Dictionnaire de Trévoux/1re édition, 1704/Abbé

Jésuites de Trévoux
Trévoux (1-1p. 4-5).
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AbBÉ. Ce nom, dans sa première origine, qui est Hébraïque, signifie Pere. Car les Hébreux appellent Pere en leur langue, Ab ; d’où les Caldéens & les Syriens ont fait Abba, & de Abba, les Grecs ont formé ἀββας, que les Latins ont conservé ; & c’est enfin de là qu’est venu le nom d’Abbé en nôtre langue. Saint Marc & saint Paul ont gardé le mot Syriaque ou Chaldaïque Abba, pour dire Pere, parce qu’il étoit alors commun dans les synagogues & dans les premieres assemblées des Chrétiens ; mais ils l’ont interprété en ajoutant le mot Pere. C’est pourquoi Abba Pater, au chap. 14. de S. Marc, v. 36. ne signifie pas mon Pere, mon Pere, comme il y a dans la version de Mons, & dans celle des Jesuites de Paris. Il est mieux de traduire avec le Pere Amelotte, Abba, mon Pere ; ou plûtôt avec M. Simon, Abba ; c’est-à-dire, mon Pere. Quoique ces deux mots Abba, Pere, soient la même chose, tant dans S. Marc que dans S. Paul au chap.’. de l’Epître aux Galat. V. 6. il n’y a cependant point de pleonasme dans cette expression. Les Evangelistes & les Apôtres ont conservé dans leurs écrits plusieurs mots Syriaques qui étoient


en usage, & comme ils écrivoient en grec, ils ont en même tems ajouté l’interpretation de ces mots en langue Grecque. C’est sur ce pied-là qu’au Chap. 13. des Actes des Apôtres, V. 8, où il y a dans notre Vulgate, conformément à l’original Grec, Elymas magus, Mess. de P. R. & le P. Amelotte ont fort bien traduit, Elymas, c’est-à-dire, le Magicien. Ces autres paroles qui suivent immédiatement après, car c’est ce que signifie Elymas, confirment ce qu’on vient de dire, touchant la signification de Abba Pater ; ce qui a été remarqué par saint Jérôme dans son Commentaire, sur le Chap. 4. de l’Epître aux Galates, où il explique fort bien ces mots Abba Pater. Le nom de Abba, qui dans les commencemens étoit un mot de tendresse & d’amour dans la langue Hébraïque ou Caldaïque, devint en suite un nom de dignité & un titre d’honneur, les Docteurs Juifs affecterent ce titre, & un de leurs plus anciens livres, qui contient diverses sentences ou Apophthegmes de leurs Peres est intitulé Pirke Abbot, c’est-à-dire, Chapitre des Peres. C’est par rapport à cette affectation, que Jesus-Christ dans S. Mathieu, Chap. 23. V. 9, dit à ses Disciples : n’appellez personne sur la terre vôtre Pere : car vous n’avez qu’un Pere qui est dans le Ciel. S. Jérôme se sert de ces paroles de J.C. contre les Superieurs des Monasteres de son temps, qui prenoient le titre de Peres ou Abbés. Il dit, expliquant ces paroles de S. Paul, Abba Pater, dans son Commentaire sur l’Epître aux Galates, Chap. 4. Je ne sçai par quelle licence le titre de Pere ou Abbé a été introduit dans les Monasteres, Jesus-Christ ayant défendu expressément que qui que ce soit prît ce nom, parce qu’il n’y a que Dieu seul qui soit notre Pere. Mais comme Jesus-Christ a plutôt condamné la vaine gloire des Juifs, qui prenoient la qualité de Peres, que le nom de Pere, il n’est pas surprenant que les Chefs ou Supérieurs des Monastères l’aient pris dès les premiers établissemens des Moines.

Le nom d’Abbé est donc aussi ancien que l’institution des Moines. Ceux qui les gouvernerent, prirent le nom d’Abbés & d’Archimandrites. Ce nom s’est toûjours conservé depuis dans l’Église : & comme ils étoient eux-mêmes Moines, ils étoient distinguez du Clergé, avec lequel cependant on les mêloit quelquefois, parce qu’ils tenoient un rang au-dessus des laïques. S. Jérôme écrivant à Héliodore, nie absolument que les Moines soient du Clergé : alia, dit-il, Monachorum est causa, alia Clericorum. Il reconnoît néanmoins que les Moines n’étoient pas exclus par leur profession des emplois Ecclesiastiques. Vivez, dit-il dans sa Lettre au Moine Rusticus, d’une maniere que vous puissiez meriter d’être Clerc ; & si le peuple ou vôtre Evêque jette pour cela les yeux sur vous, faites ce qui est du devoir d’un Clerc.

