Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/CARÊME

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(2p. 265-267).

CARÊME. s. m. Quadragésime ; temps de pénitence pendant lequel on jeûne quarante jours pour se préparer à célébrer la Fête de Pâque. Quadragesima, quadraginta dierum jejunium. Anciennement dans l’Eglise Latine le Carême n’étoit que de trente-six jours, & ne commençoit qu’au Dimanche de la sixième semaine avant Pâque, qu’on appelle Quadragésime. Dans le IXe siècle, pour imiter plus précisément le jeûne de quarante jours que Jésus-Crhsit souffrit au désert, quelques-uns ajoutèrent quatre jours avant la Quadragésime, & cet usage a été suivi dans l’Occident ; car en ôtant les six Dimanches où l’on ne jeûne point, il reste précisément quarante jours de jeûne, à l’imitation de Jésus-Christ. Il en faut excepter l’Eglise de Milan, qui ne commence le Carême que le Dimanche de la Quadragésime.

Le Carême a été institué par les Apôtres S. Jérôme, dans son Epître à Marcella, & S. Léon, au Sermon sixième de Quadragesima, le disent expressément ; & la Règle de S. Augustin, Ep. 118, ad Januarium, & Lib. 4 de Bapt. cap. 24, a lieu en cette matière. Tout ce que l’on trouve établi généralement dans toute l’Eglise, sans en avoir l’institution dans aucun Concile, doit passer pour un établissement fait par les Apôtres. Or tel est le jeûne du Carême. On n’en trouve l’institution dans aucun Concile. Au contraire, le I Concile de Nicée, can. 5 ; celui de Laodicée, can. 49, & suivant ; le VIe Concile, can. 29, & en Occident le I d’Orléans, can. 11 ; le IVe de la même ville, can. 2 ; celui d’Agde, can. 8 ; celui d’Auxerre, can. 3, le VIIIe de Tolede, can. 9 ; le IIe de Brague, can. 9, parlent du Carême comme d’une chose générale & très-ancienne, aussi-bien que tous les Peres Grecs & Latins. Tertullien, qui vivoit sur la fin du IIe siècle & au commencement du IIIe, dans son Livre De Jejuniis, cap. 2 & 13, semble indiquer non-seulement qu’il y avoit une loi pour le jeûne d’avant Pâque, mais encore qu’elle étoit regardée par ceux même qu’il fait passer pour ennemis du jeûne, comme une institution Apostolique ; & qui plus est, comme une institution Apostolique fondée sur l’Evangile & sur la parole de Jésus-Christ en S. Matthieu IX, 15 ; en S. Marc II, 19 ; & en S. Luc V, 34. Calvin, Chemnitius & les Protestans prétendent que le jeûne du Carême s’est institué d’abord par une espèce de superstition, par des gens simples qui voulurent imiter le jeûne de Jésus-Christ. Ils prouvent ce fait par un mot de S. Irenée, cité par Eusebe Liv. V, ch. 24 ; mais Bellarmin a très-bien montré qu’il ne s’agit point là du jeûne même, mais de quelques circonstances du jeûne. D’autres dirent que ce fut le Pape Télesphore qui l’institua vers le milieu du IIe siècle ; mais Bellarmin répond que S. Ignace, qui vivoit avant ce Pape parle clairement du Carême, dans l’on Epître ad Philippenses ; que ce qui a donné occasion à cette opinion, c’est que Télesphore ordonna l’abstinence de chair pendant sept semaines entières, au lieu que les Laïques ne la gardoient pas pendant sept semaines toutes entières. D’autres conviennent que l’on observoit à la vérité le Carême dans l’Eglise, c’est-à-dire, un jeûne de quarante jours avant Pâque dès le temps des Apôtres ; mais que c’étoit volontairement, & qu’il n’y eut de loi que vers le milieu du IIIe siècle. Ce que nous avons dit de Tertullien paroît détruire ce sentiment. Enfin, il paroît par les Constitutions Apostoliques V, c. 18, que les Chrétiens dès le commencement de l’Eglise ont jeûné par obligation pendant le temps qui précédoit la Pâque. Ce jeûne duroit jusqu’à l’heure de vêpres, c’est-à-dire, jusqu’au soir. Tertullien en parle aussi dans son Traité du jeûne, &C S. Irenée dans Eusebe Liv, V, c. 24, Saint Basile, Orat. 2, de Jejun. Saint Ambroise Serm. 54. Socrate, L. V, c. 21.Cassien, Collat. 21, c. Z7. Saint Léon, de Quadragesimâ, &c. Voyez Bellarm. de bonis Operib. in pattic. L. II, c. 41, 15, 16.

