Dictionnaire de théologie catholique/ABROGATION DES LOIS

J. Didiot
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 69-71).

I. ABROGATION DES LOIS. — I. Sa nature. II. Ses causes. III. L’agent abrogateur. IV. Formes de l’abrogation. V. Observations canoniques.

I. Sa nature. — Les Latins appelaient irrogatio l’acte du pouvoir législatif ou impératif imposant une obligation légale à ses sujets ; ils appelaient derogatio l’acte du même pouvoir diminuant provisoirement ou définitivement cette obligation ; ils appelaient enfin abrogatio l’acte du même pouvoir supprimant définitivement et totalement l’obligation susdite. Il faut s’en tenir à ces notions parfaitement logiques, et ne pas imiter certains moralistes ou canonistes confondant l’abrogation avec la cessation des lois (voir Loi). Les lois cessent de plusieurs manières, à plusieurs degrés, sous l’influence de plusieurs causes. L’abrogation est une de ces manières, un de ces degrés, l’effet d’une de ces causes. Elle est essentiellement un acte d’autorité, supprimant toute l’obligation d’une loi, pour tout le corps social, et d’une façon définitive. Acte d’autorité, elle est une nouvelle coordination rationnelle de la société vers un but à réaliser ; elle est pour ainsi dire une loi nouvelle substituée à la précédente. Elle n’allège ni ne restreint pas seulement l’obligation, comme fait la dérogation : elle l’enlève absolument. Elle ne vise pas uniquement des individus isolés, comme la dispense le fait ; elle ne suspend pas la loi temporairement pour la société entière, comme peut encore le faire la dispense : elle est universelle quant au temps et quant aux personnes. Elle pourrait, si l’usage le voulait, s’appliquer aux simples commandements, même aux devoirs particuliers résultant d’un vœu, d’un contrat, d’un quasi-contrat : car il y a là des obligations qui peuvent être supprimées par voie d’autorité. Mais on ne l’emploie habituellement que pour les lois proprement dites (voir ce mot). C’est donc bien un terme spécifiquement législatif ; et l’on devra s’en souvenir chaque fois qu’on voudra disserter théoriquement ou raisonner pratiquement à son sujet.

II. Ses causes. — Si les sociétés humaines, d’ordre naturel ou surnaturel, étaient immuables ; si les pouvoirs législatifs étaient toujours assez parfaits pour porter du premier coup des lois en pleine harmonie avec les principes et les faits, il n’y aurait certes jamais de raison suffisante pour motiver une abrogation. Et réellement, parce que certains éléments sont immuables au sein des sociétés les plus mobiles ; parce qu’un législateur d’une science et d’une prudence infinies, Dieu lui-même, a légiféré nécessairement ou librement sur ces immuables bases sociales, il y a des lois placées pour toujours au-dessus de toute abrogation, soit humaine, soit même divine. Ce sont d’abord les lois appartenant au droit naturel : Dieu ne pouvait point ne les pas promulguer, et il ne pourra jamais les supprimer quant à leurs dispositions directes et formelles ; les termes contingents auxquels elles s’appliquent peuvent seulement donner des variations apparentes à leurs dispositions imprécises et indirectes, par exemple à l’indissolubilité du mariage qui peut être entendue et pratiquée d’une façon plus ou moins rigoureuse selon les temps, les personnes, les circonstances. Ce sont ensuite, et en grand nombre, des lois appartenant au droit divin positif. S’il en est quelques-unes, comme la loi mosaïque, qui ont pu et dû être abrogées, beaucoup d’autres et des plus importantes, comme la loi chrétienne, ne le seront jamais, parce que Dieu les a établies et nous les a révélées comme immuables. Dans leurs dispositions générales et abstraites, il y a place pour des contingences et pour des mutations, par exemple en matière de vœux à remplir envers Dieu ; et l’Église pourra, par conséquent, abroger certaines façons de pratiquer la fidélité votale dans l’état religieux. Mais quant aux dispositions précises et catégoriques du droit divin, nulle abrogation n’est possible tant que le genre humain restera dans la situation morale que Dieu lui a faite. Vainement des rêveurs millénaristes ont conjecturé la prochaine arrivée de siècles d’or où la primauté pontificale serait détachée de Rome et rattachée à Jérusalem : la loi constitutive de l’Église romaine est de celles qui ne seront pas abrogées. Quant aux lois humaines, canoniques ou civiles, elles peuvent toujours être abrogées, sauf en ce qu’elles contiennent d’emprunté au droit naturel et au droit divin stable. Les changements historiques, ethnographiques, géographiques même ; les modifications commerciales, industrielles, économiques ; les transformations morales et parfois immorales des peuples ; les variations du degré de civilisation où ils s’élèvent, où ils descendent ; les évolutions et lès révolutions qui les agitent sans cesse, nécessitent aussi la suppression de lois bonnes et sages naguère, maintenant nuisibles ou inefficaces. Si elles tombaient en désuétude (voir Loi), si elles étaient supprimées ou remplacées par la coutume (voir ce mot), l’abrogation par voie d’autorité, l’abrogation rigoureusement dite dont nous parlons, ne serait plus de mise : on n’abroge pas ce qui n’existe plus à l’état de lien et d’obligation ; tout au plus en constate-t-on la cessation. Mais on abroge quand la loi fait du mal et en fera désormais ; quand son observation ne procure et ne procurera plus de bien sérieux ; quand une législation différente est réclamée par les conditions soit intérieures soit extérieures où se trouve la société. Si « la loi suprême est le salut du peuple », toutes les lois en contradiction avec elle doivent être modifiées et souvent même abrogées.

