Dictionnaire de théologie catholique/ABERCIUS (Inscription d')

P. Batiffol et G. Bareille
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 35-39).

ABERCIUS (inscription d’).I. Texte et traduction. II. Historique. III. Interprétation. IV. Importance.

I. Texte et traduction. — Voici d’abord le texte, dans lequel nous imprimons en lettres capitales les parties dont on a l’original même sur le marbre.

ἐκλεκτῆς πόλεως ὁ πολίτης τοῦτ’ ἐποίησα
ζῶν ἵν’ ἔχω καιρῷ σώματος ἔνθα θέσιν
οὔνομ’ Ἀβέρκιος ὢν ὁ μαθητὴς ποιμένος ἁγνοῦ
ὃς βόσκει προβάτων ἀγέλας ὄρεσιν πεδίοις τε,
5ὀφθαλμοὺς ὃς ἔχει μεγάλους πάντη καθορῶντας.
οὗτος γάρ μ’ ἐδίδαξε… γράμματα πιστά,
ΕΙΣ ΡΩΜΗν ὃς ἔπεμψεν ΕΜΕΝ ΒΑΣΙΛειαν ἀθρῆσαι
ΚΑΙ ΒΑΣΙΛΙΣσαν ἰδεῖν χρυσόσΤΟΛΟΝ ΧΡυσοπέδλον.
ΛΑΟΝ Δ ΕΙΔΟΝ ἐκεῖ λαμπρὰν ΣΦΡΑΓΕΙΔΑΝ Εχοντα.
10ΚΑΙ ΣΥΡΙΗΣ ΠΕδον εἶδα ΚΑΙ ΑΣΤΕΑ ΠΑντα, νίσιβιν
ΕΥΦΡΑΤΗΝ ΔΙΛβάς. πάνΤΗ Δ ΕΣΧΟΝ ΣΥΝΟμηγύρους
ΠΑΥΛΟΝ ΕΧΩΝ ΕΗΟ… ΙΣΤΙΣ πάντη δὲ προῆγε
ΚΑΙ ΠΑΡΕΘΗΚΕ τροφὴν ΠΑΝΤΗ ΙΧΘΥΝ Απὸ πηγῆς
ΠΑΝΜΕΓΕΘΠ ΚΑΘαρόν, ὃν ΕΔΡΑΞΑΤΟ ΠΑΡΘΕνος ἁγνή
15ΚΑΙ ΤΟΥΤΟΝ ΕΠΕδωκε φιΛΟΙΣ ΕΣΘειν διὰ παντός
οἶνον χρηστὸν ἔχουσα, κέρασμα διδοῦσα μετ’ ἄρτου.
ταῦτα παρεστὼς εἶπον ἀβέρκιος ὧδε γραφῆναι.
ἑβδομηκοστὸν ἔτος καὶ δεύτερον ἦγον ἀληθῶς.
ταῦθ’ ὁ νοῶν εὔξαιθ’ ὑπὲρ ἀβερκίου πᾶς ὁ συνῳδός.
20οὐ μέντοι τύμβῳ τις ἐμῷ ἕτερόν τινα θήσει,
εἰ δ’ οὖν ῥωμαίων ταμείῳ θήσει δισχίλια χρυσᾶ
καὶ χρηστῇ πατρίδι ἱεροπόλει χίλια χρυσᾶ.

Nous traduisons :

Citoyen d’une cité distinguée j’ai fait ce [tombeau]
de mon vivant, afin d’y avoir un jour pour mon corps une place ;
mon nom est Abercius ; je suis le disciple d’un pasteur pur,
qui pait ses troupeaux de brebis par monts et plaines,
5qui a des yeux très grands qui voient tout.
C’est lui qui m’enseigna les écritures fidèles,
qui m’envoya à Rome contempler la [cité] souveraine
et voir la reine aux vêtements d’or, aux chaussures d’or.
Je vis là un peuple qui porte un sceau brillant.
10J’ai vu aussi la plaine de Syrie, et toutes les villes, et Nisibe
par delà l’Euphrate. Partout j’ai eu des confrères,
j’avais Paul pour… Et la foi partout me conduisait.
Partout elle me servit un poisson de source,
très grand, pur, qu’a péché une vierge pure.
15Elle le donnait sans cesse à manger aux amis,
elle a un vin délicieux, elle le donne avec du pain.
Abercius, j’ai ordonné d’écrire ces choses ici
à l’âge de soixante et douze ans véritablement.
Que le confrère qui comprend prie pour Abercius.
20On ne doit pas mettre un tombeau au-dessus du mien :
sinon deux mille pièces d’or [d’amende] pour le fisc romain,
mille pour ma chère patrie Hiéropolis.

