Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Tolérance

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 863-869).

TOLÉRANCE. — I. La tolérance privée du catholique. — II. La tolérance ecclésiastique. — III. La tolérance civile.

Définition. — La tolérance peut se définir : une attitude de patience raisonner à l'égard d’un mal qu’on aurait le droit ou le pouvoir de combattre. Suivant que cette attitude est celle de l’individu ou d « la société, on pourra la définir, avec Ta Société française de philosophie : « Manière d’agir d’une personne qui supporte sans protestation une atteinte habituelle portée à ses droits stricts, aiors qu’elle pourrait la réprimer » ; ou bien : « manière d’agir d’une autorité qui accepte ouvertement, en vertu d’une sorte de coutume, telle ou telle dérogation aux lois ou règlements qu’elle est chargée d’appliquer ».I1 est prévu dans le code que les actes de simple tolérance ne peuvent fonder ni prescription ni possession.

Le mal ainsi « toléré » peut être de ditférentes sortes. L’usage courant cependant le restreint plutôt à une opinion contraire à celle du sujet qui

« tolère ». Dans ce sens plus particulier, on pourra

donc définir la tolérance : « Disposition d’esprit ou règle de conduite consistant à laisser à chacun la liberté de tenir ou même d’exprimer ses opinions, alors qu’on ne les partage pas). Ces opinions peuvent être de différentes espèces : philosophiques, littéraires, morales, religieuses… On s’en tiendra ici aux opinions religieuses, et aux autres dans la seule mesure où elles sont connexes avec celles-là.

Division. — L’attitude en question peut être celle du particulier à l'égard d’autres individus ou de sociétés religieuses, ou bien de sociétés à l'égard d’individus ou d’autres sociétés. Il y a donc lieu de distinguer la tolérance privée et la tolérance publique. Cette dernière, suivant qu’elle sera le fait de la société civile ou de la société religieuse, se subdivisera logiquement en tolérance civile et tolérance ecclésiastique. Cette division est celle qu’on suivra ici. On verra donc successivement l’attitude du catholique à l'égard d’opinions religieuses autres que les siennes ; celle de l’Eglise catholique à l'égard des autres religions et celle de l’Etat à l'égard de l’Eglise catholique.

§ I. — La tolérance privée du catholique

Remarque préliminaire. — Le but de ce Dictionnaire étant avant tout de défendre l’Eglise des accusations fausses portées contre elle, cette première partie, logiquement, paraîtra inutile et cela pour deux raisons. D’abord parce que l’attitude du catholique ne peut et ne doit être qu’une réplique concrète, un reflet pratique de l’attitude théorique de son Eglise en face des autres religions. En étudiant tout à l’heure cette dernière, on résoudra donc effectivement la question. Ensuite, parce qu’on n’a pas ici à faire l’apologie d’individus, mais de principes. Les défaillances privées, quelque nombreuses qu’elles soient, ne compromettent jamais substantiellement une institution. On donnera néanmoins — pour des raisons d’utilité immédiate — quelques indications sur la tolérance privée, sans cependant relever dans le passé des faits d’intolérance privée, qui n’engagent pas l’Eglise.

Principes — Quelques propositions générales doivent orienter tout catholique dans ses rapports avec ceux qui n’ont pas la même foi ou les mêmes opinions libres que lui. Les voici : 1) L’acte de foi étant une adhésion libre de l’homme à une vérité révélée par Dieu, aucun acte tendant à imposer, à surprendre d’une manière ou d’une autre cette adhésion, ne peut être licite. 1715

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a) Dieu seul, Juge suprême, « sonde les reins et les cœurs », et donc a le droit de se prononcer sur l’état proprement moral d’une personne.

3) Le catholique doit aimer ses ennemis, même antireligieux, et faire du bien à ceux qui le haïssent ou qui haïssent son Eglise.

4) Il ne faut pas être plus catholique que le Pape. Quelques applications- — Un catholique, non

seulement ne massacrera pas les païens, mais il ne les circonviendra pas par des appâts grossiers pour leur extorquer des gestes religieux sans âme.

Tout en combattant les fausses doctrines, le catholique doit être charitable dans sa polémique. L’idéal qu’il doit poursuivre à ce point de vue a été parfaitement formulé par le P. Gratry dans sa vie de Perrej ve : « Si l’on savait, à force de vouloir et de le demander à Dieu, n’être jamais ni sec, ni dur, ni, ce qui est pis, ironique et surtout aigre-doux, si l’on s’habituait à l’art de découvrir, dans le moins raisonnable adversaire, un millième de raison, s’il s’y trouve, pour l’adopter, le louer, s’en servir, comme le chimiste, dans une masse quelconque découvre un millième d’or ; si l’on savait être toujours, avec science et lumière, imperturbablement évangélique, doux comme l’Agneau de Dieu, je suis convaincu, dis-je, qu’on ferait des miracles » (p. 130 et suiv.). Dans les controverses entre catholiques sur des matières religieuses, les mêmes devoirs de respect et de charité subsistent. Mais il y a quelque chose de plus. L’Eglise juge elle-même de sa doctrine, elle possède un magistère infaillible chargé de proposer et de préciser la révélation. Ce magistère seul est doué d’infaillibilité. Un individu

— surtout s’il est laïc et ne fait à aucun degré partie du corps enseignant — ne doit donc en matière théologique prononcer le mot d’erreur qu’après mûre réflexion. S’attribuer un sens spécial d’orthodoxie serait outrecuidance nullement chrétienne. — Les théologiens eux-mêmes doivent, à cet égard, obéir au canon d’iNNOCBNT XI, DB., 1216, ainsi conçu : Tandem, ut ab injuriosis contentionibus doc tores seti scholastici aut alii quicumque in posterum se abstineant, et ut paci et caritati consulatur, idem Sanctissimus in virtute sanctæ obedientiae eis præcipit ut tam in libris imprimendis ac manusvriptis, quam in thesibus, disputationibus ac ptædictitionibus caveant ab omni censura et nota, neenon a quibuscumque cont’iciis contra eus propositiones, quæ adhuc inter catholicos hinc inde controvevtuntur, donec a Sancta Sede, re cognita, super Hsdem propositionibus iudicium proferatur.

