Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Tyrannicide

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 948-951).

TYRANNICIDE. — Le tyrannicide, comme le mot l’indique, est le meurtre d’un tyran. Avant d’exposer la doctrine des théologiens catholiques, et spé cialement des théologiens de la Compagnie de Jésus, plus particulièrement mis en cause, sur cette délicate matière, il importe de définir nettement ce que ces auteurs entendent par un tyran.

Ils ont toujours distingué entre Le tyran d’usurpation (tyrannus lituli, usurpationis), et le tyran de gouvernement (tyrannus rcgirninis). Le premier est l’injuste agresseur d’un pouvoir légitime (envahisseur du territoire national, conspirateur cherchant à renverser un gouvernement bien établi)- Le second est un souverain légitime qui abuse de son autorité pour opprimer ses sujets, et surtout — cas si fréquent au seizième siècle, — pour les entraîner à sa suite dans l’apostasie. Les solutions données par les auteurs sont très différentes dans les deux cas (cf. Suarbz : Defensio fidei, 1. VI, c. iv, n° 7 ; De Virtutibus, Disp. xiu de Bello, 8.0pp., t. XII, p. 759 ; t. XXIV, p. G77, Paris, )858 sq.).

I. Cas du tyran d’usurpation. — Saint Thomas, expliquant comment le pouvoir peut ne pas venir de Dieu, se pose le cas où le mode d’acquisition de ce pouvoir a été défectueux « propter defectum in ipso modo acquirendi, quia scilicet per violentiani, vel per simoniam, vel aliquo illicito modo acquirit (prælatus). » Dans ces conditions, dit-il, « le droit de gouverner n’existe pas ; car celui qui s’empare du pouvoir par violence n’est pas vrai seigneur ni vrai maître ; c’est pourquoi les sujets peuvent, quand ils en ont les moyens, repousser sa domination. » Secundus defeclus impedit jus prælalionis ; qui enim per violentiain dominium surripit, non eflicitur vere prælatus vel dominus ; et ideo, cuiu fueultas adest, potest aliquis taie dominium repellere. Et commentant l'éloge fait par Cicéron des meurtriers de César : « Tullius parle du cas où un homme s’empare du pouvoir par violence, contre la volonté des sujets, ou en contraignant leur adhésion ; alors, quand on ne peut recourir à un supérieur qui ferait justice de l’injuste envahisseur, celui qui, pour délivrer sa patrie, tue le tyran, mérite louange et récompense ». Tullius loquilur in casu illo quando aliquis dominium sibi per violentiain surripit, nolentibus subditis, vel etiam ad consensum coactis ; et quando non est recursus ad superiorem, per qucm judicium de invasore possit lieri ; tuncenim qui ad liberationein patriæ tyrannum occidit, laudatur, et præmium accipit (/ « //'" Sentent ; Dist. 44 ; <- 2 ; art. a in corp. et ad 5 m).

Sltarez (Defensio fidei et De Bello, passages cités plus haut) défend la même doctrine. Il la prouve ainsi : « Contre le tyran d’usurpation, la république entière, et chacun de ses membres, a droit d’agir ; chacun peut donc se délivrer soi-même et délivrer l’Etat, d’une semblable tyrannie. C’est que le criminel en question est un injuste agresseur, qu’il fait une guerre inique contre la république et chacun de ses membres ; tous ont donc contre lui le droit de défense ». Tyrannus ille agressor est, et inique belluin inovet contra rempublicam et singula membra ; unde omnibus competit jus defensionis (Opp., t. XII, p. 75y).

La même doctrine est admise par les auteurs mo dernes qui ont traité la question (cf. Cathrbin, Moralpltilosopkie, t. 11, p. 661 sq. ; Ziuliara, Philos, mor., p. 21 3).