II. Historique. — Tillemont s’exprime ainsi au sujet de saint Abercius : « Le nom de saint Aberce est célèbre parmi les Grecs, qui en font un office solennel le 22 d’octobre. Les Latins ne l’ont pas connu, et son nom ne se trouve point dans les anciens martyrologes. Baronius l’a mis dans le romain au mesme jour qu’en font les Grecs. Il dit avoir eu entre les mains une lettre de ce saint à M. Aurèle, traduite du grec, et pleine d’un esprit apostolique. Il promet de la donner dans ses Annales ; mais au lieu de le faire, il se plaint qu’elle luy estoit échappée d’entre les mains, et qu’il ne l’avoit pu retrouver. » Mém. hist. eccl., Paris, 1701, t. ii, p. 299. Et plus loin, p. 621, le même critique rappelant que Baronius assure qu’il s’est glissé dans la vie grecque d’Abercius plusieurs choses qu’on ne saurait approuver : « Il pourroit bien, dit-il, avoir eu particulièrement en vue l’épitaphe qu’on prétend que le saint dicta luy mesme. Car il est assez étrange qu’un saint évesque âgé de soixante-douze ans, et près de mourir, qu’on nous dépeint comme un homme tout apostolique, ordonne de graver sur son tombeau qu’il a esté envoyé à Rome pour y voir des palais, une impératrice toute couverte d’or jusqu’à ses souliez, et un peuple orné de bagues magnifiques ; qu’il défende d’enterrer personne au-dessus de luy ; et qu’il ordonne que qui le fera, payera deux mille pièces d’or au thrésor impérial, et mille à la ville d’Hieraple. Ce ne sont pas là les pensées ordinaires des saints quand ils se préparent à la mort. » Si nous avons reproduit ces lignes de Tillemont, ce n’est point pour le facile jeu de railler la critique interne, mais pour remarquer que les critiques ecclésiastiques dans l’étude de l’épitaphe d’Abercius ont eu pour premier sentiment la défiance.

Dom Pitra fut le premier à bien juger de la valeur de cette épitaphe, que De Rossi devait qualifier plus tard de epigramma dignitate et pretio inter christiana facile princeps. Boissonade, Anecd. græc, Paris, 1833, t. v, avait publié le texte grec de la Vita Abercii. Dom Pitra passa outre aux scrupules jansénistes de Tillemont en savant qui, comme on l’a dit, trouvait à l’épitaphe de la Vita « une saveur de symbolisme primitif inconnue aux apocryphes » ; il l’isola de la prose, où elle était enfermée, et n’eut pas de peine à y découvrir un texte métrique qui n’était pas sans de saisissantes analogies avec l’inscription de Pectorius d’Autun ; il la publia dans son Spicilegium Solesmense, Paris, 1855, t. iii, p. 533. Les bollandistes, en 1858, au t. viii des Acta sanctorum d’octobre, p. 515-519, rééditèrent le texte grec de la vie d’Abercius et commentèrent l’épitaphe dans le même sens que dom Pitra. L’auteur de la Vie grecque n’eût pas été de force à inventer de toute pièce l’épitaphe métrique de son saint. On ne peut même douter qu’il ait eu une inscription réelle sous les yeux quand il écrit (n. 40) : « Abercius prépara son tombeau, une pierre quadrangulaire de hauteur égale à la largeur, et sur cette pierre l’autel… sur lequel il grava l’épitaphe que voici. » Renan, qui ne croyait pas pouvoir donner droit à une mention à cette épitaphe, se bornait à noter que les « actes fabuleux » d’Abercius semblaient avoir été fabriqués sur le vu d’épitaphes d’Hiéropolis. Orig. du christ., 1879, t. vi, p. 432.

Trois ans plus tard, une première découverte épigraphique apportait un premier contrôle en faveur de notre épitaphe. M. Ramsay, explorant un petit canton de Phrygie, la vallée de Sandukly, y trouvait les restes de trois cités antiques, dont la seconde était connue dans l’histoire du montanisme, Brouzos, Otrous, Hiéropolis ; et au petit village de Keleudres, sur une colonne de pierre devant la mosquée, il relevait une inscription grecque métrique, dont voici le texte et la traduction :

ἐ]κλεκτῆς πό[λε]ως ὁ πολεί[της τ]οῦτ’ ἐποίη[σα
ζῶν ἲ]ν’ ἔχω φανερ[ῶς] σώματος ἕνθα θέσιν.
οὔνομ’ Ἀλέξανδρος Ἀντ[ω]νίου μαθητὴς ποιμένος ἁγνοῦ.
οὐ μέντοι τύμβῳ τις ἐμῷ ἕτερόν τινα θήσει.
5εἶ δ’ οὖν Ῥωμαίων ταμείῳ θήσει δισχείλια [χ]ρυσᾶ
καὶ [χ]ῥηστῇ πατρίδι Ἱεροπόλει [χ]είλια [χ]ρυσᾶ
 ἐγράφη ἔτει τ’ μηνί ς’ ζόντος.
εἰρήνη παράγουσιν καὶ μν[ησ]κομένοις περὶ ἡ[μ]ῶν.

« Citoyen d’une ville distinguée, je me suis préparé ce monument [de mon vivant] pour que mon corps y repose noblement. Je m’appelle Alexandre fils d’Antoine ; je suis disciple d’un pasteur pur. On ne devra pas mettre un autre tombeau au-dessus du mien, sous peine d’amende : pour le fisc romain deux mille pièces d’or, pour ma noble patrie Hiéropolis mille pièces d’or. Écrit l’an 300, le sixième mois, de mon vivant. Paix aux passants et à ceux qui se souviennent de moi. » L’an 300 de l’ère adoptée à Hiéropolis, correspondant à l’an 216 de l’ère chrétienne, on avait là un texte de comparaison pour authentiquer et pour dater l’épitaphe d’Abercius. Car l’épitaphe d’Alexandre, fils d’Antoine, était dans sa partie métrique un grossier plagiat de l’épitaphe d’Abercius. En outre elle était l’épitaphe d’un chrétien. Car l’acclamation « Paix aux passants » est spécifiquement chrétienne. Ramsay, Bull. de corresp. hellénique, t. vi, p. 518 ; Duchesne, Bull. crit., t. iii, p. 135.

