Dictionnaire de théologie catholique/DONS DU SAINT-ESPRIT I. Partie doctrinale et spéculative

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 4.2 : DIEU - EMSERp. 230-240).

DONS DU SAINT-ESPRIT.

I. Partie doctrinale et spéculative :
1° du don divin en général ;
2° de la personne du Saint-Esprit comme premier don divin ;
3° raison d’être des dons du Saint-Esprit ;
4° leur caractère d’habitudes ;
5° leur distinction d’avec les vertus infuses ;
6° l’organisme des dons ;
7° sa place dans l’ensemble du dynamisme psychologique surnaturel ;
8° monographie des sept dons ;
9° dons au ciel ; rapport avec les béatitudes et les fruits du Saint-Esprit.

II. Partie documentaire et historique :
1° Écriture sainte ;
2° sources profanes ;
3° Pères grecs ;
4° Pères latins ;
5° premiers théologiens scolastiques ;
6° les fondateurs de la théologie des dons ;
7° opinions d’école postérieures à saint Thomas ;
8° une récente discussion.

I. Partie doctrinale et spéculative.

I. Du don divin en général.

Définition.

Donner, c’est accorder à quelqu’un, gratuitement et bénévolement, la propriété d’une chose. Cette définition renferme toutes les conditions du don :

1. L’idée de don éveille l’idée : a) d’un donateur, b) d’un bénéficiaire, c) d’une chose qui est la matière du don.
a) Il n’y a pas de don de soi, à proprement parler, la personnalité d’un chacun étant avant tout la cause active du don.
b) Pour la même raison, on ne se donne rien à soi-même,
c) Enfin, la chose donnée doit être la propriété du donateur et devenir par l’effet du don la propriété du bénéficiaire.

2. Le don est essentiellement gratuit. C’est son caractère propre. Donum est datio irreddibilis, dit saint Thomas, Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 1, obj. 3a traduisant ainsi ce passage des Topiques d’Aristote : ἐστι δὲ ἡ δόσις γένος τῆς δωρεᾶς· ἡ γὰρ δωρεὰ δόσις ἐστὶν ἀναπόδοτος, datio non restituenda. Topic, 1. IV, c. iv, n. 12. Ce n’est pas qu’un don ne puisse être la matière ou l’occasion d’une compensation. Il est seulement dit qu’il est dans sa nature de n’en pas viser. Par ce caractère désintéressé le don diffère des concessions de propriété à titre onéreux comme la vente, le salaire, la rançon, etc.

3. Le don doit être absolument bénévole. Sa gratuité ne s’explique que par un amour de bienveillance. D’où la raison de premier don convient à l’amour. Cette priorité est la priorité qui convient à la cause proprement explicative de tout un ordre de choses. On veut dire que tout don, vraiment digne de ce nom, suppose que l’on a auparavant donné de « son cœur » , comme l’on dit, c’est-à-dire sa bienveillance. Amor habet rationem primi dotii, per quod omnia dona gratuita donantur. S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. xxxviii, a. 2. La relation à un amour donateur est un élément essentiel et constitutif du don. C’est pourquoi les faveurs, les grâces, et tout ce que rend le mot latin munus, bien qu’impliquant, comme le don, la concession gratuite d’une propriété, diffèrent du don en ce qu’ils peuvent procéder d’autres motifs qu’une libéralité absolument spontanée, par exemple, d’une loi, de la volonté d’autrui, de la coutume. Le don est purement et simplement constitué comme don par un rapport aux initiatives, aux préférences de l’amour.

Corollaire : La réalisation effective de la donation n’est pas nécessaire au don. Donum n’est pas datum. Le don peut être dit don avant d’être donné. Ce qui le constitue, c’est l’aptitude à être donné qui lui convient en vertu de la destination que lui confère une volonté déterminée, bénévole et toute libérale. Pierre Lombard, Sent., l. I, dist. XVIII ; cf. S. Thomas, ibid., a. 2 ; Sum. theol., Ia, q. xxxviii, a. 1, ad 4um ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., ibid., a. 3 ; Alain de Lille, Distinctiones dictionum theol., § Donum, P.L., t. ccx, col. 774. Ces notions conduisent immédiatement à l’intelligence des dons divins.

Les dons de Dieu.

Toutes les perfections des créatures peuvent être considérées comme des dons de Dieu, car Dieu a sur elles un souverain domaine et une pleine autorité ; il peut les donner quand il veut et à qui il veut. Et comme ce n’est pas par intérêt, mais par un pur effet de sa bonté, que le créateur distribue aux créatures leurs perfections, celles-ci doivent être considérées comme des libéralités gratuites : toutes les choses créées sont des dons de Dieu. Cf. S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. xxi, a. 4.

L’essence divine, à l’extrême opposé, ne saurait être matière à don. Elle ne peut être distinguée du Dieu donateur, ni se séparer de lui. Si elle est dite donnée au Fils par le Père, c’est là un don naturel et non volontaire. S. Thomas, In IV Sent., l. I, dist. XVIII, a. 2. Il en est de même de la personne du Père. Elle est pur principe et ne saurait être conçue comme se détachant d’elle-même. Le Fils procède du Père, non par mode volontaire, mais naturellement et par génération intellectuelle. Il n’a donc pas personnellement la relation indispensable qui relie le don à un principe volontaire. Sans doute, il a été envoyé, missus, et l’on a pu dire qu’il nous a été donné, datunt. Mais datum n’est pas l’équivalent de donum. Il signifie la concession effective, non l’essence du don. Et, de fait, si le Fils nous est donné par amour, car sic Deus dilexit mundum ut Filium suum unigenitum daret, Joa. iii, 16, l’amour n’est pas le motif unique de sa mission. Il est image, il est rédempteur, et, en cette double qualité, nous est envoyé pour manifester son Père et pour nous racheter, idées qui n’appellent pas celle de don. La relation d’origine volontaire est caractéristique du seul Saint-Esprit. Antérieurement à toute donation effective, ab æterno, il est comme destiné, par la nature de son origination, à être donné, il est Don. Ce nom partage avec le nom d’Amour la prérogative d’être son nom propre, personnel. S. Augustin, De Trinit., l. IV, c. xx, P. L., t. xlii, col. 900 ; l. V, c. xv, col. 921 ; Pierre Lombard, Sent., l. I, dist. XVIII ; S. Thomas, 'In IV Sent., ibid., q. i, a. 2, In corp., ad 1um, 2um. Voir Esprit-Saint.

Les dons du Saint-Esprit.

L’amour, avons-nous dit, est le premier don. Le Saint-Esprit, procédant par mode d’amour, a donc tout ce qui est requis pour être le premier don divin. C’est pour cela que saint Augustin dit, De Trinitate, l. XV, c. xix, P. L., t. xlii, col. 1084, que par le Don qu’est le Saint-Esprit, de nombreux dons particuliers sont partagés entre les membres du Christ. Cf. S. Thomas, loc. cit., a. 3. Quels sont ces dons particuliers ?

Ils sont de deux sortes, correspondantes aux deux acceptions dont sont susceptibles les mots : par le Don dans le texte de saint Augustin qui vient d’être cité. Le premier Don, que la préposition par désigne comme la cause des autres dons divins, peut être considéré ou bien comme étant encore en Dieu ou bien comme étant déjà dans les bénéficiaires, ut notat causant ex parte dantis, rel ex parte recipientis. Dans le premier cas, le sens est celui-ci : c’est parce que Dieu aime sa créature qu’il lui donne ses dons. Cf. Sum. theol., Ia, q. xxxvii, a. 2.

Dans le second cas, le sens est : c’est grâce à la réception en nous du don de l’Esprit-Saint, amour substantiel de Dieu, que nous recevons les autres dons. Selon le premier sens, tous les dons de Dieu sont dits dons du Saint-Esprit, car tous sont donnés par une gratuite libéralité. Ratio autem liberalis donationit est amor, qui secundum Dionysium, movet superiora ad provisionem minus habentium. Et quia Spiritus Sanctus est amor, ideo ipse est ratio omnium eorum datorum quorum principium est divina voluntas. S. Thomas In IV Sent., l. I. dist. XVIII, a. 3. A cette donation qui ne comporte pas la donation de l’amour même de Dieu, c’est-à-dire du Saint-Esprit, se rapportent tous les dons naturels faits par Dieu aux créatures, ibid. ; le don du Fils de Dieu fait à l’humanité, ibid., ad 3um ; enfin, tous les dons surnaturels, avec cette différence que ceux d’entre eux qui ne produisent pas l’état de grâce et d’amour de charité dans ceux qui les reçoivent, tels les charismes ou grâces gratis datæ, les grâces actuelles prévenantes, crainte servile de Dieu, attrition, foi et espérance informes, etc., méritent plutôt le nom de choses que donne le Saint-Esprit, donabilia a Spiritu Sancto, que le nom propre de dons du Saint-Esprit, tandis que les dons surnaturels, qui unissent efficacement et parfaitement les âmes à Dieu, sont, à un titre particulier, absolu, des dons du Saint-Esprit.