III. L’agent abrogateur. — C’est toujours le pouvoir législatif, monarchique, aristocratique, démocratique, suivant la forme constitutionnelle de la société où l’abrogation doit se faire. Dans l’ordre surnaturel, dont Dieu est l’unique et suprême monarque, lui seul a pu abroger la partie cérémonielle et judiciaire de la législation mosaïque. Dans l’Église catholique, dont le pape est le vrai roi visible, le prince elle pasteur universel, lui seul peut abroger des lois relatives à la chrétienté tout entière. Dans un diocèse particulier, où l’évêque est vraiment législateur, avec restrictions et conditions sans doute, lui seul peut abroger, sous les mêmes réserves, les lois émanées de l’autorité épiscopale et imposées à ses diocésains. Dans les sociétés politiques, l’abrogation se fait d’une manière analogue ; et si, par exemple, les lois d’une république ont été portées par le quadruple pouvoir d’un président, d’un conseil d’État, d’un sénat et d’une chambre des députés, l’abrogation n’en pourra être opérée que par le concours de ces quatre facteurs. Si le referendum national est un cinquième élément essentiel à la législation, il le sera de même à l’abrogation, à moins de stipulations contraires. Quand une délégation du pouvoir législatif est possible, comme dans les monarchies absolues, elle peut suffire à l’abrogation des lois portées par le prince lui-même, mais à la condition pourtant que le délégué agira pour de bonnes raisons, car il n’est jamais censé revêtu d’une autorité imprudente et déraisonnable. Le prince, le législateur, le pouvoir ordinaire, peut au contraire abroger validement, quoique imprudemment, quoique méchamment : s’il supprime l’obligation légale dépendant réellement de lui, elle n’existe plus et ne lie plus. On s’est demandé si un législateur subordonné pourrait abroger ses propres lois ou celles de ses devanciers, quand même elles seraient approuvées par un législateur plus élevé. C’est le cas, par exemple, de l’évêque relativement au pape. Distinguons deux sens dans le mot approuvées. Si cette approbation du supérieur a constitué la valeur législative des mesures prises par l’inférieur, au point qu’elles eussent été sans cela de simples projets de lois et non de vraies lois, évidemment l’inférieur ne peut les abroger qu’en vertu d’une délégation formelle du législateur en chef. Si, au contraire, l’approbation était simplement un visa, un placet, un nihil obstat, ne faisant pas acte législatif et ne créant pas la loi, celle-ci peut être abrogée par l’inférieur qui en était l’auteur véritable, ou par ses successeurs. Bien entendu, des stipulations spéciales pourraient se rencontrer, dans l’Église par exemple, interdisant sous peine de nullité toute abrogation faite par un inférieur, même en ses propres lois, sans l’assentiment du supérieur. Ce sont là choses de fait, à examiner et à décider d’après les documents du droit positif. Le principe général est que l’abrogatio se fait par l’autorité d’où procéda l’irrogatio, ou par une autorité catégoriquement supérieure. Car on n’en peut douter, quand un pouvoir législatif dépend d’un autre pouvoir également législatif et complet comme tel ; quand, par exemple, le pouvoir épiscopal dépend du pouvoir pontifical en matière de législation, au point que celui-ci peut légiférer s’il le veut pour les sujets mêmes de l’évêque, et qu’il peut conséquemment annuler ou modifier les lois épiscopales régulièrement portées, le législateur majeur est en droit d’abroger par lui-même la législation de son inférieur, même sans l’agrément de celui-ci.