Il est à remarquer, du reste, que, d’après les mêmes auteurs, si un usurpateur est arrivé à la possession du pouvoir, et si le prince légitime n’a aucune chance de récupérer son autorité par une attaque dirigée contre l’intrus, le bien public peut commander, à lui-même et à ses partisans, de s’abstenir de cette attaque, dont l’unique résultat serait un accroissemsnt de troubles et de dommages pour la société (Cathrein, Le. p. CGi).

II. Cas du tyran de gouv3rnemeiit. — C’est celui dont il est généralement question quand on parle de tyrannicide. A ce sujet, les auteurs examinent deux cas. L’ensemble du peuple, ou ses représentants, peuvent-ils, dans certaines circonstances graves, et partant rares, décréter la déchéance, ou même la mort, du tyran, et donner commission à tel ou tel sujet, à telle ou telle classe de sujets, de faire exécuter la sentence ? — Un particulier peut-il, de son autorité privée, sans mandat donné par la communauté, ni sentence portée par elle, mettre à mort un souverain légitime dont la tyrannie lui parait évidente ?

A la première question, la plupart des théologiens catholiques, ceux de la Compagnie de Jésus ni plus ni moins que les autres, répondent affirmativement. A la seconde question, la réponse négative est presque unanime. Quelques théologiens du Moyen âge, et surtout du seizième siècle, « t parmi eux an jésuite, Maiiiana, font exception. Quelques textes caractéristiques sont à produire ici :

1) Droit de la communauté en face du tyran de gouvernement. — Saint Thomas s’exprime en ces termes : « Lorsque la tyrannie est devenue intolérable, on ne peut cependant permettre à des particuliers de s’arroger le droit d’attenter à la vie de leurs chefs, même oppresseurs ; le péril serait trop grand, et pour la multitude elle-même, et pour ses

chefs Contre la cruauté du tyran, ce n’est pas

l’initiative présomptueuse des particuliers, c’est l’autorité publique qui doit agir ». Si sit intolerabilis excessus tyrannidis… esset… hocmultitudini periculosum, et ejus rectoribus, si privata præsumptione aliqui attentarent præsidentium necem, etiam

tyrannorum videtur autem magis contra tyran norum sævitiam non privata præsumptione aliquorum, sed auctoritale publica, procedendum (fis rege et regno 16, Opusc. xvi, Opp., t. XXVII, p. 3^3, Paris, 1875).

En entrant dans le détail, le Docteur angélique distingue trois hypothèses. Ou bien le prince prévaricateur tient médialement ou immédiatement son pouvoir de son peuple ; dans ce cas, a le roi institué par le peuple peut justement être détruit par lui, ou son pouvoir réfréné, s’il abuse en tyran de son autorité royale ». Si ad jus multitudinis alicujus pertineat sibi providere de rege, non injuste ab eadem rex institutus potest destrui, vel refrenari ejus potestas, si potestate regia tyraunice abutatur (ibid., p. 343). Rappelons-nous que, pour saint Thomas comme pour ses contemporains, le souverain reçoit son pouvoir « de Dieu p ; ir le peuple » (cf. l’article Droit divin des rois, col. 1188). Ou bien, il existe un suzerain qui a autorité sur le monarque oppresseur, à lui alors d’intervenir. Ou bien il n’y a pas de secours humain qu’on puisse invoquer contre le tyran ; dans ce cas, « à Dieu seul, le roi des rois, il faut avoirrecours, pour qu’il change le cœur du mauvais prince, ou l’enlève de cette terre, s’il est incorrigible. » (Ibid., p. 344X iss ;