Dans ce second sens, sont dits dons du Saint-Esprit les dons surnaturels, qui préparent efficacement, suivent ou constituent le don qui nous est fait de l’amour surnaturel de Dieu par-dessus toutes choses ou charité. La raison en est dans la similitude de la charité avec l’amour même de Dieu qui est le Saint-Esprit, S. Thomas, ibid., ad 4um ; Sum. theol., IIa IIæ, q. xxiii, a. 2, ad 1um, similitude qui témoigne qu’avec la charité cet amour de Dieu nous a été intrinsèquement donné, autant qu’il peut l’être : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum Sanctum qui datus est nobis. Le premier Don étant donné, les autres suivent de source La grâce sanctifiante elle-même, si elle précède naturellement la charité, comme l'âme précède les puissances, et, en conséquence, constitue le terme propre et direct de la justification, peut être envisagée comme une préparation intérieure, efficacement ordonnée au don parfait, consommé, du Saint-Esprit dans la charité, exigée par elle, et à ce titre être comprise parmi les dons du Saint-Esprit. Il en est de même des deux autres vertus théologales qui peuvent précéder la charité, connue dons du Saint-Esprit au sens large, ainsi que nous l’avons dit, mais qui nous sont données à nouveau par lui, au sens plénier, lorsque la charité, comme il convient, les informe. Suivent les habitudes infuses, qui n’existent que par la charité et se partagent en deux catégories : la première contient les vertus morales surnaturelles ; la seconde se voit attribuer par excellence le nom de don du Saint-Esprit. Restringitur (nomen doni) ad designandum septem dona Spiritus Sancti antonomastice. Alain de Lille, Distinctiones dictionum theol, § Donum, P. L., t. ccx, col. 774 ; Raynerius de Pisis, O.P., Pantheologia, tit. xiii, De dono in genere, c. i-iv, édit. Nicolaï, Lyon, 1955, p. 785 sq. Cf. David Lenfant, 0. P., Concordantiæ augustinianæ, Paris, 1056, t. i et ii, v° Donum ; les tables de l’édition bénédictine de saint Augustin, P. L., t. xxvi, et des œuvres de saint Thomas par Albert de Pergame, au mot Don.

Nous ne traiterons dans cet article ni des dons de Dieu, ni des dons du Saint-Esprit au sens large du mot, grâces actuelles, grâces gratis datæ, ni des dons du Saint-Esprit, au sens strict mais encore général, grâce sanctifiante, vertus théologales, vertus morales infuses qui sont traitées à leur place, mais uniquement des dons par excellence du Saint-Esprit, antonomastice, à savoir des sept dons universellement appelés dons du Saint-Esprit dans l’usage de l’Église et qui n’ont pas leur place marquée ailleurs. Cependant, les nécessités de l’exposition nous obligent, pour situer ces dons dans leur milieu, les ramener à leur point d’attache et manifester par voie d’opposition ce qui leur est propre, de faire précéder ce que nous en dirons d’un paragraphe sur le don que le Saint-Esprit nous fait de lui-même dans la charité, sujet qui d’ailleurs n’a pas été traité au mot Charité.

II. Le premier don divin : la personne du Saint-Esprit.

La question de la donation du Saint-Esprit à la créature intellectuelle est intimement liée à la question de la mission des personnes divines. Nous devons supposer cette dernière question résolue et les missions divines conçues comme une sorte de prolongement vers la créature raisonnable de la procession même par laquelle le Fils procède du Père et le Saint-Esprit du Père et du Fils, sans cesser d’agir en personnes divines. Cf. S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. xliii. L’incarnation du Verbe est l’exemple le plus frappant d’une mission divine. C’est la seconde personne divine elle-même qui s’unit à l’humanité du Christ et agit en elle, prolongeant, pour ainsi dire, sans l’altérer, sous cette nouvelle manière d’être, la génération éternelle par laquelle elle procède du Père. On sait, d’ailleurs, que les missions des personnes divines sont dites visibles ou invisibles, visibles dans l’incarnation du Fils et dans les manifestations extérieures du Saint-Esprit, au baptême du Christ, par exemple, et à la Pentecôte ; invisibles, lorsqu’un rapport spécial s’établit entre les personnes du Fils ou du Saint-Esprit et un acte intérieur de l’homme, par exemple, la connaissance de Dieu par la foi surnaturelle formée ou l’amour de Dieu par la charité. Cf. S. Thomas, ibid. Nous n’avons à parler ici que de la mission invisible du Saint-Esprit qui se fait par l’octroi à nos âmes de la divine charité, car c’est d’elle que relève le premier don divin, le don du Saint-Esprit lui-même, et c’est à ce premier don divin que se rattachent les sept dons du Saint-Esprit.

Deux questions seront traitées :
1° Fait du don de la personne du Saint-Esprit dans la charité ;
2° Manière dont le Saint-Esprit nous est donné dans la charité.

Don du Saint-Esprit par la charité.

De nombreux textes du Nouveau Testament parlent de l’envoi du Saint-Esprit, du don du Saint-Esprit fait aux fidèles, non seulement extérieurement, mais aussi intérieurement. Il suffit de rappeler : Joa., xiv, 16, 17, 26 ; Rom., viii, passim ; I Cor., ii, 12 ; xii, passim ; II Cor., iii, passim ; Gal., iv, 6 ; v, 18, etc. ; I Thes., iv, 8 ; I Joa., iii, 24 ; iv, 13. D’autres textes mettent en relation d’une manière très spéciale le don du Saint-Esprit et la charité. On cite au premier rang Rom., v, 5, et I Joa., iv, 8-16. Le premier texte dit formellement que l’amour de Dieu, charitas Dei — ce qu’il faut entendre de l’amour divin tel qu’il est en Dieu — a été répandu dans nos cours par le Saint-Esprit et que, de ce fait, à n’en pas douter, le Saint-Esprit nous a été donné. Le point culminant du deuxième passage est celui-ci : Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et sa charité est parfaite en nous ; nous connaissons qui’nous demeurons en lui et qu’il demeure en nous en ce qu’il nous a donné de son esprit. I Joa., iv, 12, 13. Rapprochés l’un de l’autre et de ce mot du ꝟ. 7 : l’amour vient de Dieu, ces deux versets établissent une certaine identification entre ces termes : amour de Dieu en nous, demeure de Dieu en nous, don de l’esprit de Dieu. Il semble en résulter que, dans notre charité, Dieu réside intrinsèquement par le don de son Esprit. Saint Augustin arrivait à la même conclusion en rapprochant le ꝟ. 7 du ꝟ. 8. Ait Joannes, 7, Dilectio ex Deo est ; et paulo post, 8, Deus dilectio est ; ubi manifestat eam se dixisse caritatem vel dilectionem Domini quam dicit ex Deo. Deus ergo ex Deo est dilectio. De Trinitate, l. XV, c. xix, P. L., t. xlii, col. 1084. Mais ce commentaire et d’autres que l’on trouvera cités par Pierre Lombard, Sent., l. I, dist. XVII, semblent mettre entre le Saint-Esprit et notre charité une identification substantielle et absolue qui n’est pas impliquée dans le passage de l’Epitre de saint Jean que nous avions d’abord en vue.

Quoi qu’il en soit de cette exégèse de saint Augustin qui nous semble un peu tendancieuse, il ressort de ces textes que, vis-à-vis de notre charité, Dieu n’est pas une cause ordinaire, c’est-à-dire une cause qui reste totalement en dehors de ses effets ; que l’Esprit-Saint, qui procède du Père, demeure vraiment en nous, nous étant donné dans la charité comme un principe intérieur et permanent de vie surnaturelle et divine. Et tel est aussi le sentiment de l’Eglise, traduit par ses énoncés doctrinaux et le langage de sa liturgie. Cf. la prose Veni Sancte Spiritus.

Manière dont le Saint-Esprit nous est donné dans la charité.

Deux opinions se sont partagé les théologiens touchant le mode de cette présence.

1. La célèbre doctrine, aujourd’hui abandonnée, de Pierre Lombard s’appuyait sur l’exégèse augustinienne et en concluait : quod ipse idon Spiritus Sanctus est amor sive caritas qua nos diligimus Deum ac proximuni ; elle tempérait cette affirmation en l’expliquant ainsi : tunc mitti vel dari dicitur, cum ita in nobis est ut facial nos diligere Deum et proximum… cum ita impartitur alicui, id est ita habet esse in aliquo, ut eum faciat Dei et proximi amatorem. Il ressort de cette explication, comme le remarque saint Thomas, que le maître des Sentences n’a pas l’intention de dire que le mouvement d’amour par lequel nous aimons Dieu est lui-même le Saint-Esprit, mais qu’il entend seulement que ce mouvement d’amour est un acte du libre arbitre mû par le Saint-Esprit, directement, c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’une de ces habitudes vertueuses qui interviennent dans la production des actes des autres vertus surnaturelles, foi, espérance, prudence, justice, etc. : ce que Pierre Lombard soutenait, dit saint Thomas, à cause de l’excellence de la charité. Sum. theol, IIa IIæ, q. xxiii, a. 2 ; cf. In IV Sent., l. I, dist. XVII, q. i, a. 1. La vertu de charité est donc remplacée, dans la conception de Pierre Lombard, par le Saint-Esprit lui-même, résidant en nous comme premier don ; pour ce théologien, il n’y a pas en nous, à proprement parler, répondant aux habitus vertueux de foi et d’espérance, d’habitus vertueux de charité. La charité n’est pas une vertu au sens de perfection permanente de la volonté nous donnant d’exécuter comme absolument nôtres nos actes d’amour de Dieu. Il n’y a en présence que la faculté naturelle et le Saint-Esprit, le Dieu intime, qui l’actionne. A la lettre, Deus est charitas, Dieu est notre charité, et qui adhæret Deo unus Spiritus est. I Cor., vi, 17.

Cette doctrine a été encore accentuée et exagérée par des disciples de Pierre Lombard, dont saint Thomas et saint Bonaventure nous ont conservé l’opinion ; la voici : Sicut lux dupliciter potest considerari, vel prout est in se, et sic dicitur lux ; vel prout est in extremitate diaphani terminati, et sic lux dicitur color (quia hypostasis coloris est lux et color nihil aliud est quant lux incorporata), ila dicunt quod Spiritus Sanctus, prout in se consideratur, Spiritus Sanctus et Deus dicitur, sed prout consideratur ut existens in anima, quani movet ad action charitatis, dicitur charitas. Ils concluaient à une union hypostatique du Saint-Esprit avec la volonté, analogue à celle de l’incarnation. S. Thomas, In IV Sent., 1. I, dist. XVIII, q. I, a. 1, Opéra, Parme, 1856, t. vi, p. 137. Cf. S. Bonaventure, ibid., a. 1, q. I, Opera, Quaracchi, t. i, p. 294.

