Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Thomisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 840-863).

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I. liaison d’être de l’article.

II. La gloire posthume de saint Thomas.

III. Genèse de l’ontologie thomiste.

IV. Premières controverses thomistes.

V. Les vingt-quatre thèses thomistes.

VI. La méthode théologique de saint Thomas.

VII. Application à la théologie de l’Incarnation.

I. Raison d'être de l’article.

A quoi bon cet article, da.is un Dictionnaire Apologétique de la Foi catholique ? dira-t-on peut-être. L’apologie du Thomisme apparait deux fois inutile. Pour les penseurs étrangers à la foi catholique, il est moins souvent objet d’aversion que d’indifférence, ou même de dédain. Et quant aux penseurs catholiques, ils le voient si haut placé dans l’estime de leur Eglise, que la tentation ne saurait leur venir de le discuter, encore moins de le dénigrer. Vous les offensez presque en prenant sa défense.

Nous croyons qu’une telle fin de non-rçcevoir procède de vues trop hâtives ou trop optimistes. D’une part, l’indifférence ne semble plus la note commune des penseurs de la dernière génération à l’égard du thomisme. Pour beaucoup, il demeure un épouvanlail entre autres, parmi ceux qui les retiennent à l’écart de la pensée catholique. Mais pour d’autres, il a conquis droit de cité, comme une des éclosions les plus remarquables dans le champ de l’esprit humain. D’autre part, il s’en faut de beaucoup que le jugement soit unanime, entre catholiques, sur la valeur intellectuelle du thomisme, ou même sur son essence. Pour plusieurs, qui l’ont vu surtout do loin, ce n’est qu’un spiritualisme assez peu défini. Pour d’autres, c’est une métaphysique non seulement originale, mais transcendante en toutes ses parties, un domaine réservé, sinon la propriété privée d’une école. Entre ces deux extrêmes, il y a des nuances très nombreuses, et l’on passe par teintes dégradées des frontières du cartésianisme aux positions extrêmes d’un thomisme strictement monopolisé.

Disons tout de suite qu’à nos 3’eux, le thomisme est, avant tout, une métaphysique originale. Il est cela, ou il n’est point. D’ailleurs, cette métaphysique originale, l’Eglise catholique l’a faite sienne, en la présentant à ses fidèles comme la plus haute expression de la raison naturelle, épurée au contact de l’évangile. En s’attachant à la pensée d’Aristole, comme à l’héritage de la sagesse antique, saint Thomas a fait preuve d’une clairvoyance supérieure ; d’ailleurs ce choix n’a point enchaîné son esprit : Aristote corrigé, dépassé par lui, n’est devenu le précepteur des générations chrétiennes qu’au prix d’une refonte profonde et complète. Le produit de cette refonte, opérée à la lumière de l’Evangile, est proprement la métaphysique thomiste. En accomplissant ce travail, saint Thomas est devenu le

« Docteur commun », celui que l’Eglise, depuis six

siècles, ne cesse de présenter à ses fils comme alliant à la solidité de la pensée grecque la sagesse de tous

les Pères. Son œuvre n’est pas l’expression d’un enseignement ésotérique, mais au coutraire une source largement ouverte à tous. En affirmant ce caractère, l’Eglise n’a point prétendu livrer saint Thomas, sans défense, aux disputes des homn.es : au contraire, elle a pris soin de redresser des erreurs et de marquer des préférences. Ces préférences s’affirmaient naguère (27 juillet 1914) par la publication du Syllabus de 24 propositions, arrêté par les soius de la Sacrée Congrégation des Etudes, sous la sanction de S. S. Pib X’.

Quand parut ce grave document, plusieurs de ceux dont il consacrait les convictions personnelles et les tendances eurent peine à se défendre de quelque appréhension. Un programme de cette nature, présenté avec autorité aux écoles, n’allait-il pas marquer l’avènement d’une métaphysique purement verbale, qui serait la mort de toute métaphysique ?

Appréhension nullement chimérique : ou.en conviendra sans peine, pour peu qu’on ait quelque expérience des disputes scolastiques. D’autant qu’il ne manquera jamais de métaphysiciens pour faire du zèle, et que, la théologie s’en mêlant, on ne parlait de rien moins, entre bons ouvriers du thomisme, que de canoniser toutes et chacune des 24 propositions, non pas à titre de simple énoncé rationnel, mais à titre de conclusion théologique certaine, en passe de devenir un dogme, et posant déjà sa candidature pour une définition du magistère infaillible. Cela peut paraître fantastique, et pourtant c’est de l’histoire. Sans aller jusqu’à de tels excès, on proposait, dans tel congrès thomiste, avant toute discussion, de prendre pour base une adhésion globale aux 24 propositions, conférant à toutes et à chacune d’elles le caractère d’un énoncé indiscutable, apte à dirimer toute controverse ultérieure, et comme d’une pierre de touche infaillible.

Ainsi devisait-on en sens divers, dans les premiers loisirs recouvres après l’apparition du document ponti tirai.

Aujourd’hui, la situation apparaît très changée, par le fait même des initiatives, quelquefois bien promptes, qui menaçaient d’étouffer toute réflexion. En rappelant l’autorité du Syllabus des 24 propositions, Benoit XV, puis Pie XI, ont veillé à ce qu’elle ne fût pas imprudemment majorée. Benoît XV par sa lettre célèbre au T. II. P. Lcdôchowski, Pie XI par l’Encyclique Studiorum ducem, pour ne citer que deux actes clairs entre tous, ont affirmé que le phare allumé par l’Eglise ne doit pas être trans-, formé en écueil pour toute libre recherche. Que telle soit la pensée de l’Eglise, il faudrait vraiment s’aveugler pour ne pas le voir. On l’a si bien tu, que telle des 24 propositions subit présentement des’assauts non déguisés.

Ne le regrettons pas, puisque de tels assauts sont la rançon nécessaire de la vie intellectuelle dans l’Ecole. Mais il peut n’être pas inopportun de rappeler que le Syllabus des 24 propositions, sans être un texte apte à dirimer toute controverse, demeure un document vénérable chrétiennement et considérable intellectuellement. Ou plutôt, nous croyons pouvoir prendre comme accordé, entre catholiques, que le dit Syllabus demeure un docu 1. Il existe de ce document deux commentaires très autorisés. L’un par le R. P. Guido Mattiussi, S. J. (-J- Il mars 1925), publié en italien dans la Civilta Catlolica (1917), traduit et nduptéen français par l’abbé J. Levillain, Turin-Rome, 1926, sous ce titre : Les points fondamentaux de la l’hilotophie thomiste. L’autre par le R. P. Ed.HucoH, O. P., Les vingt-quatre thèses thomistes, Paris 1922. — On sait qu « la réduction du document est di au P. Mattiussi. 1669

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ment singulièrement vénérable, chrétiennement. Il sutlira donc de montrer qu’il est considérable intel lectuellement. Nul ne s'étonnera de nous voir présenter avec sympathie et respect des propositions que l’Eglise nous recommande comme contenant la pensée naturelle de saint Thomas. Si le bien-fondé de cette recommandation nous échappait, nous nous tairions, tout simplement ; grâce à Dieu, nous n’avons qu'à suivre la pente naturelle de notre esprit.

Nous n’avons pas cru devoir encombrer ces pages de références. Les synthèses de la métaphysique thomiste se sont multipliées au cours des années dernières. Nommons la plus récente : Edgar dr Broynb, S. Thomas d’Aquin, Bruxelles-Paris, 1938. Parmi les auteurs que nous serons amenés à contredire, il en est pour qui l’antithomisme n’est qu’une forme, entre autres, de l’anlichristianisme. Leur nom n’avait aucun titre à figurer dans un débat rationnel. D’autres, en revanche, pourraient trouver mauvais de se voir pris à partie dans un recueil consacré à l’apologie de la doctrine catholique. Il eût été inutile, et peut-être inconvenant, de leur faire affront. Cependant le magistère ecclésiastique a recommandé, en connaissance de cause, non pas de vagues tendances, mais un thomisme concret. Une revendication de principes en faveur de ce thomisme n’a pas besoin d'être justiûée. Nous nous efforcerons de la faire objective et courte.

On sait, par ailleurs, que la doctrine de saint Thomas sur la motion divine dans la créature libre a été l’objet de commentaires divergents. Nous n’y reviendrons pas, nous étant suffisamment expliqué là-dessus à l’article Providencr, et récemment dans un volume intitulé : Providence et libre arbitre. Paris, Beauchesne, 1927. Le Syllabus des 2 4 propositions n’y touche point 1

II. La gloire posthume de saint Thomas. — Mort le 7 mars 1274, saint Thomas attendit jusqu’au 18 juillet 13a3, soit un peu moins de cinquante ans, les honneurs des autels. L’idée de sa gloriûcation à venir était née dès le premier jour, et l’Ordre des Prêcheurs ne s’en désintéressa jamais. Le délai s’explique surtout par l’autorité même qu’avait acquise le Docteur angéliqueet qui, dans la pensée de l’Eglise, donnait à la consécration officielle de son enseignement une gravité singulière. Au début du xiv c siècle, devant les puissances de dissolution qui travaillaient le monde chrétien, le geste parut opportun et ne fut plus différé.

Les démarches préliminaires de la canonisation s’ouvrirent en 1 3 1 7 et comprirent quatre phases successives : initiative de la province dominicaine de Sicile (1317-1318) ; introduction de la cause et première enquête à Naples ( 1 3 1 8- 1 3 1 9) ; enquête supplémentaire à Fossanova (13ai) ; acte de la canonisation (13a3). Guillaume de Tocco, prieur du couvent dominicain de Bénévent, qui avait connu Thomas à Naples en 1272-1274, porta le principal poids des travaux qui se conclurent en Avignon.

Le 18 juillet 1323, Thomas d’Aquin fut inscrit par l’autorité pontificale au catalogue des saints. Les fêtes de la canonisation, rehaussées par la présence de Robert, roi de Sicile, et de la reine, se déroulèrent pendant huit jours avec un éclat extraordinaire. Jean XXII avait ouvert la série des discours en développant ce texte : « Le Seigneur a glorifié son

1. Le R. P. Mattiussi y touche en passant, dans son commentaire de la 21e proposition, ch. xi, p. 271-277 de l'édition française. Nous avons en la satisfaction de nous trouver pleinement d’accor duvec lui.

saint. » (Ps., iv, 4), et proclamant que, après les Apôtres et les premiers Pères, Thomas avait, plus que tout autre docteur, illuminé l’Eglise de Dieu. Robert de Naples, prince lettré autant que pieux, se fit lui-même entendre parmi les orateurs sacrés. A la messe de saint Thomas, célébrée dans l'église de Notre-Dame-des-Doms, le 18 juillet, Jean XXII prêcha de nouveau sur ce texte : « Tu es grand et tu opères des prodiges. » (Ps., lxxxv, 10).

Les interventions du Saint-Siège en faveur de la doctrine thomiste sont innombrables. Il ne saurait être question de les énumérer ici. Bornons-nous à quelques-unes des plus solennelles, au cours du dernier demi-siècle.

Le 4 août 1879, par l’Encyclique Aeterni Patrist Léon XIII donnait le signal d’un retour à la philosophie thomiste. Il montrait d’ailleurs dans saint Thomas l'écho fidèle de la tradition antique, et reprenant im mot de Cajetan, In II » m II æ, q. 1 48 a. 4 » fin, félicitait le Docteur angélique d’avoir, « pour prix de son respect singulier envers les anciens Docteurs, hérité de leur intelligence à tous ». Il recommandait de puiser sa doctrine « à la source même, ou du moins à ces ruisseaux qui, proches de la source, roulent des ondes encore pures et limpides, selon le jugement ferme et commun des doctes ».

Le 29 juin 191 4, par le Mota proprio Doctoris Angelici, visant spécialement l’Italie, Pie X recommandait l'élude de saint Thomas dans les écoles catholiques. On lit dans ce document : « Il est clair qu’en donnant pour guide principal à nos maîtres, dans la philosophie scolastique, saint Thomas, nous avions principalement en vue ses principes fondamentaux. Car s’il faut écarter cette opinion de quelques anciens que peu importe à la vérité de la foi que l’on pense ceci ou cela sur les choses créées, pourvu qu’on pense bien sur Dieu, attendu que l’erreur sur la nature des choses engendre de fausses idées sur Dieu, il faut aussi garder saintement et inviolablement les principes philosophiques posés par saint Thomas d’Aquin, qui procurent sur les choses créées des vues pleinement conformes à la foi, réfutent les erreurs de tous les temps, permettent de discerner avec certitude les attributs incommunicables de Dieu et éclairent merveilleusement soit la diversité soit l’analogie qui existent entre Dieu et ses œuvres ; diversité et analogie que le IVe concile de Latran avait notées en ces termes : Entre le Créateur et la créature, on ne saurait noter aucune ressemblance, sans qu’il faille noter entre eux une plus grande dissemblance… »

— Peu de jours après (27 juille'), paraissaient, avec l’approbation de la Sacrée Congrégation des Etudes, les vingt-quatre propositions représentant sancti Doctoris principia et pronuntiata maiora. Le rapprochement des dates peut tenir lieu de commentaire.

Le Corpus Turis Canonici, composé par les soins de PieX, publié par l’autorité de Bbnoit XV (1918), renferme ces deux canons, touchant l'étude de la philosophie et de la théologie dans les écoles catholiques, selon les principes de saint Thomas.

589 § 1. JReligiosi in inferioribus disciplinis rite instructif in philosophiæ studia salttm per biennium et sacræ theologiæ saltem per quadriennium, doctrinæ D. Thomæ inhærentes ad normam can. 1366 § 2, diligenter incumbant, secundum instructions Apostolicæ Sedis.

1366 § 2. Philosophiæ rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis instilutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam et principia, caque sancte teneant. 1671

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Le 29 juin KJ23, à l’occasion du dixième centenaire de la canonisation du Docteur Angélique, Pie XI traçait aux écoles catholiques, par l’Encyclique Studiorum ducem, la voie à suivre.

« Après le tableau rapide que nous avons fait des

grandes vertus de Thomas, on comprend aisément 1 excellence de sa doctrine, qui jouit dans l’Eglise d’une singulière autorité. Certes nos prédécesseurs furent toujours unanimes à le louer. De son vivant, Alexandre IV n’a pas craint d'écrire : « A notre cher fils Thomas d’Aquin, illustre par la noblesse de sa naissance et la sainteté de sa vie, à qui fut départi par la grâce de Dieu le trésor de la science. » Jean XXII parut consacrer non seulement ses vertus mais encore sa doctrine, en adressant aux cardinaux, en Consistoire, ces paroles mémorables : « Il a illuminé l’Eglise plus que tous les autres docteurs ; dans ses écrits on profite plus en un an que chez les autres maîtres en toute une vie. »

« En considération de ce renom d’intelligence et de

science surhumaine, Pie V le mit au rang des docteurs, en approuvant le titre de Docteur Angélique.

« Au reste, la meilleure marque de la très haute

estime en laquelle l’Eglise tient ce docteur, n’est-elle pas le fait que les Pères de Trente voulurent voir deux livres seulement, la Sainte Ecriture et la Somme Théologique, déposés par respect sur l’autel, dans la salle de leurs délibérations. En ce genre, pour ne pas rappeler un à un tous les documents du Siège Apostolique, qui sont innombrables, nous avons eu la joie de voir, par l’autorité et l’insistance de Léon XIII, la doctrine de l’Aquinate renaître ; ce mérite de notre prédécesseur est si grand que, comme nous l’avons dit en une autre occasion, à défaut de tant d’autres décisions et mesures pleines d’une haute sagesse, celle-là suffirait à l’immortelle gloire de Léon. Sur ces traces marcha bientôt Pie X, pontife de sainte mémoire, surtout par le Motu proprio Doctoris Angelici, qui renferme cette parole remarquable : « Depuis la bienheureuse mort du saint Docteur, il ne s’est tenu dans l’Eglise aucun concile où il ne soit intervenu par sa doctrine. » Puis Benoit XV, notre prédécesseur très regretté, a plus d’une fois manifesté le même sentiment ; il eut la gloire de promulguer le Code de Droit canonique, où

« la méthode, la doctrine et les principes » du Docteur Angélique sont pleinement consacrés. Ces hommages rendus à son très divin génie, nous les

approuvons de telle sorte que nous estimons devoir décerner à Thomas le titre de Docteur non seulement Angélique, mais encore Commun, c’est-à-dire universel ; parce que, comme il résulte d’innombrables documents littéraires en tout genre, l’Eglise a fait sienne sa doctrine. Mais il serait infini de parcourir tous les actes de nos prédécesseurs à cet égard. Nous nous bornerons donc à montrer que Thomas a écrit sous l’inspiration surnaturelle de l’Esprit dont il vivait ; et que ses écrits, renfermant les principes et les lois de toutes les sciences sacrées, méritent d'être appelés universels… »

Après avoir rappelé les prescriptions de Léon XIII et de Pie X en particulier, destinées à promouvoir l'étude et l’amour de la doctrine thomiste, le Souverain Pontife ajoute que la discrétion doit tempérer le zèle.

« Entre les vrais amis de saint Thomas, que doivent être tous les Qls de l’Eglise adonnés aux hautes

études, nous voulons voir cette noble émulation dans une juste liberté, qui favorise le progrès des études ; jamais de ces paroles malveillantes qui, loin de servir la vérité, ne peuvent que détendre les liens de la charité. Que donc chacun se fasse un devoir

de remplir le précepte du Code de Droit canonique :

« diriger l'étude de la philosophie rationnelle et de

la théologie, et la formation des élèves dans ces facultés, selon la méthode, la doctrine et les principes du Docteur Angélique, et les garder religieusement !) ; que tous se conforment à cette règle, de manière à pouvoir vraiment l’appeler leur maître. Mais qu’ils n’exigent les uns des autres rien de plus que ce qu’exige de tous l’Eglise, de tous maitresse et mère. En effet, dans les questions controversées couramment dans les écoles catholiques entre auteurs de bonne marque, chacun reste libre de suivre l’opinion qu’il estime plus vraisemblable. » (

Sur la pensée du Saint-Siège à l'égard de la doctrine thomiste depuis six siècles, voir les documents réunis par le P. J.-J. Bbrthikr, O. P., dans ses deux ouvrages : Vétude de la Somme Théologique de saint Thomas d ? Aquin, Fribourg (Suisse), 18y3 ; Sanctus Thomas « Doctor commuais » Ecclesiae, vol. I, Testimonium Ecclesiae, Romae, 191 J.

1. La continuité des directions pontificales en cette matière est indéniable. Pour la rendre manifeste, nous reproduirons deux documents : l’un de Benoit XV, répondant le 9 mars 1915 à une question posée par le Général de la Compagnie de Jésus ; l’autre de Pie XI, dans l’Encyclique Studiorum dticern, traduit ci-dessus.

BeneHictus XV, Respontum datum 9 mart. 1915.

Beatissime Pater, Ad pedes Sanctitatis Vestræ provolutus humiiiter peto ut fcianelilas Wstra ad dubia omnia tollenda responsum datum a p. m. P. Gênerait Martin in quæslione de reali inter esæntiuin et existeuliani distinctione approbare bénigne dignetur. — Re.~ponsum vero fuit sequens :

« Sententia realis distinctiouis inter essenliam et existentiara, prouti sententia contraria, est in Socielate libéra

et unieuique licet eam seqoi et docere, sub bac tamen duplici conditione : 1) Ne eum quasi funJamentum faciat totius philosophiiie christianae, alque necessariam asserat ad probandam exislenliam Dei eiusque attribut », iofinitudinem etc., et ad dogmata rite explicanda et illuslranda. 2) Ne ulla nota inuratur probatis et eximiis Societatis Doctoribus, quorum laus est in Ecclesia.

Et Deus… »

Romae, die 9 martii 1915. — W. Lcdochowski, Præp. Gen. Soc. Iesu.

Prædictuin responsum R. P. Martin novimus exaratum fuisse iuxta mentem Leonis MM tel. rec, ideoque illud approbamus el nostrum omnino facimus.

Ex aedibus Vaticanis die 9 uiorlii 1915. — Benedictus PP. XV.

La pensée positive du Saint-Siège fut précisée par une Instruction rédigée à la suite d’une réunion de la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités, tenue en février 1916 avec la participation du cardinal Mercier. Aux termes de cette instruction, rendue publique le 7 mais 1916 par l’autorité de Benoit XV, la Somme Théologique doit être le livre de texte pour la partie scolastique, et les vingt-quatre propositions doivent être proposées à titre de directions sûres : proponanlur veluti tutæ normae direclivae.

Pins XI. Litteræ Encyclicæ Studiorum ducem, 20 iul. 1923 ; Acta Ap. S., t. XV, p. 223-4.

…Scilicet inter amatores sancti Thoraae, quales omnes decet esse Ecclesiæ filios qui in studiis oplimis versantur, bonestam illam quidem cupiraus iusta in libertate aemulationem unde studia progrediuntur, intercedere, at obtrectulionem nullam, quæ nec veritati sufTragatur et unice ad dissolvenda valet vincula caritatis. Sanctum igitur unieuique eorum esto quod in Codice Iuris canonici præcipitur, ut « philosophiæ rationalis ac theologiæ studia et alumnorum in his disciplinis instilutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris ratienem, doctrinam et principia, eaque sancle teneant » ; atque ud hanc normam ita se omnes gérant ut eum ipsi suum vere possinl appellare magistrum. At ne quid eo amplius alii ab aliia exigant, quam quod ab omnibus exigit omnium magistra et mater Ecclesia : neque enim 1673

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III. Genèse de l’ontologie thomiste. — Une étude objective de l’ontologie thomiste présuppose nécessairement un regard sur la genèse de cette ontologie. Nous croyons devoir commencer par là, en nous attachant particulièrement à l’opuscule De Ente et Essentiel, ouvrage de jeunesse, mais qui renferme toutes les promesses de l'âge mûr. Manifestement contemporain des premières leçons sur les Sentences (ia54), cet opuscule esquisse une réaction contre la conception, alors commune, qui admetttait même dans les créatures incorporelles (anges) une certaine composition de matière spirituelle. On y prend sur le vif la maturation de l’ontologie thomiste.