Ne prétendons pas que les individus catholiques aient toujours mis en pratique ces règles. L’histoire de la polémique prouve le contraire. Mais il est cerlain que les meilleurs l’ont fait. En tout cas, les plus chrétiens. Si les colères truculentes et pleines de fracas de certains controversistes catholiques constituent peut-être un spectacle impressionnant pour ceux qui n’ont rien à craindre de leur violence, ou bien soulagent même cescombattants trop sanguins — v, oo’/n ycip tu ïctij r, zcj &j/JïO Trùpuoti, dit saint Jean-Chrysostome, — elles sont certainement peu chrétiennes. Et un adversaire honnête de l’Eglise n’en abusera pas contre elle.

Restrictions- — i) Il ne s’agit cependant pas de décerner un diplôme de mérite à toute patience, à toute impassibilité. L’homme qui surmonte la douleur peut être un courageux ou un assoupi. L’ignorance du péril et la bravoure procurent également le calme en face de la mort. Dans le domaine intellectuel, il est aussi des cécités, des engourdissements ou des incapacités qui excluent la rancœur ou la colère. L’homme qui ne pense pas n’en tre jamais en conflit d’idées avec personne. Le sceptique ou le blasé n’ont guère de peine à être tolérants. Il ne s’agit pas d’encourager la paresse d’esprit ou la timidité, ni de faire l’apologie d’une bonhomie qui dépare la bonté, d’un amour égoïste de ses aises qui porte aux transactions, de complaisances qui dégénèrent en complicité. Le critique catholique peut et doit porter hardiment des jugements dans les limites de sa compétence, mais il doit juger les doctrines et les œuvres, non les personnes. Il s’agit donc d’une tolérance raisonnée, basée sur le respect qu’à l’exemple de Dieu on doit avoir pour les âmes, et sur la charité qui est le premier et le plus grand des commandements.

a) Si la charité s’étend aux ennemis, il est clair qu’elle doit commencer par les amis. Le catholique n’est pas intolérant ni étroit s’il préfère un libraire catholique à un libraire sans couleur, un fournisseur connu pour ses sentiments religieux à un autre qui est un mécréant.

3) il est clair aussi qu’un père de famille, un tuteur, un patron non seulement ne doit pas, par une fausse largeur d’esprit, ouvrir sa porte aux personnes et aux opinions qu’il juge malfaisantes, mais qu’il peut et doit travailler à mettre ses subordonnés à l’abri de ces dangers. Et si les moyens légaux ne suffisent pas, si l’Etat est en carence manifeste, qu’il se défende comme il pourra. Voilà ce qui justiûe l’opposition à de6 lois scolaires iniques, la campagne et le « geste » de l’abbé Bethlehem. Cf. art. Laïcisme.

§ II. — La tolûrancb kcclésiastique

Il ne s’agit que de l’Eglise catholique, celle dont, selon Proudhon, le dogmatisme, la discipline, la hiérarchie, le progrès réalisent le mieux le principe et le type théorique de la société religieuse, celle, par conséquent, quia le plus de droits au gouvernement des âmes. Quelle sera l’attitude de cette Eglise vis-à-vis des autres religions ? Attitude répondant à l’idée que l’Eglise se fait d’elle-même. Or l’Eglise prétend qu’à côté des Etats qui se forment, prospèrent et disparaissent d’après les vicissitudes de la politique, à côté des sociétés civiles que l’Auteur de la nature a voulues et sanctionnées en voulant le genre humain, à côté d’elles, et même indirectement au-dessus d’elles, Dieu a institué, pour durer autant que le monde, une société religieuse qui remonte à Jésus-Christ. Qu’à cette société appartiennent la garde (idèle, l’enseignement infaillible, la propagation assidue des vérités qui sont le phare et le salut de l’humanité ; que gardienne d’un dépôt inviolable elle doit le conserver pur, entier, et opposer un immuable « non possumus » à toutes les tentatives de mélange et de corruption ; que, société parfaite, elle a des sujets soumis ou rebelles, à conduire vers une un commune ; qu’elle possède tous les droits et devoirs afférents à cette un. Appelée ^ faire des conquêtes, elle sent toujours l’aiguillon de la parole : « Allez, enseignez toutes b a 6 nations . » — L’Eglise a donc une politique extérieure, à l’égard des religions étrangères, et une politique intérieure à l’égard de ses sujets. Elle peut donc se montrer tolérante ou intolérante dans sa triple mission d’enseigner, d’administrer et de conquérir, c’est-à-dire dans son magistère, son gouvernement et son expansion. Voyons l’attitude de l’Eglise dans ces trois domaines.

« ) Magistère- — L’Eglise impose à ses fidèles

une adhésion à la révélation divine. — Quel est l’objet précis de cette adhésion, les articles « Doomb » et « Foi » l’ont suffisamment exposé. La négation 1717

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oniniàtre d’un seul dogme consomme l’hérésie, parce que le motif de la foi n’est pas la cohérence du système, mais bien l’autorité de Dieu, qui n’admet pas de partage. Sans aucunement méconnaître la dignité inégale des vérités que Dieu, par son Eglise, lui propose à croire authentiquement, le catholique doit placer la valeur, le mérite, l’essence même de l’acte de foi dans le fait de les croire toutes sur la parole de Dieu. S’il trie les dogmes, la foi n’existe plus ; l’intelligence divine cesse d’être son guide, il passe les rênes à sa raison. En somme donc, il n’y a pas d’hérésie partielle. La foi ne subsiste pas par lambeaux. — En dehors des dogmes définis, l’autorité religieuse, suivant la gravité et la délicatesse de la matière, suivant la qualité des auteurs et les circonstances de temps et de lieu, permet sur les sujets sacrés une liberté de discussion plus ou moins grande, qui rentre dans ce qu’on peut appeler sa tolérance. Tout ce qui est explication du dogme est discuté librement. Cf. art. Dogme. S’il est vrai que l’Eglise donne des directives en faveur de tel système théologique ou philosophique, il ne faut pas oublier qu’il s’agit là souvent de conduite pratique et de sécurité, plutôt que de vérité absolue. Que l’Eglise n’entrave pas l’essor des sciences, ni FeiTort scientidque de ses enfants, c’est ce qu’on entend de moins en moins contester dans les milieux éclairés. L’enquête récente du Figaro a montré que pratiquement l’on peut concilier la foi et la loyauté scientifique. Le point de vue théorique a été traité à l’article Foi, colonne 84, et à l’art. Scibncb bt Religion. Voir en outre, art. Syllabus.