Ces conceptions vraiment exagérées, et dont la seconde est hérétique, s’inspirent de l’exemplarisme platonicien, qui enseigne la continuité des Idées avec leurs émanations, celles-ci constitutives par leurs raisons terminales des perfections des êtres multiples. Saint Thomas n’a pas ignoré, Sum. theol., IIa IIæ, q. xxiii, a. 2, ad 1um, cette affinité des théories platoniciennes et de la théorie de Pierre Lombard. Il y avait là pour lui un problème, posé par l’Évangile de saint Jean lui-même, qui se sert librement et largement des données platoniciennes : les interprétations de saint Augustin et de Pierre Lombard avaient accentué encore le lien entre la perfection surnaturelle de la charité et les personnes divines, dans le sens platonicien de l’immanence divine. Saint Thomas abordera à son tour la question et la débrouillera définitivement, autant qu’elle peut l’être, en scindant la solution, en s’efforçant de conserver la transcendance divine sans diminuer l’intimité de la demeure du Saint-Esprit. Dans son système, la charité et les perfections surnaturelles seront définies nettement comme des perfections créées, et seulement par analogie, comme des imitations formelles de la perfection divine.

2. La doctrine de saint Thomas, devenue commune en théologie, s’est proposé avant tout de concilier la donnée de la mission invisible et du don intérieur du Saint-Esprit dans la charité avec les exigences morales de l’acte humain vital qui est l’acte de charité. Cet acte est, en effet, volontaire, les partisans de la première opinion l’admettent et sont obligés de l’admettre si tant est que rien ne soit plus libre et plus personnel que l’acte d’aimer. C’est dire que la racine propre et immédiate de l’acte de charité doit être un principe immanent à l’homme : car une inclination totalement imposée du dehors nous ferait violence et la violence est le contraire du volontaire. En fait, dans l’ordre naturel, toutes nos volontés dérivent d’une volonté primitive, de l’amour fondé en nature de la fin ultime, du bien universel, et rien de plus intérieur à un être que sa nature. Il est vrai qu’en regard de la fin surnaturelle, le principe volontaire naturel est impuissant, mais ce ne saurait être un motif pour renoncer à la loi d’origination intérieure, indispensable pour des actes volontaires. Si, comme le professe la foi catholique, un acte d’amour doit être émis en regard de la fin surnaturelle, à défaut de principes naturels, il requiert dans l’immanence du sujet un principe interne duquel il puisse découler sans violence. Il faut donc que Dieu nous confère un principe surnaturel d’ordre volontaire, perfectionnant notre volonté, de telle sorte que l’acte qui en découle vitalement soit intrinsèquement proportionné à la fin qu’il s’agit de poursuivre. S. Thomas, Quæestio unic. de caritate, a. 1. Opera, Parme, t. viii, p. 582.

On arrive à la même conclusion en considérant le caractère méritoire de l’acte de charité, source de tout le mérite surnaturel. Pour mériter surnaturellement, il faut posséder ce même principe, mais surnaturalisé. D’ailleurs, la spontanéité qui est la caractéristique de l’amour de Dieu, la facilité, la satisfaction qu’éprouve le juste en exerçant l’acte de charité, prouvent bien que celui-ci coule de source et procède d’une vertu intérieure analogue à celles qui rendent faciles et délectables les actes vertueux naturels. Ibid. Cf. Sum. theol., IIa IIæ, q. xxiii, a. 2.

La vertu créée de charité est donc un intermédiaire obligé entre l’action du Saint-Esprit et l’acte de charité. Et elle intervient à deux titres, d’abord comme cause formelle, pour surnaturaliser intérieurement notre volonté, puis comme cause efficiente produisant concurremment avec la volonté l’acte de charité. S. Thomas, In IV Sent., l. I, dist. XVII, q. 1, a. 1, ad 1um.

Qu’on le remarque bien, toutes ces exigences de l’acte humain ne diminuent aucunement la valeur de don qui nous est fait du Saint-Esprit : oportet incidere medium, non propter indigentiam vel defectum ipsius Spiritus operantis, sed propter necessitatem animæ recipientis. Ibid. Cf. Alexandre de Haies, Sum.theol., IIIa, q. lxi, a. 2, resol. ; S. Bonaventure, In IV Sent., l. i, dist. XVII, p. i, a. 1, q. i, ad 3um. A parler selon les lois de l’appropriation qui règlent toute cette matière, puisque, effectivement, toute notion ou production créée procède de la Trinité agissant à la manière d’une cause unique. la charité dérive spécialement du Saint-Esprit, exemplariter manet ab amore, qui est Spiritus Sanctus. S. Thomas, ibid., solutio. La médiation d’une forme créée n’empêche pas le Saint-Esprit d’être la cause propre de l’acte de charité : nec per hoc excluditur quin Spiritus Sanctus, qui est caritas increata, sit in homine caritatem creatam habente, movens animant ad action dilectionis. S. Thomas, Quæst. unic. de caritate, a. 1. Bien plus, on peut dire que la présence d’un intermédiaire permanent démontre la vigueur même de l’opération du Saint-Esprit : licet ad efficaciam moventis pertineat ut dispositionem non præexigat in subjecto ; tamen efficaciam ejus demonstrat si dispositionem fortem imprimat in passa vel moto… Unde cum Spiritus Sanctus sit virtuosissimum movens, sic movet ad diligendum, quod etiam caritatis habitum inducit. Ibid., ad 2um ; In IV Sent., l. I, dist. XVII, q. i, a. 1, ad 1um.

Si donc le Saint-Esprit n’est pas notre charité, si celle-ci a son existence distincte et créée, elle n’en est pas moins liée à l’opération du Saint-Esprit comme l’effet à sa cause propre et pour ainsi dire personnelle, comme le rayon au foyer dont il émane immédiatement. Le Saint-Esprit et la charité forment pour ainsi dire un couple indissolublement lié. De même que, là où est l’Être, effectus propriissimus Dei, se rencontre, Dieu lui-même, existant en toutes choses, secundum immediationem sui suppositi, S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. VIII, a. 1 ; cf. le commentaire de Cajetan : de même, toutes proportions gardées, là où est la charité, nécessairement se trouve le Saint-Esprit qui la cause et la maintient dans l’être. Et, selon la conception de saint Thomas, il demeure vrai que le juste pour rencontrer son Dieu n’a qu’à rentrer en soi-même et à le considérer dans son intime, à la tête de son acte d’amour. Le don de la personne du Saint-Esprit est tout aussi véritable que dans la première conception. Il faut cependant reconnaître que le mode de la liaison n’est pas aussi absolu. C’est la part du sacrifice à faire pour éviter le panthéisme et respecter la transcendance divine. Mais ce qui est ainsi perdu du côté de l’immanence va être récupéré du côté de l’absolue dépendance où la charité met l’activité totale du juste vis-à-vis du Saint-Esprit par les dons. C’est, en effet, et précisément, à cette imperfection nécessaire de l’information de nos actes surnaturels, divins, par le Saint-Esprit, que les dons du Saint-Esprit sont destinés à remédier. C’est là leur raison d’être.

III. Raison d’être des dons du Saint-Esprit

Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 2.

Les vertus théologiques, foi, espérance et charité, perfectionnent la partie supérieure de l’âme humaine, à la manière des vertus naturelles. Ce sont, en effet, des habitudes, c’est-à-dire des principes permanents d’activité, inhérents aux facultés qu’elles surélèvent. Nous avons prouvé brièvement qu’il en était ainsi pour la charité et il serait facile de le prouver pour la foi et l’espérance. Voir ces mots.

Or, si l’on compare entre elles les vertus morales naturelles et les vertus théologiques, celles-ci l’emportent sans doute sur celles-là par la perfection de leur être comme aussi par la dignité surnaturelle de la fin vers laquelle elles nous permettent de tendre, mais elles ne laissent pas d’être, à un certain point de vue, inférieures aux premières. L’infériorité consiste en ceci que le vertueux possède les vertus naturelles d’une manière adéquate, quasi plena possessio, tandis que la possession que nous avons des vertus surnaturelles est imparfaite. Imperfecte enim diligimus et cognoscimus Deum. S. Thomas, loc. cit.

D’où vient cela ? De ce que nous portons en nous substantiellement, comme notre forme naturelle même, le premier principe de toute notre moralité naturelle, à savoir la raison. Alors même, en effet, que la raison s’est créé dans notre organisme psychologique, comme autant d’aides permanents, ces habitudes de l’âme que nous nommons vertus morales, elle ne cesse pas de demeurer en permanence à la tête de notre agir, de gouverner, de surveiller, de diriger, de stimuler de haut, par ses inspirations, notre vie morale de chaque instant. Et si, sur un point quelconque, vis-à-vis d’une difficulté nouvelle, par exemple, en regard de laquelle notre mécanisme d’habitudes morales n’est pas suffisamment rectifié et comme monté, une défaillance vient à se produire, la vigilante raison y pourvoit aussitôt par une entrée en scène directe. Pour un temps elle se substitue au train de son gouvernement habituel par l’intermédiaire des vertus. Et donc, puisque la perfection morale naturelle n’a pas d’autre objet que de faire passer dans notre vie les lumières rationnelles, et, par elles, les dictées de la raison divine dont notre raison est issue, nous possédons en nous, dans notre immanence psychologique, tout ce qui est requis pour ce but, y compris le principe formel de l’ordre moral naturel.

