Dictionnaire de théologie catholique/ABROGATION DE LA LOI MOSAÏQUE

H. Moureau
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 71-73).

II. ABROGATION DE LA LOI MOSAÏQUE. Objet, temps, théorie théologique. La loi mosaïque était destinée à disparaître devant la loi chrétienne (voir l’article Judaïsme), mais il semble, au premier abord, que cette abrogation n’a été que partielle et ne s’est accomplie que progressivement. Le décalogue du Sinaï est resté la loi des chrétiens et plusieurs prescriptions mosaïques ont passé dans la législation de l’Église ; de plus, on sait les ardentes controverses que suscita, au temps des apôtres, la question des rites judaïques ; il est donc nécessaire de déterminer dans quelle mesure la loi de Moïse a cessé d’être en vigueur, et de fixer la date à laquelle il a été inutile ou même défendu de l’observer. Nous verrons ensuite comment s’est formée la théorie théologique relative à cette question.

I. Objet. — En considérant les trois parties dont se compose la loi mosaïque, on arrive sans peine à cette conclusion que la loi civile ou judiciaire d’Israël et aussi sa loi liturgique ou cérémonielle ont été totalement abrogées par Jésus-Christ ; s’il subsiste quelque doute, ce ne peut être que quant à la loi morale.

Et d’abord, la loi civile des Juifs les constituait à l’état de peuple spécialement choisi par Dieu en vue de préparer la venue du Messie, notamment, en gardant la révélation que Jésus-Christ viendrait parfaire et les prophéties qui devaient trouver en lui leur accomplissement. Dès lors, après la venue de Jésus-Christ, le peuple d’Israël n’avait plus aucune raison d’être ; il ne lui restait plus qu’à se fondre dans ce peuple nouveau promis à Abraham, que toutes les nations étaient appelées à former, peuple ou Église du Christ pasteur unique de ce troupeau universel. Aussi, le jour de son ascension, Jésus-Christ, brisant les barrières étroites de la nationalité d’Israël, envoyait-il ses apôtres recruter dans le monde entier cette société catholique composée non plus de circoncis, mais de baptisés, qui aurait pour loi non plus les commandements de Moïse, mais ceux du Fils de Dieu, et qui serait héritière, jusqu’à la fin des siècles, de cette spéciale assistance divine jusque-là réservée au seul peuple d’Israël. Matth., xxviii, 19, 20.

Le culte, chez les Juifs, incluait comme éléments essentiels l’existence de la tribu de Lévi ; — celle du temple de Jérusalem ; — les victimes qui y étaient offertes ; — enfin, la signification figurative et prophétique inhérente à ces sacrifices comme à tous les autres rites ou cérémonies de ce culte. Or, conformément à la prophétie de Malachie, i, 11, le sacerdoce lévitique a été transféré aux gentils ; d’après celle de Daniel, ix, 24-27, le temple de Jérusalem devait être détruit, et il l’a été en effet ; à la place des victimes sanglantes immolées à Jérusalem, une oblation pure devait être faite à Dieu en tous les lieux du monde, Mal., loc. cit. ; enfin les figures de l’ancienne alliance annonçaient elles-mêmes implicitement le jour où, accomplies en Jésus-Christ et dans son Église, elles ne pourraient plus sans mensonge signifier comme futures les réalités présentes. Toute cette législation cérémonielle devait donc nécessairement céder la place au nouveau culte institué par Jésus-Christ.

Sous le nom de loi morale des Juifs, nous entendons toutes les prescriptions de droit naturel qui y sont contenues, et spécialement le décalogue, sauf le précepte d’observer le sabbat, qui est de droit positif. Ainsi comprise, la matière de cette loi morale était évidemment obligatoire avant Moïse et n’a pas cessé de l’être encore aujourd’hui, même indépendamment de la nouvelle promulgation que Jésus-Christ en a faite. Bien mieux, Jésus-Christ n’a pas seulement conservé le décalogue ; il l’a confirmé et perfectionné soit en l’expliquant, Matth., v, soit par les conseils évangéliques ; de plus, il y a ajouté le poids de son autorité divine, la force de son exemple, ainsi que celle des motifs plus excellents sous lesquels il le propose à notre obéissance et de la grâce plus abondante qu’il nous donne pour l’accomplir. (Voir ci-après l’histoire de la théorie théologique, etc.)