Le R. P. M. D. Roland-Gosselin, O. P., a donné récemment à la Bibliothèque Thomiste une édition critique de cet opuscule, avec commentaire (Le Saulchoir, Kain, iq.>.6) Nous ne saurions faire choix d’un meilleur guide. Le commentateur ne vise point à tout dire ; mais son investigation, poussée selon deux directions capitales, éclaire vivement toute la doctrine condensée dans les pages de saint Thomas. Lo principe d’individuation, et la distinction réelle entre essence et être : telles sont les deux directions choisies. On ne saurait mieux choisir. Sur l’un et l’autre point, on nous fait entendre successivement la tradition des philosophes et celle des théologiens, en arrêtant l’enquête aux premiers disciples et adversaires de saint Thomas.

i) Le principe d’individuation. — La notion de l’individuel est au centre même de la philosophie d’Aristole. La distinction entre substance première, qui tombe sous le sens, et substance seconde, qu’atteint seul le regard de l’esprit, ou entre matière et forme, l’introduit naturellement. Etudiant la substance corporelle, Aristote constate le rôle de la matière, , principe d’unité numérique et de distinction dans l espèce. Il ne pousse pas plus loin ; mais ses disciples marcheront sur ses brisées. Boèce expliquera l’individu par une conjonction singulière de propriétés qui ne peuvent se rencontrer en aucun autre. La considération des accidents l’orientera vers la notion de matière déterminée. Au xi' siècle, le philosophe arabe Avicenne dégagera cette notion, et trouvera dans l’union à une matière déterminée le principe de l’individualité, que l'àme acquiert pour ne plus la perdre.

Sous l’influence aristotélicienne, la théorie de l’individuation par la matière avait pris possession des écoles médiévales. On retendit même aux purs esprits, en expliquant leur constitution par la présence d’une certaine matière spirituelle. Contre cette conception bizarre et inconsistante de la matière spirituelle, Guillaume d’Auvergne et Albert le Grand furent les premiers à s’inscrire en faux. Les grands docteurs franciscains, Alexandre de Halès et saint Bonaventure, continuaient de suivre le courant. Saint Thomas s’y opposa résolument, au nom même de la pure tradition aristotélicienne : d’une part, il reprit la trace du philosophe, en assignant la matière et la quantité déterminée comme double principe d’individuation quant aux substances corporelles ; d’autre part, il écarta, dès le De Ente et Essentiel, le problème quant aux anges : pures formes spirituelles, à ses yeux distinctes comme autant d’espèces.

a) f.a distinction d’essence et d'être dans les substances créées. — Sur ce nouveau terrain, l’initiative du Docteur Angélique apparaît également souveraine.

in iis rebua, de quibus in scholis catholicis in ter melioiis notæ uuctores in contrariai partes disputari solel, quisquam prohibendu* est eam sequi sententiam quæ sibi verisimilior videatur…

Ici encore, Aristote a, de loin, ouvert la voie en posant avec toute la netteté possible la distinction logique entre la quiddité delà chose et l’acte réel de son existence. Autre chose est l’essence d’un homme, autre chose le fait de son existence. Tô <5s t< iiTi> u.iiBpwnoi xal ri eivat à.vOp<anov aXXo, Post. An., 1, 926, q1 1. A-t-il franchi le pas qui sépare de la distinction purement logique la distinction réelle ? Le P. Roland-Gosselin ne voit aucune raison de l’aflirmer. Pour rencontrer la distinction réelle, il faut descendre non seulement plus bas qu' Aristote, mais plus bas que Boèce, plus bas que le pseudo- Aristote De Causis. Le véritable initiateur est, ici encore, Avicenne, qui, reprenant une donnée aristotélicienne, fonde sa métaphysique sur l’opposition entre l’Etre nécessaire et l'être contingent. L’Etre nécessaire n’a pas de cause ; indistinct de son être, qui l’affermit dans son absolue nécessité, il n’a pas, à proprement parler, d’essence. Ni multiple ni muable ; un ; unique ; cause de tout hors de lui. L'être possible est causé ; c’est un effet. Il dénote une cause préalable, qui en définitive se résout dans l’efficacité de la Cause première. La possibilité suppose un sujet : c’est la matière. Seulespeuvent commencer d'être les substances ayant une matière : et les corps, et l'àme humaine, qui a besoin d’un corps pour parvenir à l’existence. Que dire donc des substances immatérielles ? Elles présupposent une possibilité essentielle, qui est leur essence même, et donc elles ne sont pas simples.

A l’extrême opposé, Averroès nie dans les substances spirituelles toute potentialité. Comme il ne voit pas la nécessité d’une telle potentialité pour les distinguer du premier Etre, il admet au-dessous de lui d’autres formes simples comme lui, et toutefois moins que lui, par cela seul qu’elles en dépendent. Averroès identifie l’essence et l'être.

L’introducteur delà distinction réelle dans la théologie latine, fut Guillaume d’Auvergne. En empruntant la donnée fondamentale d' Avicenne, il se préoccupa de la corriger par l’affirmation très nette de la Toute-puissance créatrice, que rien ne limite. L'être créé est participé : dans cette participation, la souveraineté de la Cause première est empreinte.

L'école franciscaine se désintéressait de la question, d’autant plus volontiers qu’en admettant dans les intelligences pures composition de matière spirituelle, selon la doctrine alors courante, elle pensait faire face aux difficultés que soulève la conception de purs esprits au-dessous de Dieu.

Albert le Grand évolua autour des positions de Boèce, du Pseudo-Aristote, d' Avicenne et de Guillaume d’Auvergne. Esprit plus étendu que ferme, il ne cessa de se raviser et de se reprendre, sans donner de sa pensée une formule définitive. ' Du moins fut-il des premiers à poser le principe capital d’un seul être dans le Christ. In III d., 6, a. 4 et 5.

La pensée de saint Thomas apparaît ferme dès ses premiers ouvrages. La distinction réelle de l’essence et de l'être est, à ses yeux, postulée soit par la condition de l’essence finie, telle quenous la concevons, indigente au regard de l'être, soit par la condition singulière de l’Etre divin, nécessaire et unique, soit par la nature de l'être créé, essentiellement relatif à une Cause première. Quant à l’unité d'être dans le Christ, il n’a jamais varié sur l’assertion fondamentale, mais seulement dans l’expression. La relation mystérieuse de l’humanité du Christ à l’Etre divin ne cessa d’attirer sa méditation et lui suggéra des expositions diversement nuancées, selon la diversité des aspects, mais concordantes au fond. Une certaine hésitation devant le mystère est toute la raison des fluctuations de langage dont on exagère parfois la portée. Nous aurons occasion d’y revenir. 1675

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Constatons que, dès cet ouvrage de jeunesse, saint Thomas a pris position ferme sur deux questions capitales qui commandent toute son ontologie.

IV. Premières controverses thomistes. — Retracer toute la fortune des idées thomistes à travers sept siècles d’histoire, serait une entreprise infinie, que pour toutes sortes de raisons nous ne saurions aborder. Mais on peut toucher le point initial, sur lequel des travaux excellents ont, de nos jours, répandu beaucoup de lumière.

La carrière enseignante de saint Thomas fut, durant ses dernières années, marquée par des luîtes très vives, avec l’averroïsme d’une part, avec l’augustinisme de l’autre.

Les écoles du haut moyen âge avaient largement subi l’influence de l’idéalisme platonicien, transmise par saint Augustin surtout. L’empirisme aristotélicien, exploité au vie siècle par Boèce, avait ensuite connu un arrêt, il ne devait pénétrer dans l’enseignement occi dental qu’au xue siècle, grâce aux traductions arabes importées d’Espagne. Abélard ne possède encore en latin que les deux premiers livres de la Logique. Au milieu du xne siècle, tout VOrganon est connu et alimente de vives controverses, où l’on oppose Aristote à Platon dans la question des Universaux. Au début du xme siècle, la Physique et la Métaphysique font leur apparition dans l’Ecole, et cette apparition provoque des orages. Le plus célèbre péripal élicien arabe, Averroès, est mort au Maroc en 1 198 ; mais le texte du Stagirite, et beaucoup plus celui de son commentateur, éveille la sollicitude de l’Eglise. Dès 12 10, un concile de Sens prohibe l’enseignement public de la philosophie d’Aristote ; la prohibition, renouvelée en 1 2 1 5 par le légat pontifical Robert de Gourçon, soulignée par la condamnation d’auteurs tels que David de Dinant et Amaury de Bène, endigue le flot pour un temps. Mais en 1229, l’Université de Paris fait appel au pape Grégoire IX. Par un règlement pontifical du 13 avril ia31, la prohibition fut maintenue, mais à titre provisoire seulement : les écrits d’Aristote devraient être examinés et expurgés. L’examen, confié à trois maîtres parisiens, Guillaume d’Auxerre, Simon d’Authie, Etienne de Provins, n’aboutit pas au but désiré. Cependant l’aristotélisme s’infiltrait largement dans l’enseignement philosophique, et le mouvement dérivait vers l’averroïsme. Le 19 avril 1255, à Paris, un règlement delà Faculté des Arts consacrait l’adoption de l'œuvre aristotélicienne presque entière. De graves erreurs s’enseignaient ouvertement : négation de la Providence, éternité du monde, unité d’intelligence entre tous les hommes, négation de la liberté.

En 1256, Albert le Grand, sur l’invitation du pape Alexandre IV, composait un traité De unitute intellecius contra Averroem. L'œuvre d’expurgation, projetée par Grégoire IX, faisait place à l'œuvre de réinterprétation qu’allaient réaliser Albert et son génial disciple Thomas d Aquin.

En I2Ô3, Urbain lV renouvelait encore les prohibitions de ses prédécesseurs. Mais en même temps, il réunissait en Italie Thomas d' Aquin et le Dominicain Guillaume de Moerbeke, traducteur du grec, pour mener à bonne fin une interprétation critique d’Aristote. Thomas inaugurait l’exégèse littérale, appliquée soit aux philosophes anciens, soit à l’Ecriture sainte. Dès lors, la question péripatéticienne se présentait sous un nouveau jour. A côté de l’averroïsme, enseigné à la Faculté parisienne des Arts par Siger de Brabant, un aristotélisme chrétien prenait pied à la Faculté de Théologie : Thomas l’y ramenait en rentrant à Paris en 1269, après une absence de presque dix ans. — Sur ces faits, voir

surtout P. Mandonnet, O. P., Siger de Brabant, ou l’Averroïsme latin au XIIIe siècle. Fribourg (Suisse),

« 899.

A l'égard de saint Augustin, saint Thomas ne cessa de professer un respect très grand, mais exempt de faiblesse. Augustin s'était épris d’idéalisme platonicien, dans une mesure compatible avec la foi catholique. Mais la théorie platonicienne de l’illumination, qu’il avait faite sienne, laissait dans l’analyse de la connaissance humaine un vide béant, que les controverses du xme siècle firent apparaître. Comment expliquer la prise de contact de l’inteljigence humaine avec les réalités sensibles ? De purs augustiniens comme Guillaume d’Auvergne, comme Robert Grosseteste, comme plus tard Roger Bacon surtout, croient devoir recourir à la lumière divine, qui tient d’une certaine manière le rôle d’un intellect agent universel. Les grands maîtres franciscains, Alexandre de Halès, Jean de La Rochelle, saint Bonaventure, font la part de la faculté humaine, mais requièrent aussi une illumination spéciale de Dieu. Saint Thomas rompt décidément avec cette tradition ; il estime que si, pour être en règle avec la foi catholique, il faut d’abord rejeter les idées subsistantes de Platon, il faut, en saine philosophie, faire un pas de plus et reconnaîlre dans l’homme le jeu d’une puissance intellectuelle pleinement constituée. Il s’en explique, Quæst. unica de Spiritualibus crealuris, art. 10, ad 8° : Auguslinus Plalonem secutus quantum fides catholica paliebatur, non posuit species rerum per se subsistentes ; sed loco earum posuit rationes rerum in mente divina, et quod per eas secundum intellect um illustratum a luce divina de omnibus iudicamus : non quidem sic quod ipsas rationes videamus, hoc enim esset impossibile nisi Dei essenliam videremus ; sed secundum quod illæ supremæ rationes imprimunt in mentes noslras…Aristoteles aittem per aliam viam processit. i° enim multipliciter ostendii in sensibilibus esse aliquid siabile. 2 Quod iudicium sensus verum est de sensibilibus propriis, sed decipitur circa stnsibilia communia, inagis autem circa sensibilia per accidens. 3° Quod supra sensum est virtus intetlectiva, quæ iudicat de verilate non per aligna intelligibilia extra exislentia, sed per lumen intellectus agentis, quod facit intelligibilia. Non multum autem refert dicere quod intelligibilia participantur a Deo, vel quod lumen faciens intelligibilia participetur. — Ce passage capital témoigne à la fois d’une conviction très ferme et d’un respect attentif à couvrir l’autorité de saint Augustin. L’option de saint Thomas en faveur d’Aristote est le fait doctrinal le plus considérable du Moyen âge. — Sur cette question, voir E. Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin. Dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge. vol.l, p. 5- 127, Paris, 1926.

L’année 1270 vit Thomas faire front contre les Averroïstes par la composition du De unilate intellectus contra Averroistas ; contre les Augustiniens par la composition du De aeternitatc mundi contra murmurantes. Aux premiers il oppose l’autonomie relative de la raison personnelle ; aux seconds, l’inefficacité des arguments par lesquels on prétend démontrer la répugnance métaphysique d’une création ai » aelerno. Deux théories d’inspiration péripatéticienne. L’augustinisme, jusqu’alors dominant dans les écoles théologiques, voyait de mauvais œil l’avènement du péripatétisme, quel qu’il fût. En cette même année 1270, 1e Franciscain Jean Peckham attaquait publiquement Thomas d’Aquin sur l’unité de forme substantielle dans l’homme. Etienne Tempier, évoque de Paris, censurait 13 propositions 1677

THOMISME

lt)78

averroïsles. En 1277, le 7 mars, trois ans jour pour jour après h mort de Thomas d’Aquin, il publiait un document plus solennel, portant condamnation de 219 propositions avorroïstes, dont une vingtaine se lisaient, plus ou moins exactement, dans les écrits de Thomas. Voir Chartularium Univeesitatis Parisiensis… collegit… contulil II. Renifle, O. P., auxiliante Aem. Châtelain, t. I, p. 543-555, Paris, 1889, in-4°. Les propositions imputables à Thomas d’Aquin visent spécialement l’unité du monde -) ; l’individualion des formes simples parla matière (27.81.96.97) ; la localisation des substances séparées (204.218.2 19) ; l’excellence de L’âme humaine en son opération intellectuelle (124. 126) ; les relations de l’intelligence et de la volonté (imj. 1 63. 173). Quelques jours plus tard, 18 mars 1277, le Dominicain Robert Kildwardby, archevêque de Canterbury, censurait à son tour 30 propositions averroïstes, renfermant certains éléments thomistes, notamment l’unité de forme substantielle dans l’homme. Peckham, qui succéda en 127.1 à Kilwardby, ne devait pas montrer moins d’acharnement. — Sur ces faits, outre les ouvrages déjà cités, voir l’article Jugustinisme par E. Portalié, S. I., dans le Dût. de Théol. Cath., t. I, col. 2506 sqq. (njo3). P. Glorieux, Comment les thèses thomistes Jurent proscrites à Oxford, liev. Thomiste, i. ; 27, p. 259-291.

Sur les attaques dirigées contre la philosophie de saint Thomas, soit de son vivant, soit au lendemain de sa mort, il existe une vaste littérature, celle des Correctoria, où des erreurs, vraies ou prétendues, étaient redressées. Entre les adversaires de la doctrine thomiste, Guillaume de La Mare, Franciscain d’Oxford, s’était signalé par son animosité. Pour combattre les propositions qu’il jugeait dangereuses, i ! avait rédige un Correctorium, dont la diffusion fut rapide, car dès l’année 1282 le Chapitre général des Franciscains, réuni à Strasbourg, l’imposait aux bibliothèques de l’Ordre, comme antidote de la Somme Théologique. Ce Correctorium, aussitôt désigné dans les écoles dominicaines comme Corruptorium. provoqua diverses réfutations, parfois appelées Correctorium Corruptorii Thomae. On connaît quatre types de ces Correctoria Corruptorii, communément désignes par leurs Incipit : Quare. — Sciendum. — Circa. — Q.aeslione. Leur tradition manuscrite, étudiée de nos jours par Son Eminence le Cardinal Ehrle et par d’autres, est assez débrouillée pour qu’on puisse en aborder la publication. Tout récemment, If. l’abbé P. Glorieux donnait du Correctorium Quare une précieuse édition. Des quatre Correctoria, celui-là est le plus complet ; c’est aussi le plut intéressant, d’autant qu’il reproduit le texte intégral des articles de Guillaume de La Mare, en faisant suivre chacun de sa réfutation. Aussi a-t-il de bonne heure fixé l’attention. Plusieurs fois édité depuis le commencement du xvi « siècle, il est encore représenté par douze manuscrits anciens. Entre ces douze mss., M. Glorieux fait un choix et en retient quatre. On peut se fier absolument à son texte. Les premières polémiques tJtomisles, I. Le Correctorium Corruptorii « Quare ». Edition critique, Le Saulchoir K.iin (Belgique), 1927.

Ne nous attardons pas à la question d’auteur, qui demeure contestée. L’édition de 1501 (Strasbourg) attribuait l’ouvrage à Gilles de Rome. Reproduite par des éditions plus récentes, cette attribution ne semble pas devoir être maintenue : elle ne figure sur aucun manuscrit, sauf le l’arisinus latin i.’c r, 4 (.i (xv « siècle), où elle fut ajoutée par une main postérieure ; les témoignages anciens ne lui sont pas favorables. Six autres noms ont été prononcés :

Richard Clapwe’l, Jean de Paris, Hugues de Billorn, Guillaume de Macklefield, Torlocollo, Durandelle. Le nom de Jean de Paris n’a été mis en avant que par suite d’une méprise : il est l’auteur du correctoire Circa. Le nom de Durandelle ne peut être mis en relation qu’avec le correctoire Sciendum. Tous les critères internes dénotent un auteur dominicain, et particulièrement un dominicain anglais. Richard Clapwell, expressément désigné par un manuscrit de Venise, répond à toutes les données du problème, d’autant que certaines de ses thèses présentent des affinités manifestes avec le correctoire Quare. M. Glorieux croit pouvoir se prononcer pour ce maître.

Le travail critique de Guillaume de La Mare comprenait 118 articles, qui se décomposent ainsi : In

I /k™ partent Summae, art. i-48 ; lnl am II æ, art. 49-60 ; In ll am Il æ, art. 61-76 ; In Quæstiones de Veritatc,

t art. 77-85 ; In Quæstiones de Anima, art. 86-96 ; In Quæstiones de "ututihu<, art. 96 ; In Quæstiones de Potenlia, art. 97-100 ; In Quæstiones de quolibet, art. ioi-io9 ; //i I m Sent., art. 1 10-118.

En tenant compte de l’objet principal et non des différences secondaires, les 118 articles peuvent se grouper comme il suit :

1. Vision béatifique sans espèce créée intermédiaire.

2. 33. 95. La connaissance intellectuelle n’est pas du singulier.

3.78. Tout est présent à l’éternité divine. 4.32.79.80.81.97. Certaines réalités n’ont pas d’idée propre en L’iiu (matière prime, accident).

5. Ce monde est le meilleur possible.

6. 7. 109. On ne peut démontrer que ce monde a commencé d"ètre.

8. 12. 29.. 30. 43. 46. 47. 86. 87. 88. 114. 115. La matière étant l’unique principe d’individuation, les formes immatérielles (anges) diffèrent spécifiquement.

9. Cette terre est nécessairement unique.

10.11. 13. 28.91. 100. 113. L’ange, n’étant pas composé de matière, est incorruptible. — De même, l’âme humaine.

14. La multiplication selon la matière n’est pas une fin directement visée par l’Auteur de la nature.

15. Le Christ ressuscité avait un corps capable d’assimiler la nourriture.

16. 101. 116. L’ange se meut localement sans traverser le milieu.

17. Impossibilité du mouvement instantané.

18. Les anges ne connaissent que par espèces connaturelles.

19. La connaissance intellectuelle présuppose l’imagination.

20. 92. Un ange plus élevé connaît par un plus petit nombre d’espèces.

21. 22. 44. 118. Chez l’ange, la grâce et la gloire sont proportionnées aux dons de nature.

23. 25. La volonté angélique est immuable. Aussi le diable a-t-il péché dès le premier instant après sa création .

24. La puissance appétitive est proportionnée à l’appréhension de l’objet.

26. 83. 84. La peine de l’ange affecte non la nature, mais la puissance ou l’opération.

27. 108. La matière informe répugne.

31. 32.48. 52. 90.98. 102. Unité de forme substantielle dans l’homme.

34. 49. 50. Supériorité de l’intelligence sur la volonté.

35. A corps plus parfait, âme meilleure.

36. 38. 42. 95. L’âme séparée connaît par espèces infuses.

37. L’âme séparée 9e connaît par elle-même.

39. La béatitude essentielle est proportionnée à la charité, non à la quantité d’oeuvre.

40. Rien ne retombe dans le néant.

41. 42. Les anges supérieurs communiquent aux inférieurs tout ce qu’ils reçoivent de Dieu.