TYRANN’ICIDh

1886

Suarkz enseigne de même « qu’aucun particulier, ni même aucun pouvoir imparfait, n’a le droit de déclarer la guerre nu tyran de gouvernement ; ce serait, à proprement parler, une sédition… Mais l’ensemble des citoyens pout s’insurger les armes à la main contre ce misérable ; ulors il n’y a pas de sédition ; car, dans ce cas, le peuple est supérieur au prince ; c’est de lui que le prince tient son pouvoir et le peuple lui a coniii ce pouvoir pour le gouvernement politique, non pou la tyrannie ». Ccrta veritas est, contra hujusmodi tyrannum (quoad régi mon), nullam privât. un personam, aut potestntem imp. rfectam, posse juste movere hélium aggressivuui ; atque illud esset proprie seditio… Al vero Iota r « spublica posset bello insurgere contra ejusni. xli tyrannum, neque tune excitarelur propria sedilio…. Ratio est, quia tune tota respublica superior est rege ; nam emu ipsa dederit iih poteslalem. a c jnditione dédisse censetur, ut politice, non tyrannies regerel. Ds Bello, disp. xm ; sect. 8, n°J, t. XII, p. 769).

Suarcz, du reste, remarque ailleurs que la déposition d’un prince n’entraîne pas nécessairement le droit de prendre les armes contre lui ; ce droit ne peut résulter que d’une seconde sentence, metivée par la résistance du prince déposé ; entin ceux-là s ; uls peuvent l’exercer qui en ont reçu de la cornnauté maudat général particulier. (Defensio, VI, iv, 18, t. XXIV, p. 681).

On le voit ; les fameux principes de la Déclaration des droits de l’homme, qui font de la « résistance à ipression » un des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme », et de l’a insurrection » contrele tyran « le plus sacré des devoirs », sont trop généraux et par là-mèine faux et dangereux ; mais appliqués seulement aux circonstances graves que les maîtres cités plus haut avaient en vue, ils auraient pu être admis par eux. — Voir ci-dessus, art. Révolution, col. 102a.

La doctrine de ces maîtres est-elle encore défendable a îjourd’hui, après la promulgation du Syllab us, dont la 63e proposition condamnée est celle-ci : « Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes, et mèaie de se révolter contre eux ». Legitimis principibus oboedientiam detrectare, immo et rebellare licet, D.H., 1763(16, 11). Certains le nient ; d’autres se montrent moins sévères (cf. Cathrkin, Moralphilosophie t. II, p. 66-i sq., Fribourg, 1899). Cette discussion est étrangère à l’explication des doctrines, trop souvent mal comprises, des anciens théologiens sur le tyrannicide. Cf. d’ailleurs, ci-dsssus, l’article Insurrection.

Il est encore à noter que ces théologiens, presque unanimement, reconnaissaient au Pape, comme conséquence de ses pouvoirs spirituels, un pouvoir indirect dans les matières temporelles. Lorsque la mauvaise administration d’un prince lèse gravement les intérêts de l’Eglise, et l’empêche d’accomplir sa mission, le Pape peut, d’après eux, si tout autre remède est inefficace, déposer ce prince, délier ses sujets de leur serment de li lélité, et charger ces sujets eux-mêmes, ou un autre souverain, de l’exécution de la sentence. (Cf. l’art. Pouvoir pontifical, col. io5 sqq.). Ces décisions pontificales, assez fréquentes au Moyen-Age, avaient pour suite nécessaire, lorsque le prince déposé refusait de s’y conformer, une guerre légitime de son peuple contre lui, avec toutes les conséquences qu’entraîne l’éîat de guerre. Bbllarmin, dans sa controverse avec le roi Jacques d’Angleterre, le mit au déii de citer un seul meurtre de souverain commandé par un Pape ; mais il ajouta : « Je parle d’un meurtre commis par des assassins, non de la mort d’un prince sur le champ de bataille, au cours

d’une guerre légitimement suscitée par un Pape », Bellariuimun non esse lociitum de cæde quæ in prælio aceidere potuisset, sed de parricidio quod per proditores ac sicarios patraretur. (Responsio ad ApoL, Opéra, t. XII, p. 23a. Paris, 1 8-6).

>) Droit des particuliers en face du tyran de gouvernement. — Quelques docteurs catholiques ont admis que les particuliers ont le droit, lorsque la tyrannie d’un souverain leur stmble évidente, d’attenter à sa vie. Cette doctrine dangereuse, et qui, au seizième siècle particulièrement, inspira plusieurs attentats, n’est le fait que d’un tout petit nombre, et l’Eglise l’a, plus d’une fois, réprouvée.