II. Temps. — D’après la doctrine de saint Paul, Hebr., viii, ix, la loi nouvelle est, elle aussi, un testament, testament nouveau, fait par Jésus-Christ et destiné à remplacer celui de l’ancienne loi. Pour que celle-ci fut juridiquement abrogée, il fallait donc d’abord que ce testament nouveau eût été établi et que la mort de Jésus-Christ l’eût rendu irrévocable, Hebr., ix, 16, 17, puis qu’il eût été ouvert, c’est-à-dire promulgué. Or, c’est le jour de la Pentecôte que cette promulgation a eu lieu ; c’est donc seulement à cette date que l’ancienne loi a juridiquement pris fin, et a perdu toute force obligatoire.

Cependant, après la Pentecôte, pendant quelque temps encore, l’observation de certains rites mosaïques est restée licite, sous cette réserve qu’on ne pouvait plus les regarder comme nécessaires au salut. Nous lisons en effet que saint Pierre et saint Paul ont pratiqué tins de ces rites, à l’occasion, et sans s’y croire obligés. Act., xvi, 3 ; xxi, 24 ; I Cor., ix, 20, 21 ; Gal., ii, 12-14. A la vérité, saint Paul a reproché à saint Pierre de judaïser mais il ne s’agissait pas de la question de principe, puisque saint Paul judaïsait lui-même à l’occasion ; il craignait seulement que ses clients, les gentils, ne fussent entraînés par la conduite de Pierre à croire à l’obligation de pratiquer les rites mosaïques. Sur ce point, les deux apôtres étaient bien d’accord, Gal., ibid., et, au concile de Jérusalem, réuni précisément pour traiter cette question, l’on entendit Pierre démontrer que les gentils étaient sauvés, sans la loi mosaïque, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Act., xv, 7-21. Saint Paul, Gal., ii, 16, n’est pas plus explicite.

Mais pourquoi donc les apôtres autorisaient-ils ainsi la judaïsation, bien qu’à titre purement facultatif et en la limitant aux Juifs ? N’y avait-il pas là une négation implicite de l’unité de l’Église, de sa catholicité et de la vertu sanctificatrice de ses rites ? Saint Augustin a pensé que cette tolérance provisoire était un dernier honneur funèbre rendu à la synagogue expirante. Epist., lxxii, ad Hier., P. L., t. xxxiii, col. 276. De fait, il convenait que les rites judaïques, divinement institués par Dieu, ne fussent pas mis sur le même pied que les superstitions païennes ; du reste, plusieurs des figures de l’ancienne loi continuaient encore de s’accomplir au temps où l’Évangile se répandait dans le monde entier ; en restant, du moins au début, juxtaposées aux réalités qu’elles avaient prédites, ces figures donnaient, aux yeux des Juifs, à ces réalités un plus grand relief.

Toutefois, cette tolérance devait avoir un terme : lorsque la diffusion de l’Évangile eut réalisé complètement le nouvel ordre de choses prédit et figuré par l’ancienne loi, celle-ci ne put plus être observée sans faute. Il faut entendre par là qu’il est interdit : 1° de pratiquer les cérémonies judaïques à titre religieux, pour honorer Dieu ; excepté cependant celles qui ne seraient pas strictement judaïques : ainsi les encensements sont permis, mais l’observation du sabbat ou de la circoncision est défendue ; 2° d’observer les préceptes mosaïques d’ordre civil en y attachant la signification religieuse spéciale qu’ils avaient dans la loi de Moïse. Dans ces deux cas, en effet, observer la loi mosaïque équivaudrait à affirmer que Jésus-Christ n’est pas encore venu. Il y a cependant, à cet égard, une différence entre les préceptes civils et ceux d’ordre cérémoniel. Les premiers avaient pour fin principale le bien social des Hébreux ; les autres fins qui s’y ajoutaient accidentellement en étaient séparables ; les seconds, au contraire, n’avaient d’autre raison d’être que de signifier la venue future du Messie.