45. L’accident n’a pas de cause propre.

46. 47. Toutes les. intelligences humaines sont, de soi, égales. 1679

THOMISME

1630

49. 51. La béatitude est formellement acte d’intelligence ; la rectitude de la volonté intervient antécédemment et concomitamment.

53. La résurrection n’apporte qu’une extension de béatitude.

54-59. 82. La volonté humaine se détermine par délibération rationnelle. En quoi git la racine de la liberté.

C0. Le mariage, sons l’Ancienne Loi, était fonction de nature, non sacrement.

61. 62. La charité ne croît pas par addition. Elle peut croître sans limite.

63. 64. 103. 104. On ne doit pas obéir au supérieur contre la loi de Dieu.

65. Tout mensonge n’est pas péché mortel.

66. L’Esprit saint peut mouvoir à un acte dont on ignore le sens caché.

67. Le transport prophétique n’est pas désordre de nature.

69. 71. 73. La perfection de la vie chrétienne est affaire de préceptes et de conseils.

70. L’épiscopat est simplement supérieur à la profession religieuse.

72. 96. La pauvreté religieuse n’est pas affaire de précepte.

74. 106. On peut faire profession religieuse sans vouer toutes les applications de la règle.

75. La propriété commune, dans une juste mesure, ne répugne pas a la perfection religieuse.

76. Les moines peuvent passer à un ordre de chanoines réguliers.

77. Dieu peut faire quelque chose d’actuellement infini. 85. Pas de puissance active dans la matière.

89. 111. Les cieux sont animés, au dire des philosophes.

93. L’âme, en cette vie, ne comprend qu’au moyen de phantasmes.

94. L’âme connaît l’universel.

99. Création et coniervation ne diffèrent pas quant à l’acte.

105. Le parjure est un péché plus grave que l’homicide.

110 Les facultés de l’âme sont des accident*.

112. Le premier mouvement est cause de tout mouvement corporel.

117. Le Père et le Fils produisent l’Esprit saint par spiration de leur nature commune.

On reconnaîtra dans cette liste la plupart des opinions dès lors classées comme spécifiquement thomistes ; notamment la conception de la matière prime et de l’accident (art. 4) ; l’impossibilité de démontrer rationnellement la répugnance d’une création ab aeterno (art. 6) ; la distinction des anges comme espèces (art. 8), et la matière principe d’individuation, l’immatérialité de l’ange (art. io) ; l’unité de forme substantielle dans l’homme. On s’étonnera peut-être de n’y pas rencontrer la distinction réelle entre l’essence et l’être ; mais, ainsi que nous le verrons, sur ce point d’exégèse l’unanimité n’était pas encore faite entre thomistes de la meilleure marque. La liste suggère par ailleurs beaucoup d’autres réflexions, auxquelles nous ne pouvons nous arrêter.

Sur cette première phase de l’offensive contre le thomisme, on peut consulter, outre l’ouvrage cité de P. Gloribcx : Les premières polémiques thomistes. Le Correctorium Corruptorii « Quare » (Bibliothèque thomiste, 18), Kain, 1927 ; P. Mandonnbt, O. P., Premiers travaux de polémique thomiste, dans Revue des Sciences Philosophiques et théologiques, t. VII (191 3), p. 46-70 ; 2 45-2<>2 ; Fr. Ehrlb, Der Kampf um die Lehre des ni. Thomas in den ersten fiïnfzig Jahren nach seinem Tode, dans Zcitschrift fur Katholische Théologie, t. XXXVII (191 3), p. a66-318 ; M. Grabmann, Hilfsmittel der Thomasstudien aus al’ter Zeit, dans Divus Thomas, t. 1(1923), p. 3-43 ; 97-123 ; 373-380.

Ajoutons que la levée de boucliers, très vive au lendemain de la mort de saint Thomas, se calma

décidément au jour de sa canonisation. Le 14 février 13a4, Etienne de Borreto.évêque de Paris, sur l’invitation de Rome, rapporta officiellement la censure prononcée en 1277 par Etienne Tempier contre divers points de doctrine thomiste.

V. Les vingt-quatre thèses thomistes. — Avant d’étudier ce syllabus, il convient d’en reproduire le texte.

Thèses quædam in doclrina S. Thomæ Aquinatis contentât et a philosophiæ magislris propositae, adprobantur. Acta Ap. Sedis, >ol. VI, p. 383.

I. Potentia et actus ita dividunt ens, ut quidquid est, vel sit actus purus, vel ex potentia et actu tamquam primis atque intrinsecis principiis necessario coalescat.

II. Actus, utpote perfeclio, non limitatur nisi per potentiam, quæ est opacités perfectionis. Proinde, in quo ordine est actus purus, in eodem nonnisi illimitatus et unicus existit ; ubi vero est finitus ac multiplex, in veram incidit cum potentia compositionem.

III. Quapropter in absolut » ipsius esse ratione unui subsistit Deus, unus est simplicissimus, cetera cuncta quæ ipsum esse participant, naturam habent qua esse coarctatur, ac tamquam distinctis realiter principiis, essentia et esse constant.

IV. Eus, quod denorainatur ab esse, non univoce de Deo ac decreaturis dicitur, nec tamen prorsus aequivoce, sed analogice, analogia tum attributionis tum proportionalitalis.

V.Est prælerea in omni erratum realis compositio subiéeti subsistentis cum formis secundario additis, sive accidentibus ; ea vero, nisi esse realiter in essentia distincta reciperetur, intelligi nonposset.

VI. Præter absoluta accidentia, est etiam relativum, sive ad aliquid. Quamvis enim ad aliquid non significet secundum pvopriam rationem aliquid alicui inbærens, sæpe tamen causam in rébus habet, et ideo realem entitatem distinctam asubiecto.

VII. Creatura spiritualis est in sua essentia omnino simplex. Sed remanet in ea compositio duplex : essentiae cum esse et substantiæ cum accidentibus.

VIII. Creatura vero corporalis est quoad ipsam essentiam composita potentia et actu ; quæ potentia et actus ordinis essentiae, materiæ et formæ nominibus designantur.

IX. Earum partium neutra per se esse habet, nec per se producitur vel corrumpitur, nec ponitur in prædicamento nisi reductive, ut principium substantiale.

X. Etsi corpoream naturam extensio in partes intégrales consequitur, non (amen idem est corpori esse substantiam et esse quantum. Substantia quippe ratione sui indivisibilis est, non quidem ad modum puncti, sed ad modum eius quod est extra ordinein dimensionis. Quantitas vero, quæ extensionem substantiæ tribuit, a substantia realiter differt et est veri nominis accidens.

XI. Quantitate signata materia principium est individuationis, i. e. numericæ distinctionis, quæ in puris spiritibus esse non potest, unius individui ab alio in endem nattira specifica.

XII. Eadem efBcitur quantitate ut corpus circumscriptive sit in loco, et in uno tantum loco de quacumque potentia per hune modum esse possit.

XIII. Corpora dividuntur bifariam : quædam enim sunt viventia, quædam expertia vitae. In viventibus, ut in eodem subiecto pars movens et pars mota per se habeantur, forma substantialis, animæ nomine designata, requirit organicam dispositionem, seu partes heterogeneas.

XIV. Vegetalis et sensilis ordinis animæ nequaquam per se subsistunt, nec per se producuntur, sed sunt tantumrooclo ut principium quo vivens esl et vivit, et cum a materia se totis dependeant, corrupto composito, eo ipso per accidens corrumpuntur.

XV. Contra, per se subsistit anima humana, quae, cum subiecto suflicienter disposito potest infini. li, a Deo creatur et sua natura incorruptibilis est atque immortalis.

XVI. Eadem anima rationalis ita unitur corpori, ut sit eiusdem forma substantialis unica, et per ipsam habet homo ut sit liomo et animal et vivens et corpus et substantia et ens. Tribuit igitur anima homini omnem gradum perfectionis essentialem ; insuper communicat corpori actum essendi, quo ipsa est. 1081

THOMISME

1682

XVII. Duplicis or Unis fucultates, organicæ et inorganisé, ex anima humana per nnluralcm resultantiam émanant : priorOB, ad quus jonsus perti- : et, in coruposito subiectantur ; posteriores in anima sola. Est igilur intellectus facultés ali nr^ano intrinsece independens.

XVIII. Immaterialitatem necessario sequitur intellectualitus, et ita quidem ut secundum gradus eloDgationis a materia sint quoque gradua intellectualitatis. dæqualum intellectionis obiectum est communiter ipsum en » ; proprium veto intellectus liumani in præsenti statu unioi. s. quidditatibus abstraclis a conditinnibus materialibus c mtinetur.

XIX. Cognitioncm ergo accipinms a rébus sensibilibus. Cum auleru sensibile non sit intelligibile in actu, præter in’.ellectum formaliter intelligentem, aduiiltenda est in anima virtus activa, quæ species iutelligibiles a phautasmatibus absti anal.

XX. Per bas * ; >ecies directo unirersalia cognoscimus ; s’ngularia sensu aîtingimus, tnm etiam intellectu per con versionem ad phantasmata ; ad cognitionem vero spirilualium, per analogiam ascendimus.

XXI. Intellectum sequitur, non pr.iecedit, voluntas, quæ necessario appétit id quod sibi præsentatur tamquam bonum esomni parte explens appetitum, sed inter plura bona, quæ iudicio mutabili appetenda proponuntur, libère eligit. Sequitur proinde electio iudicium practicum ultinitim ; at quod sit ultimum, voluntas efficit.

XXII. Deura esse neque immédiate intuitioæ percipimus, neque a priori demonstramus, sed utique a posteriori, h. e. pei ea quæ fact a sunt, ducto argumento ah effectibus ad cansam : vid. a rébus quæ moventur et sui motus principium adacqu.itum esse non possunt, ad primnni Motorem immobile-.. ; a proccssu t-erum mundanarum, ecausib inter se subordinatis, ad primam Causant incausatam. s corrnptibîlibas quæ aequaliter se habent ad esse et non esse, ad En ; ’absolute necessarium ; ab iis quæ secundum minoratas perfeotiones essendi, vivendi, inlelligen li, plus et minus sunt, vivunt, intelligunt, ad Eum qui est maxime intelligen--, maxime vivens, maxime ens ; denique, ab ordine universi ad Intellectum separatum qui res ordmavil, disposuit, et dirigit ad finem.

XXIII. Divina Essentia, per hoc quod exercitæ actualitati ipsius esse identificatur, seu perLoc quod est ipsum Esse subsistens, in sua veluti metapliysica ratione bene nobis constiluta proponitur, et per hoc idem rationem nobis exhibet suæ inlinitatis in perfectione.

XXIV. lpsa igitur puritate sui esse, a finitis omnibus rébus secernitur Deus. Inde infertur primo mundum nonnisi j>er crei tionem a Deo procedere potuisse : deinde virtutem creativam, qua per se primo attingitur ens in quantum en », nec miraculose alii Saitæ naturæ esse communicabilem ; nullum denique creatum agens in esse cuciiiuscumque cTcctus influere, nisi molione accepta a prima Causa.

A l’ordre synthétique des vingt-quatre propositions, suivi dans des commentaires autorisés auxquels chacun peut recourir, nous croyons devoir, dans ces courtes réflexions, préférer l’ordre analytique de la connaissance humaine. C’est l’ordre observé par saint Thomas dans la Somme Théologique ; à le suivre nous-mêmes, nous gagnerons de surprendre la pensée thomiste, sinon dans son effort d’invention, du moins dans son travail d’organisation. Et cette contre-épreuve permettra de toucher du doigt la nécessaire cohérence du système.

[XXII] La première question qui tourmentait Thomas enfant, au Mont Cassin, est aussi la première qu’il pose au début de la Somme : qu’est-ce que Dieu ? Mais d’abord, Dieu nous est-il immédiatement connu ? A parler absolument, sans avoir égard à quoi que ce soit d’autre que les caractéristiques de l’Etre divin, il faudrait répondre : Dieu est immédiatement connaissable, car Dieu est toute lumière. Mais d’un point de vue relatif, en ayant égard aussi à l’infirmité congénitale de l’esprit humain, il faut répondre : non, Dieu ne nous est pas immédiatement connu ici-bas ; car la lumière divine, si éclatante soit-elle, demeure voilée à nos yeux. Dieu ne se révèle à nos yeux que par ses œuvres. Et donc le

penseur, en quête de Dieu, doit se mettre tout d’abord en présence du monde réel. La démonstration qu’il tentera ne sera point une démonstration a priori, par les causes ; car Dieu n’en a point. Ce sera une démonstration a posteriori, par les effets. Dès la question a de la Somme, article 3, saint Thomas trace cinq avenues lumineuses, par où l’homme peut s’élever à la connaissance de Dieu.

La première voie a pour point de départ le fait manifeste du mouvement. Le sujet qui est en puissance à un certain acte, à une certaine perfection, ne saurait se réduire par lui-même en acte, car le terme n’est pas renfermé dans le principe. Donc la nécessité apparaît de recourir à un sujet précédent, qui soit lui-même en acte ; et le recours ne saurait être infini, sinon rien ne commencerait. Au principe de tout mouvement, il faut nécessairement admettre un premier Moteur, Acte pur.

La deuxième voie a pour point de départ le fait manifeste de la causalité qui existe dans la nature. Elle se distingue de la première, qui considérait le sujet déjà constitué dans son être propre : celle-ci le considère à l’état possible, et atteint la genèse de son être même. Toute cause agissante dans la nature est mêlée de potentialité, et donc exige d’être réduite en acte par une Cause première qui soit Acte pur.

La troisième voie a pour point de départ le fait manifeste de la contingence. L’ordre entier de l’existence est-il contingent ? Non sans doute, car alors il manquerait de raison suffisante. La raison suffisante ne se rencontre pas dans les êtres contingents. Il faut donc la chercher en dehors d’eux, dans un premier Etre nécessaire.

La quatrième voie a pour point de départ le fait manifeste des degrés de perfection qu’on rencontre dans la nature. S’il y a gradation dans un certain ordre, il doit y avoir dans cet ordre un degré suprême. Ceci n’est pas applicable à telles raisons formelles, que sont les essences spécifiques ; car elles ne comportent pas déplus et de moins : ainsi l’on n’est pas plus ou moins homme. Mais cela est applicable à telles raisons formelles que sont les perfections simples : substance, vie, puissance active, connaissance, amour, être, unité, bonté. Les perfections simples appartiennent aux natures Gnies, dans la mesure où celles-ci participent un certain acte. L’Acte imparticipé, entièrement pur, est nécessairement unique.

La cinquième voie a pour point de départ le fait manifeste de l’ordre qu’on observe dans le Cosmos. Faire appel à la nécessité du déterminisme universel, c’est avouer qu’on renonce à expliquer quoi que ce soit. Comment en effet la nécessité aveugle de la nature expliquerait-elle la poursuite intelligente d’une fin ? Comment expliquerait-elle l’orientation de l’ensemble vers un centre de gravitation unique, postulat irrécusable d’un univers visiblement hiérarchisé, depuis la matière brute jusqu’à l’âme intelligente et li’ure ? Il faut donc admettre, dominant et gouvernant le Cosmos, une première Intelligence.

Cinq voies dont la convergence permet d’intégrer le concept d’une Réalité suprême, source de toute réali’.é : premier Moteur, première Cause, Etre nécessaire, Etre imparticipé, première Intelligence. Cinq raisons formelles d’une perfection nécessairement unique et infinie sous tous les aspects, raison d’être de tout, età soi-même sa propreRaison d’être La nature de Dieu est une pure nécessité d’existence ; un seul mot le définit, l’Etre. Est igiturDeus suum esse, et non solum sua essentia. (q. 3 a. 4).

[XXIII] L’identité absolue de l’essence et de l’êtreconstitue l’Etre divin dans un degré entièrement incommunicable de simplicité, dans une trans1683

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cendance absolue. Au-dessous de lui, il n’y a que participations Unies à son infinie perfection ; et dès lors, composition de puissance et d’acte. L’Etre pur et simple, qui s’affirme comme toute perfection, est nécessairement unique.

La distinction réelle, dans toutle fini, de l’essence et de l’être, apparaît dès lors comme un corollaire de la transcendance divine. Nous retrouverons cette conclusion dans une perspective différente.

Et voici d’autres corollaires.

A cet Etre infini, on ne peut refuser l’activité. La raison humaine voit cela évidemment, mais se trouble devant le mystère. La foi passe outre, et découvre en Dieu la production, par réflexion sur lui-même, d’un Verbe mental. Elle découvre encore une complaisance de Dieu en ce terme de son activité intellectuelle : de cet amour réflexe, l’Esprit-Saint est le fruit. La procession divine ne suppose pas un terme distinct, elle le pose. Et voilà l’opération nécessaire en Dieu.

Par son Verbe, Dieu connaît tout l’être ; par son Amour, il aime tout l’être. Hors de Dieu, il n’y a que production libre d’effets contingents. La philosophie grecque, après avoir atteint le concept du premier Moteur, s’arrêta court, incapable de s’élever jusqu’au concept de création. Grave détriment pour l’idée de Dieu. Platon et Aristote surent poser des principes, non déduire les conséquences ; leurs disciples, demeurés aux prises avec l’idée d’un monde éternel, se débattirent pendant des siècles parmi les nuages d’un panthéisme plus ou moins avoué. Il faut en venir à poser la transcendance de Dieu dans l’opération comme dans l’Etre : c’est ce que fait saint Thomas, en développant le dogme de la création ex nihilo : opération propre de Dieu, incommunicable à toute créature, fût-ce à l’humanité du Christ. Il n’appartient qu’à Dieu de produire sans donné préalable.

[XXIV] Elevé, par la pureté de son Etre nécessaire, au-dessus de tout le possible, Dieu est en lui-même le fondement de toute nécessité extérieure et de toute possibilité. Par son opération, il est Cause efficiente de toute réalité. Il intervient dans l’opération de toute créature, portant l’agent créé à l’exercice même de l’acte qui lui est propre ; hiérarchisant les causes ; versant dans chaque effet l’être, qui, en même temps qu’il est l’effet qualifié de toutes les causes secondes, demeure l’effet propre et universel de la Cause première.

Dès lors il apparaît clairement que l’Etre au sens plein du mot, qui constitue l’essence du premier Moteur, de la première Cause, l’Etre nécessaire, imparticipé, principe universel d’ordre dans l’être et dans le devenir, ne saurait être identiquement l’être qu’on retrouve dans les diverses réalités de ce monde. Et ceci condamne tout panthéisme.

On comprend aussi la vanité de tout effort pour retrouver hors de Dieu une réalité absolument simple. Car la simplicité absolue ne va pas sans l’infinité. L’intelligence humaine peut bien creuser la notion d’Etre sans jamais en toucher le fond, dès lors qu’elle s’en prend à l’idée de Dieu. Car Dieu est l’océan sans fond ni rivage de l’Etre imparticipé, nécessaire. Mais si l’intelligence humaine passe de l’océan sans fond aux diverses lagunes de l’être participé, contingent, la sonde ne peut pas ne pas rencontrer un fond, qui n’e6t pas simplement de l’être, mais s’oppose à l’être. Ce quelque chose d’hétérogène, qui s’oppose à l’être de soi indéterminé, c’est l’essence qui le détermine. L’analyse de toute réalité créée ramène cette distinction réelle entre l’essence et l’être, commune à tout ce qui n’est pas Dieu.

Nous nous garderons bien de dire que cette distinction est le fondement de toute métaphysique. Car le fondement de toute métaphysique, ce sont les données premières de la raison, sur lesquelles tous les hommes sensés doivent se mettre d’accord, préalablement à toute systématisation. Assez de penseurs distingués, avant et après le xine siècle, ont construit sur ce fondement, et quelquefois porté très haut leurs constructions, sans rencontrer la distinction thomiste de l’essence et de l’existence. Disqualifier ces penseurs, en leur déclarant qu’ils ont construit en l’air, serait parole outrecuidante et vaine. Respectons leur utile travail. Mais s’agit-il de systématisation thomiste, il nous paraît évident que la logique du système requiert cette clef de voûte, et qu’à vouloir s’en passer, on s’ôle le moyen de réaliser une construction habitable. Inutile d’insister sur la diversité des métaphores, quelquefois confondues par tel auteur dans une mêmepage. Un fondement n’est pasuneclef de voûte, et une clef de voûte n’est pas un fondement. Nous croyons devoirnier que la distinction réelle de l’essence et de l’être soit le fondement de toute métaphysique. Mais nous ne craignons pas d’affirmer qu’elle est la clef de voûte nécessaire d’une métaphysique proprement thomiste.

[I. II]. Le dualisme essence et être, que la considération de l’essence divine a fait pressentir comme un caractère delà réalité finie, n’est d’ailleurs qu’un cas particulier du dualisme puissance et acte, capacité de perfection et perfection acquise. L’Acte pur est le principe de toutes choses ; pour se communiquer par des actes défini ?, il a besoin de rencontrer des puissances qui les définissent. Puissances passives, dont tout le rôle est de recevoir : telles les essences créées. Puissances actives, en qui la Cause première a déposé une vertu causale : telles les facultés de l’àme humaine. Dans un ordre quelconque il ne saurait y avoir d’acte pur que l’acte imparticipé, par la-même unique. L’intelligence subsistante et imparticipée est nécessairement une et infinie ; c’est Dieu même. La bonté subsistante et imparticipée est nécessairement une et infinie : c’est Dieu même. Poussant tout droit son raisonnement, saint Thomas applique le même principe à une notion assez disparate et forge un être irréel : la blancheur subsistante et imparticipée ne pourrait être qu’une et infinie. Cette exigence de l’être imparticipé, subsistant et unique, constitue le résidu vrai de la théorie des Idées subsistantes, rêve grandiosede Platon. De telles idées subsistent en Dieu, toutes confondues dans l’Unité de l’Etre pur.