Cette première découverte fut suivie, l’année suivante, d’une seconde plus décisive. Revenu en Phrygie en 1883, M. Ramsay trouva près d’Hiéropolis, dans le mur d’un bain public, deux fragments épigraphiques qui n’étaient autres qu’une portion de l’épitaphe d’Abercius. De ces deux fragments, M. Ramsay emporta l’un à Aberdeen. Quant à l’autre, De Rossi suggéra au patriarche des Arméniens catholiques de le faire offrir à Léon XIII, à l’occasion de son jubilé épiscopal, par le sultan Abdul-Hamid II, ce qui eut lieu en février 1893. M. Duchesne ayant suggéré une pensée semblable à M. Ramsay, les deux fragments se trouvent actuellement réunis au musée du Latran.

Les érudits, soit catholiques, soit anglicans, soit luthériens, s’empressèrent d’étudier avec plus de soin l’inscription, dont l’authenticité venait ainsi d’être mise hors de doute. A quelques différences d’interprétation près — divergences insignifiantes — ils furent unanimes à tenir l’épitaphe pour un monument de la fin du iie siècle et pour un témoin de première valeur de la foi catholique, notamment en ce qui touche au baptême, à l’eucharistie, à la conception virginale.

Mais il n’est conclusion si assurée que certaine critique n’hésite à lui substituer les plus paradoxales conjectures. L’Académie des sciences de Berlin entendit, le 11 janvier 1894, la lecture d’un mémoire de M. Ficker, jeune professeur à l’Université de Halle, où l’auteur s’appliquait à démontrer que l’épitaphe d’Abercius était une inscription païenne, épitaphe d’un prêtre de Cybèle. M. Duchesne, dont le nom était dès lors attaché à l’exégèse de l’épitaphe d’Abercius, railla sans merci l’hypothèse du jeune professeur. « M. Ficker, put-il conclure, a sans doute voulu rire et dérider aussi l’Académie de Berlin. » Bull. crit., 1894, t. xv, p. 117. « Comment traiter sur un ton sérieux, écrivait de son côté M. De Rossi, et discuter comme dignes de controverse scientifique de tels rêves ? » Bull. di archeol. crist., 1894, p. 69. A ce moment, M. Harnack crut devoir proposer une distinction. Il y avait dans l’épitaphe d’Abercius des traits chrétiens, incontestablement, mais ces traits étaient contredits par d’autres qui ne l’étaient pas ou qui l’étaient moins : qu’est-ce que ce pasteur « aux grands yeux dont les regards atteignent partout » ? N’est-ce pas un mythe solaire ? Pourquoi envoie-t-il Abercius à Rome voir un roi (βασιλῆα) et une reine ? Pourquoi le berger ne serait-il pas Attis-Hélios et la vierge pure Cybèle ? De ces doutes, M. Harnack croyait pouvoir induire que l’épitaphe d’Abercius représentait un syncrétisme des mystères chrétiens et d’un culte solaire, syncrétisme sans autre attestation d’ailleurs : Abercius devait avoir été un païen gnosticisant. On aurait eu tôt fait de dissiper les doutes de M. Harnack et de lui montrer que l’identification du pasteur et d’Attis ne reposait sur aucune base, ce que firent au mieux M. Duchesne et M. Wilpert ; mais un nouveau système parut. M. A. Dieterich, professeur d’archéologie à l’Université de Marbourg, imagina que, l’empereur Héliogabale ayant fait célébrer en 220 le mariage de son dieu syrien Élagabal avec l’Astarté de Carthage, Abercius, prêtre d’Attis, avait été envoyé à Rome par son dieu pour prendre part à la cérémonie des noces du soleil et de la lune. Il vint à Rome ; il vit une pierre (λᾶον) marquée d’un sceau brillant, la pierre noire d’Émèse, le dieu Élagabal ; il vit le grand dieu et la grande déesse, le roi et la reine. Quant à lui, il était de la confrérie des μαθηταὶ ποιμένος ἁγνοῦ, Attis, comme l’était son contemporain Alexandre fils d’Antoine ; il fut conduit partout par Nestis, qui est le nom d’une divinité sicilienne, divinité des eaux, qui a nourri Abercius de poisson en des repas cultuels mystérieux. L’explication adéquate était enfin trouvée, qui fit dire à M. Salomon Reinach, non sans atticisme : « C’est M. Dieterich qui a raison : il a mis dans le mille. » Revue critique. t. xlii (1896), p. 447.

A ces extravagances, il suffit d’opposer : 1° l’identification de l’Abercius de l’épitaphe et de l’Abvircius Marcellus, évêque antimontaniste signalé par Eusèbe, H. E., v, 16, 3, en ce canton de Phrygie, à l’époque contemporaine ; 2° l’antériorité de l’épitaphe d’Abercius par rapport à l’épitaphe d’Alexandre fils d’Antoine, cette dernière étant chrétienne et datée de 216 ; 3° l’interprétation donnée par la Vita Abercii, laquelle date d’un temps où païens et chrétiens savaient pertinemment se différencier ; 4° l’indéniable sens chrétien des traits les plus marquants de l’épitaphe, quelque vague d’expression ne se manifestant que dans des épithètes d’ornement, défaut aisément pardonnable à un texte métrique ; 5° les laborieuses, les excessives invraisemblances textuelles ou mythologiques entassées par les nouveaux exégètes. Ces deux derniers considérants vont être justifiés dans le commentaire que nous allons donner de l’épitaphe d’Abercius.