3) Gouvernement- — L’Eglise gouverne et l’Eglise punit. Par le fait même, elle restreint la liberté, comme toute société. Mais son gouvernement n’est ni brutal, ni extincteur d’initiative. Cf. Art. Gouvbhnemk. nt db l’Eglise. Ses sanctions, même temporelles, sont légitimes. V. art. Hérésie.

"/) Expansion. — L’Eglise — on l’a dit à l’instant

— est poussée toujours aux conquêtes par la parole de son Chef : « Allez, enseignez toutes les nations. » Dans cette œuvre de conquête, quelques-uns la voudraient d’un esprit plus large, plus accommodant. Pour eux, comme pour le sceptique Bayle, « toutes les religions du monde, bizarres et diversifiées comme elles le sont, ne conviennent pas mal à la grandeur infinie de l’Etre souverainement parfait, qui a voulu qu’en matière de diversité toute la nature le prêchât par le caractère de l’Infini. » Tantôt sceptiques et tantôt profondément religieux, ces critiques du catholicisme rêvent les uns d’un syncrétisme flou ou sentimental, les autres d’une confédération des Eglises chrétiennes, toutes mises sur le même plan. L’on comprend que ces perspectives d’union et d’amitié fascinent. Mais à la réflexion, ne s’aperçoit-on pas que ce rapprochement imaginaire des hommes, se prêche aux dépens du respect de Dieu ? Pa ; - le fait qu’une religion se déclare, avec vraisemblance, divine dans sa source et obligatoire pour tous, elle impose manifestement à la créature humaine le devoir impérieux de s’intéresser à ce fait, le plus considérable de l’histoire, d’en vérifier les preuves et, s’il est trouvé exact, de s’apprêter à écouter la voix de Dieu. Et ceux qui possèdent cette vérité doivent naturellement chercher à la faire partager telle qu’elle est, surtout s’ils tiennent de leur Fondateur l’ordre d enseigner partout.

Ainsi fait l’Eglise. Elle piétend avoir celle vérité, et seule elle prétend que chez elle seule l’homme peut réaliser profondément sa vie, ici et toujours.

« Hors de l’Eglise, point de salut », cette formule, elle l’a

dite au nom de Dieu ; c’est au nom du Christ qu’elle ajoute : « Qui ne croira pas, sera condamné. » Ce

n’est donc pas outrecuidance. Ce n’est pas davantage cruauté, car l’Eglise enseigne qu’on peut lui appartenir en fait sans dépendre de son organisation extérieure et que Dieu ne refuse pas sa grâce à l’homme de bonne volonté. Cependant l’appartenance au corps de l’Eglise est la condition normale du salut. Voilà pourquoi des nuées de missionnaires travaillent à faire entrer tous les hommes dans l’unique bercail.

Mais cette conquête doit être douce, pacifique. Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous », dit l’Apôtre des Gentils ; l’Eglise désavoue énergiquement la conversion par le glaive. Des excès ont été commis en ce sens, toujours suivis de protestations. Alcui.n le rappelait à Charlemagne, quand celui-ci, guidé plutôt par des motifs politiques, ne laissait aux Saxons d’autre option que le baptême ou la mort. « La foi, disait-il, est affaire de volonté, non de nécessité. Comment forcer un homme à croire ce qu’il ne croit pas ? On peut le pousser au baptême, mais non à la foi. L’homme, être intelligent, raisonne : l’enseignement, le zèle de la prédication, doivent l’amener à reconnaître la vérité de notre sainte foi. Et la prière surtout doit faire descendre sur lui la clémence de Dieu tout-puissant ; car la parole retentit inutile, si la rosée de la grâce n’humecte pas le cœur de l’auditeur. » E p., xxxvi, P. L., C, 19, 4 B. Alcuin ne faisait que répéter ce qu’aliirmait depuis longtemps la tradition catholique. « Nul ne doit être mené de force à la foi », avait dit saint Augustin. Contra litt. Petiliani, II, lxxxiii, 184, P, L., XLIII. 315. « C’est le propre île la religion de ne pas contraindre, mais de persuader » avait dit saint AthaNasb. Historia Arianorum ad monachos, lxvii, P. G., XXV, 77.3 A. Saint Thomas reprendra : « Les Gentils et les Juifs ne peuvent d’aucune façon être menés à la foi par la contrainte. Croire est affaire de volonté. » Ii a ll æ, q. 10, a. 8. Des fanatiques ont évidemment violé cette loi, toujours en leur propre nom. Hors le cas d’extrême nécessité, que crée le danger de mort, aucun enfant de Juif ou d’infidèle ne peut être baptisé contre le gré ou même à l’iusu de ses parents ou tuteurs. Le 18 février 1706, le Saint-Office rappela ce principe. Benoit XIV le fit à son tour dans son Encyclique Postremo du 28 février 17^7. Tous les théologiens et canonistes l’enseignent et les instructions du Saint-Siège l’ont tellement inculqué que depuis la déclaration du 17 avril 1777 il n’a plus été nécessaire de revenir sur ce sujet jusqu’au nouveau code de droit ecclésiastique qui, dans son canon 750 sanctionne le même principe.