Le premier auteur chez lequel, semble-t-il, on la trouve clairement exprimée, est Juan du Salishury, au douzième siècle. Dans son Polycratieus, l. III, c. 15 sqq., ilenseigne, dans les termes les plus généraux, qu’il est non seulement licite, mais juste et équitable, de tuer un tyran…, qu’il est honorable de tuer un tyran, quand on ne peut s’en défaire autrement. .., que la Sainte Ecriture présente comme licite et glorieux le meurtre des tyrans publics ». Tyrannum occidere, non modo licitum est, sed aequum et justum… Semper lyranno licuit adulari ; licuit eum decipere ; et honestum fuit occidere, si tamen aliter coerceri non poterat… Auctoritale divinæ pagellae licitum et gloriosumest publicos tyrannos occidere. P.L., CIC ; 512, sq., 788, 793. Et pour lui, le tyran est « celui qui almse du pouvoir concédé par Dieu à l’homme » ; est enim tyrannisa Deo concessæ homini potestatis abusus (ibid., 786). Jean de Salisbury apporte cependant à sa doctrine plusieurs restrictions ; d’abord, le meurtre du tyran n’est autorisé que lorsqu’il n’existe aucun autre moyen de faire cesser la tyrannie ; il est interdit à ceux que des liens spéciaux (serment, charges de cour) attachent au tyran ; il ne peut s’opérer par empoisonnement (ibid., 788, 793, 796).

Trois siècles plus tard, le fameux théologien normand Jban Pbtit est plus brutal encore. Le 8 mars 1408, voulant justifier l’assassinat de Louis d’Orléans, commandé par Jean sans Peur, il soutint publiquement cette proposition : « Il est licite à un sujet de tuer, ou de faire tuer, un vassal félon à son prince, ou un perfide tyran ». Gbrson, qui, d’ailleurs, admettait le droit du peuple à la révolte dans les cas de nécessité, réfuta aussitôt cette doctrine. Elle fut condamnée en j 4 1 4 par l’évêque de Paris et l’inquisiteur. Enlin, à la quinzième session du Concile de Constance, la proposition suivante fut déclarée,

« erronée dans la foi et la discipline, hérétique, scandaleuse, 

ouvrant la voie à fraudes, déceptions, mensonges, trahisons et parjures » : « Tout tyran peut être tué licitement, et méritoiremenl, par qui que ce soit de ses vassaux et sujets, même par secrètes embûches, en dépit des serments ou engagements qui lieraient le sujet au tyran, sans attendre de sen-’tence, ou recevoir commission d’un juge. » Quilibet tyrannus potest et débet licite et meritorie occidi, per quemeumque vasallum suum vel subditum, etiam per clanculares insidias, et subtiles blanditias, etadulationes, non obstante quoeumque præstito juramento, seu confoederatione factis cum eo, nonexspectata sententia vel mandate judicis cujuscumque. D. B. n* 690. Cf. Hefkle (Histoire des conciles, trad. Delarc), t. X, p. 480 sqq., Paris, 187$). Tant de propositions étaient frappées à la fois par la sentence du concile, qu’on pouvait se demander si chacune d’elles, prise séparément, était inadmissible. Aussi le décret de Constance ne suffit pas, au siècle suivant, à arrêter les pires excès de certains théologiens de la Ligue. On peut prendre comme type l’ouvrage de Boucher, De justa Henrici II !

1887

TYRANNICIDE

1888

abdicatione, où le tyrannicide est exalté sans aucune restriction, et le coup de poignard de Jacques Clément qualifié d’ « acte merveilleux » ; plus tard le même auteur écrivit une apologie de l’attentat de Jean Cliàtel contre Henri IV. (Les textes se trouvent au tome VI, ou supplément, des Mémoires de Condé, La Haye, 1743. Cf. L. "Wbill, Les théories sur le pouvoir royal en France pendant les guerres de religion, p. 2.U sq. Paris, 1892. — Labittb, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, p. 90, 202, 295. Paris, 18/J1).