L’idée d’une limitation de l’acte par lui-même peut se présenter à l’esprit, mais ne résiste pas à l’examen, soit que l’on considère la ligne de la causalité efficiente, soit que l’on s’attaque à la ligne de la causalité formelle. Selon la ligne de la causalité efficiente, l’hypothèse répugne métaphysiquement.car un effet ne saurait être à lui-même sa propre cause. Selon la ligne de la causalité formelle, la répugnance n’apparaît pas moindre ; car l’acte, comme tel. dit positivement acte, et rien d’autre ; seule une négation d’être peut limiter l’acte, par lui-même indéiîni. On peut lire l’article, suggestif, autant que modeste, du R. P.P. Gény, Le problème métaphysique de la limitation de l’acte ; Bévue de Philosophie, igig.p. iag-156. Voir aussi l’ouvrage, toujours instructif, du R. P. Klrotgkn, La Philosophie scolastique exposée et défendue, trad. fr. par C. Sierp, VIe dissertation, c. h. t. II, Paris, 1869.

|III] C’est pourquoi Dieu seul subsiste dans l’absolue raison d’être, lui seul est parfaitement simple ; toutes les autres choses, qui participent à l’être, ir.85

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ont unenaturequi restreint l’être et sont composées d’essence et d’être, comme de principes distincts.

Dans la série des vingt-quatre propositions, celle-ci est présentée comme une application des principes universels touchant le partage de tout l’Etre en puissance et acte.

La célèbre distinction divise, depuis des siècles, les écoles ; on ne s’accorde même pas unanimement à la reconnaître comme l’expression authentique de la pensée de saint Thomas. Il ne sera donc pas superflu de s’arrêter un instant à ce point de fait. Dans cette digression historique, nous prendrons pour guide un spécialiste éminent de la littérature médiévale. Dans un mémoire inséré aux Acta Hebdotnadæ thomisticae, Homæ celebralae, 19a 3 nov. 192/1, in laudemS. Thomæ Aquinatis sexto labente sæculo ab honoribus Sanctorum eidecretis, Homae, 1925, p. 131-190, Mgr M. Ghabmann étudie la tradition la plus primitive, à la lumière de documents presque tous inédits. Doctrina S. Thomæ de distinction* reali inter essentiam et esse.

Après avoir rappelé brièvement la place qui revient dans la métaphysique thomiste à cette doctrine, reconnue comme la vraie pensée de saint Thomas par l’unanimité de ceux qui l’acceptent et par plusieurs de ceux qui ne l’acceptent pas, discutée néanmoins en dépit de textes fort clairs, l’éminent auteur recueille le témoignage de l’antiquité, en commençant par la génération qui a connu saint Thomas.

Voici d’abord le chef des averroïstes latins au treizième siècle, Siger de Brabant. Dans ses Questions sur Aristote, entièrement ignorées jusqu’à ce jour et récemment découvertes par Mgr Grabmann dans un manuscrit de Munich (Clm. 9859), Siger traite la question e.r professo. Il expose les diverses opinions ; l’une d’elles est désignée, dans le manuscrit, par une note marginale, comme opinio fratris Thomae. Effectivement, l’énoncé en est emprunté au commentaire In IV Metaph., 1. 2. Siger, écrivant peu après l’année 1268, se prononce contre « l’opinion du frère Thomas ».

Voici encore un document parisien, postérieur de cinq ans à la mort de saint Thomas. Ce sont les positions prises à Paris en 1279 parle maître Ioannes Præmonstratensis et par Frater Stephanus, dans deux Quodlibeta (Codex Vindobonensis, lat. 2165). Elles supposent manifestement que Thomas a tenu la distinction réelle.

Voici toute la phalange des adversaires de la distinction réelle, qui la combattent pour l’avoir rencontrée chez saint Thomas. Au premier rang, Henri de Gand, doctor solemnis, dans son 1 er Quodlibctum, .de l’année 1276. Henri de Gand avait eu pour précurseur Robert de Lincoln ; il eut pour émule le maître Arnulphe, autrement nommé Ranulphe d’Homblonière, auteur d’un Quodlibetum donné à Paris en 1274 (Biblioth. de l’Arsenal, Cod. 379). Puis voici les disciples de Henri de Gand : avant tout, Godefroid des Fontaines, beaucoup plus radical que son maître dans son opposition à la distinction réelle ; Jean de Pouilli, en son I er Quodlibetum (Cod. Vat. lat. 1 01 7) ; Thomas de Bailli, chancelier de l’Université de Paris, dans son 5e Quodlibetum (Bibliothèque d’Avignon, Cod. lat. 1071). Puis l’école franciscaine presque entière, notamment Richard de Middleton, ordinairement plus proche de saint Thomas, en son Commentaire sur les Sentences et en son I er Quodlibetum (vers l’année 1285). Pierre Jean Olivi, dont nous pouvons maintenant lire le Commentaire sur les Sentences dans l’édition du Rév. P. B. Jansen, S. 1. ; Duns Scot, qui dit rondement : Simpliciter falsum est quod esse sit aliud ab essentia.

Voici d’autre part la plus vieille école thomiste,

défendant la distinction réelle comme la pensée de saint Thomas : Gilles de Rome, O.S. A., qui s’oppose à Henri de Gand ; Bernard de Gannat, 0. P., qui s’oppose à Godefroid des Fontaines ; Robert de Collotorto, O. P., un Anglais ; Bernard de Trilia, O.P. (t 1292), un Espagnol, qui avait suivi à Paris l’enseignement du Docteur angélique.

Ce n’est pas qu’on ne puisse nommer des thomistes très authentiques qui, sur ce point, ne se rallient pas à la pensée du maître : Mgr Grabmann a mis tout son zèle à les découvrir ; il nomme Thierry de Fribourg, O.P. ; Gérard de Bologne, O. Carm. ; Jacques Capocci de Viterbe, O. S. A., archevêque de Bénévent puis de Naples (f 1 308), fervent admirateur de saint Thomas, qui, en se prononçant contre la distinction réelle, a soin de marquer son respect pour une doctrine défendue par de si hautes autorités ; Jacques de Metz, O.P. ; Jean Sterngacius, célèbre mystique O. P. ; Hervé de Nédellec, maître général des Frères Prêcheurs, par ailleurs éminent défenseur de la pensée thomiste contre Henri de Gand, Godefroid des Fontaines et Durand ; Pierre d’Auvergne, qui n’appartient pas à l’Ordre des Frères Prêcheurs, mais ne le cédait en rien à ces derniers par son attachement à la pensée thomiste, au jugement deToléméede Lucques.

Après avoir noté ces rares exceptions, Mgr Grabmann se croit autorisé à dire que l’ancienne école thomiste, en très grande majorité, a suivi la voie tracée par Bernard de Gannat, Robert de Collotorto. Bernard de Trilia et autres, en affirmant que la distinction réelle de l’essence et de l’existence est bien la pensée de saint Thomas. Il apporte plus de vingt noms, diversementillustres ; nous pouvons nous dispenser de les transcrire, dès lors que le sentiment commun de l’ancienne école thomiste est constant. Depuis le xme siècle on discute, parfois la question d’histoire, plus souvent la question métaphysique. Niée par Durand, Scot, par toute l’école nominaliste, par Suarez et Vasquez, au xixe siècle par le Cardinal Franzelin et d’autres, la distinction réelle a fait depuis longtemps l’unanimité dans l’école thomiste ; elle n’a cessé de compter des défenseurs parmi les théologiens de la Compagnie de Jésus : Molina.les théologiens de Coïmbre, le Cardinal Pallavicini, Sylvestre Maurus ; au xix’siècle et au xxe, elle a compté des partisans illustres dans diverses écoles. Nommons Sanseverino, les cardinaux Pecci et Mercier, Mgr Farges, M. Domet de Vorges ; dans la Compagnie de Jésus, Liberatore, Schiffini, De San, Remer, Gény.le cardinal Billot.

Tel théologien, qui néglige d’y appuyer son système, ne fait pas difficulté de la reconnaître chez saint Thomas. Tel Cl. Tiphainb, S. I. (f 16/J1), dans son traité De hypostasi et persona, c. vi, n. 7, p. 28 dans l’édition de 1881 : « Essentiam in creaturis omnibus re distinguit ab essentia (id enim vel negare vel in dubium revocare, hominis est aut impudentis aut in eius doctrina peregrini.) »

Mais c’est trop nous attardera un point d’histoire. Remarquons plutôt avec quelle rigueur saint Thomas, en affirmant la simplicité absolue de l’Etre divin, le met à part de tout le créé. Ainsi In Beetium de Hebdomadibus, 1. I : Considerandum quod, cum simplex dicatur aliquid ex eo quod caret composilione, nihil prohibet aliquid esse secundum quid simplex, inquantum caret aliqua compositione, quod tamem non est omnino simplex … Si ergo inveniantur aliquæ formæ non in materia, unaquæque eurum est quidem simplex quantum ad hoc quod caret materia, et per consequens quantitate quæ est dispositio materiæ ; quia tamen quælibet forma est determinativa ipsius 1687

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esse, nulla earum est ipsum esse… sed est habens esse… Hoc autem non potest esse nisi unum, quia, si ipsum esse nihil aliudhabet admixtum præter id quod est esse…, impossibile est id quod est ipsum esse multiplicari per aliquid diversificans ; et quia nihil aliud præler se habet admixtum, consequcns est quod nullius accidentis ait susceptivum. Hoc autem simplex unum et sublime est ipse Deus.

[IV]. La transcendance de l’Etre divin ne permet pas d’affirmer l’être, sous une raison commune, de Dieu et de la créature, comme on affirme une même raison générique de deux espèces, ou une même raison spécifique de deux individus. On affirme de l’homme et du lion la raison générique d’animalité en un sens commun, univoque ; on affirme de deux individus humains la raison spécifique d’humanité en un sens univoque ; on ne peut pas affirmer de Dieu et de l’homme l’être au sens univoque. Pourtant, ce n’est pas un terme simplement équivoque, tel que serait par exemple l’appellation de chien, donnée d’une part à un animal, d’autre part à une constellation céleste ; il y a réellement de l’être dans l’homme ; être réel, encore qu’amoindri et participé. Pour désigner ce milieu entre l’univociti pure et l’équivocité pure, la langue scolastique emploie le terme d’analogie, qui marque une certaine participation déficiente. L’analogie est double : analogie de proportionnalité, qui implique une participation au sens propre, encore qu’inégal ; analogie d’attribution, au sens impropre, qui implique seulement une certaine relation à un terme principal. Ainsi la santé appartient proprement à l’organisme ; mais par analogie d’attribution, on parlera d’un régime sain, parce qu’il procure la santé. L’analogie de l’être n’est pas de pure attribution, mais bien de proportionnalité.

Affirmer l’être au sens univoque, de Dieu et de la créature, serait verser dans le panthéisme. L’afûrmer au sens purement équivoque, serait méconnaître la réalité du monde et, par une voie diamétralement opposée, aboutir au panthéisme. L’analogie de l’être montre la seule voie d’un langage correct, qui fuit l’un et l’autre extrême.

[VJ. L’observation vulgaire signale, dans la réalité concrète, un fond de nature qui demeure, sous le flux incessant des phénomènes. Ce fond permanent est la substance, les phénomènes transitoires sont les accidents. La philosophie du devenir, qui brouille substance et accident, méconnaît l’expérience sensible ; elle contredit encore le témoignage de la conscience, qui affirme l’identité du moi, fondement de toute vie morale. Or, les accidents n’ont pas de prise sur l’être comme tel, mais bien sur l’essence, sous-jacente à l’être, avec laquelle ils composent et lui confèrent un être de surcroît.

[VI]. Accidents absolus, inhérents à la substance ; accidents relatifs, dont tout l’être propre est un rapport et comme un regard d’être à être. Relations transcendantes, fondées sur la substance même : tout être dit, par tout lui-même, relation à la Cause première. Relations prédicamentales, fondées sur tel accident.

[VII]. La simplicité parfaite est la prérogative incommunicable de la divinité : Etre pur identique à son essence. Par ailleurs, il existe des formes subsistantes, entièrement simples par essence, ce sont les anges, purs esprits. Dans l’ange, nulle composition, que d’essence et d’être. Toutefois, la simplicité de l’essence angélique n’exclut pas les accidents spirituels : puissances actives, ordonnées à l’action et objectivement distinctes ; actes émanant de ces puissances, comme expansion de leur vie.

[VIIIJ. De la substance créée en général à la

substance corporelle en particulier, la pensée thomiste procède selon une inspiration constamment fidèle à elle-même. La théorie de la substance composée réellement d’essence et d’être, se reflète dans la théorie du corps, composé, réellement aussi, de matière et de forme. Comme l’être est l’acte de l’essence, la forme est l’acte de la matière. Les difficultés reprochées à la première théorie se représentent, pour une large part, dans l’examen de la seconde ; et la cohérence des solutions fait saillir la profonde unité de la doctrine.

Marquée au coin d’un réalisme très ferme, cette théorie pose d’abord en fait que ce qui existe, c’est proprement le corps, donc le composé. Or le spectacle des mutations qui se produisent dans le corps impose la considération d’un je ne sais quoi qui est le sujet de ces mutations et qu’il faut bien affirmer, quelque peine qu’on éprouve à le définir. On ne saurait l’obtenir à l’état libre, car il n’existe que par la vertu d’un principe changeant et donc distinct, qui le détermine actuellement à telle concrétion particulière. D’autre part, le même spectacle impose la considération de ces principes actifs qui se succèdent et qu’on ne saurait pas davantage obtenir à l’état libre, mais qui déterminent le sujet commun. Donc en somme, le spectacle des mutations qui se produisent dans les corps impose la considération d’un certain dualisme — dualisme de matière et de forme.

[IX]. Aristote a bien vu qu’il faut renoncer à concevoir la matière prime sur le modèle des réalités complètes qu’on rencontre dans la nature ; car elle n’est strictement semblable à rien. A l’exemple <V Aristote, saint Augustin et saint Thomas s’accordent à dire que la matière prime n’est nec quid, nec quale, nec quantum, et à lui refuser tout acte entitatif défini par lui-même. Si l’on repousse cette conclusion, il est inévitable qu’on se mette l’imagination à la torture, sans réussir à étreindre la puissance passive qui se dérobe. On n’atteindra pas davantage les principes actifs dont toute l’essence est de déterminer la matière et qu’on ne saurait concevoir en dehors d’elle. Il n’y a qu’une issue : afflrmer quand même la réalité des composants, qui existent dans et par le composé.

On voit immédiatement la conformité de cette conclusion avec la conclusion déduite au sujet de l’essence et de l’existence. Comme on se flatterait en vain d’isoler par expérience la matière privée de toute forme, ou la forme matérielle privée de matière, en vain se flatterait-on d’isoler l’essence privée d’être ou l’être privé d’essence. Entre les deux théories parallèles, la principale différence est le degré supérieur d’abstraction qui caractérise la théorie de l’essence et de l’être. Une différence secondaire est la corrélation plus étroite entre l’essence et son être connaturel qui est unique, moins étroite entre la matière et les formes substantielles qui sont interchangeables. Cette double différence rend la distinction réelle d’essence et d’être plus déconcertante encore pour notre imagination et, en quelque sorte, moins pensable pour notre esprit. Mais au fond, la difficulté n’est pas d’autre nature, et si l’on a tant fait que de suivre saint Thomas jusqu’à la théorie de la matière et de la forme, la logique invite à ne pas reculer devant la théorie de l’essence et de l’être.

— Cf. Bruno dkSolages. l.e procès de la Scolastique, p. 33. Saint Maximin, [928.

[X]. La considération de la substance corporelle introduit immédiatement la considération delà quantité, principe prochain d’extension et de divisibilité. Par substance, on entend l’être qui existe en soi ; par quantité, l’extension de la substance, donc un acci1689

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dent. Cet énoncé suggère immédiatement que substance et quantité somt choses distinctes ; et les théologiens admettent communément cette distinction ; mais beaucoup ne conçoivent la quantité que par sa relation à l’espace. Donnant congé à l’imagination, saint Thomas conçoit la quantité par sa relation immédiate à la substance : principe de distinction en parties homogènes ; la relation à l’espace étant purement conséquente. La conception est simple autant que fondée ; pour la recommander, il suflii des expériences de condensation et de raréfaction, qui invitent à disjoindre les notions de quantité substantielle et d’extension spatiale. Mais la substance n’entre en relation avec l’espace que par le moyen de la quantité ; dépourvue de quantité, elle serait, par là même, dépourvue de lien essentiel avec l’espace, tout comme les purs esprits. Affectée de quantité, elle est en fait liée à une portion définie de l’espace, et cette collocation circumscriptive est unique. La substance ainsi située n’est plus susceptible que d’une multilocation non quantitative, par multiplication du contenant extérieur. Mais ceei déborde toute expérience.

[XI]. Principe de division et de multiplicité, la matière quantitative devient, par là-même, principe d’extension numérique dans l’espèce. Les esprits angéliques, sans lien avec la matière, sont, par la spiritualité de leur essence, constitués en autant d’espèces. Chacun d’eux, épuisant l’idée de sa nature spécifique, est un type parfait en soi. Il en va autrement du type humain. L’âme humaine est destinée à l’union avec la matière ; spirituelle par essence, elle n’en est pas moins engagée dans les liens du corps. Cette condition de sa nature rend possible la multiplication dans l’espèce : les diverses portions de matière attribuées aux âmes sont leurs principes d’individuation. Ainsi en est-il de tous les êtres composés de matière.

[X1IJ. La doctrine scolaslique de la quantité engage toute la théorie du mystère eucharistique ; et ici les théologiens divergent profondément. Ceux qui, à la suite de Scot, conçoivent la quantité par sa relation à l’espace, sont inclinés à voir dans la transsubstantiation une action exercée sur le corps du Christ et aboutissunt à une multilocation réelle. Ceux au contraire qui, à la suite de saint Thomas, conçoivent la quantité par sa relation à la substance, sont inclinés à voir dans la transsubstantiation une action exercée d’abord sur les substances sacramentelles, et terminée ultérieurement au corpsdu Christ, immuable dans sa quantité propre et dans les conditions de sa présence circumscriptive. Ils admettent simplement que les espèces sacramentelles, vidées de leur propre substance, acquièrent une relation de contenance à l’égard du corps immuable du Christ.

[XIII]. Le fait de la vie organique, inexplicable par un pur mécanisme, constitue les plantes et les animaux dans un ordre à part. L’activité vitale requiert deux conditions essentielles : la constitution par parties hétérogènes et l’influence d’un principe spécilique, source de mouvements immanents. Liée à l’organisme, la vie se transmet par l’organisme. L’hypothèse de la génération spontanée, prise aujourd hui eu défaut par la biologie expérimentale, n’est pas seulement fausse, mais absurde, car le plus ne peut sortir du moins. Elle n’a régné dans les écoles du moyen âge qu’en apparence, moyennant un correctif qui suffisait à en exclure l’absurdité : en faisant intervenir l’influence mystérieusement fécondante des corps céle-tes, les anciens faisaient preuve d’une naïve ignorance, mais ils montraient qu’ils ne prétendaient point trouver dans la ma tière brute, comme telle, le germe de la vie. La cause prochaine de la vie, c’est l’àme, acte substantiel du composé.

[XIV |. La conception animiste, qui scinde l’être vivant en moteur (l’àme) et mobile (le corps), méconnaît la vraie nature de la vie, qui n’appartient pas à l’àme seule ni au corps seul, mais au composé. La vie purement végétative ou sensitive n’exige, comme telle, qu’une àme liée à la matière Une àme substance simple et subsistant par elle-même exigerait une opération plus haute, répondant à la perfection de sa nature ; une telle àme serait nécessairement intellectuelle. L’âme végétative ou sensitive, forme essentielle du composé, principe de développement d’abord, puis de mouvement, coordonne et anime tout. D’ailleurs, incapable d’agir à part, elle se révèle incapable aussi d’exister à part ; dépendante de l’organisme, elle se dissout avec lui.

[XV]. Tout autre est l’àme humaine, indépendante de la matière dans certaines de ses opérations, et donc aussi dans son être. La conscience témoigne que l’àme forme des concepts et prononce des jugements, qu’elle prend des résolutions : autant d’actes qui dénotent sa nature spirituelle. Platon l’avait bien compris, et s’élevant d’un coup d’aile à la vraie patrie des âmes, il osa affirmer que les âmes ici-bas sont captives et souffrent violence. C’était dépasser le but etméconnaître la nature, qui se révèle à nous par des expériences irrécusables. Les vues plus sobres d’Aristote rétablissent la vraie notion du composé humain. Mais il restait à comprendre que la dignité de l’homme requiert, à l’origine, une intervention directe du Créateur, infusant l’àme spirituelle dans l’organisme convenablement préparé. Cette vérité, qui tint en suspens le génie de saint Augustin, prend chez saint Thomas son plein relief. La Genèse la suggère, en montrant le Créateur soufflant à la face d’Adam un souffle de vie. Et la raison la démontre. A l’origine de l’àme, doit répondre sa fin. Comme elle vient au composé du dehors, et n’en dépend pas intrinsèquement, elle survit au composé. Or l’immortalité de l’homme est un pointde foi. Donc aussi sa création, conclut saint Thomas. I » q. 118a. i.