En résumé : supprimer la haine, le mépris, ou le dédain pour les égarés d’autres cultes, autrement dit les infidèles : mais, par ailleurs, entrer dans les intentions du Christ qui veut amener tous les hommes à la connaissance de la vérité. L’intolérance ecclésiastique peut être un mot impopulaire, mais la réalité sympathise avec ce que nous avons en nous de plus élevé et de plus généreux. Elle dit conviction et confiance, là où la tolérance dit scepticisme ou désespoir ; elle prouve une force, là ou la tolérance n’accuse que faiblesse et impuissance ; elle inspire un zèle sauveur, tandis que la tolérance engage plutôt à une indifférence égoïste. L’Eglise catholique ne peut haïr personne, ni passer indifférente à côté d’une seule misère. Elle est la plus intransigeante, la plus intolérante des Eglises, mais aussi la plus aimante. Suivant l’expression d’un archevêque français, l’Eglise a l’intransigeance de la vérité et de la charité. Et dans tout le cours de son histoire, elle doit à son intolérance la plus pure de ses gloires : ses martyrs, qui empourprent le drapeau de la 1719

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vraie liberté de conscience, tandis qu’ils meurent pour leur Dieu.

§ III. — La TOLÉRANCE CIVILE

C’est des trois celle qui a fait couler le plus d’encre ; et souvent, par le mot tolérance, on n’entend qu’elle seule.

Sens : comme il est matériellement au pouvoir du gouvernement temporel d’accorder ou de refuser à la religion son appui, il s’agit ici de savoir quelle attitude l’Etat doit avoir envers la religion, et plus particulièrement quelle attitude l’Eglise catholique demande que l’Etat ait envers elle. Avant d’exposer la théorie de l’Eglise, il paraît indispensable de montrer à^travers les siècles l’évolution de la tolérance, car ce sont les faits qui, peu à peu, l’ont fait naitre. Nous partagerons en trois étapes notre course historique. La première ira des débuts du christianisme jusqu’au xvi* siècle, la seconde de la Réforme à la Révolution française, et la troisième jusqu’à nos jours.

A. La tolérance civile jusqu’au XVIe siècle. — a) Dans l’empire romain. — Héritiers d’un despotisme effréné, les empereurs chrétiens ne déposaient pas au moment de leur baptême les traditions absolutistes auxquelles le monde s’était habitué. Ils ne pouvaient pas non plus résoudre une question que leurs devanciers ne s’étaient pas même posée : celle des limites où s’arrêtait leur pouvoir. L’édit de Milan (313) avait consacré l’avènement officiel du christianisme, sans mettre le paganisme hors la loi : Constantin ne demandait qu’aie laisser mourir de sa belle mort. Voir Jules Maurice, Constantin-le-Grand, ch. m et iv., Paris, 1925. Pour la première fois, deux sociétés autonomes, la société religieuse et une société politique, avaient à coexisp ter sur le même territoire. Les fonctions sacrées et les définitions dogmatiques étaient abandonnées aux évêques. Pour le reste, l’empereur chrétien s’arrogeait tout droit dans la société : celui de bannir, suivant ses préférences, les évêques ariens ou catholiques, de convoquer les conciles, de légiférer sur les prêtres et les moines, d’imposer l’unité religieuse. De pareils gestes n’étonnaient alors personne. Comme les empereurs païens avaient traqué les magiciens et les sorciers et même les manichéens, leurs successeurs chrétiens sévirent contre les Donatistes, les Priscillianistes. Si l’on combine les textes juridiques avecce que l’histoire fait connaître de leur application, on peut résumer dans les traits suivants la répression officielle de l’hérésie par les empereurs chrétiens de Rome et de Byzance : 1) les empereurs romains, et déjà Constantin, rêvent de souder l’empire à la religion ; ils voient dans l’unité religieuse une garantie de l’unité politique ; l’orthodoxie doit renforcer le civisme ; 2) cependant ils ne veulent pas, par la contrainte, convertir directement à la foi ; 3) ils s’en prennent au prosélytisme et aux cérémonies cultuelles, beaucoup plus qu’aux erreurs elles-mêmes ; 4) la proscription atteint surtout certaines sectes devenues un vrai péril pour la paix publique ; 5) les lois sont plus terribles dans leur texte que dans leurs effets ; 6) promulguées motu proprîo par le prince, ces lois n’engagent aucunement la responsabilité de l’Eglise. Pour la justification de ces assertions globales, cf. les savants ouvrages de IIinschius, Mommsen, Lobning, cités à la bibliographie. Si l’Eglise approuva la protection que lui accordaient les empereurs, elle ne réclama pas, au nom de la religion, des supplices (Cf. Maillet-Hanqubt, /.’Eglise et la répression sanglante de l’hérésie, Liège, i<)00, ,

p. 25).

ft) Chez les Mérovingiens, les Carolingiens et au

delà. — Les Mérovingiens se préoccupent beaucoup moins de l’unité religieuse. Et la loi romaine des Visigoths ne reproduit que les pénalités fulminées contre certaines sectes : Manichéens, Eunomiens, Montanisles. Charlemagne, quand il promulgue le célèbre capitulaire que nous avons vu plus haut réprouvé par Alcuin, obéit aune préoccupation polique. A cette exception près, la législation carolingienne est hostile à la peine de mort, qu’elle épargne même aux homicides, « et précisément grâce à l’influence de l’Eglise, ce qui montre combien celleci gardait vivace, en entrant dans le moyen âge, ce sentiment de clémence que nous avons constaté chez elle dans l’antiquité chrétienne. » (Maillet-Hanqubt, op. cit., p. 28). A partir du xi° siècle, des sectes antisociales (Cathares, Albigeois, etc.) surgissent, et le danger qu’elles font courir à la Société rallume les bûchers dresses aut-refois contre les Manichéens et les auteurs de maléfices. Pour le rôle de l’Eglise dans cette répression, voir les articles : Inquisition et Saint-Office, puis l’article Hérésie. On peut dire en résumé que jusqu’au xm’siècle, l’Eglise résiste plutôt aux mesures sévères prises contre les hérétiques par les princes ou le peupla. Au xme siècle, le principe de la répression a partout prévalu. Les hérétiques relaps ou obstinés sont mis à mort par le feu (peine établie par Frédéric lien 122^). Tel est le droit qui régit l’Europe jusqu’au temps de la Réforme.