III. Interprétation. — Ἐκλεκτῆς πόλεως κτλ] On s’est étonné qu’un chrétien ait affecté de s’appeler citoyen et qu’il ait qualifié sa cité de l’épithète d’ἐκλεκτή, distinguée, comme au vers 22 il la qualifiera de noble patrie, χρηστὴ πατρίς. Il est sûr que l’épître aux Hébreux, xiii, 14, aurait pu lui apprendre que « nous n’avons point ici de cité qui demeure, et que nous cherchons celle qui doit venir ». Cf. Eph., ii, 19. Mais le détachement civique n’est point obligatoire, et si Abercius, qui avait beaucoup voyagé, n’en tenait pas moins fervemment à sa petite cité phrygienne, sa conscience chrétienne n’avait rien à redire. Mais pourquoi traiter Hiéropolis d’ἐκλεκτή ? À cela on répond que les cités ont coutume de recevoir des épithètes de ce genre, honestissime, auguste, felicissime, sanctissime, inclyte. Que si ἐκλεκτή, qui, dans la langue chrétienne, veut dire élue, se dit plutôt d’une église que d’une cité (voyez la suscription de l’épître de saint Ignace aux chrétiens de Tralles), on peut supposer que le mot est susceptible d’uns acception plus banale, comme lorsque saint Ignace en fait l’épithète d’un de ses compagnons, ἀνδρὶ ἐκλεκτῷ. Philadelph., xi.

Οὔνομ’ Ἀβέρκιος κτλ] Avec les vers 3-5 le symbolisme apparaît, mais quel symbolisme ? Celui que l’archéologie chrétienne nous montre comme le plus populaire parmi les fidèles ; les peintures des catacombes romaines ne fournissent pas moins de quinze représentations du bon Pasteur paissant son troupeau (pour ne rien dire du bon Pasteur portant la brebis sur ses épaules), représentations remontant au iiie et au ive siècle. Wilpert, Fractio panis, Paris, 1896, p. 99-100. De Rossi a retrouvé et publié une médaille chrétienne, qu’il attribue au iie ou au iiie siècle, représentant un troupeau de sept agneaux, les uns paissants, les autres bondissants, et à gauche, à l’ombre d’un olivier, debout avec un chien à ses pieds, le berger appuyé sur son bâton. Kraus, Realencyklopädie, t. ii, p. 592. Abercius se dit le disciple, μαθητής, un mot évangélique, resté familier à la langue chrétienne, à la langue de saint Ignace d’Antioche, par exemple. Magnes., ix, 2, 3 ; x, 1. Il est disciple du pasteur pur, ἀγνός, une épithète très chrétienne, et dont la fortune fut grande particulièrement au temps où les idées encratites étaient le plus en vogue, c’est-à-dire au iie siècle. Ce pasteur pait ses troupeaux par monts et par plaines : allusion aux Églises qu’Abercius trouvera dans « la plaine syrienne » aussi bien que dans les montagnes de Phrygie. Et ce pasteur a de grands yeux dont le regard atteint partout : vers purement descriptif, mais qui marque bien ce que ce pasteur a de surhumain, ne fût-ce que dans son regard. Le symbolisme chrétien donne donc l’explication adéquate de ces vers 3-5 : peut-on en dire autant de l’archéologie de MM. Ficker et Dieterich ? Attis est qualité de bouvier (βουκόλος), de chevrier (αἰπόλος), d’homme aux mille yeux (μυριόμματος), et il est comparé au soleil qui voit tout (πανόπτης) : mais on ne nous dit pas, et pour cause, qu’Attis, le jeune bouvier de Cybèle, ait eu le droit d’être qualifié de chaste : l’historien ecclésiastique Socrate, après avoir cité un oracle qui identifiait Attis et le « chaste Adonis » (ἁγνὸν’Ἀδωνιν), raille cette confusion en rappelant qu’Attis præ amoris insania seipsum exsecuit. H. E., in, 23, P. G., t. lxvii, col. 448.

Οὖτος γάρ μ’ἐδίδαξε… γράμματα πιστά.] Quel mot manque-t-il ? Pitra supposait τὰ ζωῆς ; Zahn, λόγους καὶ ; Harnack soupçonne l’hagiographe d’avoir passé là quelque mot malsonnant. Dieterich renonce à rien suppléer. Mais γράμματα πιστά est assez clair. Si γράμματα} est un mot incolore, Act., xxvi, 24, jusque-là qu’il pourrait s’appliquer à des écritures secrètes, orphiques, magiques, encore est-il que Philon l’entend des saintes Écritures, τὰ ἱερά γράμματα. Ant. jud., iii, 7, 6, et que le Nouveau Testament fait de même. II Tim., iii, 15 ; Joa., v, 47. Du reste, il est déterminé ici par l’épithète πιστά, qui est spécifiquement chrétienne, témoin les λόγοι πιστοί de l’Apocalypse, xxi, 5, et le πιστὸς λόγος des Pastorales. I Tim., i, 15 ; iii, 1 ; II Tim., ii, 11. Lorsque l’on nous dit que les γράμματα πιστά sont analogues aux λεγόμενα des mystères, on ne peut citer aucun exemple à l’appui pour motiver cette analogie.