Il en va fout autrement de la perfection surnaturelle qui nous est départie grâce aux vertus théologiques. Celles-ci, nous l’avons vu, ne sont pas, prises en elles-mêmes, le principe formel de la vie divine qu’il nous est donné de vivre à notre manière. Elles n’en sont que des participations dérivées, efficaces sans doute, mais reçues dans les facultés humaines dont elles représentent en définitive les perfectionnements. Ces facultés, informées par les vertus théologales, gardent le pouvoir d’émettre et de produire leur mouvement désormais surnaturalisé. Elles agissent elles-mêmes, selon leur propre nature, et les vertus théologiques doivent se plier à ce mode d’agir. De là, l’obscurité de la foi, bien que son objet, la vérité première révélante, ne soit en elle-même que lumière ; de là, l’imperfection de la charité qui, prise en elle-même, suffit à aimer Dieu vu face à face, puisqu’aussi bien c’est avec la même charité que le juste aime Dieu, ici-bas et au ciel. S. Thomas, ibid., a. 6 ; voir Charité, t. iii, col. 2226 : elle est tombée dans une âme qui ne connaît Dieu qu’obscurément, S. Thomas, ibid., a. 2, ad 3um, qui n’est qu’au commencement de son voyage vers Dieu, et qui, en conséquence, n’est pas disposée, comme elle le sera au ciel, à la recevoir dans toute sa virtualité. Par l’effet, donc, de leur inhérence dans ce sujet créé qu’est l’âme humaine, inhérence, nous l’avons vu, nécessaire et fatale, les vertus théologiques, si elles ont l’efficacité de destiner celui qui les possède à la vie éternelle, n’ont pas celle de garantir absolument cette destination. L’homme juste, avec sa raison aliqualiter et imperfecte informata per virilites theologicas, ibid., a. 2, demeure à la tête de son activité surnaturalisée ; et ce privilège, indispensable à la vertu méritoire de ses actions, devient fréquemment la source des défaillances qui peuvent aller jusqu’à lui faire perdre l’amour de Dieu. Le but que le juste poursuit est si élevé au-dessus de ses forces ; l’être humain qu’il doit y conduire est si plein de misères, en dépit de sa surnaturalisation ! Il est manifestement, en regard de la conquête définitive du but surnaturel, dans un état inférieur à l’homme naturel vis-à-vis de sa moralisation rationnelle.

La constatation de cette infériorité sert de point de départ à saint Thomas, pour s’élever à l’idée de la convenance de forces divines supplémentaires qui relèveraient l’ordre surnaturel en face de l’ordre des vertus naturelles. Suivons son raisonnement : manifestum est quod unumqundque quod perfecte habet naturam vel formum aliquam aut virtutem potest per se secundum illam operari…, sed id quod imperfecte habet ea non potest per se operari nisi ab altero moveatur. Or, il semble que ce soit là une lacune indigne d’une œuvre divine. Il n’est pas convenable que notre moralisation surnaturelle soit dans un état d’infériorité vis-à-vis de notre moralisation naturelle. Puisque le Saint-Esprit, cause propre de cette dernière moralisation, reste nécessairement en dehors de notre nature qu’il transcende infiniment, il faudra donc qu’il supplée par des excitations et des impulsions directes, non pas accidentelles mais normales, à la façon dont la raison intervient dans le gouvernement des vertus. Et c’est cette assistance continuelle qui nous est garantie par des attestations comme celles-ci : Qui Spiritu Dei aguntur, hi filii Dei sunt ; et si filii et heredes, Rom., viii, 1 i-17, et encore : Spiritus tuus bonus deducet me in terram reclam. Ps. cxiii, 10. Seul, l’Esprit-Saint est vis-à-vis du salut définitif un principe absolument proportionné, car seul Deus cujus scientiæ et potestati onmia subsunt, sua motione ab omni stultitia, et ignorantia, et hebetudine et duritia, et ceteris hujusmodi, nos tutos reddit. Ibid., ad 3um.

C’est cette influence directe, et cependant normale. de l’Esprit-Saint intervenant dans notre psychologie morale surnaturelle, pour lui donner la perfection dévolue à l’organisme des vertus naturelles, que consacre la doctrine des dons du Saint-Esprit. Par eux, en effet, le Saint-Esprit demeure en tout temps à la tête de notre vie surnaturelle, comme la raison se trouve naturellement à la tête de la vie morale ; par eux, l’organisme surnaturel se trouve définitivement armé et perfectionné, étant sous l’empire direct de sa règle divine, le Saint-Esprit.

IV. Les dons du Saint-Esprit sont-ils des habitudes ?

Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 3.

D’après ce que nous avons dit, la question semblerait devoir être tranchée par la négative. Les dons du Saint-Esprit se présentent comme des excitations, des impulsions du dehors ; l’habitude est, au contraire, un principe intérieur, devenu connaturel, d’activité psychologique. Mais l’opposition n’existe que si l’on conçoit cette activité du don comme une activité purement motrice et efficiente. Car il est des activités d’un autre caractère, des activités réceptrices, qui ne s’exercent que pour mettre leur sujet dans un état de passivité. Telle l’attention du disciple qui le met en disposition de recevoir l’enseignement de son maître, telle l’obéissance qui met une âme en état de disponibilité à l’endroit des commandements légitimes. Rien ne s’oppose à ce qu’il y ait en nous un principe permanent et habituel de semblables activités. De fait, l’attention et l’obéissance sont en nous à l’état de vertus. Si donc on conçoit les dons du Saint-Esprit comme des dispositions de l’âme à recevoir et à desservir les inspirations du Saint-Esprit, rien ne s’oppose à ce qu’ils puissent être considérés comme des habitudes, B. Froget, De l’habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes, 2e édit., Paris, 1900, part. IV, c. cf, les dons du Saint-Esprit, p. 381.

Le sont-ils en effet ? C’est une question qui divise les théologiens. A la rigueur ils peuvent ne pas l’être. Le Saint-Esprit, résidant en nous, avec toute la sainte Trinité, par la grâce sanctifiante, procurerait, par ses initiatives toties quoties, le bon fonctionnement des vertus théologales et des vertus morales infuses ou surélevées, de manière à assurer le salut du juste, en le prémunissant contre les dangers provenant de l’imperfection de notre participation â la vie surnaturelle. Mais il semble que cette manière de garantir le service d’interventions, d’ailleurs absolument nécessaires pour le salut, ne s’harmonise pas avec la perfection que Dieu apporte dans ses œuvres, toutes les fois qu’il s’agit d’assurer le nécessaire. Ainsi dans l’ordre de la perfection morale naturelle, les vertus morales n’ont pas seulement une efficacité active, mais, par l’acquis qu’elles représentent, elles disposent habituellement nos inclinations appélitives à recevoir les commandements rationnels. Toujours la même question : l’ordre surnaturel sera-t-il moins complet en nous que l’ordre naturel ? Nous aurions des organes permanents pour recevoir les impulsions de la raison, et nous n’en aurions pas pour recevoir les impulsions du Saint-Esprit qui, par la grâce et la charité, réside dans notre âme, aussi ordinairement que notre propre raison ? Dieu aurait seulement ébauché la partie supérieure de son œuvre, tandis qu’il aurait achevé la partie inférieure : notre moralité naturelle serait mieux assurée que notre moralité surnaturelle et notre salut ! Il faut conclure de tout cela que les dons du Saint-Esprit sont en nous, comme les vertus, à l’état d’habitude. Cela est de haute convenance.

Ici une difticulté se présente. Le propre de l’habitude est d’être â la disposition de la volonté de son possesseur. Disposerons-nous donc â notre arbitraire de l’activité même de la cause première ? Cette difficulté n’en est pas une si l’on entend bien le principe allégué : l’habitude est à notre disposition. Ce principe doit s’entendre positis ponendis. Aucun acte naturel ne se produit sans une intervention du Dieu qui in omni natura et voluntate intervus operatur : de même, aucun acte surnaturel, sans un secours divin surnaturel. Or, l’utilisation d’une habitude surnaturelle est un acte surnaturel, qui ne peut se produire que par une intervention divine coordonnée à l’intervention spéciale du Saint-Esprit, résultant de l’usage effectif du don. Ainsi entendu, le principe en question n’a rien d’impossible : si nous utilisons l’agir divin, c’est que Dieu nous a d’abord excités, par une grâce actuelle, à nous servir du don, lequel, à son tour, nous donne en quelque sorte barre sur le Saint-Esprit. Nous n’avons d’ailleurs le pouvoir de mettre en branle l’action du Saint-Esprit, est-il besoin de le rappeler, que pour nous soumettre à cette action. Notre droit sur lui n’est que le pouvoir efficace de nous mettre en regard de lui dans une altitude obédientielle, qui provoque efficacement son intervention. Cf. A. Gardeil, Les dons du Saint-Esprit dans les Saints dominicains, Paris, 1903, Introduction, p. 32 sq.

V. Différence des dons du Saint-Esprit et les vertus morales infuses

Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 1.

Les dons du Saint-Esprit occupent en regard de l’action du Saint-Esprit une place analogue â celle que les vertus inorales occupent dans l’homme naturel en regard de la raison. Ici, une nouvelle difficulté se présente. Selon l’opinion commune, inaugurée par saint Thomas, il existe des vertus morales infuses, véritables habitudes surnaturelles, qui ont précisément pour objet d’assurer dans le domaine de la pratique l’influence continue de la charité et, par conséquent, du Saint-Esprit qui nous gouverne par elle. Si l’on accepte cette opinion, les dons, tels que nous les avons définis, ne font-ils pas double emploi, ou, du moins, ne se confondent-ils pas avec les vertus morales infuses ? Cette manière de voir est confirmée par ce qui se passe dans l’ordre des vertus naturelles, qui, demeurant identiques â elles-mêmes, cumulent le rôle de principes actifs d’opérations morales avec celui de disponibilités permanentes au service des injonctions rationnelles.

Certains théologiens ont pensé qu’il n’y avait lieu que de faire une distinction morale. La qualité de don ne ferait que mettre l’accent sur le côté par lequel les vertus infuses dépendent de leur cause divine, tout en demeurant essentiellement des vertus purement actives. Mais cette opinion ne se concilie pas avec les différences que manifestent les énumérations des dons et des vertus. Si l’on parcourt la liste des sept dons, on constate que certaines vertus morales ne se trouvent pas parmi les dons, la justice, par exemple ; certains dons, la crainte en particulier, n’ont pas rang de vertu, d’autres, les dons intellectuels, ne sauraient faire partie des vertus morales infuses. Cette manière de voir est donc controuvée.