B. La tolérance civiledepnis la Réforme jusqu’à la Révolution française. — A cette époque, on commença à tirer des faits une ou plutôt une multitude de théories de tolérance ou d’intolérance. Voyons séparément les faits et les doctrines de ce temps.

a) Les faits. — Lorsque apparut la Réforme, le principe de la tolérance civile n’était nulle part ni soutenu, ni pratiqué. La Révocation de l’édit de Nantes (voir ce mot) fut l’application de principes de droit public alors indiscutés. Dans sonplaidoyer pour la douceur, qu’il adressa à Louis XIV, M. dkBélbstat disait encore : « On donne pour axiome incontestable que, pour qu’un Etat se maintienne en paix, il faut qu’il n’y ait qu’un roi, qu’une loi, qu’une foi. » Cette intolérance encore était d’espèce politique.

« En France, observe M. Tanon, on considéra les

Réformés comme des criminels qui troublaient l’Etat par leur rébellion contre la religion et leurs conspirations ouvertes ou secrètes. En tantqu’hérétiques, ils tombaient manifestement sous le droit de l’Eglise. Mais ils étaient aussi des séditieux et des rebelles envers la loi, puisqu’ils violaient ses ordonnances ; des perturbateurs du repos public, puisque le bien du royaume et la tranquillité de l’Etat dépendaient principalement de la conservation de la Foi. Ainsi considérée, l’hérésie, qui était le délit commun de la compétence du juge d’Eglise, passait au second plan, et elle était absorbée dans l’attentat contre l’Etat, qui était le délit privilégié, de la compétence exclusive du juge laïque. Le juge d’Eglise ne connaissait plus que des hérésies simples qui ne contenaient ni désobéissance auroi, ni sédition, ni scandale public » {Histoire des tribunaux d’Inquisition en France, p. 353). Charles-Quint, au dire de M. Pirknne, se faisait la même conception de la répression de l’hérésie : c’est un service public, une opération de police contre un nouveau genre de délit. Du côté protestant, il n’en va pas autrement. Là où la Réforme a la puissance, elle se montre impitoyable et cruelle. Rien ne manque aux tribunaux d’Inquisition qu’érigent les calvinistes et les schismatiques d’Angleterre. Les chefs delà Réforme et leurs disciples poussent au massacre et à l’extermination de ceux qui 1721

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suivent une autre confession. Des Saint Barthélémy protestantes, surtout dans le Midi, précèdent et suivent la Sainl-Barthélemy catholique ; de la part des Réformés, ce n’étaient point là exceptions. L’Angleterre n’est pas seule à donner le spectacle d’un peuple assujetti à trois conversions successives. Les mêmes ilemi-lours sont commandés à tout un peuple dans le Palatinat, d’abord par Frédéric 111, puis par son (ils Louis, et enfin par Casimir. A ce dernier, les prédicants calvinistes tracent ce joli programme :

Casimire potens sers-os ci pelle I.utheri ; Ense, rota, pouto, (unibtts, igné neca.

L’âge moderne était donc travaillé et tourmenté par les conflits aigus de deux, intolérances civiles, l’une catholique, l’autre protestante. Mais quelles oppositions de genre entre les deux ! La protestante, dépendant du seul caprice princier, devient vitedespj tique, arbitraire, brutale, la catholique est toujours plus ou moins modérée par le Souverain Pontife, que respecte le monarque. L’Eglise veut rester dans les pays d’où la Réforme prétend l’exclure, se maintenir où le Protestantisme prétend L’abattre. Des deux intolérances, la protestante se montrera à la fois la plus arrogante, la plus rigoureuse, la plus étendue et la plus opiniâtre : en Angleterre, depuis Cromwell, le Papisme constituait un délit ; en iG3y. les catholiques sont exclus du bill de tolérance ; en Danemark, depuis Christian 111, 1e pays est fermé aux prêtres sous peine de mort, la loi privait les catholiques de leurs droits politiques et de tout droit successoral. Inutile de rappeler l’intolérance calviniste en Suisse et le martyre des catholiques hollandais. En Amérique, les puritains déployèrent un fanatismeintolérant dans le Massachusetts. Au xvme siècle, les catholiques n’étaient tolérés ni dans la Virginie, ni aux Carolines, ni dans la Nouvelle-Angleterre, ni dans la colonie de la Géorgie, ni à New-York, ni à New-Jersey. Marie-Thérèse, en reprochant à Joseph il de s’intéresser trop peu au progrès de la vérité catholique, pouvait donc écrire à bon droit : u Je ne vois pas cette indifférence à tous les protestants. Au contraire, je souhaiterais qu’on les imitât, aucun Etat n’accordant cet te indiïTérencechezsoi. « (Lettre du5juillet 1797.) Cependant cette situation violente ne peut pas durer ; les nécessités vitales, commerciales et autres, amènent des trêves ou des traités. Des édits de tolérance paraissent de différents côtés ; et sous leur influence, une doctrine ou plutôt des doctrines s’ébauchent.

:) Les doctrines. — On peut les réduire à deux

groupes, celui del’inlolérance et celui de la tolérance civile.

Doctrine d’intolérance. — C’est l’antique doctrine de la Religion d’Etat (voir ce mot). Non pas partout exclusive — qu’on se rappelle le culte du dieu inconnu, rencontré dans Athènes par saint Paul, Act., xvii, 23 ; — elle tyrannisa l’empire romain et déchaina la persécution contre l’Eglise. Suivant elle, la religion est absorbée par la politique, elle estune fonction comme une autre et peut être imposée à tout le monde pour assurer, par l’unité religieuse, l’unité de l’Etat. Abandonnée durant des siècles, cette idée absolutiste renaît, avec les lettres antiques, vers la lin du moyen âge. Au milieu du xvr= siècle, sous l’action des humanistes, elle se concrète dans le

« Territorialisme », dont la formule classique fut : 

cujus regio, illius et religio. Association fermée, l’Etat met un exclusivisme jaloux à déclarer autant qu’à régir les intérêts de ses membres. Au pacte qui les associe (pactum unionis), se joint un pacte qui les soumet à la direction politique dont la religion fait partie (pactum snbiectioiiit). Sujet dans toutes

ses actions extérieures, le citoyen n’a que la pensée intérieure pour refuge de sa liberté. Semblable doctrine, (maillée de citations antiques, se trouve chez Ghotius, Jba.n-Jaco.ubs Rousseau. Nos étatistes contemporains ne l’ont pas encore oubliée.