Les Abbés ou Archimandrites, dans ces premiers temps étoient soumis aux Évêques & aux Pasteurs ordinaires ; & comme les Moines vivoient alors dans des solitudes éloignées des villes, ils n’avoient aucune part aux affaires Ecclesiastiques. Ils alloient à la Paroisse avec le reste du peuple ; & quand ils en étoient trop éloignez, on leur accordoit de faire venir chez eux un Prêtre pour leur administrer les Sacremens. Enfin, ils eurent la liberté d’avoir des Prêtres qui fussent de leur Corps. Souvent l’Abbé ou l’Archimandrite étoit Prêtre ; mais ces Prêtres ne servoient qu’aux besoins spirituels de leurs Monastères. Quelque pouvoir que les Abbez eussent sur leurs Moines, ils étoient soumis aux Evêques, qui avoient beaucoup de consideration pour eux, sur tout après les services qu’ils rendirent aux Eglises d’Orient. Comme il y avoit parmi eux des personnes savantes, ils s’opposerent fortement aux herésies naissantes ; ce qui fit que les Evêques jugerent à propos de les tirer de leurs solitudes. On les mit dans les fauxbourgs des villes, pour être plus utiles aux peuples. S. Chrysostôme jugea même à propos de les faire venir dans les villes ; ce qui fut cause que plusieurs s’appliquerent aux Lettres, & se firent promouvoir aux Ordres. Leurs Abbez en devinrent plus puissans, étant considérez comme de petits Prelats. Mais les Moines qui se crurent en quelque maniere independans des Evêques, se rendirent insupportables à tout le monde, même aux Evêques, qui furent obligés de faire des Loix contr’eux dans le Concile de Chalcédoine. Cela n’empêcha pas que les Abbés, ou Archimandrites, ne fussent fort considérés dans l’Église orientale, où ils ont toujours tenu un rang, & ils y ont même été préférés aux Prêtres.

La dignité d’Abbé n’est pas moins considérable aujourd’hui qu’elle l’a été autrefois. Selon le Droit commun, tout Abbé doit être régulier ou Religieux ; parce qu’il n’est étably que pour être le Chef & le Supérieur des Religieux : mais selon le Droit nouveau, on distingue deux sortes d’Abbés ; sçavoir l’Abbé régulier, & l’Abbé commendataire. Le premier, qui doit être Religieux, & porter l’habit de son Ordre, est véritablement titulaire. Le second est un séculier, qui est au moins tonsuré, & qui par ses Bulles, doit prendre l’ordre de la Prêtrise quand il aura atteint l’âge, quoyque le mot de Commendataire insinue qu’il n’a l’administration de l’Abbaye que pour un temps, il en possede néanmoins les fruits à perpetuité, étant entièrement substitué aux droits des Abbés Réguliers ; en sorte que l’Abbé Commendataire est véritablement Titulaire par ses Bulles, où on luy donne tout pouvoir, tam in spiritualibus quam in temporalibus, c’est-à-dire, tant au spirituel qu’au temporel ; & c’est pour cette raison qu’il est obligé par les mêmes Bulles, de se faire promouvoir dans le temps à l’ordre de Prêtrise. Cependant les Abbés Commendataires ne font aucunes fonctions pour le spirituel, ils n’ont aucune juridiction sur les Moines. Et ainsi ce mot de in spiritualibus, qu’on employe dans les Bulles, est plutôt du style de Rome, qu’une réalité. Les plus sçavans Jurisconsultes de France, & entre autres du Moulin & Loüet, mettent la commande inter titulos Beneficiorum, c’est-à-dire, entre les titres de Bénéfices. Ce sont des titres Canoniques qui donnent aux Commendataires tous les droits attachés à leurs Bénéfices. Mais comme ces provisions en commende sont contraires aux anciens Canons, il n’y a que le Pape seul qui puisse les accorder par une dispense de l’ancien droit. V. le mot de Commande & Commendataire.