Socrate & Sozomene disent, le premier, L. V, c. 22 ; l’autre, L. VII, c. 19, que le jeûne du Carême étoit de six semaines avant Pâque, en Illyrie, en Grèce, à Alexandrie, dans toute l’Egypte, dans l’Afrique & la Palestine ; mais qu’à Constantinople & dans toutes les Provinces d’alentour, jusqu’en Phénicie, on commençoit le Carême sept semaines avant Pâque, que de ces six ou sept semaines quelques-uns n’en jeûnoient que trois par intervalles, & cinq jours seulement chaque semaine. Quelques-uns, ajoutent ils, jeûnoient trois semaines de suite comme à Rome, excepté le Samedi & le Dimanche. Socrate se trompe en ceci ; car on jeûnoit à Rome le Samedi toute l’année : mais un Grec a pû l’ignorer, & prendre l’usage de quelque autre Eglise pour celui de Rome. Par-tout on nommoit également ce temps Carême, ou Quarantaine.

Les Grecs commencent l’abstinence après le Dimanche que nous nommons de la Sexagésime, & qu’ils appellent Απόκρεως, c’est-à-dire, selon M. l’Abbé Fleury, Dimanche gras, ou plutot, Carême prenant ; car ό Απόκρεας signifie proprement, sévrement de chair, privation de chair, carniprivium, comme quelques-uns traduisent. Du reste, les Grecs commencent le Lundi qui suit ce Dimanche à ne point manger de chair, & toute cette semaine-là ils ne mangent que du laitage & des œufs, mais sans jeûne encore ; de-là vient qu’ils appellent le Dimanche suivant, qui est celui de la Quinquagésime, Τῆς Τυροφάγου. Le Lundi suivant ils entrent en Carême, & commencent le jeûne & l’entière abstinence, non-seulement d’œufs & de laitage, mais de poisson & d’huile. Néanmoins s’ils commencent plutôt que nous, ils ne jeûnent point les Samedis comme nous. L’Abbé Théonas étant venu voir Cassien & Germain, celui-ci demanda pourquoi le Carême n’étoit que de six semaines, ou de sept, en quelque pays, puisque ni l’un ni l’autre nombre ne font quarante Jours, en ôtant le Samedi & le Dimanche, où l’on ne jeûnoit point, mais seulement trente-six jours ? Théonas répondit : ces trente-six jours font la dixme de toute l’année, qui est de 365 jours ; & ce qui fait la diversité, c’est que ceux qui ne jeûnent que six semaines, jeûnent le Samedi. On n’a pas laissé de nommer tout ce temps Carême, ou quarantaine, peut-être à cause des quarante jours de jeûne de Moyse, d’Elie & de Jesus-Christ. Les parfaits ne s’astreignent pas à des bornes si étroites, & cette loi du Carême n’a été introduite qu’en faveur des foibles ; afin qu’ils donnassent à Dieu au moins la dixme de l’année. On voit ici combien Cassien, & ceux dont il rapporte les discours, croient persuadés de l’antiquité & de l’utilité du Carême. Fleury.

Les anciens Moines Latins faisoient trois Carêmes ; le grand avant Pâque, l’autre, avant Noël, qu’on appeloit de la Saint Martin ; & l’autre de Saint Jean-Baptiste, après la Pentecôte, tous trois de quarante jours. Les Grecs en observoient quatre autres outre celui de Pâques ; savoir ceux des Apôtres, de l’Assomption, de Noël, & de la Transfiguration ; mais ils les réduisoient à sept jours chacun. Les Jacobites en font un cinquième, qu’ils appellent de la pénitence de Ninive. Les Chaldéens & les Nestoriens de même. Les Maronites en font six, y ajoutant celui de l’Exaltation de la Sainte Croix. Une Relation imprimée en 1688, dit cependant que les Chrétiens du mont Liban, qui sont les Maronites, n’en font que quatre ; que durant le grand, qui est celui qui précède la Fête de Pâques, ils ne mangent qu’une fois le jour ; que la plupart font scrupule d’y manger du poisson, ni autre chose qui ait eu vie ; que les femmes grosses, ni les enfans qui ont l’usage de la raison, n’en sont que rarement dispensés. Les Jacobites anticipoient le Carême de deux semaines, & en jeûnoient huit avant la Semaine-Sainte. Voyez le P. le Quien dans une Préface sur une Lettre de saint Jean Damascène. Les Arméniens en font huit de différente durée.