[XVI]. La conscience rend encore un autre témoignage. Elle dépose que, outre ses actes proprement spirituels, l’homme a des sensations étendues ; que les sensations affectent le même moi d’où procèdent les jugements et les résolutions ; qu’une même àme est le principe des uns et des autres. Ce témoignage invite à restaurer l’unité du composé humain, brisée par un faux spiritualisme ; à reconnaître la multiple activité de l’àme, agissant comme esprit dans l’ordre spirituel, eteomme principe vital dans l’ordre de la vie sensitive et végétative.

Saint Thomas pousse encore plus loin. Il observe que l’homme n’est vraiment constitué comme tel que par l’àme qui l’anime ; que la vie n’est pas un simple épiphénomène du corps organisé vivant, mais la condition même de son être humain. Il a d’ailleurs appris à l’école d’Aristote que la substance, une fois constituée dans l’acte qui lui est propre, n’est plus susceptible d’un acte substantiel, mais seulement d’actes accidentels. Appuyé sur ce principe et sur les observations qui précèdent, il ose affirmer que l’àme spirituelle, unique forme substantielle du corps, lui apporte non seulement la vie organique, mais l’être même. Cette conclusion, qui déborde le sens de la future déûnition du Concile de Vienne, n’intéresse pas directement la foi catholique ; mais elle intéresse grandement l’harmonie et l’unité de l’édifice thomiste. 1691

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[XVII]. L’àme humaine, une par essence, est virtuellement multiple. Non seulement elle exerce, comme forme substantielle du corps, un acte permanent ; mais en outre elle produit à l’occasion, tantôt seule, tantôt en union avec le corps, divers actes accidentels qui ressortissent à autant de puissances distinctes, les unes appréhensives, les autres affectives. Le seul fait que ces puissances ne sont pas toujours en acte, atteste leur distinction d’avec l’àme, leur commun principe, car l’àme ne saurait manquer, fut-ce pour un instant, de son acte connalurel ; et la diversité de leurs opérations atteste leur distinction réciproque. Les puissances d’ordre organique sont subjectées dans le composé ; les puissances d’ordre inorganique, dans l’àme seule.

[XVIII]. La meilleure gloire de l’homme est le bon usage de ses facultés supérieures, intelligence et volonté. Or la portée de ces facultés répond aux conditions de la nature et ne peut la dépasser. Il n’appartient qu’à Dieu de connaître, dans sa très pure essence, tous les êtres réels qui existent en un point quelconque de la durée successive, passé, présent, avenir ; et en outre, tous les êtres possibles qu’il pourrait appeler à l’existence. Il appartient à l’ange de connaître, par un concept propre, l’intelligible indépendant de la matière ; et plus élevé est l’ange dans la hiérarchie des esprits, plus indépendant est son être non seulement de toute concrétion matérielle mais encore de toute essentielle potentialité, plus grande aussi sera la portée de son regard et son aptitude à embrasser dans des concepts plus simples de plus vastes horizons intelligibles. A l’esprit humain, engagé dans les liens de la matière, il appartient de connaître l’intelligible, non pas tel qu’il existe à l’état de pureté, mai » seulement tel qu’il existe engagé dans la matière. Tel est son objet propre connaturel et spécifique. Par des combinaisons ultérieures, il pourra acquérir encore une certaine connaissance de l’intelligible pur, car tout l’être est son objet adéquat. Mais il a dû commencer par un acte à sa mesure, en découvrant l’intelligible dans la matière.

[XIX]. Gomment donc expliquer la rencontre de l’intelligence et de la matière ? Leurs caractères sont précisément opposés. Car intelligible dit aptitude universelle à devenir idéalement toute chose ; la matière dit extension quantitative, concrétion et singularité. Saint Thomasadmet expressément qu’immatérialité et intelligibilité vont de pair ; pour cette raison même, Dieu, occupant le degré suprême d’immatérialité, est suprême intelligible et suprême intelligence.

Entre la matière concrète, comme telle inintelligible, et l’intelligence humaine, les sens établissent un relai. Ouverts sur le monde extérieur, comme des fenêtres de l’àme, ils recueillent l’impression des choses sensibles et la mettent à la portée de l’esprit qui, travaillant sur les données de la sensation, élaborera une espèce intelligible et se l’assimilera.

On voit immédiatement que ce travail de l’esprit est double. Il faut d’abord transformer la donnée brute du sens, eten dégager les éléments intelligibles. Œuvre d’illumination et de choix, qui requiert l’initiative de l’esprit. Au terme de ce travail, une espèce impresse apparaît, abstraite de la gangue sensible, capable d’informer l’esprit. C’est le travail de l’intellect agent. Reprenant ces éléments intelligibles et se les assimilant, l’esprit se laissera informer par eux, et par réaction vitale produira une espèce expresse. D’où l’intellection proprement dite, œuvre de l’intellect possible. Là s’opère la rencontre de l’intelligible et de l’intellect en acte. . [XXJ. La liaison une fois établie, l’intelligence

pourra réfléchir encore sur le phantasme, le soumettre à un nouvel effort d’illumination, et, par une intellection de plus en plus pressante, élreindre effectivement la réalité concrète. Elle pourra en outre, par le traitement rationnel des idées acquises en partant des données sensibles, s’élever à un concept analogique des esprits purs et de Dieu même.

[XXI]. L’appétit intellectuel, ou volonté, a pour objet le bien proposé par l’intelligence. Dieu est le Bien suprême, en qui l’homme tout entier trouvera sa Béatitude : l’intelligence par la claire vue de l’essence divine, la volonté par sa possession éternelle. Les opérations conjuguées de ces deux puissances importent diversement à la poursuite de la fin : l’intelligence éclaire la route, la volonté prend les décisions et assume les responsabilités. De ce chef, le rôle de la volonté apparaît principal dans la conduite de la vie. Mais au terme, les rôles sont renversés : la volonté abdique la conduite de l’àme béatifiée ; l’intelligence resplendit d’une lumière qui la rend semblable à Dieu, et dans la contemplation de Dieu consiste proprement sa gloire.

La liberté humaine est un ressort essentiel du gouvernement divin. On a prétendu parfois que saint Thomas ne reconnaît pas dans l’homme la conscience directe et immédiate de la liberté. L’assertion manque de justesse. Le choix libre de la volonté s’accomplit en pleine lumière intellectuelle ; sur ce fait, la conscience dépose expressément. Saint Thomas ne l’ignore pas, certes ; seulement il n’a pas coutume d’insister sur ce témoignage, pour prouver le fait de la liberté. Le fait de la liberté n’avait guère besoin de preuve au xine siècle, n’étant guère contesté. Mais il y avait lieu de rattacher ce fait à son principe intellectuel. Saint Thomas s’y emploie de toutes ses forces. Qu’on lise, par exemple, I a q. 87, art. 4 Le caractèrele plus tranché de la doctrine thomiste sur la volonté humaine est son intellectualisme, soucieux d’assigner à l’intelligence toute la raison d’être de la liberté. Formellement, la liberté est dans la volonté ; mais la racine de la liberté est un jugement indifférent prononcé par l’intelligence. H C. G.,

47, 48.

D’ailleurs la volonté est déterminée par nature à poursuivre le bien universel et absolu ; et en vertu de cette détermination nécessaire, elle se détermine librement à poursuivre tel bien particulier, soit réel, soit apparent. De Ver., q. xxiii, art. ô ; I a, q. 82 a. 1. Le bien absolu, c’est Dieu ; mais comme il ne nous est pas actuellement proposé en lui-même, nous ne l’appréhendons que dans les divers moyens de tendre (réellement ou en apparence) vers lui. Vers tout bien de la nature, l’homme possède une inclination innée ; inclination de la volonté comme nature, qui peut être approuvée ou maîtrisée par l’inclination de la volonté comme raison. La simple appréhension dubien (comme du vrai) devance toute délibération ; la responsabilité intervient avec la délibération etlechoix. L’intelligence, faculté d ! ordre purement intentionnel, peut s’en tenir au jugement théorique ; la volonté, faculté motrice, passe au choix actuel.

Les motifs attirent la volonté sans la déterminer, tant qu’ils ne réalisent pas l’attrait direct du Bien absolu. Nous nous déterminons nous-mêmes, non pas certes sans raison suffisante, mais sans raison déterminante. La mesure de liberté répond à l’indifférence et à la flexibilité du jugement qui précède la décision. Aussi l’ange, qui épuise l’objet de sa connaissance par une première intuition, veut aussitôt cet objet, d’une volonté immuable ; l’homme, qui opère par raison discursive, peut s’arrêter à un bien appa1(393

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rent « t y lixerplus ou moins le choix « le la volonté. L'élection suit le damier jugement pratique ; il est le dernier, justement parce que ia volonté a le dernier mot. L'élection est formellement de la volonté, fondamentalement de l’intelligence. C’est la volonté qui, en arrêtant l’intelligence sur tel aspect des choses, détermine le dernier jugement pratique. Il y a priorité mutuelle et causalité réciproque entre le jugement pratique et le choix volontaire. I a q. l05 a. I ; 1' 11 » ' q. y et 10 ; q. 13 et j4 Cause contingente de sa propre détermination, à raison de sa perfection même, la volonté donne à l’impulsion reçue de Dieu la direction de son lihre choix. 1Il Ce.., 73.

Par les deux puissances qui concourent à la conduite de notre vie, nous reflétons diversement les attributs divins : l’intelligence nous conforme à Dieu, acte pur et intelligence ; la volonté nous conforme à Dieu, moteur de l’univers.

Conclusion. — On peut ramasser en peu de mots ces premiers principes thomistes.

La transcendance de l’Etre divin, avec son corollaire, l’analogie de l'être.

La synthèse universelle autour des notions d’acte et de puissance, avec ses applications à divers degrés : composition réelle d’essence et d'être dans tout le créé ; composition réelle de matière et de forme dans tout le sensible ; composition réelle de substance et d’accident.

Le monde des esprits, avec ses formes pures, distinctes comme autant d’espèces.

Le monde des corps, avec ses composés substantiels de matière et de forme, capables de multiplication dans l’espèce, grâce à ce principe d’individuation qu’est la matière quantitative.

L’unité de forme substantielle, loi universelle de ce monde.

Au sommet, l’homme, trait d’union entre le monde des esprits et le monde des corps par son âme spirituelle qui, opérant dans l’un et dans l’autre, appartient par son être même à l’un et est engagée dans l’autre ; abrégé complet de la création par la multiple vertu de son àme, associée d’une part à la liberté des esprits, d’autre part aux plus humbles fonctions de la matière.

Au-dessous, les animaux et les plantes, distingués et animés par des âmes qui, destinées aux seules fonctions de la vie organique, périssent avec l’organisme.

L’homme, appelé à connaître tout être et à posséder tout bien en Dieu, puisant dans les données des sens la semence d’opérations intellectuelles ; incliné par nature au bien universel de sa nature, et se déterminant par choix au bien particulier, réel ou apparent.

Telles sont les grandes lignes de la synthèse thomiste.

Les fins de non-recevoir qu’on lui oppose parfois impliquent des paralogismes étranges et uneconception plutôt déconcertante de l'évidencemétaphysique. Tel anatomisle demandait, pour adhérer aux doctrines spiritualistes, qu’on lui montrât « un bout d'âme ». A l'égard de la synthèse thomiste, on entend parfois formuler des exigences de même ordre. Nous ne saurions y satisfaire.

Mais nous croyons que ces propositions, prises une à une, s’imposent à la réflexion et valent par elles mêmes. Nous croyons de plus que, prises en bloc, elles se donnent un mutuel appui et valent par la synthèse.

Saint Thomas ne dissimule pas ses emprunts, et son texte apparaît constellé de références. Tel con naisseur éminent de la scieuce médiévale a pu s’arrêter à cette observation du dehors, et méconnaître l’existence d’une « philosophie thomiste ». P. Duhkm écrit : « La vaste composition… se montre à nous comme une marqueterie où se juxtaposent, nettement reconnaissables et distinctes les unes des autres, une multitude de pièces empruntées à toutes les philosophies du paganisme hellénique, du christianisme patristique, de l’islamisme et du judaïsme. » Le système du monde, t. V, p. 562, Paris. 1917

Ce jugement trahit quelque précipitation. La vérité apparaît autre si, au lieu de s’en tenir à l’inventaire des sources, on prend la peine d'éprouver la trame du développement. On constate aussitôt que saint Thomas transforme tout ce qu’il touche. Assurément, il tient en quelque estime l’apport de la raison naturelle et n'éprouve pas le besoin de faire table rase ; son entreprise n’a rien d’un Discours de la méthode. Mais s’il se montre accueillant à tout et à tous, ce n’est pas indigence ; c’est largeur d'âme et hauteur d’esprit. Il prend son bien où il le trouve, mais avant de le prendre, il l’a éprouvé. Qu’on examine un à un les articles de la synthèse précédente : on constatera sur tous l’empreinte originale d’un puissant esprit. L’expérience est facile. Les penseurs qu’il met à contribution, saint Thomas ne les subit pas, parce qu’il les domine tous. Il n’en redoute aucun, parce qu’il a conscience de sa force, et le legs du passé se retrouve chez lui, dégagé de toute scorie.

L’empirisme aristotélicien a subi des corrections multiples et un approfondissement qui le rend méconnaissable. Le mysticisme platonicien a été refondu à la lumière du spiritualisme chrétien ; à la place d’une théorie aventureuse, règne une discipline austère. Saint Thomas doit immensément à saint Augustin ; néanmoins, on l’a vii, il ne craint pas de lui fausser compagnie à tel tournant décisif. Ainsi en est-il à plus forte raison de tout autre Père : quand il s’attache au texte de Denys, loin de l’annexer tel quel, il le dissèque, il le critique. Il ne néglige ni Avicenne, ni Averroès, ni Maimonide, mais pour une perle qu’il y découvre, que de leçons il leur donne ! Il est vraiment le « spirituel qui juge tout et n’est jugé par personne ». (I Cor., 11, 15).

Le trait le plus original de cette philosophie est une robuste et simple unité. Unité non pas d’un conglomérat fortuit, mais d’un organisme vivant qui informe tout : présomption de vérité dans l’ordre naturel et gage de fécondité dans l’adaptation à l'œuvre théologique.

VI. La méthode théologique de saint Thomas. — La méthode théologique de saint Thomas s’exprime, au début de la Somme, avec une clarté souveraine. Après avoir déclaré dans son prologue qu’il adaptera son enseignement aux besoins de ceux qui débutent dans la science sacrée — secundum quod congruit ad eruditionem incipientium, — il affirme avant tout la résolution d'éviter les questions inutiles, qui engendrent confusion. Dès la première question, intitulée De sacra doctrina, il jette le lecteur in médias res.

L’article 1 constate l’impuissance de l’homme devant les vérités du salut. D’où découle immédiatement la nécessité d’une révélation divine. Cette nécessité est double. Il appartient à la révélation divine de découvrir à l’homme la fin dernière surnaturelle vers laquelle il doit ordonner ses intentions et ses actions. Il appartient encore à la révélation divine d’affermir la raison naturelle dans le domaine même qui lui est propre, et où elle ne sa ; i169"

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rait cheminer seule sans beaucoup de lenteur et de faux pas.

L’article 2 aflirme le caractère scientifique de la doctrine sacrée. « Il y a deux genres de sciences. Les unes procèdent de principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : ainsi l’arithmétique, la géométrie, et autres semblables. Les autres procèdent de principes connus par la lumière d’une science supérieure : ainsi la perspective emprunte ses principes à la géométrie ; la musique emprunte ses principes à l’arithmétique. Ainsi en est-il de la doctrine sacrée. Elle emprunte ses principes à une science supérieure, la science qui appartient en propre à Dieu et aux saints. Comme la musique s’appuie sur des principes établispar l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée s’appuie- t-elle sur des principes révélés par Dieu. »

L’article 3 précise l’unité de cette science. Unité résultant de son objet formel. La science sacrée considère toutes choses du seul point de vue de la révélation divine.

L’article 4 distingue une double portée de la science sacrée : spéculative et pratique. Portée immédiatement et principalement spéculative, car elle s’occupe de Dieu. Portée pratique aussi, car elle ordonne l’homme à la parfaite connaissance de Dieu, en quoi consiste son éternelle béatitude.

L’article 5 revendique l’éminente dignité de cette science. Supérieure à toutes les sciences spéculatives, soit par la certitude de ses affirmations, soit par la dignité transcendante de son objet. Supérieure à toutes les sciences pratiques, par la lin où elle tend et qui est l’éternelle béatitude de l’homme.

L’article 6 marque le caractère propre de cette science, non pas tant science que sagesse. Le propre de la sagesse est d’ordonner et de juger. La science théologique réalise excellemment ce double programme. D’une part, elle ordonne toute vie humaine vers la fin suprême qui est Dieu. D’autre part, elle juge toute créature selon la science que Dieu communique à l’homme par révélation spéciale.

L’article 7 souligne le sujet proprede cette science : Dieu, considéré soit pour lui-même, soit comme principe ou fin de toutes choses. Les sujets qu’on lui a parfois assignés, de divers points de vue : les choses et les signes ; la rédemption ; le Christ, doivent être réduits à l’unité du point de vue divin.

L’article 8 assigne, dans la science sacrée, le rôle de l’argumentation, qui lui donne son vrai caractère, i Toute science argumente, non pour prouver ses propres principes, mais pour établir, d’après ces principes, d’autres vérités ; ainsi la science sacrée argumente, non pour prouver ses propres principes, qui sont les articles de foi, mais pour établir des conclusions ultérieures. Ainsi l’Apôtre argumentet-il, de la résurrection du Christ (I Cor., xv), pour prouver la résurrection commune. Mais il y a lieu d’observer qu’entre les sciences philosophiques, les moins élevées ne s’occupent pas de prouver leurs principes, ni de les défendre contre qui les attaque, mais abandonnent ce soin à une science supérieure ; la plus haute de toutes, qui est la métaphysique, discute bien contre celui qui nie ses principes, si toutefois il concède quelque chose ; mais s’il ne concède rien, elle ne peut discuter ; toutefois elle peut réfuter les arguments qu’on lui oppose. Ainsi en va-t-il de la science sacrée. N’ayant pas de science qui lui soit supérieure, elle discute contre ceux qui nient ses principes ; en argumentant, si l’adversaire concède quelqu’une des vérités connues par révélation : ainsi argumentons-nous à partir des

textes scripturaires contre les hérétiques, et à partir d’un article de foi contre ceux qui en nient un autre. Mais si l’adversaire n’admet aucun point de la révélation divine, il n’y a plus d’arguments possibles pour prouver les articles de foi ; on ne peut que réfuter les arguments que l’incrédule apporte contre la foi. Car, la foi s’appuyant sur la vérité infaillible, aucune vraie démonstration ne peut se produire contre elle ; donc il est clair que les arguments apportés contre la foi ne sont pas démonstrations, mais arguments qu’on peut réfuter. »

Les articles 9 et 10 indiquent au théologien l’attitude à garder en face de l’Ecriture sainte, où sont consignés les enseignements divins. Il faut savoir découvrir la vérité divine sous les figures, qui en voilent l’éclat, par égard pour notre faiblesse. Il ne faut pas s’étonner d’y rencontrer plus d’un sens, car Dieu, auteur de l’Ecriture sainte, a pu enfermer sous un mot ou sous un signe divers enseignements.

De ces pages denses, ressort une doctrine précise.

Etabli dans la lumière de la révélation divine, le théologien pourra projeter cette lumière sur des points inaccessibles à la raison pure et conquérir de nouvelles vérités. Laissons de côté la théologie purement défensive ou apologétique, où il doit se borner à repousser les attaques de l’incrédulité ; considérons le domaine propre de la théologie, où des conquêtes positives sont possibles. Ce que les principes premiers de la raison sont à l’égard des vérités d’ordre naturel, les données de la révélation divine le sont à l’égard des vérités d’ordre surnaturel. Au point de départ de l’investigation théologique, on rencontre l’acte de foi. Aussi bien, le théologien est-il essentiellement un croyant ; il a part à la lumière que Dieu a communiquée à l’homme par révélation, et sa tâche consiste à promouvoir le rayonnement de cette lumière.

L’ayant accueillie dans son intelligence d’homme, il peut en diriger les rayons selon les procédés communs de l’intelligence humaine, et l’effort de son esprit sera l’instrument d’un progrès dans la diffusion de cette lumière.

L’effort comporte un double mouvement. D’abord une appréhension exacte de la donnée révélée. Puis le recours aux analogies d’ordre naturel, qui peuvent fournir un support à l* pensée, frayant la voie vers une compréhension plus large et plus profonde. Dans l’appréhension de la donnée révélée, l’homme sera plutôt passif : il s’agit d’une impression à rece- l voir docilement. Dans le recours aux analogies d’ordre naturel, il se fera actif, s’ingéniant pour reconnaître en divers champs les jalons de l’action divine et s’orienter vers une traduction plus fidèle. Il va sans dire qu’une juste appréhension préalable de la donnée révélée est la condition sine qua non d’une orientation féconde.

Tel est le programme esquissé par saint Thomas dès le prologue du Commentaire sur les Sentences (vers 12ÔG), repris et développé dans le Commentaire sur Boèce De Trinilate (1257-8), arrêté enfin dans la Somme (1267-8).

On pourrait en étudier la réalisation à travers toute l’œuvre théologique de saint Thomas. Mais il faut ici nous borner, et le travail perdrait en profondeur ce qu’il gagnerait en étendue. Plutôt que de disperser notre effort, nous nous attacherons à un exemple insigne. Nous nous proposons de vérifier dans un cas concret cette vérité parfois méconnue : que la doctrine de saint Thomas est une métaphysique, très haute, très originale, très une, ou qu’elle n’est pas. 1(597

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VII. Application à la théologie de l’Incarna-Uan. — Le mystère de l’Incarnation niellait saint Thomas en présence d’une révélation précise et auguste entretoutes. S’il n’a point prétendu l’épuiser, on peut être sur qu’il n’a rien négligé pour en ir l’impression fidèle et pour la rendre avec toute l’exactitude dont il était capable. Voyons- le donc d’abord en présence de la donnée révélée.