Doctrine de tolérance. — Il faut distinguer ici les raisonsparlesquelles on cherchait à établirla tolérance sur des principes absolus, et les conclusions pratiques qu’on tirait de ces principes.

Beaucoup puisaient un motif pour la tolérance dans le concept même qu’ils se faisaient de la religion chrétienne ou de la religion en général. Les srnerélistes veulent réduire la foi à un petit nombre de points fondamentaux, en dehors desquels la discussion doit être libre. C’est l’idée des Arminiens de Hollande, des latitudinaristes anglais. JkrkmirTaylou, dans sa 9wjteyfa bù « xTu>>(1647) uie que les sectes chrétiennes soient plusieurs religions. John Milton, (Of true religion, heresy, schism., toleration, 1 0^3), Ch. Thomasius, lias Recht evangeîiscken FUrsten in theologisclien Slreitigkeiten), admettent aussi les points fondamentaux. D’ailleurs Milton rejette la Trinité ; il refuse la tolérance à l’idolâtrie papiste. L’obscurité ou l’inévidencede la vraie religion sert à d’autres de prétexte pour mettre toutes les religions sur le même pied. Ainsi font J. Bodin (Colloquium heptaplomeron (1.597) ^ Lbssing (Nathan der f( frise).

Le scepticisme dogmatique en conduit d’autres à ne s’entendre que sur la seule morale. Parmi les défenseurs de cette attitude, nommons Glanvillb (The vanity 0/ dogmatizing), et Frédéric II, qui écrit : « 11 n’y a aucune religion qui, sur le sujet de la morale, s’ecarte beaucoup des autres. Ainsi elles peuvent être touteségalesaugouvernement, qui, conséquemment, laisse à chacun la liberté d’aller au ciel par quel chemin il lui plaît : qu’il soit bon citoyen, c’est tout ce qu’on lui demande » (Œuvres, t.I, De la superstition et de la religion, art. 3, p. 291).

La douceur essentielle du christianisme est poussée par certains jusqu’à la tolérance absolue. D’autres exploitent, en faveur d’une séparation complète, l’autonomie respective et l’incompétence réciproque de l’Eglise et de l’Etat. Des princes fameux ont làdessus des paroles célèbres. « Roi des peuples, je ne le suis pas des consciences », s’écriait Etiknne Bathory. Convertir par la force, disait-on, c’est peupler l’Etat d’hypocrites (cf. p. e. Pufbxdorf, De habitu religionis ad imperium, n° 48).

S’élevant à des considérations supérieures, quelques-uns en appellent à Dieu même, à son exemple, à son plan divin : punirions-nous ce qu’il tolère ? Irions-nous contrarier les dispositions de sa Providence, qui fait aboutir l’homme à des religions différentes par l’usage naturel des raisonnements ?(Noodt, De religione, p. 12). Dès le xvn c siècle, on voit poindre des raisons qui sont encore aujourd’hui en faveur : elles tendent à fonder la tolérance sur l’inviolabilité de la conscience, p. e. Noodt, op. cit., p. 33. Thomasius, Disput’ilio an hæresis sit crimen (1697, vin). Nous rencontrerons plus loin ces motifs.

Restent encore les considérations d’ordre pratique, beaucoup plus efficaces auprès des foules : l’histoire de l’intolérance est chargée d’une multitude de crimes abominables ; la coaction trouble la paix, rend impossible l’examen loyal de la vérité, favorise la lâcheté, l’hypocrisie, la paresse ; la religion devient le jouet de l’ignorance ou du caprice du souverain ; une fatale réaction contre la violence poussera les consciences vers l’athéisme ; et puis, l’hérésie est utile, elle purifie l’Eglise. « Le faux zèle, écrivait Fhédéric II, est un tyran qui dépeupleles provinces : 1723

TOLERANCE

1724

la tolérance est une tendre mère qui les soigne et les fait tleurir. »

On s’aocordait donc — pour des motifs très divers — à dire qu’il fallait être tolérant. Mais jusqu’où devait aller cette tolérance ? Ici encore, grande divergence chez les auteurs. Ainsi, en 1697, le ministre calviniste Saurin résumait ses idées en ces termes : « Le magistrat doit faire pour l’établissement et la propagation de la vraie doctrine et pour l’extinction de l’erreur, tout ce qu’il j>eut l’aire sans violenter les consciences et sans priver les sujets de leurs droits naturels ou de leurs droits civils. » (Réflexions sur les droits de la conscience, 1697, p. 684). Josepu II protestait de même en 1777 qu’il n’entendait nullement traiter de chose indifférente la religion de ses sujets. Mais il voulait seulement ne pas avoir égard à cette religion dans les rapports purement civils ou temporels. Le pasteur protestant Philipot refusait aux dissidents des temples, des écoles et le droit de réunion. Pufbndorf ne leur reconnaissait pas le droit de propagande. Dans son édit de Wollmer (9 juillet 1788), Fréderic-Goillaumk II interdisait le prosélytisme aux cultes non reconnus. La paix de Vestphalie(1648) ne garantissait la liberté qu’à trois confessions chrétiennes : 1a religion catholique, le culte luthérien et le culte réformé. L’édit de Tolérance, octroyé par Henri IV, bornait également ses effets aux huguenots et à certaines parties de la France. Voilà pour les actes officiels. Quant aux auteurs cités plus haut, qui se faisaient les champions de la tolérance, ils ne s’entendaient pas non plus ni sur les sectes auxquelles ils rétendaient, ni sur la liberté qu’ils exigeaient pour elles, ni sur la place réservée à la religion vraie ou préférée. Peu d’écrivains accordaient la tolérance à toutes les religions. Beaucoup ne visaient que les confessions chrétienneset exigeaient l’accord sur les points fondamentaux nécessaires au bien de l’Etat. La tolérance des sociniens et des anabaptistes fut fort controversée à ce point de vue. L’exclusion des athées était de règle. Certains « tolérantistes » allaient même jusqu’à les menacer des traitements les plus rigoureux, v. g. Saurin (Réflexions sur les droits de la conscience, p. 510). Personne ne songeait à tolérer la prédication des doctrines révolutionnaires ou immorales. La plupart des auteurs se défendaient de favoriser ou de professer l’indifférence religieuse. Le blasphème restait interdit. C’était donc une <r tolérance » bien mitigée encore et très éloignée de celle que préconisent les incrédules modernes.

