ce problème, a donné mi court, mais substantiel résumé de la question aux v » et vi’siècles. Des concepts de nature et de personne dans les Pères et les écrivains ecclésiastiques des ye gi yje siècles, dans la Bévue d’histoire et de littérature rWi ff’eusps, novembre-décembre 1003 ; reproduit dans yiélanges de patrologie et d’histoire des dogmes, Paris. 1921, p. 210-227. De M. Labauche, outre Leçons de théologie dogmatique, Paris, 1911, t. I, I" partie, c. i, p. 5-21 ; IP partie, c. i, § 2-3, p. 129-209, citons deux études, La notion théologique de personne, et La formation de la notion théotogique de personne (résumé de la pensée chrétienne chez les Pères et chez les scolastiques), dans la Revue pratique d’apologétique, l"niars 1909, 15 juillet 1910. Voir également Stentrup, Zuui Begriff der Hypostase, dans Zeitsehrift fiir katholische Théologie, Inspruck, 1887 ; S. Schlossniann, Persona und irpoTioTiov im Rechi iind christlichen Dognia, Iviel, 1906 (le titre indique le point de vue spécial auquel l’auteur s’est placé) ;.. Michel, L’évolution du concept de persomie dans tes rapports de la philosophie chrétienne avec la théologie, dans la Revue de philosophie, 1919, p. 351-383. 487-515.

Toujours en ce qui concerne la pensée chrétienne des premiers siècles, d’excellents aperçus ont été donnés par

différents auteurs à propos d’études plus générales : Bardy, Didyme l’Aveugle, Paris, 1910, c. iii, § 1, p. 50-69 ; Leitpoldt, Didynius der Blinde non Alexandria, dans Texte und Uniersnchungen, Leipzig, 1905, t. xxix, p. 97-126 ; A. Beck, Die Trinitatslehre des hl. Ililariiis vun Poitiers, Mayence, 1903, dans la collection Forschnngen ziir ehristlichen Literatur und Dogmengeschichtc, de Ehrard et Kircli, p. 17 sq. ; K. Holl, Amphilochius von Ikoniutn, Tubingue, 1904, p. 130 sq. ; cf. p. 170, 177, 217, 242 ; Loofs, Leontins von Bgzanz, dans Texte und Vntersucliungen, Leipzig, 1887, t. iii, p. 43 sq. (du même auteur, on trouvera, passini, de bormes indications, dans Leiljaden zum Studium des Dogmengescliichte, Halle, 1906, et dans l’article Christoloqie, dans Realeneyelopiidie fiir protesinntische Théologie ) ; Junglas, I.eontius von Bijzanz, Padcrborn, 1908, § 17-18 ; Bethune-Baker, The meaning o/ homoousiox in the Constantinopolitan creed. dans Texts <uid siudies, t. vii, (1901), p. 1-83 : M. Jugie, estorins et la controverse nestorienne, Paris, 1904, c. ix ; J. Lebon, Le monopbysisnie sévérien, Louvain, 1909, IIIpartie, n"^ section, c. i, a. 1 ; J. Labourt, Le christianisme duns l’empire perse, Paris, 1904, c. ix ; cf. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3’édit., t. ii, p. 197.211, note 1, 227. note 2. 249, note 3, 253 sq., 288. On lira toujours avec profit la réplique de Petau, De incarnat ione, t. IV, en entier, aux assertions du calviniste Bruguier, qui avait publié, sous l’anonymat, sa Disputatio de supposito, Francfort, 1645 ; il s’agit ici principalement de Xestorius, de sa doctrine et de sa terminologie en regard de la doctrine et de la terminologie de saint Cyrille. Signalons également deux ouvrages classiques en la matière : De Régnon, Études de théologie positive sur la sainte Trinité, Paris, 1892, voir surtout 1. 1, p. 129-297 ; Tipliaine, Dcclaratio ac de/ensio scholasdca doctrinic sanctorum Patrum doctorisque Angelici de hypostasi et persona, édit. lovene, Paris, 1881.

."Vu point de vue plus strictement scolastique, des innombrables manuels qui ont abordé l’étude de la notion d’hypostase et de personne, on en retiendra trois principaux, plus particulièrement complets : Stentrup, Pradectiones dogmaticæ de’erbo inenrnulo. Inspruck, 1887, thes. xx-XXX (opinion de Tiphaine) ; Billot, De Vcrbo incarnato, Prato, 1912, q. ii, p. 57-99 (opinion de saint Thomas et de €apréolus) ; IIugon, Metap/ijLsica. Paris, 1907, part. II, tr. III, q. 1, a. 4-6, p. 247-272 (opinion de Cajétan), auxquels, pour l’étude spéciale de la pensée de saint Thomas d’Aquin, il faut joindre le livre classique du P. Terrien, .S’. Thomw Aquinntis doctrina sincera de unione lujpostatica, Paris, 1894. Comme articles de revues, signalons : Bemies, La notion de personnalité, dans la Revue du clergé français, 1° avril, 1° juillet 1905 (doctrine thomiste adaptée aux discussions contemporaines) ; 1’. Dubois, Le concept de la personnalité ri l’union hypostutiquc, ibid., " octobre 1901 (doctrine de Scot) ; llugon. Les notions de nature, substance, personne, dans la Revue //lomiA/e, janvier-février 1908 ; R. Welschon, La personne, son concept d’après saint Thomas, ibid., janvier-mars 1919. F.nfin, il convient de citer les études suivantes : Illingworth, Personnality, luinian and divine, Londres, 1895 ; Cl. Piat, La personne humaine, Paris, 1897, et, au point de vue protestant, l’article Person, dans le Philosophische Lexicim de Walch.

Dans un sens dégagé de toute croyance, citons : Renouvicr. Les dilemnws de la métaphysique pure, Paris, 1901, Introduction, p. xiii-xiv. et c. v ; Histoire et solutions des problèmes métaphysiques, Paris, 1901, 1.’, e. xxi ; Rudolf Kucken, Les grands courants de la pensée contemporaine, trad. franc., Paris, 1912, p. 446-463. Ce dernier auteur a également édité, dans les KanLsIudien, Berlin, 1908, t. xiii, p. 1-17, une étude posthume de Trendelenbourg, Zur Geschichie des Wortes Person.

A. Michel.