Dans son commentaire sur saint Jean, c. i, lect. 7, il rencontre le texte : Verbum caro factum est, et s’applique à en exprimer la substance. D’abord il écarte les diverses erreurs qui en ont faussé le sens.

D’une part, erreur d’Kutychès, qui par un littéralisme grossier imagina une. conversion du Verbe divin en la chair. Erreur d’Arius qui, moins grossier dans son littéralisme mais non moins impie, n’accorda au Christ que la chair et point d’àme. Erreur d’Apollinaire qui, par un amendement à l’hérésie d’Arius, accorda au Christ une àme sensitive, mais point d’àme intellectuelle. Après avoir réfuté ces diverses erreurs et justifié, par raisons d’opportunité, l’énergique concision de l’apôtre, saint Thomas passe aux erreurs opposées.

Erreur de Nestorius, qui distinguait dans le Christ la personne de Dieu et celle de l’homme. Erreur plus subtile des Trois-Chapitres, amendant la conception de Nestorius et n’admettant plus qu’une personne, mais deux suppôts.

Ayant ainsi déblayile terrain, saint Thomas formule sa propre conception de l’union hypostatique.

Si vero quæris quomodo Verbum est homo, dicendum qood eo modo est homo quo quicumque alius est homo, se. habeus htiinanam natuiMiu ; non quod Verbum sit ipsa humana natura, sed est divinuin suppositum unitum humanæ naturae. Hoc autem quod dicitur : Verbum caro factura est, non aliquam mututionein in Yerbo, sed solum in natura « ssumpln de novo in unitalem pers.mæ divinae dicit : Et Verbum caro factum est, per unionein ud carnem ; unio autem relatio quædam est ; relationes autem de noTo dictæ de Deo in respectu ad creaturas, non important mutationein ex parle Dei, sed ex parte creaturae novo modo se habenti* adDeuin.

Voilà donc la réalité en face de laquelle se met saint Thomas, et qu’il s’agit d’analyser selon la mesure de nos esprits : la condition de cette humanité novo modo se habentis ad Deum. La condition de l’humanité du Christ est autre qu’elle ne serait si cette humanité n’avait pas été assumée par le Verbe divin. Elle est assumée par le Verbe divin en unité de personne.

Et donc le Verbe incarné est un composé, unique dans toute l’œuvre divine, un composé en qui se rencontrentle Créateur et la créature. Le seul énoncé des termes dit assez qu’on ne 1 expliquera point. Mais pour aller aussi loin que possible dans la traduction du système, que va faire saint Thomas ? Il recourt aux analogies créées, et se tourne vers les composés qui existent dans la nature.

On sait quelle place tient dans sa philosophie la théorie de l’acte et de la puissance. On sait également que, non content de résoudre la réalité en ses éléments intelligibles, il se préoccupe de hiérarchiser ces éléments et d’assigner à l’acte le rôle qui lui appartient en regard de la puissance qu’il informe. Cette préoccupation se fait jour dans l’analyse de l’être créé, composé de principes distincts, l’essence et l’être ; dans l’analyse de la substance corporelle, composée de principes distincts, matière et forme substantielle ; dans l’analyse de l’être vivant, composé de principes distincts, matière vivante et àme vivifiante ; dans l’analyse de la personne humaine, composée de principes distincts, corps vivant et àme intellectuelle. L’analogie du composé humain est la

Tome IV.

moins imparfaite dont il puisse s’inspirer pour tenter l’analyse du composé théandiique.

Notons d’abord avec quelle insistance saint Thomas rappelle, en s’nppuyant sur l’autorité d’Aristote, que la créature, constituée dans un certain degré d’être substantiel, ne peut, sans détriment de ce degré d’être, se voir constituée dans un nouveau degré d’être substantiel ; mais tout degré d’être qui survient, après sa constitution dans ce degré d’être substantiel, ne peut cire qu’accident. De ce principe universel, il fait l’application particulièrement au composé humain, en qui les fonctions de la forme substantielle, de l’âme végétative, de l’âme sensitive, sont récapitulées dans l’unique àme spirituelle. Voir notamment CG., Il, 58 ; JJe anima, a. 2 ; Qaodl. 1, q.’1 a. 1. Quodl., Il a. 5 ; Comp. J’hcol., (jo, <j 1, 02 ; l q. 70 a. 3’.

.Nous reproduirons largement une exposition particulièrement lucide.

De spiritualibus crealuris q. unica, art. 3. Utium subslunlia spiritualis, quac est anima humana, unialur corpori per médium.

Rdq. huius quæstionis veritas aliqualiter dependet ex præmissa. Sienim anima rationalis unitur corpori solum per contactum virlualem, ut motor, ut aliqui pOMierunt, iiiliil prohibebit dicere quod sint multu média inler animam et corpus, et inayis inter animam et malaria m primam. Si vero ponatur anima uniri corpori ut forma, necessee ?tdieeie quod uniatur ei immédiate. Omnis enini forma, sive subslantialis sive accidenta lis, uniturmateriae vel subiecto. Unum quodque enim secundum hoc est u :  ; um secundum quod est eus : est autem unum quoique eus actu performan, sive secundum esse substantia le, sive secundum esse accidentale : unde omnis forma est actus, et per conséquent est ratio unilatis qua uliquid est unum. Sicut igitur non esl dicere quod sit aliquod aliud médium quo materia habeat esse per suam formam, ita non potest dici quod sit aliquod aliud médium uniens formam maleriae vel subiecto. Secundum igitur quod anima est forma corporis, Don potest e-se aliquid médium inter animam et corpus ; secundum veroquod est motor, sienibil prohibet ibi ponere multa média : manifeste enim anima per cor1 us movet alia membra, etetiam per spiiitum movet corpus. Sed tune dubium restât, quod sit proprium subiectum animæ quod comparetur ad ipsam sicut materiaad formam. Circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt quod sunt multæ fortune substantiales in eodem individuo, quarumuna substeruitur alteri ; et sic materia prima non est immediatura subiectum ultimæ formæ substantialis, sed subicitur ei mediantibus formis mediis ; ita quod ipsa materia, secundum qnodestsub forma prima, est subiectum proximum formæ secundae.et sic deinceps usque ad ultimam formam. Sic igitur subiectum animae rationalis proximum est corpus perfeclum anima sensitiva, et huic unilur anima rationalis immédiate ut forma. Alia opinio est quod in uno individuo non est niai una forma substaatialis ; et secundum hoc oportet dicere quod per formam substantialera.quæ est forma humana, babet hoc individuum non solum quod sit homo, sed quod sit animal et quod sit vivum et quod sit corpus et substantia et ens ; et sic nullu alia forma substantialis præcedit in hoc homine animam humanara, et per consequens nec accidentalis : quia tune oporteret dicere quud materia prias perficiatur per formam accidentalem quam substantialem ; quod est impossible : oportet enim omne accidens fundari in substantia. Ilarum autem duarum opinionum diversitas ex hoc procedit, quod quidam ad inquirendum veritatem de natura rerum processerunt ex rationibus inlelligibilibus ; et hoc fuit proprium Platonicorum ; quidam vero ex rébus sensibilibus ; et hoc fuit proprium philosnpbiae Arislotelis…

[Exposition de l’opinion platonicienne].

1. Il existe, dans les éditions de saint Thomas, un opuscule qui truite la question d’ensemble De pluralitate formarum (Op. xlv de l’édition romaine). Cet opuscule, que plusieurs mis. attribuent à Thomas Anglicus, doit être restitué à Thomai de Sutton, 0. P., fin du XMP siècle.

5-i 1699

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1700

Sel hnec positio secundum vera philosophiæ prinripia, quæ consideravit Aristoleles. est iinpossibilie. l’quidem, quia nullum individtiura substantiæ esset simpliciter iimiin. Non enim fit simpliciter unum ex duobus aclibus, sed ex potentia et actu, in quantum id quod est potentia fit aclu ; et propter hoc homo albus non est simpliciter unum, sed animal bipes est simpliciter unum, quia hoc ipsum quod est animal, est bipes. Si autem esset seorsum animal et seorsum bipes, homo non esset unum sed plura, ut Philosoplius argutuentatur… Manifestum est ergo quod si mulliplicarentur multæ formæ substantiales in uno indiTiduo substantiae, individuum substantiæ non esset unum simpliciter, » ed secundum quid, sicut bomo albus.

2° vero, quia in boc consistit ratio accidentis quod sit

in subiecto, itatamen quod per subiectum intelligatur aliquod ens actu et non in potentia tantum ; secundum quem modum forma substantialis non est in subiec’o, <ed in materia. Ouicumque ergo formæ substernitur aliquod ens aclu quocumque modo, i lia forma est accidens. Manifestum est nutem quod quælibet forma substantialis, quæcumque sit, facil ens actu et conslituit ; unde sequitur quod sola prima forma, quæ advenit matériau, sit sub-tanlialis, omnes vero subsequenter advenienles sint accilentales. Nec hoc excludilur per hoc quod quidam dicunt, quod prima forma est in potentia ad secundam, quia omne subiectum comparatur ad suum accidens ut polentia ad actum. Completior etiam esset forma corporalis quæ proestaret susceptibilitatrm vitae, quam illa quæ non præstaret. Unde, si forma corporis inanimati facit ipsum esse subiectum, multo ma^is forma corporis potentia vitani babentis facit ipsum esse subiectum ; et sic anima esset forma in subiecto, quod est ratio accidentis.

— 3° quia sequeretur quod in adeplione postremæ formae non esset generatio simpliciter, sed secundum quid tantum. Cum enim generatio sit transmutatio de non esse in esse, id simpliciter generatur quod fit ens simpliciter, loquendo de non esse simpliciter. Quod autem præexistil eus actu, non potest fierions simpliciter, sed potest fieri ens hoc, ut album vel magnum, quod est fieri s-cundum quid. Cum igitur forma præcedens in materia faciat esse actu, subsequens forma non faciet esse simpliciter, sed esse hoc, ut esse hominem vel asinum vel plantain. Et sic non erit generatio simpliciter. Et propter hoc omnes antiqui. qui posuerunt materiam primam esse aliquid uctu, ut ignem, aerem, aut aquani, aut aliquid médium, dixerunl quod fieri nihil erat nisi altcrari, et Aristoleles eorum dubilationem solvit ponendo materiam esse in potentia tantum, quam dicit esse subiectum genei ationis et corruptionis simpliciter. El quia materia nunquam denudatur ab omni forma, propter hoc quandocumque recipit unam foruiam, perdit aliam, ete converso. Sic ergo dicimus quoJ in hoc bomine non est alia forma substantialis quam aniui rationalis, et quod per eam homo non solum est homo, sed animal et vivum et corpus et substanlia et ens. Quod quideni sic considerari potest. Forma enim est simililudo ngentis in materia. In virlutibus autem activis et operativis hoc invenitur, quod, quanto aliqua virlus est nilior, tanto in se plura comprcbrndil, non composite sed unité ; sicut secundum unam virtutem sensus communis se extendit ad omnia sensibilia quæ secundum diversas potentias sensus proprii apprehendunt. Perfections autem agentis est inducere perfectiorem forinnm : unde perfectior forma facit per unum omnia quoe inferiores faciunt per diversn, et adhuc amplius : pula, si forma corporis inanimati dat materiæ esse, et esse corpus, et forma plantæ dabit ei et hoc et insuper vivere : anima vero sensiliva et hoc et insup » r sensibile esse ; anima vero rationalis ethcc et insuper rntinnnle esse… Sic etiam anima intellectiva virtute continet sensitivaro, quia liai. et hoc et adhuc amplius, non tuineii ita quod sint duæ animae. Si autem (iiceretur quod anima intellectiva difTerrel per cssentiam a sensitiva in bomine, non posset assigner ! ratio unionis animæ intellect ! væ al corpus, cum nulla operatio propria animæ intellect ! væ sit per organum corporale.

Tout l’effort de cette démonstration tend à prouver que l’âme humaine est unie au corps, non par simple contact de vertu, comme moteur, mais comme forme substantielle. EIFectivement, faire de l’Ame spirituelle un simple moteur, c’était le vice irrémédiable de l’anthropologie platonicienne. Anthropolo gie décidément condamnée. L’union du moteur au mobile est accidentelle ; l’union de l’âme au corps est substantielle. Deux unions entièrement disparates.

Ce n’est pas à dire que l’âme ne se comporte pas aussi comme moteur du corps ; mais non pas seulement ni premièrement. Source d’énergies multiples, elle est d’abord à l’égard du corps un acte substantiel, qui le spécilie comme corps humain vivant : et puis subsidiairement elle exerce divers actes accidentels, à commencer par les fonctions de la vie sensitive et végétative. Mais tout d’abord, elle pose un fondement unique, comme principe de la vie, de la substance et de l’être. Sic ergo dicimus quod in hoc homine non est alia forma substantialis quant anima rationalis, ita quod per eam homo non solum est homo, sed animal et vivum et corpus et substanlia et ens. Ce que saint Thomas veut exclure, c’est toute imagination de formes substantielles échelonnées dans un même individu. Ce concept est contradictoire Cuicumque formæ substernilur aliquod ens actu quocumque modo, illa forma estaccidens.

Des lecteur ; se récrieront. Mais qu’ils nous laissent d’abord poursuivre. Il ne s’agit pas présentement de justifier saint Thomas, mais de le lire et de le comprendre. Une fois sa pensée déroulée au jour dans sa splendide unité, il sera temps de faire des réserves.

De ce que, selon saint Thomas, l’âme spirituelle est forme substantielle du corps, on ne s’avisera pas de conclure que la matière du corps humain est dépouillée de sa consistance propre, et pour ainsi dire, spiritualisée. Ce n’est point de cette manière que l’àme spécilie le corps. Telle parcelle de matière qui pénètre dans l’organisme vivant, avant d’y pénétrer existait déjà, en vertu d’une l’orme animale, ou végétative, ou minérale. Maintenant elle existe, identiquement la même, en vertu de ce principe supérieur qui l’a saisie, à savoir l’âme spirituelle, source de toute vie dans l’organisme humain. La materia signata, principe d’individuation dans l’espèce, est en puissance â bien des formes diverses, situées aux divers degrés de l’échelle des êtres. Elle a pu individuer un bœuf, ou une rave, ou un cristal de sel gemme, avant de pénétrer dans l’économie de l’organisme humain vivant, qu’elle individue pour sa part présentement.

Telle est, selon le saint Docteur, l’analyse de la personne humaine, réalisant pleinement la déflnitton de Boèce : naturæ rationalis individua substantia. L’âme spirituelle fonde l’unité de la personne ; elle la fonde en communiquant la vie — à tous ses degrés — et l’être même, aux éléments de materia signala qui composent actuellement l’organisme humain, sans préjudice de la nature propre à ces éléments.

La pensée de saint Thomas ne renferme, semblet-il, aucune ambiguïté. Il ne sera pas inutile de la garder présente à l’esprit pour pénétrer, sous la conduite du Docteur angélique, dans une région plus haute et plus mystérieuse.

On sait que pour scruter, selon la mesure permise à nos esprits, le mystère de l’Homme- Dieu, saint Thomas a coutume de recourir à diverses analogies. Entre ces analogies, répétons-le, la moins imparfaite, sans contredit, la plus répandue aussi dans les écrits thomistes, est l’analogie du composé humain. Le rôle tenu dans le composé humain par l’âme spirituelle éclaire, mieux que toute autre image, le rôle tenu dans la personne du Christ par le Verbe divin. Dans l’analyse que fera saint Thomas de la personne du Verbe incarné, on doit s’ ; t1701

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tendre à trouver un certain parallélisme avec l’analyse de la personne humaine ; sans préjudice des dilTérences profondes, requises par la disproportion in Unie entre le Créateur et la créature.

A cet égard, on peut lire notamment In III d., 4t'> q. i a. a qc. i ; d. 6 q. a art. a ; Q. mica de unione Vrrbi incarnati, art. 4 ; Quodl., ix, q. a art. a ; Comp. rheol, no. au ; DI a q. 17 art. a.

Nous choisirons, entre ces diverses expositions, la page la plus classique, et nous la lirons simplement, nous laissant porter par le parallélisme avec l’analyse du composé humain, aussi longtemps que le parallélisme nous soutiendra ; et notant les différences quand elles apparaîtront.

III* 9. 17 art. 2. Ulrum in Christo sit tantum unum esse.

R. d. q., quia in Christo aunt duæ naturæ et una hypostasis, necesse est quod ea quæ ad naturam pertinent in Christo sint duo, quæ autem pertinent ad hypostasim in Christo sint unum tantum. Esse autem pertinet t ad naturam et ad hypostasim ; ad hypostasim quidem, sicut ad id quod habet esse, ad naturam nutem sicut ad id quo tdiquid habet esse. Naturu enim significatur per modum formae, quæ dicitur ens ex eo quod ea aliquid est ; sicut albedine est aliquid album, et hamanitate est .i.i t uid liomo. Est autem considerandum quod, si est aliqua forma vel natura quæ non pertineat ad esse personale hypostasis subsistentis, illud esse non dicitur esse illius personæ simpliciter, sed secundum quid : sicut esse album est esse Socratis non inquantum est Socrates, sed in quantum eitrlbus. Et huiusmodi esse nihil prohihet multiplicari in una hypostasi vel persona : aliu 1 enim est esse quo Socrates est albus et quo Socrates est musicus. Sed illud esse quod pertinet ad ipsam hypostasim vel personam secundum se, impossibile est in una hypostasi vel persona multiplicari ; quia impossibile est quod unius rei non sit unum esse. Si igitur humana natura ad>.eniret Filio Dei non hypostatice vel personaliter, sed accidentaliter, sicut quidam posuerunt, oporteret ponere in Christo duo esse : unum quidem secundum quod est Deus, aliud autem secundum quod est bomo ; sicut in Socrate ponitur aliud esse secundum quod est albus, et aliu I secundum quod est homo ; quia esse album non pertinet ad ipsum esse personale Socratis ; esse autem capitatum et esse corporeum et esse animatum, totum pertinet ad unam personam Socratis ; et ideo ex omnibus his non fit nisi unum esse in Socrate ; et si contingeret quod post conslitutionem personæ Socratis advenirent Socrati nian us vel pedes, vel oculi, sicut accidit in cæco nato, ex his non âccresceret Socrati aliud esse, sed solnm relatio quædam ad huiusmodi ; quia se. diceretur esse non solum secundum ea quæ prius habebat, sed eliam secundum ea quæ sibi postmodum udvenerunt. Sic igitur, cum humana natura coniungatur Filio Dei hypostatice vel personaliter… (q."2 art. 5 et 6), et non accidentaliter, consequens est quod secundum humanam naturam non adveniat ei novum esse personale, sed solum nova babitudo esse personalispræexistenlis ad naturam humanam ; ut se. persona illa iam dicatur subsistere non solum secundum divinam naturam, sed etiam secundum humanam.

L’idée directrice de saint Thomas, dans l’analyse qu’il fait ici du composé théandrique, c’est l’unité de personne à sauvegarder. Or le composé théandrique présente ceci de particulier, qu’il renferme deux natures complètes en acte. Ceci le met à part de tous les autres composés connus. Et ceci oblige à chercher un principe d’unité en dehors de la nature comme telle ; car deux natures ne peuvent se rencontrer dans l’unité de nature : ce serait l’hérésie d’Eutychès. Le principe d’unité nous est désigné par la foi : c’est la personne du Verbe incarné, s’unissant la nature humaine. Saint Thomas va-t-il donc renier le principe universel qu’il a coutume d’affirmer, en fait de composition : Cuicumque formæ substernilur aliquod ens actu quocumqne modo, illa forma est accidens ? Nullement : ce serait donner dans

l’hérésie opposée, celle de Nestorius, et scinder la personne du Christ. Mais il fera subir au principe universel les adaptations qui s’imposent dans ce cas unique. Tout d’abord, il sait bien que la personne du Verbe n’est pas une forme, s’unissant la nature humaine comme une matière informable, mais un acte infini, étendant sa vertu à un sujet fini. Sout le bénéfice de cette adaptation, il maintient le principe. Aussi a-t-il déjà établi que l’union de l’humanité au Verbe divin n’est pas accidentelle, mais substantielle. Va-t-il donc désintégrer la nature humaine, pour la montrer capable d’union au Verbe ? Pas davantage, lisait que le mystère de l’Incarnation est le mystère de l’union entre deux natures complètes, et répète sous toutes les formes que rien ne manque à l’humanité du Christ de ce que comporte l’intégrité de la nature. Les deux natures, complètes en acte, se rencontrent dans l’unité de personne.

A cette nature humaine complète en acte, que manque-t-il donc pour être aussi une personne en acte ? Il lui manque d’exister à part, en vertu d’un acte à elle propre, d’un acte fini qui lui serait oonnaturel. Cet acte, la nature humaine du Christ l’acquérerait ipso facto, si — par une supposition impossible — il plaisait au Verbe divin de renoncer à sa chair. Dans ce cas, l’homme Jésus retomberait, sans changement intrinsèque, dans la pure condition d’homme. Ce ne serait pas un changement dans la nature, mais un changement dans la condition de la nature.

On voit immédiatement que cette conception — qui est, sans doute possible, celle de saint Thomas

— requiert dans l’humanité du Christ une double aptitude à être actuée, soit par un acte connaturel, soit par l’Acte surnaturel qu’est l’Etre même du Verbe. Et, par une conséquence nécessaire, on voit que la conception de saint Thomas implique dans cette humanité créée une distinction réelle d’avec l’acte qui peut l’actuer.