Le livre du jésuite espagnol Jean Mariana, paru à Tolède à la lin de 1598, étant l’objet d’attaques particulières, doit être analysé ici. L3 De Rege et /legis institutione fut écrit pour l’instruction de l’inl’. nt d’Espagne qui devait régner sous le nom de Philippe III ; ce roi en accepta la dédicace. L’édition princeps est celle de Tolède, en 1699 ; c’est à elle que se référeront les citations qui vont suivre ; les e litions subséquentes offrent des modifications dont i ; uelques-unes ont de i’intérêt (cf. Labittb, De jure politico quid senserit Mariana, p. 34 sq. Paris, 18I1).

Après quelques pages vraiment belles sur l’origine du pouvoir, les droits et les devoirs de la royauté, Mariana expose les différences qui existent entre un roi et un « tyran », et distingue le tyran d’usurpation du tyran de gouvernement. Il se pose ensuite cette question : « Est-il permis de se défaire d’un tyran ? » Pour le tyran d’usurpation, il donne les mêmes solutions que les scolastiques cités plus haut (p. y5 sqq.). Pour le tyran de gouvernement, il faut, dit-il, autant que possible, supporter ses « vices et passions », par crainte de plus grands maux. Mais si la tyrannie devient intolérable ; « si le prince perd la patrie, appelle l’ennemi sur le sol national, pille les ressources de l’Etat et celles des particuliers, méprise les lois et la religion elle-même », que faire ? Les représentants de l’Etat devront d’abord se réunir. Ils admonesteront le prince, et au cas où leurs monitions resteraient inutiles, le déclareront déchu de son trône et ennemi public ; la guerre s’ensuivra nécessairement ; et dans cette guerre, « si l’Etat ne peut autrementsauvegarder ses intérêts, il aura le droit de faire périr le prince, déclaré ennemi public ; même pouvoir est alors donné à n’importe quel particulier qui, négligeant son propre salut, et sachant à quoi il s’expose, se dévouera au salut de sa patrie ».

Si public ! conventus facultas detur… monendus in primis princeps erit, atque ad sanitatem revocandus ; si medicinam respuat, neque spes ulla sanitatisrelinquatur, sententia pronuntiata licebit reipublicae ejus imperium detrectare primum, et, quoniam bellum necessario concitabitur, ejus defendendi consilia explieare… et, si res feret, neque aliter se rcsptiblica tueri j’ossit, principem, publicum hostem declaratum, ferro perimere. Eademque facultas esto cuieumque priva to, qui, spe impunitatis abjecta, neglecta sainte, in conatum juvandi rempublicam ingredi voluerit. (P. 75 sq.)

Déjà Mariana va plus loin que la plupart des ! théologiens de son Ordre-et de son époque, Suarez j et Bellarmin par exemple, qui n’admettent le meurtre du prince, même déposé et déclaré ennemi public, ([ne selon les lois de la guerre, ou en vertu d’un mandat donné par les représentants du peuple. Mais voici qui est plus grave encore L’auteur du De Rege se pose le cas où, par suite de la tyrannie du prince, les représentants du peuple ne pourraient se réunir pour le juger. Alors, si cette tyrannie est évidente, si l’opinion publique est unanime à ce sujet, « je ne voudrais pas condamner l’homme qui, répondant aux

vœux publics, tenterait de tuer ! tyrm » ; qui votis publicisfavenseum perimere lentarit, h-’.udquaquam inique eum fecisse existimabo (p. 77). Du reste, pour éviter l’illusion, facile en pareille matière, Mariana exige que la tyrannie soit évidente et reconnue de tous, et qu’avant d’agir celui qui se propose d’attenter à la vie du tyran prenne le conseil d’hommes de science et d’expérience. Neque est pericu-Ium ut multi eo exemplo in principum vitam sæviant quasi tyranni sint ; neque enim id in cujusquam privati arbitrio ponimus, non in multorum, nisi publica vox populi adsit, viri eruditi et graves in consilium adhibeantur (ibid.). Comme Jean de Salisbury, Mariana tient que l’usage du poison n’est pas licite contre le tyran, « car il est trop cruel de forcer un homme à se donner la mort lui-même » ; crudele existimamus eo adigere hominem ut sibi ipsi manus afferat (p. 8/J).