Εἰς Ῥώμην ὅς ἔπεμψεν ἐμὲν βασίλειαν ἀθρῆσαι καὶ βασίλισσαν ἰδεῖν χρυσόστολον χρυσοπέδιλον.] La pierre de l’inscription porte seulement ΒΑϹΙΑ de βασίλεαν : l’hagiographe a lu βασιλειαν, dont les copistes font indifféremment βασίλειαν, reginam, ou βασιλείαν, regnum. Wilpert comprend βασιλείαν comme une apposition à Ῥώμην, mais alors le verbe ἀθρῆσαι reste sans objet. Zahn corrige et lit βασιλῆ (=βασιλέα) ἀναθρῆσαι, qui est une conjecture aussi gratuite que celle de Dieterich, βασιλῆαν, forme poétique insolite, ou, comme dit M. Reinach, « accusatif barbare » pour βασιλέα. Le plus sûr est de s’en tenir au texte de l’hagiographe et de traduire : le Pasteur m’a envoyé à Rome contempler « une souveraine et une reine ». C’est ici que la pensée d’Abercius s’obscurcit. La souveraine, nous dit M. Duchesne, c’est la cité-reine, la ville éternelle, avec son sacré sénat et l’empereur, la « souveraineté ». Soit. Rome, en effet, est très naturellement qualifiée de reine : Η ΒΑΣΙΛΕΥΟΥΣΑ ΡΩΜΗ ΤΟΝ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΑ ΤΩΝ ΛΟΓΩΝ, lisait-on dans une inscription du ive siècle, élevée à Rome à Proairésios et que nous a conservée Eunape. Vit., édit. Didot, p. 492. Cf. Batiffol, dans Revue hist. des relig., 1897, t. xxxv, p. 113. Si la βασίλεια est la cité de Rome, que sera la βασίλισσα ? M. Duchesne répond : « L’Église comparée si souvent dans les Écritures et dans les Pères à une reine aux brillants atours. » Dans le Pasteur, l’Église n’apparaît-elle pas à Hermas sous les traits d’une femme âgée, vêtue d’un vêtement éclatant, ἐν ἱματισμῷ λαμπροτάτῳ ? Vis., i, 2. Sans doute, mais alors pourquoi opposer cette reine brillante au peuple qui, au vers suivant, va représenter la communauté des fidèles de Rome (λαὸν δ’εἶδον ἐκεῖ) ? Le contraste est tranché bien plus entre la βασίλισσα et le λαός, qu’entre la βασίλεια et la βασίλισσα.

Donc, contrairement au sentiment d’archéologues comme Duchesne et Wilpert, nous hésiterions à reconnaître dans le vers 8 une allusion à l’éminente dignité de l’Église de Rome. Les vers 7 et 8 parleraient de Rome, rien que de la cité de Rome, ils en parleraient avec emphase et gaucherie, que ce serait un sens plausible, sinon très relevé. On nous dit qu’il est bien extraordinaire que le « Pasteur pur », c’est-à-dire le Sauveur, ait envoyé Abercius à Rome pour contempler la splendeur impériale de Rome. Mais ignore-t-on de quels religieux regards les chrétiens contemplaient Rome ? Ne sait-on pas que, pour eux, la fin de Rome devait être le signal de la fin du monde ? Etiam res ipsa déclarat lapsum ruinamque rerum brevi fore, nisi quod incolumi urbe Roma nihil istiusmodi videtur esse metuendum : at vero cum caput illud orbis occiderit et ῥύμη esse cœperit, quod Sibyllæ fore aiunt, quis dubitet venisse jam finem… ? Illa est civitas quæ adhuc sustentat omnia. C’est Lactance qui s’exprime ainsi, vii, 25, P. L., t. vi, col. 812.

Λαὸν δ’εἶδον ἐκεῖ λαμπρὰν σφραγῖδαν ἔχοντα.] M. Dieterich, après Hirschfeld, corrige λαός (peuple) en λᾶος (pierre) et demande avec ironie si l’archéologie chrétienne a jamais rencontré de pierre qui porte un sceau brillant. Le quiproquo n’est pas permis, car λαός est un terme d’usage courant dans la littérature chrétienne, pour désigner les élus, les fidèles : on peut le relever jusqu’à dix fois rien que dans le Pasteur d’Hermas avec ce sens. Plus précisément même il signifie l’assistance par opposition à l’évêque dans une synaxe eucharistique : on le trouvera trois fois avec ce sens spécial dans la description du culte chrétien de saint Justin. Apol., i, 65-67. Λᾶος au contraire, au sens de pierre, est attesté par une leçon d’ailleurs controversée de Sophocle, Œdip. Col., 198, et par une inscription de Gortyne : c’est ce mot rarissime que l’on veut retrouver dans une inscription de grec commun, en Phrygie, au iiie siècle ? Le mot σφραγίς est aussi fréquent dans la littérature chrétienne que le mot λαός. Au propre, σφραγίς est la marque que l’on met sur une marchandise ou sur une tête de bétail pour la reconnaître : M. Deissmann a relevé dans un papyrus commercial du Fayoum de la fin du iie siècle de notre ère l’expression σφραγῖδα ἐπιβάλλειν ἑκάστῳ ὄνῳ, marquer chaque âne d’un signe de propriété. A. Deissmann, Neue Bibelstudien, Marbourg, 1897, p. 66. C’est ce même sens qui est donné par le gnostique Théodote : « Les animaux sans raison témoignent par la sphragis du propriétaire à qui ils appartiennent individuellement, et c’est par la sphragis que le propriétaire les revendique. » Excerpta Theodot., 86, P. G., t. ix, col. 698. Au figuré, dans la littérature chrétienne, il désigne le baptême : nous le relevons huit fois dans le Pasteur d’Hermas, vingt fois dans les Acta Thomæ, avec ce sens. Personne ne le conteste, d’ailleurs. Mais M. Harnack et M. Dieterich triomphent de ce que l’expression λαμπρὰ σφραγίς est unique : un sceau brillant peut-il s’entendre du baptême ? Or, juste à point, on signale un passage des Acta Philippi, édit. Tischendorf, p. 93, où il est question de « sceau lumineux rayonnant partout », φωτεινήν σφραγῖδα, et c’est M. Harnack lui-même qui le signale. Theolog. Literaturz., t. xxii (1897), p. 61. Ici encore le langage chrétien fournit l’explication adéquate. Que penser, au contraire, de l’exégèse qui, après avoir fait du peuple une pierre, croit reconnaître dans le « sceau brillant » l’idole d’Élagabal, la « grosse pierre conique, de couleur noire, que l’on disait tombée du ciel, et sur laquelle, au dire d’Hérodien, on voyait certaines marques et empreintes » (ἐξοχάς… καὶ τύπους) ?