III. Théorie théologique de l’abrogation de la loi mosaïque. — Le dogme de l’abrogation de la loi mosaïque n’était pas explicitement énoncé dans la prédication des apôtres au sortir du cénacle, mais il ne devait pas tarder à se dégager du fait de l’accession des gentils à la religion chrétienne. Nous apprenons en effet, par le chapitre xv des Actes des apôtres, qu’une vive discussion éclata à Antioche au sujet de ces gentils : fallait-il les soumettre ou non à la loi de la circoncision ? Paul et Barnabé pensaient que non et le concile de Jérusalem leur donna raison. Il fut dès lors établi que la loi chrétienne n’était point une simple addition à la loi mosaïque, qu’elle suffisait pleinement à elle seule pour assurer le salut des gentils, que ceux-ci enfin ne pouvaient être forcés en aucune façon à judaïser.

Il ne pouvait donc y avoir et il n’y eut, dans l’Église du premier siècle, d’hésitation à retrancher de sa communion les cérinthiens et les ébionites, partisans acharnés de la loi de Moïse, qui soutenaient, entre autres erreurs, que les gentils eux-mêmes ne pouvaient être sauvés sans l’observation de cette loi. Quant aux judéo-chrétiens qui observaient la loi ancienne, à titre de simple précepte et sans y astreindre les gentils, l’Église les toléra longtemps encore, sans doute jusqu’à ce qu’ils disparussent, par la force des événements : ainsi, au milieu du iie siècle, saint Justin, Dial. cum Tryph., 47, P. G., t. vi, col. 604, n’ose condamner ceux qui vivaient en commun avec les autres chrétiens ; mais ceux qui firent communauté à part, au sud de la mer Morte, furent, dès le iiie siècle, considérés comme hérétiques : on les appelait nazaréens (voir ce mot). A cette époque, il était donc acquis que les Juifs eux-mêmes ne devaient et ne pouvaient plus licitement pratiquer les observances de Moïse.

Ces principes gagnèrent en précision au cours de la discussion qui survint entre saint Jérôme et saint Augustin sur ce point : après que la loi mosaïque eut été abrogée, pouvait-on encore l’observer licitement ? Non, disait saint Jérôme, et il expliquait la conduite des apôtres, en soutenant qu’ils avaient pratiqué les rites mosaïques d’une façon purement matérielle, non plus comme des actes de religion, mais pour d’autres fins. Epist., cxii, ad Aug., P. L., t. xxii, col. 916. Saint Augustin estimait au contraire que les apôtres avaient véritablement entendu se conformer aux pratiques religieuses des Juifs et qu’ils avaient pu le faire, attendu que ces observances n’étaient point devenues illicites du fait de leur abrogation, mais pouvaient être continuées pendant quelque temps encore. S. Augustin, Epist., lxxxii, ad Hieron., P. L., t. xxxiii, col. 276 sq. L’opinion de saint Augustin devint commune dans l’Église et rallia jusqu’au suffrage de saint Jérôme lui-même.