Et c’est pourquoi la distinction réelle doit être maintenue. Elle trouve sa raison d’être dans la double manière dont une cause première d’un ordre donné peut intervenir dans son domaine, à savoir : premièrement en mettant en mouvement des causes secondes, auxquelles elle a départi d’une manière habituelle une partie de son pouvoir actif ; deuxièmement en intervenant directement, par des initiatives personnelles, dans le fonctionnement ordinaire déjà assuré par les causes secondes. La première manière fait appel â un simple concours ou prémotion de la cause seconde avec la cause première, la seconde manière relève de la causalité instrumentale proprement dite. A la première se rattache l’activité des vertus morales infuses, à la seconde, les dons. Les vertus morales ne font que détailler l’impulsion motrice que le Saint-Esprit leur transmet par la charité ; comme la charité dont elles émanent, elles perfectionnent la puissance naturelle spéciale dans laquelle elles résident ; en elles et avec elles la raison et les puissances appétitives gardent l’initiative de leur mouvement et le gouvernement de notre vie morale. Par elles, celle-ci est surnaturalisée ; mais la rançon de l’initiative laissée à la raison, est l’imparfaite garantie du salut, que seule l’action directe et continue du Saint-Esprit peut mettre hors de toute atteinte.

C’est cette action directe et continue du Saint-Esprit que les dons font descendre sur le terrain même des vertus morales, sur le terrain de la vie de chaque jour. N’agissant que pour nous mettre en état de recevoir, ils font de nous les instruments du Saint-Esprit qui devient, aux lieu et place de notre raison, la vraie tête de notre agir et nous gouverne à son gré. Étant en nous à l’état d’habitude, ils garantissent, autant que peut le faire une habitude, la présence normale et l’intervention en temps utile des motions nécessaires de l’Esprit divin. Il est vrai que nous ne pouvons mettre en branle ces habitudes que sous une motion divine spéciale, mais cette motion est de l’ordre du concours divin, lequel est dû à tous les organes habituels disposés par la providence, surtout aux organes surnaturels, objets d’une providence spéciale. Le concours divin est comme l’air que nous respirons ; seule, une faute volontaire pourrait mettre un obstacle à cette divine intervention. En dehors de ce cas, le juste utilise, quand il le veut, l’habitude du don, il dispose des inspirations du Saint-Esprit, non en exerçant sur elles une influence active, ce qui est impossible, mais en la manière dont on peut agir sur une cause première, comme un champ d’activité qui se déploie, comme un instrument tout monté qui s’offre à l’artiste inspiré, organum pulsatuma Spiritu Sancto, dit saint Grégoire de Nazianze. Etant donné qu’il ne le peut faire que sous la motion divine, en vertu de l’harmonie préétablie entre toutes les volontés divines à notre endroit, son offre volontaire constitue un droit actuel aux inspirations du Saint-Esprit ; la correspondance divine est infailliblement garantie.

Ce n’est donc pas par une différence d’objet que se distinguent les vertus morales infuses et les dons. Sum. theol., ibid., a. 5, ad 1um. Leur terrain d’exercice est identique : c’est toute la pratique morale surnaturelle. La raison unique de leur distinction est dans la différence de leur mode intérieur d’opérer : ici mode humain, là mode divin ; ici action surnaturalisée, mais réglée par la raison, là activité d’abord purement réceptrice, puis agissante, mais uniquement sous l’inspiration du Saint-Esprit, règle divine, supérieure à la raison, même surnaturalisée, étant la Raison divine elle-même. Aussi, tandis que les vertus morales infuses ne peuvent appartenir qu’à l’étage appétitif, tandis que l’étage strictement rationnel doit leur échapper, puisque renfermant leurs causes génératrices et directrices il leur est fatalement supérieur, les dons qui relèvent uniquement de la cause divine qu’est le Saint-Esprit, peuvent être aussi bien intellectuels que volontaires. Sum, theol., ibid., a. 4. Toutes les puissances de l’homme, en effet, sont dans la dépendance de Dieu, et l’œuvre du salut éternel, avant d’être affaire de volonté et d’affection, est affaire de conception intellectuelle. Voilà pourquoi, dans la nomenclature communément adoptée des dons, le plus grand nombre, à savoir la sagesse, l’intelligence, la science et le conseil, désignent des perfections intellectuelles. Trois seulement, la piété, la force et la crainte, concernent directement l’appétition.

VI. l’organisme hiérarchisé des dons.

La liste des dons admise communément est empruntée à l’énumération attribuée par la Vulgate à Isaïe, xi, 2, 3 : Spiritus sapientiæ et intellectus, spiritus consilii et fortitudinis, spiritus scientiæ et pietatis et replebit eum spiritus timoris Domini. Dans cette énumération que nous supposons acquise, deux points sont à relever : la distinction de sept dons, l’ordre de l’énumération.

1o  La distinction de sept dons peut se justifier par leur rapport avec les puissances de l’âme et les vertus attachées à ces puissances. Cf. Sum. theol., IIa IIæ, q. viii, a. 6. Les puissances intellectuelles sont perfectionnées dans l’ordre naturel, en regard de l’objet propre de l’entendement qui est l’être, par les cinq vertus intellectuelles aristotéliciennes, à savoir, sagesse, intelligence, science, prudence et art. Parmi celles-ci, il en est une, l’art, qui n’est pas susceptible de devenir un principe d’actes moraux. Dans l’ordre de la moralité surnaturelle auquel appartiennent les dons nous ne devons pas nous attendre à rencontrer un « art divin » , à moins qu’on ne veuille, comme l’ont fait certains Pères, l’attribuer au Saint-Esprit lui-même, artiste divin, qui se sert, comme d’un clavier, des différents jeux de notre organisme surnaturel qu’il touche à volonté. selon ses inspirations. Au contraire, les vertus intellectuelles de sagesse, de science, d’intelligence et de conseil, sont aptes à perfectionner l’acte humain, si tant est que bien penser soit le principe de la morale. Elevées à la dignité d’habitudes surnaturelles, en la seule manière possible pour elles, c’est-à-dire comme dons du Saint-Esprit, elles perfectionneront la connaissance de la foi, principe de toute la vie surnaturelle. La foi a trois objets :
1. la Vérité première, Dieu, qui est son objet premier et principal ;
2. toutes espèces de vérités concernant les créatures, en relation avec la Vérité première, objet secondaire ;
3. la direction surnaturelle des actes humains, auxquels elle s’étend en éclairant de sa lumière la charité qui est leur principe moteur prochain — objet d’extension.

Le don d’intelligence, conformément au rôle de pénétration dévolu à la vertu intellectuelle du même nom, donnera au juste de pénétrer à l’intime de ce triple objet de la foi ; les dons de sagesse, de science et de conseil perfectionneront le jugement que porte sur lui la foi, conformément à ce que chacune a de spécial. C’est ainsi que la sagesse aura pour domaine les choses divines en elles-mêmes, la science les choses créées, le conseil l’extension des vérités de foi à la pratique. Ibid.

Les puissances appétitives sont perfectionnées dans l’ordre naturel par les vertus de justice, de force et de tempérance. Le don de piété, de cette vertu qui, par un sentiment de révérence spéciale pour Dieu, notre Père, opère le bien envers tous, est bien l’expression la plus haute de la justice surnaturelle. Le don de force correspond naturellement à la vertu de force, et, comme elle, mais d’une manière supérieure, garantit l’âme des terreurs causées par les périls ; le don de crainte de Dieu est l’aide tout indiqué de la tempérance dans la lutte particulièrement tenace que celle-ci soutient contre les concupiscences violentes de la chair. Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 4.

2o  L’ordre selon lequel les dons sont énumérés chez Isaïe ne correspond pas à la hiérarchie de nos facultés, ce que la précédente systématisation semblerait imposer. Peut-on le justifier ? La chose n’a pas, en soi, grande importance, mais il se trouve que l’effort, fait par la théologie scolastique pour y arriver, a jeté la lumière sur un nouvel aspect des dons, je veux parler sur le rôle directeur de plusieurs d’entre eux vis-à-vis des autres. Dans la liste traditionnelle les six premiers dons sont énumérés deux à deux, et de telle sorte qu’un don intellectuel est toujours nommé le premier ; c’est ce qui a suggéré la pensée d’attribuer à ce don une influence directrice spéciale sur son ou ses associés. L’ordre naturel est conservé pour le don de sagesse, qui, considérant les choses du point de vue de l’absolu, a une influence prépondérante ; on lui adjoint le don moins élevé d’intelligence, en vertu, peut-on dire, de l’affinité existante entre eux dans la philosophie naturelle où la métaphysique, étant la science suprême, défend les premiers principes objets de l’intelligence ; c’est du don de sagesse que relèverait également le dernier des dons demeuré isolé et cela parce que la crainte du Seigneur trouve son motif propre dans l’excellence divine, objet du don de sagesse.

Le don de force a une affinité avec le don de conseil, due à ce que le conseil est surtout nécessaire dans les périls, à cause de la précipitation qu’engendre la frayeur. Le don de piété est apparenté à celui de science, de peur que la piété, toute en zèle filial, dum se extra rectitudinem inclinat, intorqueat, comme dit à son sujet saint Grégoire, de peur donc qu’elle ne dévie. Quant à l’interversion de l’ordre naturel du conseil et de la science, il se justifie du fait que la force que dirige le conseil serait plus nécessaire, en un sens, pour la pratique de la vie spirituelle que la piété dirigée par la science. La piété, en effet, s’applique indistinctement à toutes les bonnes œuvres, ad omnia utilis est, tandis que la force fait face aux périls, lesquels par leur ordinaire gravité requièrent tout particulièrement l’assistance immédiate du Saint-Esprit. Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 7.

Ces considérations paraîtront peut-être plus ingénieuses que justifiées. Elles témoignent, en tous cas, du profond respect de l’antiquité dont saint Thomas condense les commentaires (voir la partie documentaire), pour les moindres nuances du texte sacré. Abstraction faite de la solidité de leur fondement exégétique, elles ne manquent pas d’une sérieuse vérité psychologique et l’épreuve de la pratique spirituelle les a, plus d’une fois, vérifiées.