Καὶ Συρίης κτλ.] Les vers 10-11 ne présentent point de difficultés, sinon sur le dernier mot πάντη δ’ἔσχον συνομηγύρους, comme lit l’hagiographe. Le mot ὁμήγυρις est synonyme de σύναξις ; et on voit le sens du composé ; mais le mot συνομηγύρους fait le vers faux. Ramsay et Duchesne lisent συνοπάδους ; Lightfoot, συνομίλους ; Dieterich, συνοδίτας. Le mot retenu par l’hagiographe était le mot le plus juste et aucune des corrections proposées n’est décisive.

Παῦλον ἔχων ἔποχον.] Cet hémistiche est fort obscur. Zahn lit πάντη δ’ἔσχον συνοδίτην Παῦλον, « j’eus partout Paul pour compagnon de route ; » puis il met un point et ensuite ἔγων ἑπόμην, « moi je suivais. » Mais le rejet de Παῦλον est bizarre. La forme dorique ἔγων plus inattendue encore ; puis pourquoi ἑπόμην est-il sans complément ? L’hagiographe a lu seulement Παῦλον ἔσωθεν, qui n’a aucun sens. La pierre est ici brisée : on lit à demi ΠΑΥΛΟΝ ΕΧΟΝ ΕΠΟ et l’on restitue ἔποχον : mais ἔποχος signifie « celui qui est sur un char », et l’on ne comprend pas davantage. M. Dieterich, c’est une fiction pure, s’imagine que ἔποχος est le titre d’une fonction dans le culte auquel aurait été, selon lui, initié Abercius, l’epochos serait quelque chose comme l’episcopos chrétien : bizarre fonction que cette fonction cultuelle de groom ! Quant à Paul, qu’Abercius rapproche de la Foi, sera-ce l’apôtre saint Paul ? Il faut le prodigieux esprit philologique de M. C. Weyman pour comprendre qu’Abercius portait avec lui une édition des Épîtres de saint Paul. Faute de quoi, on traduira bravement avec M. Zahn : « J’avais saint Paul assis dans la voiture. » Ce qui est comique. Disons simplement avec M. Reinach que cet hémistiche reste à expliquer.

Πίστις πάντη δὲ προῆγε.] Abercius marque que la Foi le guida, le conduisit partout. C’est dans un sens analogue que, dans une inscription romaine (fin du iie siècle ou début du iiie), l’auteur de l’épitaphe dit à la morte, Maritima : εὐσέβεια γὰρ σὴ πάντοτε σε προάγει. De Rossi, Inscr. chr., t. ii, p. xxvi. De même que la « Piété » a conduit partout Maritima, ainsi fait la Foi pour Abercius. Personnifier la Foi n’est pas une image singulière.

Mais est-ce bien ΠΙΣΤΙΣ qu’il faut lire sur la pierre ? l’hagiographe l’a lu, mais ne s’est-il pas trompé ? La pierre est brisée ici : on lit distinctement ΣΤΙΣ et, devant ces quatre lettres, la partie inférieure de deux jambages verticaux, dont on peut faire un iota et une moitié de Π, aussi bien qu’un Η. C’est de cette incertitude que fait état M. Dieterich pour conjecturer ΝΗΣΤΙΣ ou ΝΙΣΤΙΣ, qui est le nom d’une déesse « qui figurait dans la théologie d’Empédocle. » Une « conception religieuse » aura « pu passer des écrits d’Empédocle dans les cultes mystiques de l’Asie Mineure ! » Et M. Reinach, résumant Dieterich, accumule les preuves : « Nestis, divinité des eaux, a été identifiée par les Grecs Syriens aux déesses orientales Atargatis et Dercéto. Cette dernière avait la forme d’un poisson : or νῆστις est le nom d’un poisson. Dercéto était adorée à Hiérapolis en Syrie : or, nous trouvons la déesse Nestis dans une ville homonyme. » Et voilà toute la démonstration !