Mais d’autre part, on voit l’impossibilité absolue d’admettre en composition de la personne du Verbe incarné un acte humain d’être ; car l’humanité du Christ, une fois actuée par cet acte humain, ne serait plus en puissance à une actuation ultérieure par l’Acte divin ; cela, d’après les principes inébranlables de saint Thomas, qui repousse, ici et ailleurs, toute imagination d’actes substantiels échelonnés et superposés dans un même sujet. Voir, à ce propos, M. de la Taille, S. I., Actuation créée par acte incréé ; dans Mélanges Grandmaison, Rech. de S. Bel., 1938, p. 253-258.

Que telle soit la vraie pensée de saint Thomas, il le dit lui-même avec une telle clarté que l’hésitation de plusieurs devant son texte a de quoi surprendre. Il dit, par exemple, ad 2 m : Illud esse aeternum Filii Dei, quod est divina natura, fît esse hominis. Notez bien qu’il ne dit pas : superducitur esse hominis, ce qui serait démentir toute son ontologie ; mais bien fit esse hominis ; c’est-à-dire que l’Homme Jésus n’a qu’un seul Esse, celui même du Verbe divin. Tel est le nœud du mystère, la traduction, en langue de métaphysique thomiste, du : Verbumcaro factum est.

Nous croyons avoir vérifié le parallélisme exact des deux analyses que fait saint Thomas, non pas une fois, mais bien des fois, des deux composés souvent rapprochés dans ses ouvrages : le composé humain, qu’est toute nature humaine, et le composé théandrique, qu’est la personne du Verbe incarné. Dans l’une comme dans l’autre analyse, le principe fondamental est le même : Cuicumque formae substernitur aliquod ens actu quocumqne modo, illa forma est accidens. 17e3

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Dans le premier cas, saint Thomas aboutit à cette conclusion : l’Ame spirituelle est, dans le composé humain, forme substantielle unique, conférant la vie, la substance et l’être. Elle fonde l’unité du composé humain, sans préjudice des notes essentielles afférentes aux diverses parties de ce composé.

Dans le deuxième cas, saint Thomas aboutit à cette conclusion : l’Etre incréé du Verbe est, dans le composé théandrique, principe unique de l’être. L’Etre incréé du Verbe fonde l’unité du composé théandrique, sans préjudice des notes essentielles afférentes à chacune des deux natures composantes.

Comme dans le premier cas, il a raisonné sur l’âme forme substantielle, dans le second il raisonne sur l’Etre personnel du Verbe, parce qu’il appartient à l’Etre personnel du Verbe, comme tel, de fonder en lui-même l’humanité du Christ, admise au partage de sa subsistance divine. Mais il sous-entend que l’Etre personnel du Verbe ne diffère pas, sinon virtuellement, de l’Etre divin considéré en sa nature absolue. Et c’est bien réellement l’Etre divin qui soutient l’humanité du Christ, fondée dans le Verbe. C’est pourquoi le Christ est Dieu.

Le moyen terme de celle démonstration, c’est l’Etre personnel du Verbe, fondant l’unité du Christ : lllud esse quod pertinet ad ipsam hypostasim vel personam secundum se, impossibile est in una hyposlasi vel persona multiplicari ; quia impossibile est quod unius rei non sit unum esse.

Nous n’avons pas pris la plume pour épuiser l’insondable question de l’union hypostatique. Mais le point central nous paraît si lumineux, et on y accumule de telles confusions, que nous ne croyons pas devoir nous dérober à quelques explications sommaires.

i° Point de vue dynamique et point de vue ontologique. — Avant tout, il faut préciser la portée des deux analyses parallèles auxquelles nous nous sommes arrêté un peu longuement, et souligner l’intention manifeste de saint Thomas dans les textes que nous avons reproduits. L’intention manifeste de saintThomas est de montrer l’insuffisance et ledanger d’un point de vue purement dynamique et de faire prévaloir les droits du point de vue proprement ontologique. L’erreur platonicienne visée dans le déloppement sur le composé humain, et l’erreur nestorienne visée dans le développement sur le composé théandrique, étaient exactement parallèles. Pour avoir conçu le corps comme un pur instrument de l’âme, Platon avait méconnu l’unité substantielle du composé humain. Pour avoir conçu l’humanité du Christ, comme un pur instrument de la divinité, Nestorius a méconnu l’unité du Christ. Saint Thomas dénonce les deux erreurs, et les réfute par les mêmes arguments.

Ce n’est ; >as que le point de vue fût totalement faux. Nous l’avons déjà dit, à bien des égards, le corps peut et doit être considéré comme un instrument de la divinité. De tout temps, les Pères se sont attachés à cette considération ; ils devaient s’y attacher surtout dans la lutte contre le monophysisme etle monothélisme. En présenced’hérésiesqui brouillaient les deux naluresou du moins leurs opérations, il importait de revendiquer leur distinction et leur hiér.irchie nécessaire. Us n’y manquèrent pas ; et l’on sait que les développements sur l’unique opération théandrique, où les deux natures agissent de concert, la nature humaine comme instrument de la nature divine, est un lieu commun cher aux Pères Chalcédoniens. Ils y recourent pour expliquer les miracles du Christ, par un influx divin dans les ac tes de son humanité. Donc le point de vue n’est pas faux.

Mais il est insuffisant, et les Pères l’ont largement dépassé. On éprouve une grande surprise à voir accumuler, comme témoignages des Pères sur le point formel de l’union hypostatique, des textes où ils s’attachent au point formel de l’opération théandrique, à un point de vue consécutif à l’union hypostatique ; comme si l’union hypostatique, avait consisté précisément à faire, de la nature humaine, l’instrument de la nature divine. Assurément rien n’est plus faux. Ce point de vue est celui de Nestorius ; et c’est là contre, que saint Thomas a voulu réagir en écrivant la page que nous avons citée, III*, q. 17, a. 2. Nestorius a été nommé dans l’article précédent, et demeure visé dans celui-ci. Aussi bien s’agit-il d’expliquer, comme on l’a vu dans le commentaire sur saint Jean, modum se habendi ad Deum, et non pas modum operandi sub Deo.

Il importe donc de ne pas prendre le change et de ne pas substituer au point de vue ontologique le point de vue dynamique. Le point de vue ontologique fait seul justice au dogme, que le point de vue purement dynamique trahirait. Verburn caro factum est.

Les Pères n’ont eu garde d’opérer cette substitu tion, et nous pourrions remplir bien des pages deleurs développements touchant les textes classiques de l’Incarnation : lo., 1, 14 ; Verbum caro factum est ; Phil., 11, 6.7 : Cum in forma Dei e.sset…, semetipsum exinanivit formant Dei accipiens ; — développements qui ne sont pas purement dynamiques, certes, mais strictement ontologiques.

Nous ne croyons pas devoir nous lancer dans cette voie ; mais nous signalerons brièvement deux chefs de développements qui sont familiers aux Pères eJ qui ont l’avantage de montrer comment, creusant la donnée du Nouveau Testament, ils ont mis au jour, non pas simplement la notion théologique de l’opération théandrique, mais la notion plus profonde de l’Incarnation, sous deux concepts dont saint Thomas devait opérer la synthèse.

Le premier chef de développements, familier surtout aux Pères Grecs, montre dans l’Etre même du Verbe la raison de l’existence de l’humanité du Christ. Dès le 111e siècle, saint Hippolyte écrit, Adv.

Noet.) XV, P. G., X, 825 A : OvO’r, nù.r. y.zû’foeurqv Six*

Tou A.V/0J t>7ro- ?v>ca r.àj-juroy oix to £v As’y&i ~r ; j aû-T « Tty ëyeiv.

On s’étonne de rencontrer chez un Père si ancien une telle précision et une telle richesse de vocabulaire théologique, avec le redoublement d’expression imariknt, rJjTxaiv, de ces deux mots le premier devançant l’usage technique de ce temps, le second marquant la constitution substantielle de l’humanité du Christ et non pas seulement sa subordination à la personne du Verbe. Au ive siècle, S. Epiphane écrit, //., LXXVII, 29, P. G., XL1I, 685 : ir, m an’ojp’j.v€n i>0rivT&, £< : im/TO-j S ; Ù7tî ; T> ; » avT « z>, -j zù.pxo… Au VIIe siècle,

saint Maxime le Confesseur insiste sur le lien ontologique par où la chair du Christ est, dès l’origine, unie au Verbe divin. Florilège Doctrine. Patrum, éd. Diekamp, e. 21, ix, p. 1 3^ : burtoViaroç w ; èv « ùtû xui Si’e/MTW XaSojex xoii tutti ~>y y&ziiv xal oùroy yi-jîy.vjri xajB evuiiv <t «.p. Au via c siècle, saint Jean Damascène insiste encore plus, /. ()., III, 22, P. G., XCIV, 1088

B : ’AhfiOi ry.i’ir, tû 0£4> AîrçtW >, ckpi il àxpai Ù7rà^ ; ccj ; , p.iÀ/sv Sï h ulirû jr.f.pït y.ul r>, v ÙTro<J7a.Ttxr f’Vpii aùrr, -J £ » > ; « 

Tal/TOT>JT «.

Le deuxième chef de développements, plus familier aux l’ères latins, montre dans la production du corps du Christ une création sui generis, dont le Verbe divin est à la fois l’artisan et le terme. Saint Augustin, Contra Sei monem Arianorum, viii, ù, P. I.., 1705

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XLII, 688 : Xec sic assumptus est ut prius creatus post assumeretur, sed ut ipsa assumptione crearetur. Saint Léon le Grand, Ep., xxxv, a, P. L., LIV, 807 C : M’attira quippe nostra non sic asstimpta est ut prius creata post assumcretur, sed ut ipsa assumptione crearetur. Facundus d’Herniianc, Pro defensione trium cap.. XI, 7, P. /.., LXV1I, 818 : Semper ad Dei Verbi subsistentiam humanitas illa périmait, nunquamque sibi velui in propria persona subsistil, assumentis subsistentiam nacta et in iltam nascendo transiens vel transeundo nascens, cui causa oriendi totumque quod oria est, ipsa fuit assumptio. Voir dans cette insistance à rapprocher creatio et assumptio, et à expliquer l’une par l’autre, la seule perception d’une simultanéité temporelle, et non pas l’intention de souligner un rapport formel, serait faire violence aux mots. Un commentaire purement chronologique viderait ces textes du sens dont ils sont pleins. Sans aller jusqu’à confondre le concept formel de creatio avec celui A’assiunptio, il faut laisser à l’ablatif instrumental ipsa assumptione toute sa force grammaticale. L’intention de saint Augustin et des Pères qui l’ont suivi est de montrer dans {’assumptio naturæ humanae, une création sui generis, terminée à l’Etre du Verbe.

Et ce ne sont pas là des textes isolés, péniblement glanés à travers l’une et l’autre Patrologie, mais de véritables lieux communs, éclairant la pensée commune des Pères. Le premier montre dans le Verbe le fondement de l’Etre du Christ ; le second montre le caractère singulier de cette création terminée à l’Etre divin.

Saint Thomas devait ici — comme clans la matière de la grâce — opérer la fusion entre l’esprit de saint Augustin et celui de saint Jean Damascène. Il considère l’union hypostatique dans l’opération divine qui la produit, avec saint Augustin ; il la considère dans son effet formel, avec le Damascène. Il écrit, IIP, q. 2, art. 8 : Utrum unio Verbi incarnati sit idem quod assumptio. R. d. q… prima et principalis differentia inter assumptionem et unionem est quod unio importât ipsam relationem, assumptio aillent actionem… Ex hac autem differentia accipitur secundo alia differentia : nam assumptio dicitur sicut in fîeri, unio autem sicut in facto esse… D’où il résulte que soit in fîeri, soit in facto esse, l’assomption de la nature humaine à l’unité de la personne du Verbe apparaît à saint Thomas comme le fondement d’une relation proprement ontologique.

2e Etre de personne et être de nature. — On croit éluder la nécessité de l’Etre unique dans le Christ, en faisant observer que saint Thomas affirme seulement l’unité d’Etre personnel ; que par ailleurs il affirme un double être de nature, et qu’il doit l’affirmer, pour n’être pas monophysite ; on nous montre cette aflSrmation, IIP, q. 17, a. 2 : Quia in Christo sunt duæ naturæ et una hypostasis, necesse est quod ea quat ad naturam pertinent in Christo sint duo, quæ autem pertinent ad hypostasim in Christo sint unum tantum. Esse autem pertinet et ad naturam et ad hypostasim : ad hypostasim quidem sicut ad id quod kabet esse ; ad naturam autem sicut ad id quo aliquid habel esse. On nous la montre beaucoup plus distinctement dans la Quæstio unica de unione Verbi incarnati, art. 4 : Utrum in Christo sit unum tantum esse :

R. d. q… ex coJem dicitur aliquid esse unum et ens. Esse enim proprie et rere dicitur de supposito snbsistente : accidenlia enim et formæ non subsistentes dicuntur esse in quantum eis aliquid subsistit… Considerandum est autem quod aliquæ formæ sunt quibus est aliquid ens non sim^l’citer sed secundum quid, sicut snnt omnes formæ accidentales ; aliquæ autem formæ sunt

quibus res subsistons simpliciter habet esse, quia videlicet constiluunt esse substunliale rei subsisteutis. In Christo autem suppositum subsistens est personuKilii Dei, quæ simpliciter substunlificatui- per nuluram dirinam, non autem simpliciter substantificalur per naturam humanam : quia persona Filii Dei fuit ante humanitatem assumptum, nec in aliquo persona est augmen tara seu perfectior per naturam humanam assumptam. Substautiticatur autem suppositum aeternum per naturam humanam in quantum est hic bomo ; et ideo, sicut Chris tua est unum simpliciter propter unitatem suppositi, et duo secundum quid propter duas naturas, ita habel unum esse simpliciter propter unitatem suppositi, et duo secundum quid propter duas naturas, ita habet unum esse simpliciter propter unum esse aeternum aelerni suppositi. Ksi autem et uliud esse huius suppositi, non inquantum est aeternum, sed inquantum est temporaliter bomo f.icttiui : quod esse etsi non sit esse accidentale, quia bomo non prædicalur accidentaliter de Kilio Dei…, non tamen est esse principale sui suppositi, sed secundarium. Si autem in Christo essent duo supposita, tune ulrumque suppositum haberet proprium esse sibi principale ; et sic in Christo osset simpliciter duplex esse.

D’où l’on s’empresse de conclure que, dans l’unité de la personne du Christ, il faut distinguer un double être : l’Etre incréé de la nature divine et l’être créé de la nature humaine.

Le malheur de cette argumentation est de procéder a priori, et de ne tenir aucun compte des lumières que saint Thomas nous fournit sur sa propre pensée.

Tout d’abord, faisons retour sur la doctrine du composé humain, véritable pierre de touche pour l’intelligence des développements relatifs au composé théandrique.

On sait avec quelle rigueur saint Thomas affirme l’unité de forme substantielle dans le composé humain. Cette unique forme substantielle, c’estl’âme intellective, et l’on pourrait être incliné a priori à croire que saint Thomas répugne à parler, dans l’homme, d’une âme sensitive et d’une âme végétative. Qu’on ne se presse pas trop de conclure. Saint Thomas n’oublie pas que l’âme intellective, une par son essence, est multiple par sa vertu, I », q. 76, a. 5, ad 3 : Anima intellectiva, quamvis sit una secundum essentiam, tamen propter sui perfectionem est multiplex virtute. Il va plus loin ; et amené à discuter ex professo la question des puissances de l’âme, il ne craindra pas de débiter, pour ainsi dire, l’âme spirituelle en trois tronçons, dont l’un sera l’âme proprement rationnelle, le second l’âme sensitive, le troisième l’âme végétative. Il sait très bien que ce ne sont pas trois âmes, mais une même âme en trois fonctions différentes. La hardiesse de son langage est notable. I’, q. 78, a. 1 : … Est quædam operatio animæ quæ in tantum excedit naturam corpoream, quod neque etiam exercetur per organum corporale ; et talis est operatio animæ rationalis, Est autem alia operatio animæ infra istam. q :.ae quidem fit per organum corporale, non tamen per aliquam corporis qualitatem. Et talis est operatio animæ sensibilis …Infima autem operationum animae est quæ fit per organum corporeum et virtute corporeæ qualitatis… et talis est operatio animae vegetabilis.

Ce langage est notable. Il montre que saint Thomas ne répugne nullement à parler de plusieurs âmes, encore qu’il sache fort bien qu’il n’y en a qu’une ; étant assez clairement entendu qu’il s’agit d’une même âme en plusieurs fonctions distinctes. A raison de ses fonctions distinctes, l’anima rationalis est appelée quelques lignes plus bas anima sensibilis, et encore quelques lignes plus bas, anima vegetabilis. Retenons cette observation. Car s’il 1707

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arrivait que, dans une question parallèle, saint Thomas parlât tantôt d’un être, tantôt de deux, il pourrait y avoir lieu d’examiner s’il s’agit rigoureusement de deux êtres, ou d’un seul être en deux différentes fonctions.

Or il est manifeste que tel est le cas de la Quæstio de unione Verbi incarnali.

Nous n’ignorons pas que le langage de cette Quæstio a paru dur à d’éminenls thomistes. Ils ont éprouvé quelque peine à l’accorder avec le langage de la III » q. 17 a. 2, et Cajetan se montrait assez disposé à écarter simplement cette question, dont l’authenticité lui paraissait mal établie ; tout au plus l’acceptait il comme une ébauche de jeunesse, où l’on ne trouve pas encore la fermeté de dessein qui distingue les œuvres de la maturité. Son Ërainence le Cardinal Billot a montré plus de défiance encore à l’égard de cette question, « quod nec stylum nec rationem S. Thomæ redoleat. » De Verbo incarnate/*, p. 132, note.

Avouons de suite que cette défiance nous a toujours paru peu justifiée. Elle ne se comprendrait plus aujourd’hui, après que le R. P. Pelster a établi péremptoirement, par l’étude des manuscrits, que dès le début du xive siècle et peut-être avant la fin du xiii’, en Angleterre, en France, en Italie, en Allemagne, la Quæstio était publiée sous le nom de saint Thomas, comme cinquième et dernier terme du groupe des Quæstiones de Virtutibus {.

1. Fr. PblSTfr, S. J., La Question de Unione Verbi. dans Archives de Philotophie, III, 2, Paris, 1925. — Dans ce. très docte mémoire, on nous permettra de faire deux parts. D’abord la question paléograpbique. Elle échappe entièrement à notre compétence. Mais nous n’avons aucune peine à la croire résolue péremptoirement, par l’émiiient chartiste qu’est le K. P. Pelster. Puis la question du métaphysique et d’histoire. Sur ce terrain, les constructions de l’auteur nous paraissent tout à fait branlantes. Elles ne tendent à rien moins qu’à renverser absolument la perspective dans laquelle, depuis Cajetan, on a toujours considéré la Quætlio de Unione Verbi, supposée authentique. Au lieu d’une ébauche de jeunesse, nous aurions là le suprême aboutissement de la pensée thomiste, sur un point capital où le Docteur nngélique aurait parlé improprement toute sa vie, dans le commentaire In Sentenlias, dans le Compendium Theologiae, enfin dans la Somme Théologique, et n’aurait atteint la lumière qu’en rédigeant cette question mystérieuse, fruitde ses réflexions suprêmes. Imagine-t-on tout ce qu’une telle hypothèse renferme d impossibilités matérielles, du seul point de vue <le la chronologie ? Pour sauvegarder son assertion principale, le P. Pelster est obligé de supposer que la Quæstio de Unione Verbi date du second séjour de saint Thomas à Paris (I2C9-1272), non seulement quant à sa publication, ce que le témoignage des manuscrits rend plausible, mais quant à « a rédaction, ce qui est une hypothèse entièrement gratuite. Acceptons l’hypothèse. Pour soutenir que la réduction de cette Quæstio est postérieure à celle de IN a q. 17 a. 2, il faut nécessairement admettre qu’elle a été composée tout à la fin de ce deuxième séjour à Paris. Or, à cette date, l’encre de Ill a q. 17 a. 2 n’avait p.is eu le temps de sécher, si tant est qu’elle fût écrite. Car, d’après une indication non suspecte de Guillaume de Tocco, le P. Pelster nous montre saint Thomas composant à Xaples la III a q. 46. D’où il suit — selon les suppositions les plus favorables adoptées par l’auteur, — que le départ de Paris (printemps 1272) se place entre la composition de III a q. 17 ella composition delll a q. 46. Ce serait donc à la veille de ce déport, et tout à fait in extremis, que saint Thomas aurait réalisé l’étonnante évolution que rien n’annonçait, et qui lui aurait fait, en quelques jours, abandonner les positions de toute sa vie pour celles qui apparaissent seulement dans la Quæstio de unione Verbi incarnait’ ! Cela paraît tout à fait incroyable. Nous ne prétendons certes pas que l’évolution des pensées de saint Thomas se soit poursuivie constamment selon une trajectoire parfaitement rectiligne. Mais la Quæstio de unione témoigne de positions toutes voisines de celles que tenait

Donc nous ne ferons pas difficulté d accueillir cette question comme authentique. Mais nous avouerons n’y trouver aucun fondement sûr pour l’exégèse qu’on a parfois infligée à saint Thomas.