Au rôle directeur de certains dons sur des dons inférieurs, se rattache la question du rôle directeur des dons sur les vertus morales infuses. S. Thomas, Sum. theol.. Ia IIæ, q. lxviii, a. 8. Sans doute, dans l’ordre de l’être, la genèse de ces vertus précède celle des dons : il convient que notre intérieur soit soumis d’abord au règne de la raison surnaturalisée, avant de l’être au gouvernement direct du Saint-Esprit. Avant tout, dit saint Grégoire, cité à ce sujet par saint Thomas, ibid., obj. 2a, le don du Saint-Esprit forme dans l’âme qui lui est soumise, la justice, la prudence, la force et la tempérance ; c’est une âme ainsi armée qu’il munit aussitôt par les vertus de sagesse contre la déraison, etc. Dans l’ordre dynamique au contraire, les dons sont supérieurs ; ils sont destinés, en effet, à venir au secours des vertus morales ; grâce à l’influx direct et immédiat qu’ils reçoivent du Saint-Esprit, ils sont capables de les diriger. Par ce dernier trait s’achève l’organisation dynamique de toute notre psychologie surnaturelle, que nous pouvons maintenant, abandonnant l’analyse, embrasser d’un seul regard.

VII. Synthése du dynamisme surnaturel.

Au centre de ce dynamisme est la charité qui est répandue directement dans nos âmes par le Saint-Esprit. C’est elle qui fait la connexion des vertus et des dons. Sum. theol., Ia IIæ, q. lxvi, et lxviii, a. 5. Font corps avec la charité, les deux autres vertus théologiques, la foi qui est sa lumière, l’espérance qui la complète en développant l’aspect béatificateur de son objet, que la charité, tout désintéressement et détachement de soi en vue de Dieu, ne saurait expliciter. De la charité, comme d’un foyer générateur, émanent vertus infuses et dons ; en elle, ils trouvent l’unité dynamique qui assure la connexité de toutes leurs opérations. Les trois vertus théologales dominent ainsi tout l’ordre des vertus comme des causes supérieures, comme des vertus-mères. Ce sont elles qui opèrent l’union radicale avec Dieu et c’est grâce à elles que tout le dynamisme inférieur se trouve sous l’influence de l’Esprit-Saint. Mais, dans la réception de cette influence, il faut faire une différence. Les vertus morales infuses reçoivent l’influence divine par l’intermédiaire de la charité, et comme celle-ci est en nous à l’état de perfection habituelle de la raison, c’est une influence divine humanisée, et en quelque sorte une lumière tamisée par le mode humain d’exister de la divine charité que recueillent les vertus morales infuses. Il faut qu’il en soit ainsi, pour que le juste garde la spontanéité de son amour et l’entière vertu méritoire de ses actes. Il y perd à la vérité quelque chose de l’infaillibilité que lui donnerait la direction immédiate du Saint-Esprit et c’est à récupérer autant que possible les effets de cette concession nécessaire faite à la raison que sont destinés les dons. Ceux-ci sont réglés directement par le Saint-Esprit résidant en nous par la charité. Le Saint-Esprit dans le gouvernement de nos âmes par les dons se substitue définitivement à la raison, il passe pour ainsi dire par-dessus elle, pour venir à l’appui de son œuvre première qui, parce qu’elle est aussi la nôtre, n’est pas à l’abri de toutes les défaillances, surtout en présence des œuvres difficiles ou délicates. Et comme il convient qu’à cette œuvre du Saint-Esprit nous coopérions, afin que là où est l’action divine immédiate le mérite ne soit pas absent, les dons sont dans le juste à l’état d’habitudes constituant une sorte de droit permanent aux inspirations directes du Saint-Esprit, droit dont notre volonté, avec le secours ordinaire de Dieu, peut user à discrétion. Ainsi se complète l’organisation intérieure du juste sous la dépendance de l’Esprit de Dieu.

Dans cette synthèse dynamique les vertus morales infuses sont à la base, elles assurent le train ordinaire des actes méritoires, le fond de la vie surnaturelle. Les dons sont des auxiliaires, mais non pas à la manière de serviteurs subordonnés : c’est d’en haut qu’ils procèdent et leur action ne dessert pas seulement les vertus, elle les supplée, étant dans l’ordre que l’intervention du principe premier peut s’exercer d’une manière totale et se passer des moteurs subordonnés.

Il ne faut donc pas concevoir l’action des dons comme tellement liée à l’activité des vertus, que celles ci ne puissent s’en passer, ou que ceux-là soient obligés de se servir d’elles. Le Saint-Esprit, résidant dans le cœur du juste, agit sans cesse, mais tantôt il laisse la charité et les vertus infuses morales aller leur train, et se contente de les surveiller, tantôt il intervient par ses dons dans leur marche, pour renforcer ou corriger leur fonctionnement, tantôt il fait agir le don sans la vertu, par une inspiration dont il a toute l’initiative, tantôt il dirige une vertu par un don, et dirige ce don à son tour par un autre don supérieur. Variété des moyens dans la richesse des bienfaits, tel est le gouvernement intérieur du Saint-Esprit. Et c’est sans doute ce que proclame ce double septénaire des dons, d’une part, et des vertus tant théologiques que morales infuses, d’autre part, si tant est que le nombre sept dans la langue sacrée désigne moins un nombre déterminé qu’une plénitude.

VIII. Monographie des dons.

L’étude des écrivains ecclésiastiques qui, après saint Augustin, et surtout après saint Grégoire, ont traite des dons du Saint-Esprit nous met en présence d’un nombre considérable de monographies. Mais, ou bien ce sont des paraphrases de quelques pensées jetées par les deux grands docteurs, et nous en retrouvons dès lors la substance chez saint Thomas, ou bien ce sont des descriptions de verve, jaillies de l’expérience personnelle des auteurs, et à ce titre très intéressantes pour la théologie mystique positive, mais très difficiles à ramener aux proportions d’un résumé théorique. On trouvera l’indication des principales de ces descriptions dans la partie documentaire. Nous résumerons seulement ici, en les paraphrasant, les données des monographies dressées par saint Thomas d’Aquin, sans entrer dans les explications de ses commentateurs que l’on trouvera plus loin. Si l’on veut se rendre compte du fini psychologique et systématique auquel ces données ont abouti, en même temps que de la valeur pour la vie spirituelle qu’ont leurs monographies détaillées, on peut lire les dissertations sur ce sujet de l’un des derniers parmi les maîtres du passé, Jean, de Saint-Thomas, doctor profundissimus. Cursus theologicus, in Iam IIæ, q. lxviii, disp. XVIII, a. 3-6. Si l’on veut un bon résumé, de poche, pour ainsi dire lire Billot, De virtutibus infusis, thesis viii, 1, Nous suivrons dans notre étude cet ordre : d’abord les’dons intellectuels, puis les dons volontaires, dans chacune des séries, nous suivrons l’ordre des vertus auxquelles ils correspondent, foi, charité, prudence, pour la première série, justice, force, tempérance pour la seconde, bien que la crainte de Dieu, qui correspond à la tempérance par un côté, soit rattachée principalement par saint Thomas, à la vertu d’espérance.

Le don d’intelligence.

Sum. theol., IIa IIæ, q. viii.

1. Son acte.

Le propre de l’intelligence, en tant qu’elle constitue une fonction de la faculté intellectuelle distincte de la fonction scientifique, c’est l’intuition, c’est-à-dire la pénétration profonde de son objet par un regard simple, ce qui n’exclut pas, comme le remarque Jean de Saint-Thomas, un jugement de simple discernement, mais seulement un jugement analytique, remontant aux causes de la vérité perçue, comme celui que contient la connaissance de la vérité d’une conclusion. Par analogie, le don d’intelligence pourra être conçu comme donnant une intuition pénétrante des choses divines, hoc. cit., a. 1.

2. Son objet.

Les choses divines, ici-bas, nous sont connues obscurément par la foi. Comment allier cette obscurité et l’intuition pénétrante dont nous venons de parler ? hoc. cit., a. 2. En distinguant les objets primaires, les objets secondaires et l’objet d’extension de la foi. Des premiers qui sont les mystères, le don d’intelligence ne saurait évidemment nous donner une intuition positive : ce serait supprimer la foi ; mais il peut nous donner des vues intuitives sur le second, par exemple sur de nombreux textes de l’Écriture sainte qui se rapportent aux mystères, nous manifestant d’une claire vue ce rapport. De plus, en ce qui concerne les mystères eux-mêmes, le don d’intelligence peut donner la claire vue de leur crédibilité extrinsèque, manifester quod profiter ea quæ exterius apparent, non est recedendum ab his quæ sunt fidei. Ibid. L’objet d’extension de la foi sont les règles supérieures de la pratique chrétienne, ibid., a. 3 ; par exemple les relations intratrinitaires des personnes divines provoquent chez les saints des efforts pour réaliser en eux-mêmes des vertus dont ces relations sont le modèle exemplaire : l’intuition de cette exemplarité, de ce rapport régulateur à l’action vertueuse, sainte, sera l’affaire du don d’intelligence. Un simple fidèle n’y voit rien. Cf. A. Gardeil, Le don d’intelligence dans sainte Catherine de Sienne, op. cit. En résumé, un objet inaccessible au don, à savoir la substance des articles de foi ; trois objets accessibles : ce qui est ordonné à la manifestation du mystère, sa vérité extrinsèque ou crédibilité, sa vertu régulatrice des mœurs.