Le Carême est bas, quand il commence les premiers jours dé Février ; & il est haut, quand il commence en Mars. La Mi-Carême est le Jeudi qui est au milieu du Carême. Faire le Carême, c’est observer les régles du jeûne ; ne faire usage que des alimens que l’Eglise permet pendant le Carême. Rompre le Carême, c’est y contrevenir. manger gras. On appelle fruits de Carême, les fruits secs & réservés pour le Carême, comme raisins, figues, pruneaux, brugnoles, &c. Viandes de Carême, le poisson & tous les autres mets, à la réserve de la chair.

Le VIIIe Concile de Toléde, canon 9, dit : Ceux qui sans une évidente nécessité auront mangé de la chair pendant le Carême, n’en mangeront point pendant toute l’année, & ne communieront point à Pâque. Ceux que le grand âge ou une maladie oblige d’en manger ne le feront que par permission de l’Evêque. Aujourd’hui on s’adresse plus communément en France au Curé, qui ne la donne que sur une attestation d’un Médecin.

Le Pape Nicolas, dans sa Réponse aux Consultations des Bulgares, ch. 4, dit qu’on doit s’abstenir de chair tous les jours de jeûne, qui sont le Carême avant Pâque, le jeûne d’après la Pentecôte, celui d’avant l’Assomption de la sainte Vierge, & celui d’avant Noël. Tous ces jeûnes étoient de quarante jours, au moins les trois d’avant Pâques, d’après la Pentecôte & d’avant Noël, comme portent expressément les Capitulaires Liv. VI, ch. 187 ; mais les autres n’étoient pas de la même obligation que notre Carême. Fleury. Voyez au mot Avent ce que nous avons dit du Carême, ou jeûne d’avant Noël. L’article 187 du Livre VI des Capitulaires ne prouve rien ; il dit seulement que les Prêtres doivent annoncer le jour de Pâque, celui de la Pentecôte, le jeûne, la Messe, le Baptême. Est-ce là porter, je ne dis pas expressément, mais en aucune manière, que tous ces jeûnes étoient de quarante jours.

S. Rathier, Evêque de Vérone au Xe siécle, dans un Sermon sur le Carême, blâme ceux qui passent alternativement un jour sans manger, & un sans jeûner ; & ceux qui jeûnant tous les jours jusqu’au soir, se donnoient sa liberté de manger la nuit avec excès ; aussi-bien que ceux qui mangeant avant None, qui étoit l’heure prescrite, croyoient jeûner, pourvu qu’ils ne fissent qu’un repas. Fleury.

Ce mot vient de quadragesima. Nicot. Et il est très-ancien. On le trouve dans le Concile de Nicée ; car Τεσσαραϰόση (Tessarakosê) en grec est la même chose que Carême, ou quadragésime.

On appelle aussi Carême, le Recueil des Sermons qu’a fait un Prédicateur pendant un carême. Collectaneœ Conciones sacrœ per quadragesimam habitœ vel habendœ. Parmi les Sermonaires, il y en a quantité qui ont fait des Carêmes & des Avents. Le Carême du P. Bourdaloue est admirable.

On dit proverbialement, qu’un homme nous a prêché sept ans pour un Carême ; pour dire, qu’il nous a souvent enseigné, rebattu la même chose. On dit, que pour trouver le Carême court, il faut faire une dette payable à Pâques. On dit aussi, qu’on nous donne le Carême bien haut, quand on nous promet quelque chose qui ne viendra de long-temps.

On dit aussi figurément qu’on met le Carême bien haut, pour dire qu’on exige des choses trop difficiles. Acad. Fr. On dit aussi, que cela vient comme Mars en Carême ; fort à propos, ou bien qu’une chose revient au même temps tous les ans. On dit aussi, qu’un homme a jeûné le Carême, quand on lui veut reprocher qu’il est bien maigre, ou bien pâle.

Plus défait & plus blême,
Que n’est un pénitent à la fin du Carême, Boil.

Les Turcs ont aussi leur Carême, qu’ils appellent Ramazan ou Ramadan. Voyez ce mot.