Nous ne critiquerons pas en détail ces théories. Nous le ferons implicitement en établissant la vraie doctrine. La plupart de ces sj’stèmes sont viciés à la base par quelque présupposé faux : scepticisme religieux ou philosophique, syncrétisme, omnipotence de l’Etat, inutilité sociale de la religion. Pour ce qui est des considérants pratiques, il faut dire que l’hérésie n’est pas du tout la dame rangée qu’on imagine, et que la laisser faire pourrait souvent mener fort loin ; que la tolérance civile n’a d’ailleurs pas du tout tenu ses promesses. Nous allons le voir à l’instant.

C. La tolérance civile depuis la Révolution française. — « ) Pendant la Révolution française. — Voir les art. Révolution (Esprit delà…, Cf. Origines de la déclaration des droits del’homme). En résumé, l’opinion est, dans la Constitution du 1 4 septembre 1791, entièrement affranchie, etson expression, même publique, toujours autorisée en principe. Fondée sur la liberté humaine, sur une liberté individuelle conçue sans sa répercussion sociale, l’idée

du droit emporta, non pas la faculté de tout faire, mais celle de tout penser et de tout dire. La vigilance du pouvoir se restreint au maintien effectif de l’ordre extérieur : le délit d’opinion est rayé des Codes. Mais tout ce qui était concédé à l’individu et à l’erreur, sera repris avec usure à l’Eglise. Imbue de sa toute-puissance, jusqu’à s’attribuer le droit de changer la religion, l’Assemblée Nationale avait, en 1790, imposé le schisme par la Constitution civiie du clergé ; et puis, en moins d’un an, du 10 novembre 179*3 au 7 mai 179$, le rationalisme déis-te avec la déesse Raison, le non-culte, et enfin le culte de l’Etre suprême, devinrent tour à tour obligatoires en France. Des milliers de personnes payèrent de leur vie la fidélité à leur religion (voir Taink, Révolution française, t. I, p. 383 et suiv.)

/3) Depuis la Révolution. — Cette partie est très bien traitée dans l’article : Laïcismb, col. 1777 à 1795 : partie historique ; 1796 à 1804 : partie critique.

D. La théorie de la bonne tolérance civile. — L’essentiel se trouve déjà dans l’article Laïcismb, col. 180f>, fin, et Libkramsmb, col. 183’2, fin. Nous allons

— sous un autre angle — redire un peu la même chose. La tolérance civile relève de la politique, qui est un art plutôt qu’une science : comme telle, elle doit compter à la fois avec les droits, dont la violation est toujours une méprise, et avec la réalité, qui montre ce qui est possible et utile. Or, le dogme d’une tolérance ou d’une intolérance absolue ne vérifie aucune de ces deux conditions. Il n’y a pas de droit primitif de l’homme, ni de volonté de Dieu, ni de nécessités permanentes, sur quoi la tolérance dogmatique pourrait fonder son immuable neutralité ou sa glaciale indifférence. Il n’existe pas davantage de document par lequel Dieu aurait confié à l’Etat la mission de proscrire toujours et à priori les dissidents. La tutelle positive de la socié é civile envers la vérité religieuse est conditionnée par des circonstances de fait, qui en affectent diversement le programme actuel.

Les « laïcisants » modernes nient les droits de Dieu, exagèrent l’indépendance de l’homme, dénaturent la mission de l’Etat. Ce n’est pas ainsi qu’on parvient à la bonne formule de la tolérance civile. La vraie solution réside dans une harmonieuse combinaison des droits, des devoirs et des faits. Mais pour les combiner, il serait bon de les reconnaître. C’est malheureusement ce qui fait trop souvent défaut. Un regard loyal jeté sur la réalité nous montre d’abord, au-dessus de l’homme, Dieu, avec son droit de révéler aux hommes des vérités nouvelles et d’exiger un culte. Près de ce droit, nous voyons le fait d’une religion qui se dit catholique, c’est-à-dire destinée au monde entier ; et qui produit ses titres de créance, non pas pour rendre évidentes, mais pour rendre croyables, les vérités qu’elle prétend tenir de Dieu ; non pas pour les imposer à l’adhésion de l’intelligence, mais pour obtenir l’acte intérieurement libre de la foi à ces vérités. Et cette religion ajoute que Dieu se doit d’aider par la grâce l’intelligence et la volonté de l’homme, pour qu’il parvienne à l’acte de foi. — Forcer l’entrée d’un esprit, pour y implanter la foi, est impossible ; et vouloir le faire — nous l’avons vu dans la seconde partie — est jugé criminel par l’Eglise. Le nombre des fidèles qui reçoivent le don de foi varie suivant les régions et les époques. II y a des catholiques isolés, et des sociétés unanimement catholiques.

Au droit de Dieu correspondent le devoir et le droit de l’homme de chercher la vraie foi, de l’embrasser et de la tenir. — L’homme a ce devoir 1725

TOTEMISME

1726

envers Dion, par soumission et reconnaissance ; il l’a envers Ini-même, par intérêt ; il l’a même envers ses semblables, pour qui sa profession de foi est salutaire. Cependant, de ce devoir personnel il n’est pas justiciable devant une autorité humaine ou sociale, parce que la foi réclame sa libre adhésion. Associés, les hommes qui ont la foi sont tenus aux mêmes devoirs. La vérité religieuse est un don qu’il ne faut pas dissiper ; un bien du patrimoine commun qu’ils ont à sauvegarder. En fait cependant, tous ne gardent pas la foi. Des apostasies, isolées ou collectives, se produisent, qui sont contagieuses. L’expérience montre qu’un réformateur quelconque peut séduire des masses.