Dans la Somme théologique, Ia IIæ, q. ciii, a. 3, 4, saint Thomas a donné une lumineuse synthèse de toute cette question. La loi cérémonielle a-t-elle cessé d’être en vigueur à l’avènement de Notre-Seigneur ? Oui, répondit-il, car les rites sont les symboles du culte intérieur, c’est-à-dire des choses dans lesquelles on croit et l’on espère. Or, dans la religion de Jésus-Christ, si les biens célestes sont toujours futurs, nous avons cependant sous la main les moyens de les obtenir, tandis que la religion ancienne ne faisait que promettre ces moyens pour l’avenir. L’abrogation des rites anciens devait donc avoir lieu : commencée à l’avènement de Jésus-Christ, elle a été consommée par sa passion, selon la parole de Jésus-Christ mourant. Après leur abrogation, ces rites sont-ils devenus illicites ? Non, dit saint Thomas ; ils ont pu être observés, sans être, il est vrai, tenus pour obligatoires, jusqu’à ce que l’Évangile eût été suffisamment répandu. C’est la doctrine de saint Augustin, qu’il déclare plus fondée que celle de saint Jérôme. Mais pourquoi le concile de Jérusalem a-t-il étendu aux gentils l’abstinence judaïque a suffocato ? C’était là, selon le saint docteur, une disposition transitoire et locale, destinée à faciliter l’union des Juifs et des gentils dans le sein de l’Église.

Ailleurs, saint Thomas résout les principales difficultés tirées des lois mosaïques qui ont été reçues dans la religion chrétienne. Il montre qu’il s’agit de préceptes fondés sur le droit naturel, au moins en partie : ainsi en est-il des dîmes, IIa IIæ, q. lxxxvii, a. 1, du sabbat, IV Sent., l. III, dist. XXXVII, q. i, a. 5, et de certains empêchements de mariage, Ia IIæ, q. cv, a. 4.

En 1441, le pape Eugène IV consacrait par la bulle Cantate Domino la réconciliation avec l’Église romaine de diverses sectes orientales, entre autres de celle des jacobites ; nous y lisons les déclaration et définition suivantes que l’on croirait empruntées à saint Thomas : « La sainte Église romaine croit fermement, confesse et enseigne que les prescriptions légales de l’Ancien Testament ou de la loi de Moïse, qui se divisent en cérémonies, choses saintes, sacrifices et sacrements, ayant été instituées pour signifier une chose à venir, toutes convenables qu’elles fussent pour le culte à rendre à Dieu à cette époque, ont cessé lorsque la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ a réalisé la chose qu’elles signifiaient ; les sacrements du Nouveau Testament ont commencé alors d’être en vigueur. Après la passion, quiconque a placé son espérance dans les prescriptions susdites et s’y est soumis comme à des choses nécessaires au salut, comme si la foi à Jésus-Christ ne suffisait pas à le sauver, a péché mortellement. L’Église ne nie cependant point que depuis la passion jusqu’à la promulgation de l’Évangile, ces prescriptions n’aient pu être observées à la condition de n’être pas tenues pour nécessaires au salut, mais elle affirme qu’après la promulgation de l’Évangile on ne peut plus les observer sans manquer son salut éternel… » Hardouin, Acta conciliorum, Paris, 1714, t. ix, col. 1025, 1026.

Les théologiens des siècles suivants n’ont guère eu à ajouter à un ensemble doctrinal déjà si complet. Dans le long exposé que Suarez en a fait, De legibus, IX, c. xi-xxii, deux points seulement sont à signaler. Plusieurs théologiens avaient pensé que le décalogue était obligatoire de droit positif non seulement en vertu de l’ordre de Jésus-Christ, mais aussi de par la promulgation que Dieu en avait faite par le ministère de Moïse. Suarez distingue dans cette promulgation un double caractère et conclut qu’elle subsiste en tant que déclaration doctrinale du droit naturel, mais non pas comme précepte positif : à ce point de vue en effet elle suivait la condition précaire des autres prescriptions de la loi mosaïque. Enfin, Suarez a cherché à préciser mieux que ses devanciers l’époque à laquelle l’observation de la loi mosaïque a cessé d’être licite et donne comme vraisemblable que les apôtres, particulièrement saint Pierre et saint Paul, ont pu, avant de mourir, déclarer que cette époque était arrivée.

L’abrogation de la loi mosaïque touche à la théologie sacramentaire par plusieurs côtés qui seront envisagés dans des articles spéciaux.  H. Moureau.