Cette doctrine, Mariana la présente comme fort discutée à son époque ; il essaie d’échapper à la condamnation portée par le Concile de Constance, en faisant remarquer que les papes ne l’ont pas confirmée et qu’elle vise des erreurs non enseignées par lui (p. 69, 70, 80).

Il examine l’acte de Jacques Clément mettant à mort Henri III, et l’apprécie ainsi : « insigne force d’âme, fait mémorable… le moine qui tua le roi acquit une grande réputation ; le meurtre fut vengé par le meurtre ; les mânes du duc de Guise perfidement mis à mort apaisés par le sang royal… La plupart ont vu en Jacques Clément une gloire éternelle de la France ; mais on ne s’accorde pas sur son acte ; beaucoup le louent et le jugent digne de l’immortalité ; d’autres, qui jouissent d’une grande réputation de prudence et d’érudition, le blâment. » — Insignem animi confidentiam, facinus memorabile… Cæso rege, ingens sibi nomen fecit ; cæde cædes expiata ; ac manibusGuisii ducis perlideperempti régis sanguine est parentatum (p. 68) ; aeternum Galliæ decus, ut plerisque visum est… de facto monachi non una opinio fuit ; multis laudantibus atque immortalitate dignum judicantibus, vitupérant alii, prudentiæ et eruditionis Iaude præstantes (p. 6g, 70). Bien que l’auteur du De liège ne donne pas ici son idée personnelle, il semble qu’il se range au nombre des admirateurs de Clément. Mariana juge Henri III comme on le jugeait alors autour de lui, en Espagne ; en réalité le malheureux prince était bien loin de réaliser ce type de tyran contre lequel seul le fougueux théologien permettait le tyrannicide.

Le De Rege parut avec l’approbation, non du général de l’ordre, Claude Acquaviva, mais d’un visiteur, Etienne Hajeda ; des « hommes doctes et graves de la Compagnie » avaient, après examen, donné leur « Nihil obstat ». Cette approbation du visiteur n’enlevait pas au livre de Mariana son caractère privé ; elle ne prouvait même pas qu’Hajeda et les réviseurs admettaient les thèses du De Rege, mais seulement que ces thèses ne leur paraissaient pas contraires à l’orthodoxie. Visiteurs et réviseurs, du reste, se montrèrent trop faciles, et manquèrent à leurs règles en permettant l’impression. En effet, le 4 i c décret de la cinquième Congrégation générale (1 5<j3- 1 5g4) était ainsi formulé : « Nemo in rébus alicujus momenti novas inducat quæstiones, nec opinionem ullam, quæ idonei ullius auctoris sit, iis qui præsunt inconsultis ». (Institutum Xoc. Jesu, t. ii, p. 273. Florentiae, 18g3). Or, c’était bien le cas pour plusieurs des propositions contenues dans le livre de Mariana. Après l’apparition de l’ouvrage, le général Acquaviva se plaignit avec raison que ce décret eut été méconnu. (Juvi.nc.ius, Historia Societatis Jesu, p. v, 1. XII, n » 87). Cf. E. Michabi. S. J., Die Jesui1889

VANINI

1890

ten und der TyrannenmorJ, dans Zeitschrift fur Kalholischc Théologie, 189a, p. 556 sqq.

Aussitôt que les Jésuites français eurent connaissance du livre, le P. Louis llicheôme, provincial de Guyenne, le dénonça au général. Celui-ci blâma la publication, et ordonna que L’ouvrage lut corrigé ; une partie de l’éloge de Jacques Clément fut ainsi retranchée (Lauitth, De /tire politico, p. 34).