Les Abbés Commendataires étant séculiers, n’ont aucune juridiction sur les Moines. Quelques-uns néanmoins prétendent que les Cardinaux, dans les Abbayes qu’ils ont en commande, ont le même pouvoir que les Abbez Réguliers. On donne pour exemple M. le Cardinal de Boüillon, qui en qualité d’Abbé Commendataire de Cluny, avoit le gouvernement spirituel de tout l’Ordre de Cluny, comme s’il en étoit Abbé Régulier. On répond à cela, que M. le Card. de Boüillon ne jouissoit pas de cette juridiction spirituelle en qualité de Cardinal Abbé Commendataire, mais par un bref particulier du Pape. M. le Card. d’Estrées, Abbé Commendataire d’Anchin en Artois, ayant voulu joüir de ce même droit à l’égard des Religieux de cette Abbaye, en fut exclus par un Arrest du grand Conseil daté du 30 Mars 1694.

Il n’y a que les Abbez Réguliers que l’on bénisse, les Commendataires ne l’ont jamais été. Le pouvoir que quelques Abbez ont de donner la tonsure, n’appartient aussi qu’aux Abbez Réguliers, mais ils ne la peuvent donner qu’à leurs Religieux. Le P. Hay Moine Bénédictin dans son Livre intitulé Astrum inextinctum, assure que les Abbez de son Ordre ont une juridiction comme Episcopale, & même comme Papale, potestatem quasi Episcopalem, imò quasi Papalem, sur tous les Religieux, & que c’est par cette raison qu’ils conferent à leurs Moines la Tonsure & les Ordres Mineurs. Il se peut faire qu’en Allemagne les Abbez de l’Ordre de S. Benoît joüissent de ce privilege, mais ils n’en joüissent point aujourd’hui en France, bien que quelques Abbayes prétendent avoir ce droit en vertu de leur exemption.

Abbé de Cour. On entend par-là un jeune Ecclésiastique poli & dans les manières & dans les habits : cela marque du déreglement & quelque chose de profane. Bouh. On y joint une idée de délicatesse, de volupté & de galanterie. On suppose d’ordinaire plus de science du monde dans un Abbé de Cour, que d’étude de la Théologie.

Abbé, se dit aussi de quelques Magistrats ou personnes laïques & séculières. Chez les Génois il y avoit un principal Magistrat qu’on appelloit Abbé du peuple. En France il y a eu plusieurs


Seigneurs, sur tout du temps de Charlemagne, à qui on donnoit le soin & la garde des Abbayes, qu’on appelloit Abbacomites.

Dans les anciens titres on trouve que les Ducs & Comtes ont été appellés Abbez, & les Duchez & Comtez, Abbayes : & plusieurs Seigneurs & Gentilshommes, qui n’étoient aucunement Religieux, ont aussi pris ce nom, comme remarque Ménage après Fauchet & autres.

On appelle aussi Abbé, celui qu’on élit en certaines Confréries & Communautés, particulièrement entre les écoliers & les Garçons Chirurgiens, pour commander aux autres pendant un certain temps. A Milan, dans toutes les Communautés de Marchands & d’Artisans, il y en a de preposez qu’on appelle Abbez. Et c’est de-là apparemment qu’est venu le jeu de l’Abbé, dont la regle est, que quand le premier a fait quelque chose, il faut que tous ceux qui le suivent, fassent de même.

Abbé, se dit proverbialement en ces phrases. On vous attendra comme les Moines font l’Abbé, c’est-à-dire, en mangeant toûjours : en commençant à dîner. On dit encore, pour un Moine on ne laisse pas de faire un Abbé, pour dire, que l’opposition d’un particulier n’empêche pas la délibération d’une compagnie, ou la conclusion d’une affaire. On dit en proverbe Espagnol, Como canta el Abad responde el Monazillo ; & en François, le Moine répond comme l’Abbé chante, pour dire, que les inférieurs tiennent le même langage, ou sont de même avis que les supérieurs. On appelle par raillerie, Abbez de sainte Espérance, ceux qui prennent la qualité d’Abbez sans avoir d’Abbaye, & quelquefois même de Bénéfice.