3. Sa raison d’être et sa cause.

a) La charité, pour être parfaite, c’est-à-dire nous mener absolument, eflicacement au salut, requiert le don d’intelligence, pour cette raison spéciale que, pour vouloir toujours bien, il faut voir clair. Or, la foi salutaire, si elle incline efficacement à adhérer, ibid., a. 5, ad 3um, ne fait pas la clarté. Ce n’est pas de sa nature. De là des obscurités, des inintelligences, des erreurs sur les trois alentours de la foi : rapports du mystère, objet de la foi et du créé, théories philosophiques qui contrarient la crédibilité, préjugés ou aberrations morales qui peuvent faire tomber le fidèle, faute de lumière parfaite. Le don d’intelligence y pourvoit, du moins pour tout ce qui est nécessaire au salut individuel, n’étant pas un brevet d’omniscience. Ibid., a. 4, ad 1um, 2um et 3um. Comment cela ?

b) C’est qu’il est constitué essentiellement parle mouvement d’une intelligence sous l’empire de l’Esprit-Saint, dont la charité assure la demeure dans le juste. Hujusmodi autem motus consideratio in hoc est quod homo apprehendat veritatem circa finem. Quelles que soient donc les obscurités, les objections, etc., le juste, par le don d’intelligence, garde au milieu de tout cela le sens de la fin ultime qui l’empêche de dévier, ce que ne donne pas la foi informe. Sur ce point, qui est capital, il voit clair, il démêle, il perçoit. Ibid., a. 5. C’est une illustration intellectuelle, qui a une certaine analogie avec le jugement prophétique, qui en a l’infaillibilité, mais qui en diffère en ce qu’elle se borne à donner une juste estimation de ce qui tend à la fin ultime personnelle du juste. Ibid., ad 2um. Le juste a cette estimation spontanément, instinctivement, non par mode de jugement, ce qui appartient au don de sagesse, ibid., a. 6, mais par une sorte d’appréhension surnaturelle.

Les vices opposés au don d’intelligence seront, par suite, l’aveuglement de l’esprit et l’épaississement du sens spirituel. Le premier provient tantôt d’une volonté mauvaise, qui ne veut pas voir, attaquant ainsi le don d’intelligence dans sa racine même, la charité ; tantôt d’un amoncellement de préoccupations terrestres et d’affections charnelles, telles qu’elles empêcheraient, dit saint Thomas, interprétant un texte du Ps. lvii, de voir le soleil lui-même. On trouvera, dans la q. xv de la IIa IIæ, une analyse très étudiée de ces deux déformations de notre psychologie surnaturelle et, dans la q. xvi, a. 2, un répertoire des documents scripturaires qui contiennent les préceptes divins relatifs aux dons d’intelligence et de science.

Au don d’intelligence, qui produit l’intuition du divin en supposant et en entretenant la purification du cœur, correspond la première des béatitudes évangéliques, Beati mundo corde quoniani ipsi Deum videbunt, et le fruit du Saint-Esprit dénommé par l’apôtre du nom de foi, alteri fudes in eodem spiritu. Ibid., q. viii, a. 7, 8.

Le don de science.

Sum. theol., IIa IIæ, q.ix.

Comme le don d’intelligence, le don de science a pour matière les vérités de la foi, tant spéculatives que pratiques, mais au lieu d’en donner la simple intuition, il permet de formera leur sujet un jugement raisonné, qui discerne, en connaissance de cause, credenda a non credendis. Ce n’est pas que l’intelligence, sous l’empire de ce don, raisonne à proprement parler, comme celle du théologien. Il lui est fait communication de la science du Saint-Esprit, et bien que la formule par laquelle s’extériorise la connaissance qu’elle a des choses surnaturelles, reproduise objectivement l’appareil du raisonnement, c’est encore ici par une sorte d’expérience inspirée que le juste éprouve, plutôt qu’il ne déduit, la vérité de ses appréciations. Cette connaissance est distincte de la science infuse, simple transmission de la science divine, pouvant porter sur des connaissances naturelles, philosophie, etc., en ce qu’elle ne porte que sur ces réalités surnaturelles, en contact avec la fin ultime, dont la charité nous donne le sens immédiat ; elle diffère aussi du don de science, qui fait partie des grâces gratis datæ, n’étant pas ordonnée au salut des autres, mais de son possesseur, et par suite ne comportant pas nécessairement le don de manifester aux autres ce que l’on sait, q. ix, a. 1. Cependant, tout en ayant pour objet les choses de la foi, le don de science ne nous communique qu’une connaissance partielle, pur causas secundas, dit saint Thomas, laissant au don de sagesse, d’éclaircir le même objet per causas altissimas. Ibid., A. 2. Par exemple, la connaissance ferme, spontanée, réfléchie, de Dieu que provoquent chez les saints les merveilles de la nature, les événements de ce monde ou l’histoire des âmes, appartiendra au domaine du don de science. Rien de plus fréquent que son intervention dans les raisonnements des docteurs de l’Église. Ils sentent les harmonies du dogme qu’ils expriment cependant selon les lois du raisonnement, et ce sens leur vient de l’Esprit divin. C’est ce recours à des considérations en soi inférieures, puisque créées, qui autorise, selon saint Augustin et saint Thomas, le raccord du don de science, à la béatitude des larmes, Beati qui lugent, car creaturæ factæ sunt in muscipulam pedibus insipientium, Sap., xiv, ii, et Itoc damnum homini innolescit per rectum judicium de creaturis quod habetur per donum scientiæ, ibid., a. 4 ; tandis que le don de sagesse qui donne de voir tout en Dieu s’épanouira dans la joie et la paix. Cf. A. Gardeil, Le don de science en saint Dominique, op. cit.

Le don de sagesse.

Sum. theol., IIa IIæ, q.xlv.

Le don de sagesse ressemble à la théologie et à la métaphysique par son point de vue qui est de tout juger d’après les suprêmes raisons d’être. Mais il en diffère par son objet, les choses divines en elles-mêmes, et par son principe, qui n’est pas le labeur humain, mais cet état d’union sympathique avec Dieu, que produit la charité, selon la parole : Qui adhæret Deo unus spiritus est. I Cor., vi, 17. Appuyée à ces divines clartés l’intelligence du juste juge toutes choses, spiritualis judicat, I Cor., ii, 15, et en connaissance de cause, car Spiritus omnia scrutatur etiam profunda Dei, ibid., 10 : elle contemple et consulte, sous forme de raisonnement, les raisons d’être supérieures, divines, de toutes vérités dans les deux domaines de la connaissance et de l’action, a. 3. Cette contemplation, cependant, ne dissipe pas l’obscurité radicale de la foi ; c’est une contemplation cordiale, par mode d’expérimentation et non pas d’analyse conceptuelle, bien qu’elle puisse s’exprimer objectivement et analytiquement dans les concepts et le langage humain. — Bien que tous les justes aient en eux habituellement par la charité le principe de cette contemplation, le don qui leur permet de l’émettre sous l’inspiration du Saint-Esprit, il y a des degrés dans sa possession. Les uns possèdent ce qu’il en faut pour le salut ; d’autres le reçoivent à un degré supérieur, de telle sorte que, non seulement ils peuvent percevoir les vérités divines à sa lumière et diriger d’après elles leur propre conduite, mais encore manifester aux autres ce qu’ils en savent et diriger les actions d’autrui en conséquence. Ce complément orienté vers le dehors relève déjà de la grâce gratis data de sagesse, I Cor., xii, 8 : Alii quidem per spiritum datur sermo sapientiæ, laquelle n’est pas nécessairement attachée à la charité, étant de ces faveurs que le Saint-Esprit distribue absolument prout vult : elle n’est cependant jamais mieux assise dans une âme que lorsqu’elle s’appuie sur le don de sagesse d’un juste.


Au don de sagesse correspond la béatitude évangélique, Beati pacifici quoniam filii Dei vocabuntur. La paix, en effet, résulte de l’ordre assuré, est tranquillitas ordinis, dit saint Augustin ; or, il appartient au sage, qui est en possession des raisons suprêmes de toutes choses, de tout ordonner par rapport à elles, et donc avec perfection, sapientis est ordinare, de promouvoir ainsi la paix, d’être en conséquence l’image du Fils de Dieu, Sagesse incarnée, a. 6. Au don de sagesse s’oppose le vice de la sottise spirituelle, stultitia, ibid., q. xlvi, que l’apôtre caractérise ainsi : Animalis autem homo non percipit ea quai sunt Spiritus Dei, a. 2. C’est une conséquence de la luxure, a. 3.

Les dons d’intelligence et de science desservent la vertu théologale de foi, le don de sagesse la vertu théologale de charité, le don de crainte l’espérance. Ils n’exercent pas un empire sur ces vertus, mais constituent un service, cf. Sum. theol., IIa IIæ, q. ix, a. 1, ad 3um qui s’origine à une inspiration venant d’elles. Virtutes theologicae sunt principia donorum. Ibid., q. xix, a. 9, ad 4um. La dignité des vertus théologales l’exige. Au contraire, les dons de conseil, de piété, de force, de crainte de Dieu exercent sur les vertus morales de prudence, de justice, de force, de tempérance, une influence directrice, une sorte de domination, ibid., que nous devons maintenant caractériser.

Le don de conseil.

Sum. theol., IIa IIæ, q. lii.

Au premier aspect, la prudence et l’inspiration paraissent inconciliables. Mais il est dans l’ordre de la providence, dit saint Thomas, que Dieu meuve tous les êtres en tenant compte de leur manière d’être et de faire. L’homme, dans les choses pratiques, délibère, se consulte et consulte. Mais ses prévisions sont limitées, incertaines, timides, Sap., ix, surtout quand il s’agit de la conduite surnaturelle. Et ideo indiget homo in inquisitione consilii dirigi a Deo qui onmia comprehendit, a. 1, ad 1um. C’est la place faite au don de conseil.

Malgré son caractère obvie d’utilité pour la vie présente, le don de conseil demeure dans l’état des bienheureux, mais son mode d’être est changé : là plus de doutes, d’hésitations sur la conduite à tenir ; ce n’est plus qu’une simple orientation du regard vers Dieu, une consultation, dit saint Augustin, qui les confirment dans ce qu’ils savent, touchant les règles de la conduite surnaturelle et leur inspire ce qu’ils en peuvent ignorer, a. 3. Elle leur sert à louer Dieu comme ils le doivent, à le prier pour ceux qui sont encore sur la terre, et à exercer, vis-à-vis d’eux, à l’occasion, divers ministères. Ibid., ad 1um.

La béatitude des miséricordieux correspond au conseil, parce que, dit saint Augustin, unicum remedium est de tantis malis erui, dimittere aliis et dare. C’est dire que ceux qui, par le Saint-Esprit, voient plus loin que les autres dans les misères de la vie humaine, aboutissent comme naturellement à la politique divine de la miséricorde. Cf. A. Gardeil, Le don de conseil en saint Antonin, archevêque de Florence, op. cit.

Le don de piété.