Καὶ παρέθηκε τροφήν κτλ.] Les vers 13-16 sont une description du banquet eucharistique auquel, partout sur sa route, a été convié Abercius. C’est une pareille invitation que saint Polycarpe reçoit du pape Anicet, lors de son séjour à Rome : « Dans l’église, Anicet donna l’eucharistie à Polycarpe, » écrit saint Irénée au pape Victor. Eusèbe, H. E., v, 24, 17. Sous quelles espèces la loi donne-t-elle l’eucharistie à Abercius ? Du vin qu’elle donne mêlé d’eau avec du pain. Saint Justin, dans la description qu’il fait des synaxes eucharistiques, mentionne « le pain, le calice d’eau et de vin trempé » (ἄρτος καὶ ποτήριον ὕδατος καὶ κράματος). Apol., i, 65, P. G., t. vi, col. 428. Les deux mots κρᾶμα et κέρασμα sont synonymes. Est-il besoin de rappeler, à ce propos, les peintures que les catacombes romaines nous présentent de la fraction du pain, à commencer par la belle peinture, du iie siècle, mise au jour dans la catacombe de Priscille ? Wilpert, Fractio panis. Quant au rapport de ce pain ou de ce vin avec le Sauveur lui-même, c’est par la mention de ΙΧΘΥΣ qu’à cette époque on l’exprime au mieux, et Abercius ne fait pas autrement : la Foi lui a partout donné en nourriture l’ΙΧΘΥΣ. Ainsi s’exprime l’épitaphe de Pectorius (voir ce mot) : « Ô race divine de l’ΙΧΘΥΣ céleste… reçois l’aliment doux comme le miel du Sauveur des saints : mange, bois, tu tiens l’ΙΧΘΥΣ dans tes mains : » ἔσθιε πινάωον ἴχθυν ἔχων παλάμαις. De Rossi, Inscr. chr., t. ii, p. xix. Pourquoi la Foi donne-t-elle cette nourriture aux « amis », φίλοις, et pourquoi ce terme vague ? Le terme est vague, sans doute ; encore est-il que, non seulement il n’a rien de non chrétien, III Joa., 15, mais que nous le relevons dans l’inscription de Pectorius : τὴν σήν, φίλε, θάλπεο ψυχήν. Pourquoi dire que ce poisson est un poisson de source, ἴχθυν ἀπὸ πηγῆς ? On a rapproché cette image de celle qui consiste à représenter les baptisés comme des petits poissons qui naissent dans l’eau du baptême : Nos pisciculi, secundum ΙΧΘΥΝ nostrum Jesum Christum, in aqua nascimur, dit Tertullien. De bapt., 1, P. L., t. i, col. 1198. Mais, s’il est vrai que le fidèle naît aux fonts baptismaux, il n’en est pas ainsi du Sauveur lui-même. Cette source doit être donc une source plus haute, et pourquoi ne pas songer « aux flots éternels de la Sagesse », dont parle l’inscription de Pectorius (ὕδασιν ἀενάοις σοφίης) ? C’est, en effet, dans ces flots éternels que la Vierge pure l’a pêché avec la main (ἐδράξατο).

En regard de l’interprétation chrétienne, nos bons humanistes développent leur exégèse : « Nestis, déesse des poissons, a nourri Abercius de ses poissons sacrés ; le pèlerin, ascète païen, s’est abstenu de la chair des animaux, il a mangé du poisson, du pain et du vin (Νῆστις signifie aussi celui qui jeûne). Nous sommes ici en présence de formules aussi difficiles à comprendre pour nous que celles des Éleusinies : ἐνήστευσα, ἔπιον τὸν κυκεῶνα, ou celle des mystes d’Atys : ἐκ τυμπάνου βέβρωκα, ἐκ κυμβάλου πέπωκα. Mais il semble que le sens général est clair [!]. La vierge sainte qui pêchait les poissons destinés à la nourriture d’Abercius était une prêtresse ; de même, à Éleusis, les prêtres seuls pouvaient prendre les poissons sacrés… »

Les derniers vers (17-22) appellent deux observations. Il est fort possible que ces vers constituent une formule épigraphique qui ne soit pas personnelle à Abercius et qu’Abercius aura utilisée, la trouvant en usage à Hiéropolis : on remarquera, en effet, que les vers n’en sont incorrects que par l’introduction des noms propres, Ἀβέρκιος, Ἀβερκίου Ῥωμαίων. Originale ou commune, cette formule épigraphique contient une très intéressante donnée théologique : ταῦθ’ ὁ νοῶν εὔξαιτο ὑπὲρ Ἀβερκίου πᾶς ὁ συνῳδός.. Le mot Ἀβερκίου, « celui qui chante avec moi, » est une expression peu naturelle, encore qu’on puisse lui trouver quelque analogie avec un passage d’une épître de saint Ignace d’Antioche, Ephes., iv, 1, 2. L’expression ταῦθ’ ὁ νοῶν, « celui qui comprend, » n’est pas une allusion à la prétendue discipline de l’arcane : Abercius qui vient de s’exprimer par symboles, symboles que tous les chrétiens entendent, fait maintenant appel aux chrétiens, simplement. Mais à ces chrétiens ses frères Abercius demande de prier pour lui : expression de l’usage de la prière pour les défunts, un usage inconnu au paganisme. Et c’est un dernier trait qui confirme l’interprétation strictement chrétienne de l’épitaphe d’Abercius.

P. Batiffol.

IV. Importance. — L’importance de cette inscription est manifeste. — 1o  On a voulu y voir un argument en faveur de la primauté de l’Église romaine. Dans ce cas, le voyage de saint Polycarpe, en 154, au sujet de la Pâque, aurait son pendant dans celui d’Abercius, vraisemblablement au sujet du montanisme. Abercius, en effet, dans la controverse montaniste, occupe un rang à part, non qu’il ait convoqué un concile comme Sotas, évêque d’Anchialus en Thrace, ou Apollinaire, évêque d’Hiéropolis en Phrygie, pour condamner Montan et ses sectateurs, mais parce que, à l’exemple de Zoticus de Comane, de Julien d’Apamée, de Méliton de Sardes, de Sérapion d’Antioche, il a pu intervenir personnellement dans le débat, ce que nous ignorons. En tout cas c’est à lui que sont adressés trois livres sur la discussion publique qui eut lieu, à Ancyre, entre l’anonyme d’Eusèbe, H. E., v, 16, P. G., t. xx, col. 464 sq., et les montanistes. C’était donc un évêque de valeur et sa visite à Rome, quel qu’en ait été le motif, n’est pas sans importance.