Les protestants d’Allemagne se bâtèrent de réimprimer le De liège, et de le répandre. Après l’assassinat de Henri IV, le malencontreux ouvrage fut brûlé à Paris, par ordre du Parlement, le 8 juin 1610. Pour réparer le scandale, le T. 11. P. Acquaviva, général delà Compagnie, lança le 8 juillet iGio, un décret fameux, par lequel il défendait à tous ses subordonnés « au nom de la sainte obéissance, sous peine d’exil, d’incapacité à tous les emplois, et d’autres châtiments, de jamais dire, soit publiquement, soit en secret, comme professeurs, ou comme conseillers, ou dans ua écrit quelconque, qu’un particulier, quel qu’il puisse être, et sous n’importe quel prétexte de tyrannie, ait jamais le droit d’attenter à la vie d’un roi ou d’un prince ». Il agissait ainsi

« afin que tout le monde sache bien quelle est la doctrine

de la Compagnie sur ce point, et de peur que l’erreur d’un seul n’attire le soupçon sur tous, bien que tous les hommes de bon sens sachent qu’il est injuste de rendre toute une Société responsable de l’erreur d’un de ses membres ». La même année, le P. Coton lit paraître sa Lettre déclaratoire de la doctrine des Pères Jésuites conforme un Concile de Constance, où il montre, par des textes empruntés aux plus célèbres docteurs de l’Ordre, qu’aucun d’eux n’enseigna les thèses de Mariana, et que plusieurs les réfutèrent par avance, en réfutant Jean Petit. Il concluait avec raison qu’on ne peut pas plus attribuer à la Compagnie l’erreur du seul Mariana qu’à la Sorbonne l’erreur de Jean Petit (cf. Prat, La Compagnie de Jésus au temps du P. Colon, t. III, p. 246 sq., 271 sq, 560.. Lyon, 1876).

On le voit, le tyrannicide au sens strict, c’est-à-dire le meurtre d’un souverain, accompli par un simple particulier, sans mandat de la communauté, n’a été défendu que par bien peu de théologiens, et parmi eux par un seul jésuite. Cette erreur a été expressément réfutée par la plupart des docteurs catholiques.

Il ne serait que juste d’exposer, en regard de leurs assertions, celles de tant de théologiens protestants qui, au cours des xvi° et xvii° siècles, ont enseigné la légitimité du tyrannicide, sans aucune des restrictions que Mariana lui-même apportait à cette thèse périlleuse ; ils ont applaudi aux meurtres d’un François de Guise, d’un Henri III, d’un Henri IV, d’un Charles I’r, avec tout autrement d’enthousiasme que l’auteur du De Rege à l’acte de Jacques Clément. On trouvera leurs principaux textes réunis par Jans sen dans Y Allemagne et la Réforme, t. V, p. 584 sq. Paris, 1899.

Bibliographie. — Aux auteurs signalés dans le corps de l’article, ajouter : A. Brou, S. J., Les jésuites de la légende, t. I, p. 10 1 sq., Paris, 1906 ; B. Duhr, S. J., Jesuitenfabeln, p. 65g sqq., Fribourg, 1899 ; Cardinal Hergenrôther, Katholische Kirche und Cliristliches Staat, p. 4 ?a sqq., Fribourg, 1872.

La thèse de M. A. Douarche, De tyrannicidio apud scriptores xvi sæculi, Paris, 1888, ne doit être consultée qu’avec précaution. On y trouvera un certain nombre de textes intéressants, mais l’auteur manque absolument de sang-froid, ne distingue pas sutlisamment les opinions des différents théologiens, et semble, en plus d’un cas, avoir mal compris leur vocabulaire spécial (cf. P. J.Burnichon, recension dans Les Etudes, t. XLVI, p. 3y3 sqq.).

Joseph db La Servikre.

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