Sum. theol., IIa IIæ, q. cxxi.

La plus haute forme de la vertu de justice est la vertu de religion, IIa IIæ, q. lxxxi, et le sommet de la religion est la vertu de piété, qui nous fait rendre nos devoirs à Dieu, comme à un père. Or, c’est là un effet attribué immédiatement au Saint-Esprit par saint Paul : Accepistis spiritum adoptionis filiorum in quo clamamus Abba, pater. Rom., viii, 15. C’est donc bien justement que la piété est recensée parmi les dons du Saint-Esprit, a. 1. Par extension, le don de piété s’attache à révérer en Dieu notre père, tout ce qui le touche, les saints d’abord et aussi les Livres saints, car, comme dit saint Augustin, c’est avoir de la piété que de ne pas contredire la sainte Ecriture, sive intellectæ sive non intellectæ, De doctrina christiana, l. II, c. vii ; à secourir les misérables, qui eux aussi représentent Dieu.

Dans la béatitude le don de piété demeure dans son acte principal, la filiale affection pour Dieu, dans l’honneur que les saints se rendront les uns aux autres, dans la miséricorde qu’ils continueront d’éprouver pour les misérables de ce monde. Ibid., ad 3um.

Au don de piété, correspond le Beati mites… d’après saint Augustin. Saint Thomas, a. 2, essaie de justifier cette correspondance par ce fait que la douceur supprime les obstacles à la piété, mais il ne cache pas ses préférences : celles qu’il faudrait, ce sont les béatitudes 4e et 5e : Beati qui esuriunt et siliunt justitiam, Beati misericordes. Ibid. C’est dire qu’il ne faut pas chercher dans ces correspondances une rigidité absolue.

6° Le don de force.

Sum. theol., IIa IIæ, q. cxxxix.

La vertu de force donne à l’homme la puissance de ne pas renoncer au bien, à cause des difficultés qui proviennent soit de la hauteur du but, soit des obstacles et des périls. Sed ulterius a Spiritu Sancto movetur animus hominis ad hoc quod perveniat ad finem cujus libet operis inchoati et evadat quæcumque pericula imminentia… (scilicet) ad vitam aeternam quae est finis omnium bonorum et evasio omnium periculorum. Et hujus rei infundit quamdam fiduciam menti Spiritus Sanctus, contrarium limorem expellens. Et secundum hoc fortitudo donum Spiritus Sancti ponitur, a. 1. C’est à ce don que saint Augustin, qui, dans sa systématisation, suit matériellement l’ordre ascendant des dons, considerata tamen aliqua convenientia, fait correspondre la béatitude des affamés et assoiffés de justice. L’affinité présente, dit saint Thomas, est dans cette vigueur de désir de justice que supposent ces mots faim et soif. Ibid., a. 2. — Au don de force correspondront les fruits dénommés par saint Paul patience et longanimité. Ibid., ad 3um.

Le don de crainte de Dieu.

Sum. theol., IIa IIæ, q. xix, a. 9, 11.

Nous avons donné plus haut, voir Crainte, les différentes acceptions théologiques de ce mot.A priori, la seule qui convienne à un don du Saint-Esprit, est la crainte filiale. Celle-ci, en effet, possède ce titre spécial qu’elle marque le premier degré de l’ascension de l’âme vers l’union divine par les dons. Ad hoc enim quod aliquid sit bene mobile a Spiritu Sancto, primo requiritur ut sit ei subjectum non repugnans… hoc autem facit timor filialis vel castus in quantum per ipstim Deum reveremur et refugimus nos ipsi subducere, a. 9. Elle seconde par ce tout dernier mouvement l’espérance, qui est fondée sur le secours divin ; car, par le don de crainte, timemus ab hoc auxilio nos subtrahere. Ibid., ad 1um. — Le don de crainte filiale augmente naturellement avec la croissance de la charité, car il est tout en soumission à Dieu, a. 10, et cela nonobstant un certain sentiment de la distance infinie existant entre l’homme et Dieu auquel non præsumit se adæquare. Ce sentiment dessert, plutôt qu’il ne contrarie, l’intention principale de la crainte révérentielle et se trouve au sein même de la charité qui, elle aussi, augmente dans la mesure même où l’homme sent Dieu supra se et supra omnia. ibid., ad 3um.

Aussi le don de crainte de Dieu demeure-t-il au ciel, d’où toute crainte est cependant bannie. Mais il n’aura plus à s’exercer en regard du péché toujours possible ici-bas. Il sera dans les élus une crainte d’admiration pour Dieu ut supra se existentem et cis incomprehensibilem, a. 11.

La béatitude des pauvres selon l’esprit correspond au don de la crainte de Dieu. Ex hoc enim quod aliquis Deo se subjicit, desinit quærere in seipso vel in aliquo alio magnificari, nisi in Deo. Donc ni honneurs, ni richesses, mais, selon le mot de saint Augustin, exinanitio inflati et superbi spiritus. Ibid., a. 12.

Au don de crainte correspondent comme fruits la modestie, la continence, la chasteté, qui relèvent de la vertu de tempérance. Et cela est dans l’ordre des choses ; car si, par son acte positif, se soumettre à Dieu, le don de crainte concourt aux fins de l’espérance, par son côté négatif, il abonde dans le sens de la tempérance. Celle-ci donne à l’homme de se séparer des plaisirs déshonnêtes pour conserver en soi l’intégrité de la raison : le don produit le même effet, non plus pour ce motif, mais par crainte de se séparer d’avec Dieu. Ia IIæ, q. rxviii, a. 4, ad 1um. C’est parce que ce sentiment négatif, crainte de la séparation d’avec Dieu, occupe le premier degré dans l’ordre ascendant et de genèse des dons, que la crainte de Dieu est légitimement placée au dernier rang dans l’ordre descendant et de dignité.,

IX. L’activité des dons ici-bas au ciel, les béatitudes et les fruits

Un premier point à élucider est la permanence des dons du Saint-Esprit dans la béatitude céleste. En effet, c’est l’imperfection dans la possession de notre charité ici-bas, caritas viæ, qui a amené saint Thomas à reconnaître leur nécessité. Voir col. 1735 sq. La charité étant parfaitement possédée au ciel, les dons ne disparaissent-ils pas avec la cause qui nécessitait leur présence. Saint Ambroise affirme qu’ils persistent dans un texte célèbre que nous citons plus loin. Liber de Spiritu Sancto, l. I, c. xvi, P. L., t. xvi, col. 740. La raison de celle solution est que les dons du Saint-Esprit, ayant pour objet de rendre une âme souple et docile à l’inspiration du Saint-Esprit, sont très spécialement à leur place au ciel, quand Dieu sera tout en tous et l’homme totalement soumis à Dieu. La permanence des dons au ciel est une conséquence de la perfection béatifique, au même titre que leur existence sur la terre est une exigence de l’imperfection forcée de la participation du surnaturel par les vertus d’ici-bas. Sum. theol., Ia IIæ, q. lxviii, a. 6.

Mais, si les dons demeurent identiques en soi et dans leur relation constitutive à l’action du Saint-Esprit, leur terrain d’activité change du tout au tout, avec le changement d’état des élus.

Le rôle des dons ici-bas est avant tout de secourir les vertus dans la lutte contre le mal : Spiritus Sanctus dat sapientiam contra stultiliam, intellectum contra hebeludinem, consilium contra præcipitationem, fortitudinem contra timorem, scientiam contra ignorantiam, pietatem contra duritiam, timorem contra superbiam. S. Grégoire le Grand, Moral., I.II. c. xlix, n. 77, P. L., t. lxxv, col. 592 sq. Au ciel, leur rôle est de parachever la perfection morale éminente de l’acte humain dans lequel les saints trouvent leur béatitude. Aussi saint Grégoire, dans l’examen définitif qu’il fait de l’activité des dons, leur attribue-t-il, en plus de leur utilité transitoire, un genre d’opération supérieure, qui ne périt point.

La sagesse continue de remplir de ses certitudes divines l’esprit du bienheureux ; plus que jamais l’intelligence l’illumine ; le conseil le remplit de satisfactions rationnelles ; la force le rassasie d’une énergie sûre d’elle-même ; la science le renseigne à fond ; la piété rend son âme fraternellement expansive ; la crainte est à jamais rassurée. S. Thomas, ibid. Voir la partie documentaire.

Saint Thomas à la suite de saint Augustin a reconnu dans les béatitudes de l’Évangile de saint Matthieu, v, 3 sq., Beati pauperes spiritu, etc., une formule plus expressive de l’activité des dons. ibid., q. lxix. Si la béatitude est, en effet, la pleine possession du bien parfait, ce qui en approche le plus, et par suite mérite de partager son nom, c’est, sur la terre, le genre de vie qui tend efficacement à l’acte béatificateur. Or, ce genre de vie nous est départi à son maximum par l’action immédiate du Saint-Esprit, prenant directement par les dons la conduite de notre vie surnaturelle. Les actes surnaturels dénommés dans les sept premières béatitudes évangéliques de saint Matthieu représenteront donc les activités particulières, propres à chacun des sept dons. Il est à remarquer que le caractère général et la teneur spéciale des béatitudes confirment a posteriori, dans une mesure, cette assimilation. La pauvreté d’esprit, la douceur évangélique, la faim et la soif de la justice, les larmes, la compassion, le détachement du cœur, l’amour de la paix sont bien l’expression divinement nuancée, de la dépendance absolue de l’âme vis-à-vis du Dieu qui nous soumet sans réserve a son bon plaisir, nous rend totalement disponibles vis-à-vis des inspirations de son esprit. Pour le détail de cette concordance des dons et des béatitudes et leur rattachement aux trois états de la vie humaine, voluptueuse, active, contemplative, voir Béatitudes évangéliques, t. ii, col. 515.

Les fruits du Saint-Esprit, ibid., q. lxx, sont à leur tour le complément de l’activité des dons, mais comme ils ne les concernent pas exclusivement et s’attachent aussi à l’exercice des vertus, il convient d’instituer pour eux un article spécial. Voir Fruits du Saint-Esprit.