Car il ressort assez nettement de son texte qu’il n’a pas en vue deux esse simplement distincts, niais un seul esse en deux fonctions. Et qu’on ne dise pas : l’esse unique est celui de la personne ; l’esse de nature est double, et donc doit être distingué de l’esse personnel, autrement que comme une fonction. Pareille distinction n’est jamais entrée dans l’esprit de saint Thomas. Il nous dit expressément, non pas seulement dans la Somme Théologique, mais ici même, qu’il a en vue un seul Esse, celui du suppôt ou de la personne ; que cet unique Esse est, dans la personne du Verbe incarné, subslantifié doublement : d’une manière essentielle par la nature divine, et d’une manière qui, d’un point de vue logique, pourrait s’appeler accidentelle, par la nature humaine : In Christo suppositum subsistons est persona Filii Dei, quæ simpliciter substantificatur per naturam divinam, non autem simpliciter substantificatur per naturam humanam.

C’est-à-dire que l’Esse constitutif de la personne est identiquement celui de l’une et de l’autre nature, encore qu’il exerce à l’égard de la nature divine son acte connaturel, et à l’égard de la nature humaine un acte de libre surcroît.

Il n’y a aucune place, dans cette exposition, et à plus forte raison dans les expositions parallèles, pour un être créé de l’humanité du Christ.

3° Diverses expositions de la pensée thomiste sur l’union hypostatique. — On nous fait observer enfin, qu’il existe, de la pensée thomiste sur l’union hypostatique, diverses interprétations reçues dans les écolescatholiques, et dont chacune prétend être la meilleure, sinon la seule bonne ; qu’une telle compétition invite à la prudence et à la modestie. — Rien de plus vrai. Nous essaierons de nous en souvenir dans ces considérations finales.

Les solutions métaphysiques apportées au problème qui nous occupe, je veux dire à l’analyse de l’union hypostatique, peuvent se ramener à quatre. Nous les présenterons dans l’ordre de leur vogue historique, en les rattachant aux noms de leurs défenseurs les plus illustres.

A. — La solution que nous avons exposée, comme particulièrement fidèle à la lettre et à l’esprit de saint Thomas, a été défendue dès le xme siècle par d’insignes thomistes, tels que Pibrre du Tarantaisb, O. P. (Innocent V -j- 1279) et Gillbs uk Romk, O. S. A. (-j- 1316). Mise pour la première fois en pleine lumière par Jkan Caprbolus, O. P. ({- t{kk),

— « princeps Ihomistarum », — dans ses Libri de/ensionum Theologiæ divi doctoris Thomæ de Aquino in Libros Sententiarum, elle a toujours compté des adeptes convaincus. Les noms qui précèdent sont assez représentatifs pour qu’on nous dispense d’en aligner beaucoup d’autres. De nos jours, elle a clé reprise avec autorité, notamment par deux théologiens français de la Compagnie de Jésus, leR. P. J.-B. Tbiuukn (-J-1903J, Doctrina sincera de unione hypostatica Verbi Dei cum humanitate, Paris, 1 8g4 ; et son Emiuence le Cardinal Billot. On la retrouvera chez beaucoup d’autres auteurs. Qu’il suffise de renvoyer au Dictionnaire de Théologie catholique, art. llypos son maître Albert le Grand : il paraît infiniment plus probable que lui-même est parti de telles positions pour aboutira celles delà Somme, et n’a pas accompli in extremis l’in vraisemblable régression que l’on nous suggère

— Dans le même sens, C. Boybr, S. I., Gregorianum, 1926, p. 276 ; Edgar de Bruynb, Saint Thomas d’Aquin, p. 62 et 102. Bruxelles-Paris, 1928. 1709

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tase, col. 4*3-429 et art. Hypostatique (Union), col. 5a4 sqq., par M. l’abbé A. Michkl (1921).

B. — Cajbtan, O. P. (7 1534), » relouché l’interprétation précédente, en développant d’une manière nouvelle le concept de personne. Pour expliquer la condition de la nature individuelle constituée à l’état de personne, il l’ail appel à un mode substantiel de personnalité, en quoi consiste son actualité parfaite. L’humanité du Christ, supposée produite en dehors de l’union au Verbe divin, aurait possédé ce mode. Produite dans l’union hypostatique, elle en est dépourvue ; et c’est bien pourquoi elle n’existe pas comme personne distincte. Cet amendement de Cajetanaété généralement reçu daus l’école dominicaine ; nommons Fbrrariknsis, Mkdina, Bannes, Jran de Saint-Thomas, Billuart, le Card. Zigliara ; de nos jours, les RR. PP. Gardeil et Hcgon. En dehors de l’école dominicaine, les Salmanticknses ; le cardinal Mercier.

L’intention de cet amendement est hautement louable. Il s’agit de mieux expliquer comment, sans détriment de son intégrité naturelle, l’humanité du Christ peut entrer en composition de la personne du Verbe incarné. La solution proposée consacre l’unité d’Etre incréé dans le Christ et fournit, pour la condition impersonnelle de l’humanité du Christ, une raison plausible. C’est tout l’essentiel de la doctrine thomiste. Nous n’avons contre cette explication aucune objection grave ; mais nous ne voyons pas la nécessité d’y recourir. Ce mode substantiel est une entité malaisée à concevoir : c’est un acc’dent, et qui produit son effet dans l’ordre de la substance. On a d’ailleurs quelque peine à définir son rôle. S’il appartient à la nature comme telle, comment son élimination ne porte-t-elle pas atteinte à l’intégrité de la nature ? Et s’il ne lui appartient pas, comment peut-on bien le concevoir parfaisant la nature cumme personne, antérieurement à son évocation à Tordre réel ? L’actuation de l’humanité du Christ par l’Etre du Verbe, avec la relation transcendantale qu’elle comporte, nous paraît répondre d’une manière satisfaisante à toutes les données du problème, sans qu’apparaisse la nécessité d’un tel complément.

C. — F. Suarbz, S. I. (7 1617), a repris la suggestion de Cajetan, mais en l’insérant dans la trame de sa propre ontologie. Comme il n’admet pas la distinction réelle d’essence et d’être, il fait intervenir le mode de personnalité ; non plus, comme Cajetan, dans le domaine de l’essence, antérieurement à son actuation réelle, mais dans le domaine de l’existence, pour parfaire l’essence déjà actuée. Conséquemmentil admet que la nature humaine du Christ ne saurait dépouiller, dans l’union hypostatique, l’être créé qui lui est dû etfaute duquel elle ne serait pas. D’ailleurs, l’Etre incréé du Verbe divin, qui n’exclut pas l’être créé delà nature humaine, exclut le mode de personnalité qui l’aurait revêtue hors de l’union hypostatique. C’est pourquoi le Christ est un.

Il faut savoir gré à Suarez d’un effort sincère et original pour pénétrer le mystère etnelaisser aucune difficulté 6ans éclaircissement. En faisant appel à ce mode de personnalité, parmi tant d’autres qui foisonnent sous sa plume, il s’est montré sensible aux exigences de l’unité du Christ. Mais outre les objections que souiève la suggestion de Cajetan, celle-ci en soulève d’autres, qui nous paraissent beaucoup plus graves. On ne se sent plus sur le terrain de l’ontologie thomiste, que Suarez contredit sur un point fondamental, en admettant que l’humanité du Christ, parfaite dans son être créé, demeure néanmoins en puissance à une nouvelle subsistance,

c’est-à-dire à un nouvel Etre substantiel. Et l’on est en peine d’accorder cette affirmation avec l’affirmation que le Christ est Dieu.

D. — Cl » Tipuainb, S. I. (7 1640. s’inspirant d’idées qui avaient cours dans les écoles dès le xiii’siècle et sur lesquelles DunsScot avait mis son empreinte, donne une version nouvelle d’un système ancien. Ecartant la théorie des modes réels, il conçoit la personnalité moins comme une perfection positive, que comme une pure négation de dépendance. Pour expliquer la rencontre de deux natures dans l’unité de la personne du Christ, il se contente d’affirmer que la nature humaine n’est pas livrée à elle-même, — car, livrée à elle-même, elle serait nécessairement personne ; — mais actuellement dépendante de la personne du Verbe. Par ailleurs,

— ainsi que nous avons eu l’occasion de le noter ci-dessus, — il reconnaît la distinction réelle d’essence et d’être, comme doctrine authentique de saint Thomas, mais il s’en désintéresse et croit n’en avoir pas besoin pour expliquer l’union hypostatique. Car il attribue à l’humanité du Christ un être créé, et il trouve tout simple que cet être créé subsiste, dans l’unité du Composé théandrique, par la propre subsistance du Verbe. L’ouvrage de Tii’hainb, Declaratio ac defensio scholastica doctrinæ SS. Patrum Doctorisque angelici de hypostasi el persona, Mussiponti, 1634, a été réédité à Paris en 1881.

La conception de Tiphaine est simple et claire. Aussi a-t-elle fait fortune, non seulement dans l’école scotiste, qui lui doit le rajeunissement d’un thème constamment repris par elle au xive et au xvi’siècle, mais encore dans d’autres écoles. C’est là un fait considérable, dont il faut nécessairement donner acte et tenir compte, quelques réserves qu’on puisse être amené à faire ultérieurement sur le système tiphanien. Non seulement il y eut toujours des esprits attirés de ce côté, mais il y en eut toujours pour tirer saint Thomas au même sens. Dès le xme siècle, Hervé db Nedellbc (7 1 323), maître général des Dominicains et loyal thomiste s’il en fut, exposait des idées assez semblables et les attribuait au Docteur angélique. Ce sont des idées semblables qu’on retrouve depuis le xvi c siècle jusqu’à nos jours chez de nombreux théologiens jésuites, les uns antérieurs à Tiphaine, comme Molina, les autres postérieurs, comme Pbtau, les Wirceburgbnsis, le Cardinal Franzelin, Stentrup, Chr. Pesch ; de nos jours, les RR. PP. M. Dalmau, De ratione suppositï et personæ secundum S. Thomam, Barcinone, 1923, et P. Galtibr, De Incarnatione, s. 11, c. 2, p. 169-288, Paris, 1926. Parmi les théologiens d’autres écoles, qu’il suffise de nommer le grand Oratorien Thomassin.

Nous aimerions à nous trouver en si bonne compagnie, et à nous y croire en la compagnie de saint Thomas. Malheureusement nous ne le pouvons pas, et beaucoup d’autres théologiens ne le peuvent pas plus que nous. Disons même que, parmi les explications du mystère librement défendues dans les écoles catholiques, celle-ci nous parait, de loin, la moins défendable. Pourquoi, il faut l’exposer franchement. D’ailleurs les tenants de cette théorie exécutent parfois leurs adversaires avec un entrain qui nous met complètement à l’aise pour les payer de retour. La liberté que uous prenons peut paraître une nécessité.

Ce que nous n’arrivons pas à découvrir, dans cette explication de l’union hypostatique, c’est précisément l’union hypostatique. Oh 1 sans doute elle est dans les mots, très loyalement et très expressément atlirmée. Mais qu’elle soit au fond des choses, soit expliquée, soit impliquée, nous ne le voyons pas. 1711

THOMISME

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Pour que nous la tronvions au fond des choses, il faudrait qu’on nous ouvrit une voie, si étroite fût-elle, donnant accès à l’intelligence de la proposition en cause : « Cet homme est Dieu ». Nous cherchons en vain. L’humanité est juxtaposée à la divinité ; nous ne voyons pas qu’elle soit unie. Rien n’est plus éloigné de saint Thomas.

Quand il s’est agi d’expliquer l’unité du composé humain, saint Thomas s’est vu acculé, par sa puissante logique, à cette conclusion inéluctable : l’àme spirituelle est, dans l’homme, principe unique non seulement de la vie, mais de la substance et de l’être. Il sentait bien que, à défaut de ce principe substantiel, il n’y a pas d’unité possible, pas d’être spécifiquement humain ; que ni les éléments du corps ai le corps même ne sont de l’homme, sinon en taut qu’actuellement informés par ce principe supérieur qui fonde l’unité de l’homme vivant. Pour passer des éléments du corps ou du corps même à l’homme même, il y a un abîme à franchir. Nul dynamisme ne le franchira.

Traduisons en langage de laboratoire moderne ce qui s’est imposé à la raison de saint Thomas. Ni l’hydrogène ni l’oxygène ni le carbone ni l’azote, comme tels, ne sont l’homme. Ce sont résidus ultimes produits par la désintégration de l’être humain ; rien de plus. Il n’existe pas de voie pour concevoir que le carbone, demeurant carbone, devienne tissu vivant et homme vivant. Pour qu’il devienne homme vivant, il faut que son être actuel soit en quelque manière dissous et ressaisi par le principe vital d’un organisme humain, surélevé par la vertu de l’âme spirituelle. Ainsi raisonne saint Thomas en matière d’anthropologie.

Il ne raisonne pas autrement en matière théologique, mais il nous dit : Il n’existe pas de voie rationnelle pour concevoir que les éléments de cet homme, ou même cet homme complet et vivant, demeurant dans son être actuel, devienne Dieu. Le corps du Christ au tombeau n’était pas même un homme, mais seulement le corps d’un homme mort. Et le Christ vivant lui-même, s’il fût demeuré dans son être connaturel et humain, n’eût pas été Dieu. Il aurait pu être l’instrument privilégié d’un dynamisme divin, assumé par grâce en unité d’opération, non en unité de substance ; le plus grand des prophètes et des thaumaturges, le plus grand des lil6 adoptifs de Dieu, non son propre Fils par nature. Ces choses-là s’excluent. Pour qu’il fût le propre Fils de Dieu par nature, il a fallu que l’Etre même du Verbe divin devînt le fondement ontologique et la raison de son être. Aucun enveloppement extérieur, aucun agencement hiérarchique, n’a pu réaliser cette merveille : Verbum euro fuctum est. lia fallu l’unité d’acte ontologique.

Il va sans dire que, de cet acte ontologique, rien ne transparait au dehors. L’imagination s’arrête à bout de souffle. Et l’analyse métaphysique elle-même ne saurait déceler, dans cet élément potentiel qu’est l’humanité du Christ, rien qui ne dût appartenir à l’homme Jésus, si le Verbe divin s’en retirait. Mais l’unité d’acte ontologique est postulée par le mystère de l’Homrae-Dieu. Et des conséquences métaphysiques en découlent, postulées aussi, non pas certes comme des dogmes de foi, mais comme des vérités théologhpues.

Nous le répétons. La pensée anthropologique de saint Thomas déborde la définition du concile de Vienne. Et nous ajoutons : sa pensée christologupie déborde la définition du concile d’Ephèse. Il n’est pas question < !e canoniser un système. Il s’agit de pénétrer la pensée de saint Thomas.

La pensée de saint Thomas est d’une cohérence

incomparable. Pour bien faire entendre l’unité substantielle du composé humain, on l’a vu recourir à des analogies et à des suppositions diverses : par exemple, à la supposition d’un membre créé à part, par un acte de la toute-puissance divine, et venant s’insérer dans l’unité vitale d’un organisme préexistant. La supposition peut prendre aujourd’hui une forme moins naïve, en s’inspirant des expériences de greffe des tissus ou de transfusion du sang. Il est sûr que le tissu greffé, que le sang transfusé ne devient pas la propriété actuelle de l’organisme préexistant, au moment même où l’opération chirurgicale s’accomplit, mais seulement à mesure que l’influence du principe vital s’étend à cette matière nouvelle annexée artificiellement, et se l’assimile. A mesure que progresse l’assimilation, la matière nouvelle dépouille son degré d’être inférieur et entre dans l’unité supérieure de l’organisme vivant. L’union hypostatique du Verbe divin à la nature humaine n’a pas eu à progresser dans le temps, mais elle a exigé que les éléments de la nature humaine, pris de la Vierge, fussent affranchis de l’être purement humain et appuyés sur l’Etre de Dieu.

Pour entendre l’unité du composé théandrique, nous pouvons recourir à une analogie moins grossière, tirée du mystère de foi, interprété par saint Thomas.

Par l’effet de la transsubstantiation eucharistique, les espèces du pain et du vin perdent leur substance propre, et ne contiennent plus que le corps et le sang du Christ. Pourtant, les espèces demeurent, inchangées. Quelque chose de semblable s’accomplit dans l’acte de l’Incarnation, sur les éléments matériels qui constituent le corps du Christ. Dirons-nous de ces éléments qu’ils sont déifiés ? Si hardie que paraisse la métaphore, elle peut s’autoriser d’analogies respectables et recevoir une interprétation correcte. Car ces éléments matériels ne retournent pas au néant : ils deviennent le corps préexistant de l’Homme-Dieu. Dans une matière moins haute, la langue chrétienne parle de déification de l’homme par la grâce sanctifiante. Saint Pierre ose dire (II Pet., i, 4) que les fidèles sont rendus participants de la nature divine. Et les Pères grecs opposent souvent à l’Incarnation du Verbe, qui s’est fait homme pour nous, notre propre sanctification, qui nous fera dieux. Pourtant, il ne s’agit là que de participation accidentelle à la nature divine. Le Christ est Dieu, substantiellement. Et les éléments de matière qui entrent en composition de son humanité sainte, sont associés à l’unité de l’Etre divin. Ils ne cessent pas pour cela d’obéir aux lois communes de l’évolution organique, car le Seigneur a voulu devenir à nous semblable en tout, hormis le péché. Ilien ne paraît changé dans l’ordre des phénomènes. Mais un principe nouveau est entré dans la trame de ce monde, c’est Dieu môme uni à la chair. Voilà ce que saint Thomas -veut nous faire bien entendre. Il aurait pu employer, pour traduire son concept, le mot triinsentatio, parallèle à transsul/stanliittio. Car sous des apparences identiques, il y a eu substitution d’être, de l’Etre incréé à l’être créé. Comme la substance préexistante du pain et du vin a passé dans la substance humaine du Christ préexistant, ainsi l’être substantiel assumé par le Fils de Dieu a-t-il passé dans l’être substantiel du Fils de Dieu. Or cet être est un.

Pour étayer cette conception, saint Thomas rappelle la distinction réelle entre l’essence et l’être créé, distinction établie par ailleurs. On pourrait ! a trouver suffisamment postulée parle mystère.

Evidemment, cette conception réclame un efforl 1713

TOLERANCE

1714

de l’esprit. Mais concevra-t-on plus aisément comment un homme, possédant non seulement toutes les notes constitutives de son essence, mais actuellement inséré, par son degré d'être, dans l'échelle des créatures, peut, nonohstant cet être actuel, et par l’clTet d’un prodigieux cumul, être en personne le Dieu Créateur ? Cela nVst pas le mystère de l’Incarnation, mais un mystère surajouté à l’Incarnation.

Les esprits distingués qui se sentent le courage de dévorer cette chose énorme, doivent bien quelques égards à ceux qui ne la dévorent pas. Car ceux-là montrent un sens aigu des répugnances métaphysiques. Ils ont d’ailleurs pour excuse la lettre des Ecritures. Ils ont lu en saint Jean(/o., i, i/ t)que

« le Verhe s’est fait chair ». Cela, certes, ne signilie

pas que le Verbe s’est fait le moteur de la chair ; mais bien, que cette chair est la propre chair du Verbe. Aussi bien, saint Jean ne craint-il pas de dire (I lu., i, 1. a) : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché concernant le Verbe de vie…, nous vous l’annonçons ». Les mêmes chrétiens ont lu en saint Paul (Plul.. ii, G. 7) : » Existant en forme de Dieu…, il a pris la forme d’esclave, s'étant rendu semblable aux hommes et s'étant montré sous l’aspect d’un homme ». Cela, certes, ne signilie pas qu’il a revêtu l’humanité par le dehors, comme on revêt un manteau, mais bien par le dedans, jusqu'à pouvoir dire : « Ma chair et mon sany ». Aussi bien est-ce par la vertu de son sang, d’après le même saint Paul, que Dieu a racheté l’humanité (Ad., xx, a8).

L’unité de l’Homme-Dieu est un dogme de la foi chrétienne. Pour en réaliser la signification, il faut dépasser l’union morale et l’union dynamique, et pousser jusqu'à la substance. Autrement, et si Jésus-Christ est un homme pourvu d’un être humain, comment Marie, sa mère selon la chair, serait-elle appelée Mère de Dieu, sinon par synecdoque ou métonymie ? Et comment l’apôtre saint Thomas, plongeant sa main au côté du Sauveur, aurait-il pu s'écrier avec vérité : « Mon Seigneur et Mon Dieu » ?

Les considérations précédentes nous paraissent assez graves pour commander au moins le respect d’une conception qui a fait l’unanimité dans l'école dite proprement thomiste, depuis cinq siècles. Sur aucun point nous n’avons mieux senti comment le document approuvé par le Sacrée Congrégation des Eludes doit être tenu pour iutanorma directiva 1.

Adhémar n’Alite.

1. Nous prions le lecteur d’excuser une confidence métaphysique. Les idées consignées dans cet article, sur le mystère de l’Incarnation, n’ont pas été suggéiées par 1-e document du 27 juillet 191'*. Elles répondent à dos convictions anciennes, qui ne se sont pas formées dans noire esprit sans Lubenr. Sur les bancs de la philosophie, nous avions entendu l’exposition d’une pensée (iphanienne. Sur les bancs de la théologie, nous entendîmes l’exposition d’une pennée suarésienae. Pas plus dans l’une que dans l’autre, notre esprit ne trouva son repos. Qumd enfin vinrent en nos mains Us écrits des S. B. Terrien et L. Billot, les écailles tombèrent de nos yeu*. L’unique Etre incréé du Christ nous apparat comme le fondement de l’union hypostatique, et la distinction de l’essence et de l'être comme postulée par le mystère. Notre conviction 8e fixa pour ne plus vaciller. Il y a de cela plus de trente ans. Ce fait personnel, pris en lui-même, est négligeable. Mais l’oeuvre apologétique avance quelquefois par témoignages plus que par raisons démonstratives. Nous n’avons pu nous abstenir de consigner ce témoignage d’une raison raisonnante, à la dernière page de ce Dictionnaire Apologétique.