IV. Formes de l’abrogation. — Les autorités législatives suprêmes peuvent imposer à leurs délégués ou subordonnés des modes obligatoires à suivre en cas d’abrogation ; et nous n’en parlons pas. Au point de vue de la simple raison philosophique et juridique, le législateur indépendant et pleinement autonome peut choisir, pour abroger une loi, entre les quatre moyens suivants : 1° déclaration explicite de l’annulation complète et définitive de la loi, avec suffisante promulgation pour que la société se sache déliée ; 2° déclaration implicite résultant d’une loi nouvelle et valide, formellement opposée à la précédente, sans qu’une raisonnable conciliation puisse s’établir entre elles ;  ; 3° permission tacite de ne plus observer la loi antérieure, avec suffisante manifestation de l’intention où est le supérieur, de n’en plus réclamer l’exécution désormais, en supprimant par exemple les employés chargés précédemment d’en poursuivre l’application ; 4° direction positive donnée au peuple dans un mus contraire à la loi, naguère encore existante. Quand il n’y a aucune déclaration ni explicite ni implicite de l’autorité ; quand la déclaration implicite laisse place à quelque doute ; quand surtout la permission tacite ou la direction positive ne sont pas assez évidentes pour supprimer nettement l’obligation des sujets, le recours au supérieur ou du moins à de sages et savants conseillers devient nécessaire, suivant les règles de la morale chrétienne en matière d’obligations précédemment certaines, mais ayant perdu de leur certitude première.

V. Observations canoniques. — Sans abandonner le terrain de la théologie pour celui du droit, nous croyons utile de faire observer que les canonistes gallicans, autrefois si préoccupés de protéger les « libertés de l’Église de France » contre une abrogation possible et finalement nécessaire de la part du Saint-Siège, ont singulièrement exagéré les conditions requises pour qu’il y ait abrogation valide des lois particulières. Cependant il reste vrai que le législateur suprême, quand il supprime des lois générales, n’entend pas toujours supprimer les privilèges qu’il a précédemment accordés, ni les lois diocésaines qu’il a, sinon formellement connues et approuvées, du moins laissé porter ou maintenir en conformité avec les principes généraux du droit ecclésiastique. Mais s’il déclare abroger « même les lois et droits tout spéciaux qui méritent une mention particulière » ; si surtout il les indique en détail comme frappés d’abrogation, nul doute qu’alors ces législations particulières ou privilégiées ne disparaissent effectivement et entièrement. On peut cependant prévoir des conjonctures où des abrogations de ce genre seraient funestes à des diocèses exceptionnels ; et en ce cas l’autorité diocésaine pourrait en différer la notification ou l’exécution, afin d’avoir le temps de consulter le souverain pontife et de recevoir ses instructions pratiques sur le parti à suivre. Est-il besoin de dire que la fonction des patriarches, des métropolitains, des archevêques, n’est pas législative relativement aux diocèses de leurs circonscriptions ? Sauf donc une délégation expresse du Siège apostolique, ils ne pourraient abroger aucune loi de leurs suffragants. Si l’on désire connaître, par un exemple authentique, toute l’efficacité d’une abrogation pontificale, on peut lire au Corpus juris, Clement., l. III, tit. xvii, c. Quoniam, le décret de Clément V et du concile de Vienne, touchant la célèbre constitution Clericis laicos de Boniface VIII. Plusieurs canonistes disent que c’est une abrogatio in radice ; et ils entendent par là, non pas que la rétroactivité de l’abrogation supprime, dans le passé, l’obligation et le devoir alors produits par la loi, ce qui serait absurde ; mais que cette rétroactivité annule, en remontant aussi haut que possible, tous les effets extérieurs, sociaux, juridiques, financiers, produits alors par l’accomplissement de la loi, ce qui est intelligible et quelquefois très convenable.

Cf. Suarez, De legibus, l. VI, c. xxv-xxvii ; Lehmkuhl, Theol. mor., t. i, n. 126, 175 ; Jules Didiot, Morale surnaturelle fondamentale, Théorèmes lxxxi, lxxxiv, lxxxvii.

J. Didiot.