L’autorité civile représente la société, pour en remplir les devoirs et promouvoir les intérêts. Elle ne peut imposer ni l’unité intellectuelle et morale comme telles, car l’unité n’est un bien que dans la vérité ; ni la vérité religieuse, puisque Dieu Ta soumise à la loi de libre propagation. Mais c’est le devoir, comme l’intérêt, de la société, de sauvegarder la vérité religieuse, d’en favoriser la diffusion. A ce double titre et dans la mesure de sa compétence, le pouvoir public doit, comme organe de la société, donner à la vraie religion l’aide et l’appui possibles. Protecteur né des faibles, le pouvoir public est obligé, pour cette nouvelle raison, de leur épargner les séductions et les entraînements irréfléchis.

Tels sont les principes. Voici les applications pratiques qu’il en faut tirer : i) Le souverain qui a la foi favorisera la religion, sans outrepasser ses pouvoirs, sans manquer à la justice et en tenant toutes les promesses qui le lient ;

a) Dans une société catholique, la vraie religion sera publiquement honorée et protégée. Les précautions que la justice permet, que le temps, les personnes, les lieux conseillent, seront prises en vue île conserver à la société le bienfait de l’unité dans la vraie foi. De ce chef, l’autorité peut ériger en délit et frapper de peines raisonnables la contradiction extérieure opposée à cette foi et surtout la propagande de doctrines hétérodoxes.

Mais aucune violence ne peut être employée, aucun droit acquis ne peut être lésé, pour imposer l’unité religieuse à une société qui n’en jouit pas ou qui s’en trouve dépossédée.

La faveur qu’il doit à la vraie religion est un devoir positif de l’Etat : il sollicite de sa part une action. Des raisons graves et proportionnées peuvent dispenser d’une intervention positive. Il arrive que la liberté de l’erreur affranchisse la vérité ; que l'état de l’opinion publique, que la division des esprits engagent la vraie religion à se placer sur le termin du droit commun, plutôt que de s’abriter derrière des privilèges.

Il va sans dire qu’une telle situation demeure

anormale, et que si, en certains cas, l’hypothèse —

condition de fait — impose une renonciation à telle

partie de la thèse — idéal, condition de droit, — de

telles concessions, en elles-mêmes regrettables, ont

leurs limites qu’il n’est pas permis de franchir. Nous

citerons Yvks i>b la Bribrb, Les luttes présentes de

f Eglise, t. I, p. 190 : « La thèse consiste à for uler le droit, tel qu’il résulte des principes catho îques. L’hypothèse est la constatation des difficultés

u impossibilités que rencontre, en certaines eir onslances, l’application intégrale de la thèse. Du

approchement de la thèse et de l’hypothèse on

onclut qu’il faut s’accommoder des transactions

mposées par la charité chrétienne et la sagesse

ratique : les respecter aussi loyalement quand les "j

atholiques sont les plus forts que quand ils sont

les plus faibles ; mais d’autre part, maintenir la vérité doctrinale de la thcse et revendiquer l’application effective des parties de la thèse qui peuvent être, même en pleine hypothèse, appliquées sans grave dommage. »

Les principes et les règles pratiques qui précèdent s’inspirent de la mémorable encyclique « Immortelle Dei » (nov. 1 885). La citation suivante en convaincra : « L’Eglise juge qu’il n’est pas permis de mettre juridiquement les divers cultes sur le même pied que la religion véritable. Mais elle ne condamne pas, pour ce motif, les chefs d’Etat qui, en vue d’un plus grand bien à conquérir, ou pour éviter un mal, tolèrent patiemment leur coexistence dans la cité. Et l’Eglise veille aussi attentivement à ce que personne ne soit forcé d’embrasser la foi catholique. Car déjà saint Augustin nous en avertit sagement : l’homme ne peut croire que par sa volonté ».

Tirée de la vraie mission et des devoirs de l’autorité, cette doctrine ne sacrifie aucun droit, ni divin, ni humain, et elle ne dissimule aucune vérité, ni de principe ni de fait. Elle prend l’homme au complet, avec sa vie présente et avec sa destinée future ; elle ne l’isole pas de la communauté et ne le laisse pas opprimer par elle. Vraie théoriquement par tout ce qu’elle affirme de Dieu, de la religion, de la société civile, elle se montre pratiquement vraie par les égards qu’elle réserve aux circonstances. Si elle était partout observée, le règne de Dieu ferait d’immenses progrès sur la terre.

Bibliographie. — On trouvera la bibliographie spéciale aux articles du dictionnaire rappelés dans celui-ci. Voici quelques ouvrages plus généraux sur la question :

Basnage (H.). Tolérance des religions, Rotterdam, 1684. — Bouché-Leclercq, L’intolérance religieuse et la politique, Paris, 191 1. — Friedberg, Aem., Die Grenzen zwischen Staat und Kirche, Tiibingue, 187a. — Glanville (J.), Jhe Vanity of dogmatizing, London, 1660. — Hinschius (P), System des Katholischen Kirchenrechls …, G vol., Berlin, 1869-1897. — Loening, Gesckichle desdeutschen Kirchenrechls, Strasbourg, 18g5. — Milton (John), Thoughts on true religion, schism and toleration, Harlow, 181 1. — Noodt (G.), Dissertatio de religione ab imperio jure gentium libéra, Lugduni Batavorum, 1706. — Paulus (N.), Protestantismus und Toleranz im 16. Jahrhundert, Freiburg i. B., 1911. — Philipot (J), Les Justes bornes de la Tolérance, Amsterdam, 1691. — Pufendorf (Sam.), De habitu Religionis Christianæ ad vitam civilem, Bremiae, 1687. — Ruflini (Fr.), La liberté religiosa, vol. I, Torino, 1901. — Saurin (B.), Reflexions sur les droits de la conscience, Paris, 1837. — Simon (J.), La liberté de conscience, Paris, 1857. — Vermeersch (A.), La tolérance, Louvain A. Uystpruyst, Dieudonné ; et Paris, Beauchesne, 191a. On trouvera dans ce dernier volume une bibliographie plus abondante.

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