2° Le symbolisme de l’Ἰχθύς a déjà été signalé ; c’en est ici la plus ancienne référence. On sait que les cinq lettres de ce nom forment l’acrostiche de cette formule chrétienne : Ἰησοῦς Χριστός Θεοῦ Υιὸς Σωτήρ ; on sait aussi que l’Ἰχθύς est une allusion au baptême et à l’eucharistie. Au baptême d’abord, car il est l’eau salutaire, où l’homme purifié, régénéré, devient le pisciculus secundum Ἰχθύν de Tertullien, pris par les apôtres, « pêcheurs d’hommes, » dans « le filet » de l’Église. Clément d’Alexandrie conseillait aux chrétiens de son temps de faire graver l’image de l’Ἰχθύς sur leurs anneaux et de ne pas oublier leur origine. Et les Pères ont fait de l’Ἰχθύς l’objet d’applications morales multipliées. À l’eucharistie ensuite ; car, dans les deux multiplications des pains, figures de l’eucharistie, ainsi que dans les deux repas de Notre-Seigneur ressuscité avec ses disciples, figurait le poisson. Il figura également sur les vases sacrés, les lampes, dans les peintures des catacombes. Jésus-Christ est l’Ἰχθύς ; d’où enfant de l’Ἰχθύς, comme le dit saint Jérôme de Bonose, et disciple de Jésus-Christ sont synonymes dans la langue chrétienne. Le fidèle est de la race de l’Ἰχθύς, comme le rappelle l’inscription de Pectorius. De même, recevoir l’Ἰχθύς et communier sont synonymes.

3° La communion c’est la τροφή de l’inscription, la nourriture sacrée, donnée aux « amis », composée de l’οἶνος et de l’ἄρτος, du mélange mystérieux, κέρασμα ; langage qui rappelle celui de saint Justin dans sa description de la synaxe, celui de la Didaché à propos du κλάσμα, et qui était parfaitement intelligible pour les fidèles.

4° Si la παρθένος ἁγνή doit s’entendre de Marie, mère du Verbe incarné, et non de l’Église, c’est une allusion au mot du symbole, et une preuve de la croyance primitive des chrétiens à la perpétuelle virginité de Marie, telle qu’on la retrouve sous la plume de saint Ignace et de saint Irénée.

5. Enfin la demande de prières faite à tout συνῳδός, en faveur d’Abercius est strictement chrétienne : c’est l’expression même de la prière pour les morts, comme on en voit tant d’exemples dans la littérature et l’épigraphie du iiie siècle. Antérieurement à Tertullien, on ne trouverait à citer que l’épitaphe d’Abercius, si nous n’avions dans les Acta Pauli et Theclæ ce curieux passage où une jeune fille, qui est morte, apparaît en songe à sa mère Trifina et lui demande que Thécla consente à prier pour elle et que, grâce à la prière de la martyre, elle puisse passer au lieu du rafraîchissement. Le vœu de la fille de Trifina est exactement le même que celui d’Abercius. Or pareil vœu est spécifiquement chrétien. Wilpert a montré que les prétendus sentiments de cette espèce, prêtés à des inscriptions païennes, sont une illusion de M. Ficker : l’épigraphie païenne, au témoignage de Gatti, ne connaît pas un seul exemple de prière pour les défunts. Wilpert, Fractio partis, p. 110.

Tillemont, Mém. hist. eccl., Paris, 1701, t. ii ; Boissonade, Anecdota græca, Paris, 1833, t. v ; dom Pitra, Spicilegium Solesmense, Paris, 1855, t. iii ; Acta sanctorum, t. viii octobris, 1858 ; Ramsay, dans Bull, corresp. hellénique, 1882, t. vi sq. ; Duchesne, dans Bulletin critique, 1882, t. iii, 1894, t. xv ; Revue des quest. historiques, 1883, t. xxxiv ; Mélanges d’archéologie et d’histoire, Rome, 1895 ; De Rossi, Inscriptiones christianæ, 1888, t. ii ; Bull. di archeologia cristiana, 1894 ; J. Wilpert, Principienfragen der christlichen Archäologie, Fribourg-en-Br., 1889 ; Lightfoot, Apostolic Fathers, Londres, 1885, t. ii ; Zalm, Forschungen zur Geschichte des N.-T. Kanons, Erlangen, 1893, t. v ; Harnack, Zur Abercius-lnschrift, Leipzig, 1895 ; Dieterich, Die Grabschrift des Aberkios, Leipzig, 1896 ; S. Reinach, dans Rev. crit., 1896, p. 447 ; Analecla bollandiana, 1894, t. xiii ; 1896, t. xv ; 1897, t. xviii ; P. Lejay, dans Rev. du clergé franç., 1897, t. xii ; P. de Grandmaison, dans les Études, 1897, t. lxxi, p. 433 ; Dict. d’arch. chrét., t. i, col. 66-87.

G. Bareille.